Comme Jésus descendait à terre, un homme de la ville vint à sa rencontre. Cet homme était tourmenté par des esprits mauvais; depuis longtemps il ne portait pas de vêtement et n'habitait pas dans une maison, mais vivait parmi les tombeaux. Quand il vit Jésus, il poussa un cri, tomba à ses pieds et dit d'une voix forte: - Que me veux-tu, Jésus, fils du Dieu très haut? Je t'en prie, ne me punis pas! Il dit cela parce que Jésus ordonnait à l'esprit mauvais de sortir de lui. Cet esprit s'était emparé de lui bien des fois; on attachait alors les mains et les pieds de l'homme avec des chaînes pour le garder, mais il rompait ses liens et l'esprit l'entraînait vers les lieux déserts. Jésus lui demanda: - Quel est ton nom? - Mon nom est "Multitude", répondit-il. En effet, de nombreux esprits mauvais étaient entrés en lui. Et ces esprits priaient Jésus de ne pas les envoyer dans l'abîme. Il y avait là un grand troupeau de porcs qui cherchait sa nourriture sur la colline. Les esprits prièrent Jésus de leur permettre d'entrer dans ces porcs. Il le leur permit. Alors les esprits mauvais sortirent de l'homme et entrèrent dans les porcs. Tout le troupeau se précipita du haut de la pente dans le lac et s'y noya. Luc 8, 26-33.

3. Aspects

Réflexions sur Satan
en marge de la tradition Judéo-Chrétienne


      Une personnalité théologique, qui a bien voulu examiner ces pages où l'on verra en même temps un témoignage et une étude, nous adresse à leur propos les lignes suivantes: « Albert Frank-Duquesne écrit avec modestie: Nous avons lu très peu d'exégètes (une vingtaine, tout au plus). Nos rares loisirs ne nous permettent guère que de « scruter les Écritures ». Priez donc le lecteur d'excuser les trop réelles imperfections de cet exposé: l'auteur n'a reçu aucune formation ecclésiastique. Ses études n'ont jamais dépassé le premier trimestre de la Seconde latine-grecque. Autodidacte quasiment complet, il requiert l'indulgence des professionnels... Soit, ce ne sont pas ici des fragments d'un manuel scolaire, aux termes limés et mesurés, et non plus ceux d'un traité didactique, encore moins scolastique. Mais, pour les intellectuels chrétiens, n'y a-t-il pas aussi « plusieurs demeures dans la maison du Père »? Notre étude du Mystère divin ne doit-elle pas bénéficier d'éclairages harmonieusement complémentaires? Or, Albert Frank-Duquesne nous fait part d'une érudition prodigieuse, inaccoutumée, en des domaines rarement explorés, comme d'une connaissance approfondie de l'Écriture même. Ainsi, sur le plan spirituel et psychologique, concernant Satan dans la Tradition judéo-chrétienne, qui donc mieux que lui nous convaincrait de la transcendance de la démonologie évangélique?

      De hautes autorités ont pensé que cette collection de psychologie religieuse était particulièrement indiquée, pour permettre, elle aussi, à la lampe de l 'auteur de Cosmos et Gloire (Paris, Vrin, 1947), de ne pas rester sous le boisseau... J'ai lu avec un poignant intérêt le récit de votre vie, écrit Paul Claudel à notre auteur le 26 avril 1946.
Quelle vocation extraordinaire! On dirait que le bon dieu a voulu faire de vous, par une confluence d'expériences inouïes, un agent de liaison entre toutes les confessions et entre toutes les vocations humaines qui, de gré ou de force, se rattachent à la Croix... J'espère qu'un tel évangile ne sera pas soustrait à l'enseignement qu'il comporte...

      Des intelligences lucides, qui ne confondent pas fixisme et fidélité, ont mission de se préoccuper d'un heureux décantage, portant, non certes sur les formules dogmatiques, mais sur certaines expressions formalistes de telle ou telle École, s'épaississant en cours d'usage et risquant de voiler ainsi la vérité qu'elles portent... théologie concrète, vivante, fondée sur le réel, vos écrits, écrivait à Frank-Duquesne un Archevêque préoccupé de doctrine, sont appelés à exercer une influence bienfaisante sur les hommes de notre temps... Ils pourront donc aider les esprits heureusement formés aux rigoureuses disciplines de la théologie classique à revivifier pour eux-même ces concepts respectables au contact de leur base scripturaire et traditionnelle, comme à en réaliser avec conviction accrue - par manière de contraste et d'opposition eu égard aux fausses doctrines - la sublime transcendance.

      Encore faut-il, pour bénéficier de Frank-Duquesne, savoir entrer dans sa manière très personnelle et ne pas chercher chez ce glaneur un travail exhaustif sur le thème de Satan dans l'Ancien et le Nouveau Testament, mais des réflexions religieuses sur nombre de textes bibliques.

      « Newman, tourné vers les origines, réclamait une certaine liberté pour les chercheurs intellectuels, en pensant, disait-il, à la génération qui vient ».


N. D. L. R.      



SOMMAIRE:


I. - A PROPOS DE L'ANCIEN TESTAMENT,

  1. Le Serpent de la Genèse.
  2. Le Mal et le Malin.
  3. La chute des Anges.
  4. « Dereliquerunt suum domicilium »
  5. Teneur de la Faute des Anges.
  6. Les Démons sont-ils des « esprits purs »?
  7. Le « cas » de Satan.
  8. Depuis l'Éden.

II. - DÉMONOLOGIE RABBINIQUE AU TEMPS DE JÉSUS-CHRIST.


  1. Les trois rôles de Satan.
  2. Satan chez Job.
  3. Le monde des « écorces » ou « coques ».
  4. Possession, maladie et magie noire.

III. - EN FEUILLETANT LE NOUVEAU TESTAMENT.


      A. Les Synoptiques: Satan dans le désert.


  1. Si les Juifs prévoyaient la Tentation du Messie.
  2. Aperçu général de la Tentation.
  3. Psychanalyse de Satan.
  4. Première grande Tentation.
  5. Deuxième grande Tentation.
  6. Troisième grande Tentation.

      B. Chez saint Jean.


  1. Le « père du mensonge ».
  2. Ontologie « naturelle de la Vérité et du Mensonge.
  3. Ontologie « surnaturelle » de la Vérité et du Mensonge.
  4. Satan « hypostase » du Mensonge, donc du Mal.
  5. L' « archonte de ce monde mauvais ».

      C. Chez saint Paul.


  1. Le « dieu de cet éon-ci ».
  2. Le Contre-Corps mystique.
  3. « Salaire » et « don ».
  4. « Le Péché » = Quelqu'un.
  5. Deux Royaumes et deux Lois.
  6. L' « atmosphère spirituelle de perversité ».
  7. Tout « grégarisme » est satanique.

      D. Dans l'Apocalypse.


  1. Synagogue et Trône de Satan.
  2. Abaddon = Apollyon.
  3. Indispensable intermède.
  4. La Femme et le Dragon.
  5. Et portae inferi non praevalebunt.
  6. Guerre dans le ciel.
  7. Coup d'oeil sur la Guerre décrite.
  8. Que peut être une Guerre d'Anges?
  9. L'irrémédiable défaite.
  10. La « Fin de Satan »?

      EXCURSUS I À IV



I. A PROPOS DE L'ANCIEN TESTAMENT



1. Le Serpent de la Genèse



      Dans son Discours sur l'Histoire universelle, Bossuet dit: « Moïse propose aux Juifs charnels, par des images sensibles, des vérités purement intellectuelles... » C'est ainsi que le Serpent de la Genèse est « une vive image des détours fallacieux du Tentateur »; et « la terre, dont il est dit que le Serpent se nourrit, signifie les basses pensées que le Tentateur nous inspire. » Bien que l'Aigle de Meaux ait la faiblesse de suivre généralement l'exégèse allégorique des Pères plutôt que de s'en tenir à la seule obvie - celle-ci lui apparaissant comme une pédagogie menant à celle-là - on admet d'habitude qu'en l'occurrence son interprétation s'impose. Le fait est que - note Newman - « tout le récit de la Chute, dans la Genèse, is full of difficulties, fourmille de problèmes ». On y trouve, sans aucun doute, un rapport de faits authentiquement historiques: il s'est vraiment passé quelque chose. Mais, tout aussi visiblement, ces événements réels nous sont présentés sous une forme stylisée, folklorique, dès longtemps clichée, allégorique, et par voie d'allusion significative, de symbole suggestif, plutôt que de procès-verbal: la Bible ignore le pur et simple « fait-divers ». Ainsi, la « charge », en matière de croquis, livre et dévoile-t-elle le modèle bien mieux que le portrait. Au surplus, s'agissant dans la Genèse, d'un état d'être, d'une dispensation - d'un « éon » - que nous sommes devenus incapables de comprendre (L'Histoire s'insère entre deux « éons » également mystérieux et irréductibles aux notions dérivées de notre expérience: celle d'après le « Dernier Jour » et celles d'avant la Chute. La vie édénique est à l'eschatologie comme, entre elles, les deux moitiés, droite et gauche du corps humain.), nous eussions été inaptes à recevoir et à saisir aucune doctrine de la chute, si certains éléments ne nous en étaient proposés par voie de symboles (Batiffol a montré que, pour les Anciens, le symbole est un mythe, non pas imaginé de toutes pièces, mais empruntant au réel ses éléments de présentation. Pas de dualisme à la cartésienne entre la « chose » et le « signe », mais symbiose et synergie, dualité complémentaire, synthèse réalisée par l'unité supérieure du sens, de la portée. Aussi le symbole peut-il nous donner cette connaissance obscure, quasiment connaturelle, de l'ineffable, que les concepts et les structures abstraites sont inaptes à conférer. Jésus, qui veut nous faire « contacter » des réalités « vivantes » et nous induire en des états d'âme, enseigne donc par voie de paraboles.).

      L'épreuve de nos premiers parents ne doit, ici, nous intéresser que dans la mesure où elle éclaire notre sujet. Or, en vertu même de sa constitution, l'homme ne pouvait manquer de ressentir la tentation, sans laquelle nous ne pourrions d'ailleurs rêver pour lui de progrès et d'ascension (Éccl., 3: 21). Cependant, l'équilibre intérieur d'Adam est tel que les charmes purement extérieurs de ce monde ne pourraient l'entamer. Le poids, l'attraction, la séduction gravitationnelle de ces prestiges, qui n'appartiennent qu'à ce que Pascal appellerait les « grandeurs (ou l'ordre) de la chair », ne pourraient, sans l'intervention d'un « esprit séducteur » et « démoniaque initiateur » (1 Tim., 4: 1) - lui-même à la fois dupeur et dupé (par son aveuglante infatuation, cf. 2 Tim., 3: 13) - désorbiter l'homme, l'aliéner, l'arracher à l'attirance du Royaume. Il a fallu que le Diable « vivifiât » la tentation, en s'insinuant lui-même au coeur d'Adam (cf. Jean, 13: 27). Tel a été le rôle du « Serpent ».

      De ce personnage à la fois réel et symbolique, on a donné les plus diverses « explications ». mais la plus satisfaisante nous semble être la plus simple, la plus courante dans les premiers siècles de l'Église: quelle que soit notre conception du Démon, elle vaut aussi pour le Serpent (Dans la tradition rabbinique, le Serpent est pourvu, non seulement du langage articulé, mais de membres et de pattes: son apparence évoque celle du chameau (Pirqé de R. Eliézer, 13; Yalkouth Schim, 1: 8 C; Bér. Rab., 19). On songe aux grands sauriens des origines.), cet acteur enflé d'une assez courte astuce, ce « traître » du drame primitif, qui ne se trouve à court que devant la simplicité, la « pauvreté d'esprit », le démantèlement d'une âme ouverte et sans replis ni recoins. L'instinct des imagiers anciens l'a représenté se nourrissant lui-même du Fruit défendu; de sorte que sa seule attitude, sans même aucun discours articulé, « parle », agit par la contagion de l'exemple et suggère le doute quant aux menaces divines. Mais, s'il en mange sans, du coup, « mourir », c'est qu'il est déjà « mort ». Comme nous-mêmes siégeons, d'ores et déjà, aux cieux dans le Christ (Éph., 2: 6; Col., 3: 1-4), ainsi le Tentateur est déjà, virtuellement et comme en sursis, livré à la « seconde mort » (Apoc., 20: 14) : ses pseudo-jours sont comptés (cf. Luc., 10: 18). Il traîne à travers la création le simulacre de la vie, la pseudo-vie qui tue, à commencer par celui qui la répand comme un sillage de bave... (D'après la tradition juive, le Serpent séduit le premier couple en renchérissant sur la prohibition divine: Dieu a défendu de manger; d'après le Tentateur, il est même interdit de toucher l'arbre. Or, il le touche, et rien de désastreux ne survient: « Vous voyez bien! » Ève, donc, touche aussi, voit du coup le Démon sous les apparences du reptile, prend peur, perd la tête et, dans un accès de vertige « panique » et de désespoir mange et fait manger son époux. La chute serait donc l'effet du scrupule, ce manque d'espérance et de foi, ce rigorisme janséniste qui s'ignore (et avant la lettre) : on commence par « tertullianiser », puis on perd coeur et lâche tout. Voici, au chap. II (Démonologie rabbinique au temps de Jésus) le n° 1: Les trois rôles de Schammaël.)

      Ce Serpent, l'Apocalypse l'identifie sans aucun doute à Satan: « Il a été précipité, le Grand Dragon (cf. note 1), l'Antique Serpent, lui qu'on appelle aussi le Diable et Satan, le séducteur de toute la terre » (Apoc., 12: 9), c'est-à-dire, en vocabulaire scripturaire, de toute la nature sensible, par le canal de l'homme (Cf. Rom., 8: 20. Dans le Symbole de Nicée, terrae se trouve explicité par visibilium omnium. On verra par la note 2 de la page suivante que la « terre » peut connoter un sens plus universel et « métaphysique » encore.). Or, l'intervention de ce personnage - actif jusqu'à la fin des temps, mais goûtant d'ores et déjà sa praelibatio sententiae, comme dit Tertullien - nous confronte avec un autre problème: l'origine du mal. Il est relativement facile de raconter comment débutèrent les rapports du Maudit avec l'espèce humaine; mais il est terriblement difficile - et sans doute impossible, aujourd'hui - d' « expliquer » exhaustivement comment, au sein même de l'éternité, a pu s'originer le péché, le mal moral, la perversion de l'esprit.


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2. Le Mal et le Malin


      L'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal ne nous est présenté, dans la Bible, que par rapport à l'interdiction de manger de son fruit, qu'à titre, quasiment, de prétexte à cette prohibition, à cette mise à l'épreuve. Il y a deux thèmes, d'abord indépendants (sous leur aspect statique), puis conjugués (sous leur aspect dynamique) : l'Arbre et l'Interdit. L'Arbre n'est là que pour être décrété vitandus; il n'est mentionné qu'à propos de cette tentation possible. Il n'y a pas l'Arbre et l'Interdit, mais l'Interdit de l'Arbre. La connaissance du Bien et du Mal ne résulte pas, en cas de manducation, d'une propriété particulière, essence ou nature caractéristique de cet Arbre: tout arbre défendu, dès lors qu'Adam mangeait de son fruit, déclenchait instrumentalement en lui cette connaissance « supérieure » et nietzschéenne du Bien et du Mal. Et, d'ailleurs; toute non-manducation, si Dieu avait ordonné d'en manger! On a donc fabriqué de toutes pièces un pseudo-problème mythologique - Rameau d'Or entre autres - pour le plaisir d'en tenter vainement l'élucidation.

      Ce qui compte, par conséquent, c'est, en soi, l'Interdit (de l'Arbre, puisqu'il faut bien le « fixer » pour le concréter, l'attacher à quelque chose). Cette défense, que signifie-t-elle? Ceci: Dieu veut, certes, que l'homme connaisse le mal, mais comme Dieu le connaît Lui-même - comme une détestable possibilité. L'idée du mal n'implique pas seulement l'absence totale ou partielle de l'être, son envahissement par la rouille de l'indétermination, par le chaos ou tohu-vabohu biblique. Abscence totale? - Dieu ne hait pas l'inexistant. Carence partielle? - Seuls les gnostiques, dans leur angélisme antiphysique (Certaines traditions rosicruciennes, reprises de nos jours par Steiner et Heindel, imaginent deux puissances démoniaques: Ahriman, der ungeistige Geist, le « matérialisateur », qui tente de réduire la création au maximum de densité grossière (c'est le coagula du solve et coagula hermétique) - et Lucifer, qui tend à précipiter la spiritualisation radicale de toutes choses (c'est le solve de la formule alchimique, la réalisation hic et nunc de la prétendue « loi de vinçou »: passage de toutes choses au delà de toute « forme » ou détermination quelconque, retour à cet état « inconditionné », dont on se demande alors pourquoi elles l'ont quitté!). A propose de son Lucifer, Steinter cite, évidemment, Genèse 3 : 5.), identifieraient ce devenir à la malice; l'Acte Pur, au surplus, le Bien diffusif de Soi, ne pourrait, à son égard, témoigner que bonté, miséricorde et toute-puissance providentielle, « combler » cette « terre » (Dans le symbolisme taoïste, la « terre » - Ti - correspond à la moulaprakriti hindoue ou « matière » de l'aristotélisme - le chaos de Soloviev, la sophie créaturelle de Boulgakov. C'est la « puissance pure » à laquelle seul l'Acte Pur peut conférer l'existence, la présence objective et concrète.) « comme les eaux profondes de la mer en recouvrent le fond » (Isaïe, 11 : 9; Hag., 2 : 14). Dès lors, l'idée du mal, en ce qu'elle a de positif - l'être muni du « signe moins », l'être retourné contre l'Être; le triomphe, chez la créature, de l'existence sur l'essence, de la vita (comme dit Lucrèce) sur les vitae causae; le chaos posant à l'ordre - cette idée, dis-je puisqu'elle s'objective effectivement, puisqu'elle est susceptible de réalisation concrète, puisqu'elle est un possible, ne peut subsister dans la solitude et l'indépendance d'un esse a Se: elle doit être éternellement présente à la pensée de Dieu (des exégètes anglicans ont interprété dans ce sens Isaïe, 45: 5-7). Sinon, le mal serait absurde, contradictoire, au point de ne pouvoir jamais parvenir, non pas même à l'objectivité de la présence concrète, mais même à l'état purement subjectif de représentation intellectuelle (je ne dis pas : d'image). Dès lors, pour que l'homme créé à l' « image » de Dieu (L'hébreu porte, au lieu d' « image », ombre, reflet, tselem.), c'est-à-dire capable de s'élever à la « ressemblance » de son divin Modèle (Avec les Pères grecs, nous distinguerons entre l'image, analogie de l'être, imprimée en l'homme une fois pour toutes - la nature sociale d'Adam reproduisant, comme dans un miroir, l'essence trinitaire d'Elohîm - et la ressemblance, analogie de l'agir, qu'il s'agit pour nous de développer en manifestant, comme des « témoins fidèles et véritables », cette « image » qu'il nous est possible d'affirmer ou de démentir par nos vies, ce « Nom » qu'il nous faut « sanctifier » (cf. Apoc., 3 : 14; Matt., 5 : 16; 6 : 9).), puisse réaliser cette similitude (C'est le sens de la formule ambroisienne, plagiée par Goethe: « Deviens ce que tu es »), il doit, lui aussi, connaître le mal, mais comme Dieu le connaît: le mal est alors un pur possible, voué à la non-actuation, quelque chose qui, pour l'homme, reste, et sans aucun doute toujours restera, extérieur, étranger, hostis (Le Mal, dit à peu près Jésus, « n'a rien en moi ».), à jamais refusé, haïssable, vomi préalablement à toute « gustation ».

      Par conséquent, manger de cet Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal - qui est tout « arbre » interdit (cf. entre autres, Matt., 7 : 16-18) - goûter, savourer, expérimenter, éprouver dans son agir, donc en son être (Agere sequitur esse.), la différence entre le Bien et le Mal, c'est devenir capable, grâce à ce discernement, à cette connaissance qui met en jeu toute la personne en l'isolant, en la concentrant sur elle-même et en elle-même « au delà du Bien et du Mal » (Jenseits vom Guten und Bösen, formule de l'aséité nietzschéenne.) comme un Être nécessaire (Mais deux Nécessaires s'excluant réciproquement, par définition, et deux Absolus s'avérant ontologiquement indiscernables, chacun ne peut, en cette hypothèse, qu'accaparer, au moins intentionnellement, tout l'être, arbitratum rapinam (Phil., 2 : 6).), c'est, dis-je, devenir capable, désormais, de distinguer, dans le réel, la combinaison du Bien et du Mal et, dès lors, d'en opérer le dosage. C'est manipuler Dieu, dont Jésus affirme catégoriquement qu'Il est le Bien, « le seul Bon »; c'est se substituer à Yahweh, tel que Lui-même définit sa nature dans Isaïe, 45 : 5-7. C'est aussi s'initier à cette connaissance discriminatrice - et comme sereinement, souverainement, indifférente - par la contemplation, la considération désintéressée, au sein de l'expérience, de l'Erlebnis, en elle et par elle. C'est encore connaître le Mal en choisissant de le faire, de le tolérer, de s'identifier à lui, alors même qu'on prétend le dominer par sa propre transcendance (« Connaître le bien et le mal », ce n'est pas simplement discriminer: Dieu, Se considérant, connaît positivement le Bien, qu'Il S'identifie, et nie, refuse le Mal, lui refuse l'accès de sa pensée. Sa connaissance même du Bien pose à la fois la possibilité du Mal et son exclusion. Mais une connaissance du Bien et du Mal, présentés comme des termes égaux, offerts à la pensée comme interchangeables et indifférents, mis en parallèle comme des valeurs de même ordre, voire complémentaires, postule un connaisseur qui les transcende, inconditionné, absolument neutre. C'est identifier l'homme à l'Advaïta védantin, en faire un plus-que-Dieu.); c'est se rendre en quelque sorte connaturel à lui, devenir soi-même une incarnation du Mal, une porte d'accès pour ce pur possible dans le monde des réalités objectives; en sorte qu'à quiconque désire connaître à son tour le Mal, il suffise de nous montrer du doigt, en disant: le voilà!... On conviendra qu'il y a là plus qu'une simple déficience de l'être, une lacune ontologique: le Mal n'est pas que l'imperfection. Tartuffe, parasite de son bienfaiteur, manque de toit: ce n'est encore qu'un malheur. Mais il retourne contre Orgon sa propre bonté; il se sert contre Orgon des puissances, biens et dons qu'il en a reçus; il se sert de lui comme d'une arme contre lui. En prétendant se substituer à lui, il l'assassine, au moins virtuellement; il le supprime, au moins intentionnellement: faute de mieux. Carence ontologique? - Sans doute mais bien plus encore: surabondance morbide et prolifération cancéreuse de l'être, et d'un être emprunté. Le « malin », dans sa « malice », s'installe dans l'Être, en Dieu, comme ces parasites du monde animal qui dévorent leur abri vivant. Ayant affaire à l'Être infini, sans doute n'a-t-il aucune chance de réussite. Mais, en son for intérieur, le crime est déjà perpétré (cf. Matt., 5 : 28). On dépasse désormais la conception aristotélicienne du Mal simple « manque (partiel) d'être ».

      Il serait impossible, au Mal, d'avoir une existence quelconque, même purement subjective, à titre de possible pensé, d'évocation-rejet, si l'idée n'en était pas éternellement présente en Dieu (Isaïe, 45 : 7). Mais cette idée, Dieu ne pourrait lui faire accueil, l'accepter, la tolérer, la faire sienne - ce qui, pour le « Moteur immobile » d'Aristote (Le taoïsme parlerait ici du wou-wef, de l'influence ou activité « non-agissante » du « Ciel », de son « action de pure présence »; l'hindouisme a le chakravarti, celui qui « fait tourner la roue » cosmique, tout en restant lui-même immobile. Les thomistes diront que la création consiste, sans aucun « acte » portant atteinte (par son caractère transitif) à l'immuable et immutable simplicité de Dieu, dans le rapport d'absolue dépendance de la création envers Lui.), équivaut à la création, à la bénédiction-bénéfaction de Genèse, I (Affirmer un être, c'est, pour l'Ipsissima vita, le poser dans la présence objective.) - sans Se renier, Lui, l'infini, en l'établissant positivement dans l'être, cette idée, en l'installant dans la présence, fût-ce comme une limite, en l'insérant dans le schéma universel. Dieu ne peut donc penser le mal, sinon pour le renier du même coup, pour le rejeter comme une hypothèse odieuse. A fortiori, ne peut-Il le créer, lui conférer le Dasein, la présence objective et concrète, le faire, ou, d'une façon quelconque - même s'il était possible à sa simple et immutable nature - accepter de subir à son égard la moindre propension, comme s'il Lui manquait quelque chose, de manière à poser le mal dans l'existence effective, manifestée, voire à lui permettre de s'épanouir au cours de l'Histoire. Pour Lui, le Mal reste, éternellement, un abominable non-Dieu, l'hypothèse d'une existence sans essence, d'un être anarchique, « insensé », sans valeur, signification, ni portée - d'un chaos. Rien de plus. Sans doute, les pires excès auxquels pourrait aboutir le Mal, une fois objectivé et « incarné », sont-ils « à nu, à découvert », implacablement « étalés », intus et foris, comme dans une quatrième dimension, à sa prescience, à sa vue (Hébr., 4 : 13). Mais Il ne S'y arrête pas, Il ne vivifie pas ces larves en les considérant; car « ses yeux sont trop purs pour regarder le mal, Il ne peut contempler l'iniquité » (Habacuc, 1 : 13). L'idée même du mal Le révolte, ébauche mort-née d'une atteinte criminelle à sa plénitude (Ce qu'il y a de mal en la créature est, au premier chef, une injure, non pas à cette créature, mais à Dieu; puisque ce qu'elle a de réalité, d'être positif, ce qui la maintient dans la présence, c'est Lui. Tout péché tend à « dédiviniser » Dieu, à Le faire servir d'instrument, d'objet. C'est une tentative de transsubstantatiation fondamentale à rebours... ). Toutes ses oeuvres, telles qu'elles jaillirent du fiat créateur, Il les a déclarées « bonnes », et, après leur couronnement par la création de l'homme, excellentes, « très bonnes », en vertu même de cette perfection, de ce parachèvement (Gen., 1 : 10, 12, 18, 25, 31), c'est-à-dire inaltérées, pures, sans la moindre tendance au mal.

      Celui-ci n'est, d'ailleurs, pas inhérent à la matière; la projection du monde dans l'être n'est pas une chute (1 Pierre, 1 : 20). Et la création de volontés relativement libres (Le genre humain est une « société de personnes à responsabilité limitée ».) n'implique pas nécessairement le mal. Son existence, comme phénomène concret, effectif, objectif, n'est pas nécessaire à l'épreuve et au progrès des Anges et des hommes. Jamais il n'aurait dû parvenir à l'existence, à la présence; et Dieu ne l'a certainement pas voulu ainsi. Disons même qu'en un certain sens le mal - le vrai, celui que rien ne pourrait compenser, le mal moral (Matt., 24 : 12) - n'existe pas, même à l'heure actuelle: ce n'est pas quelque chose ou quelqu'un; ce n'est pas, en soi et pour soi, un être, une créature, un objet. Comme les larves de l'Odyssée, qui guettent avidement l'épanchement du « sang noir », pour y trouver de quoi s'évader de leur « vide » (Rom., 8 : 20, texte grec), pour assouvir leur soif farouche de présence physique, le mal n'existe que si nous lui en fournissons les possibilités de manifestation, donc dans la mesure où des volontés mauvaises se consacrent à lui - comme les fidèles de Yahweh se sanctifient pour leur Dieu - où des créatures spirituelles l'adoptent, lui donnent asile et subsistance, « diminuent » pour qu'il « croîsse » jusqu'à ce que ce ne soit plus elles qui vivent, mais le Mal en elles, donc le rien, le « vide »! Purgez ces âmes rebelles, libérez-les, et le mal se retrouvera sans habitat, sans aliment, sans personnalité d'emprunt. Il redeviendra simple hypothèse, limite niée, idée rejetée par l'acte même qui l'évoque.

      Mais, pour que les volontés créaturelles soient vraiment bonnes, en profondeur, d'une bonté qui « sonne plein », douée d'épaisseur et de densité, elles doivent avoir vu, considéré le mal, mais sans l'ombre de sympathie, voire d'indifférence, sans aucun désir de la connaître expérimentalement, au même titre que le bien. Il leur faut choisir librement de n'avoir de connaissance sapide, fruitive, que de Dieu - « seul Bon », dit Jésus. Comment pourrions-nous même rêver d'une volonté sainte, vouée à Yahweh, si nous n'admettions pas la nécessité, pour elle, de se trouver confrontée par le Mal pour un choix qui l'engage à fond et la rende « intentionnellement » bonne ou mauvaise? C'est pourquoi la création même d'êtres destinés à la sainteté semble impliquer, en général et sauf cas « extra-normaux », le risque, pour eux, d'un choix fatal.


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3. La chute des Anges



      Cette indispensable épreuve, des esprits antérieurs à l'homme l'ont subie. Parmi ces hiérarchies angéliques établies par Dieu comme agents et médiateurs par rapport à la création inférieure - en attendant, soit la création de l'homme, soit, depuis la Chute, sa restauration dans la gloire - il en est qui choisirent bien, et d'autres mal. (Suivant l'ésotérisme musulman, Dieu avant d'objectiver sous forme de créature l'idée divine de l'homme, le Médiateur universel - tangence du Créateur et de la création, Église donnée dès l'éternité, théanthropie subsistante, essence participable du Très-Haut - l'a manifestée sous la figure ou çoûra de l'Adam céleste au monde des esprits, afin qu'ils l'adorent. Satan refuse, par mépris de l'incarnation future de cette species viri, comme dit Daniel (l'Adam Qadmon de la Kabbale, l' « Homme céleste » de St. Paul, l' « Homme universel » de l'Islam). D'où sa condamnation. Ce protognostique tient pour indigne de se prosterner devant l'idée céleste de la créature médiatrice. Chef des Sept Esprits devant le Trône - Ange de la Face et Métatron « se tenant à l'intérieur du Voile », destiné à devenir la théophanie par excellence, le « Messager de la (divine) Présence » - le voici ravalé au rang de Principauté, de kosmokratôr ou de puissance cosmique, en cet univers physique que son « angélisme » exècre. Et, juste châtiment, selon certains kabbalistes chrétiens - Guillaume Postel, par exemple, et, de nos jours, Gabriel Huan - episcopatum ejus accepit alter: la Vierge, fleur suprême de la simple humanité, devient « Reine des Anges » à sa place. Dans l' « éon » chrétien, c'est elle, désormais, la théophanie par excellence (La Salette, Lourdes, etc.). ) Sous quelle forme concevoir la tentation des esprits purs? Il serait téméraire et vain d'énoncer sur ce thème des affirmations fermes et massives. Mais deux voies s'ouvrent devant l'intelligence en quête, non d'impossibles certitudes, mais d'hypothèses plausibles, susceptibles d'être insérées, sans inconvenance (au sens étymologique du mot), dans le schéma général du dogme révélé. Nous croyons, d'ailleurs qu'il est possible d'opérer la synthèse de ces deux conceptions.

      Saint Paul recommande à Timothée de ne pas admettre un néophyte à l'épiscopat, « de peur que, venant à s'obnubiler d'orgueil, il ne tombe dans la même condamnation que le Diable » (1 tim., 3 : 6). Car « l'orgueil, voilà l'origine du péché; qui s'y cramponne, répand l'abomination comme la pluie » (Eccli., 10 : 13). Il semble donc que, pour l'Apôtre, la chute de l'être qu'aujourd'hui nous appelons l'Hostile, Satan - « l'esprit qui toujours nie » de Goethe - soit due à la superbe: c'est avec infatuation qu'il a joui de soi-même, trouvé en soi toute complaisance et béatitude, triomphé d'être ce qu'il était, savouré l'enivrement d'être princepts et capus de la hiérarchie céleste - comme s'il n'était pas un malheureux mendiant comme vous et moi - qu'il s'est délecté, en Narcisse, de la surabondance de dons et de puissance qu'il a découverte en lui-même. (Ecce qui non posuit Deum adjuterem suum, sed speravit in multitudine divitiarum suarum, et praevaluit in vanitate sua... Propterea Deus destruet te in finem, evellet te, et emigrabit te de tabernaculo tuo, et radicem tuam de terra viventium (Psaume 52: 7-9). ) Mais le Sauveur S'est exprimé plus explicitement que saint Paul en affirmant que Satan « n'a pas tenu bon dans la vérité » (Jean, 8 : 44). C'est un texte qu'il nous faudra revoir de plus près, quand nous parlerons de saint Jean. Mais, d'ores et déjà, remarquons que, pour cet évangéliste, toute espèce de péché consiste à se détourner de « la vérité », conçue comme une adaequatio creaturae et Verbi. (au hagiason autoùs en tê alêtheïa de Jean, 17 : 17 correspond l'aalêtheuontes en agapè, d'Éphésiens, 4 : 15.) Le Diable s'est donc trouvé, pour commencer, « dans la vérité », et l'on remarquera combien cette formule d'immanence spirituelle, due au Sauveur, ressemble à la classique expression « dans le Christ Jésus », si fréquente chez l'Apôtre. (Al Haqq, « la Vérité », dans le Qoran comme dans le IVè Évangile, est un Nom réservé à Dieu comme « participable ».) Mais, cette position, le Démon ne l'a pas maintenue. Et il en est de même pour ses complices, pour les hiérarchies qui ont consenti à laisser son influx saturer tout leur être: « Ces Anges n'ont pas gardé leur principe » - comme on « garde » les préceptes du Verbe, pricipium creaturae Dei - (Jean, 14 : 2 (monaï); Apoc., 3 : 14. Le Verbe étant à la fois Vérité, Voie et Vie, ses préceptes sont des principes, et on les « garde » en s'en constituant les « vases » (2 Cor, 4 : 7). ) car « ils ont déserté leur habitat » ontologique, Jésus dirait: leur gîte (Jude, 6; Jean, 14 : 2).


      D'autre part, une tradition judéo-chrétienne et musulmane, sur laquelle nous aurons encore à revenir, veut que les Anges rebelles se soient révoltés, par respect des « droits » de la créature spirituelle (Comme si, par rapport à l'Être en Soi et par Soi, toutes les créatures ne pesaient pas, dans la balance du réel vrai, tout juste le même rien! ), lorsqu'ils ont appris la gloire à laquelle Dieu voulait élever l'homme-en-soi, l' « image » du Créateur, « dans le monde des formes, la plus belle » (Qoran, 95 : 4) (Nous entendons ici forme au sens du sanscrit roupa, le déterminé, conditionné configuré: le « fini ». les démons semblent, par ailleurs, confondre « spirituel » et « immatériel ».): l'éternelle Sagesse manifestée par la « Sophie de création » (Boulgakov). Ces Gnostiques avant la lettre n'auraient pu, ni concevoir l'éminente dignité de la matière (Elle sera sauvée, dit saint Irénée. Cf. notre Cosmos et gloire, Paris, Vrin, 1947. Esprit et matière créés - « Ciel » et « Terre » dans le taoïsme - s'équivalent devant Celui qui leur dispense l'être (Taï-ki).), ni saisir la grandeur du risque attaché à la condition psychophysique, ni davantage comprendre « l'incompréhensible, l'insondable richesse du Christ » (Cf. Éph., 1 : 4-10.), Tête du Corps aux innombrables membres (Ecclesia ex angelis et hominibus.), puisqu'Il est le Réconciliateur, par sa Croix, des créatures terrestres et célestes (Col., 1 : 20). Tel est, en effet, le plérôme qui doit « demeurer en Lui » (ibid., 1 : 19.). Le mystère de l'Incarnation ne devait être, aussi bien, révélé aux « principes » et « sources d'être » (à titre relatif et second), aux régents du cosmos (appartenant aux niveaux « sur-célestes » de l'être), qu' « aujourd'hui », dit saint Paul (Il s'agit de l' « éon » chrétien - dans la théologie rabbinique Malkoutha dimeschicha - inauguré par l'Incarnation (cf. Luc, 10 : 18; Jean, 16 : 11). ), c'est-à-dire « à la vue de l'Église », théophanie définitive, alors qu'il était jusqu'à présent (voir note 8 [eon chretien]) « resté caché » aux plus hautes hiérarchies spirituelles. (Ce texte de l'Apôtre porte, en plusieurs manuscrits, au lieu d'oïkonomia toû mustériou - « dispensation, plan du mystère » - koïnônia toû mustériou, c'est-à-dire le mystère collectif, la communauté de mystère (le Sod de certains Psaumes). L'édition critique du Nouveau Testament, publiée par l'Univ. de Cambridge, préfère la version koïnônia. cf. Hekaïnê diathêkê, ex edit Stephanii IIIa, crit. vers. for the Syndics of the Univ. press, etc., Cambridge, 1878. Cette version ne fait qu'accentuer davantage le caractère ecclésial de la manifestation créaturelle, dans le monde, de la « polychrome Sagesse » de Dieu (Éph., 3 : 8-11).)

      C'est le genre humain tout entier que Dieu destine au rôle de Médiateur cosmique, promis à la gloire en cas de bons et loyaux services. La clé de ce dessein, c'est évidemment l'union vitale, personnelle, « hypostatique », des deux natures dans le Christ, tête et plasma germinatif de l'Église; c'est « l'insondable richesse », la « plénitude de la divinité » présente dans le Christ complet, plénier, du Chef jusqu'en les membres, « à la façon d'un Corps » (Col. 1 : 19; 2 : 9). Mais l'Incarnation dépasse toute conjecture; elle est, en soi, particulièrement inconcevable pour les esprits purs: ils sont beau « vouloir plonger leur regard » en ces abîmes de la divine charité (1 Pierre 1 : 12), sans l'expresse révélation que leur apporte « aujourd'hui » (n. 9, p; 188) l'Église ex angelis et hominibus, la communauté mystérieuse, à premier abord incroyable, ils ne pourraient comprendre goutte au glorieux destin de l'homme et, fatalement hostiles à tout l'homme et à tout homme, ce parvenu de l'ontologie, risqueraient de se refuser à l'adoration de l'Homme-Dieu, de manquer la réconciliation, la paix, qu'Il apporte, même aux Anges, « par le Sang de sa Croix » (Col., 1 : 20), si, dès l'abord, dès qu'ils ont connu les desseins de Dieu sur notre espèce, ils ne Lui avaient fait confiance, avant l'Incarnation, avant même la création d'Adam - sitôt entrevue la species viri, la çoûra de la mystique musulmane - avec humilité, en vertu d'un acte équivalent chez eux à ce que serait pour nous la foi. (Sans doute, « les démons croient, mais ils tremblent » (Jacques, 2: 19), parce qu'ils ont la croyance sans la foi, qui est surnaturelle, inchoation de vie divine en nous, dès lors transcendante à sa teneur (humaine) en nous, aux « concepts » qui l'expriment en la transposant. Le problème de l'acte de foi chez les Anges, préalablement à leur élévation ou confirmation dans l'ordre surnaturel - car la concomitance dans la durée peut aller de pair avec l'antériorité logique - pose celui de leur nature. Esprits absolument purs, comme le veut l'École - ou relativement? « Matière par rapport à Dieu, esprit par rapport à l'homme », dit saint Grégoire le Grand. Les notions hindoues de « forme » (roupa) ou « enveloppe (koça) « subtile », c'est-à-dire psychique - the stuff our dreams are made of, (Shakespeare), la « matière » des images oniriques (rôle des songes dans l'Écriture) - permettent de comprendre les nombreux Pères, et après eux saint Bonaventure et Newman, qui attribuent aux Anges « une certaine corporéité » (un corps n'est pas nécessairement pondérable). D'après le Sauveur, les justes ressuscités, en possession d'un « corps glorieux » - quelle qu'en puisse être la nature - « seront pareils aux Anges dans les cieux » (luc, 20 : 36). Cette conception rend possible une durée d'épreuve pour les Anges, puisque leur « spiritualité pure » ne les condamne plus à la fixation immédiate; et des textes comme Eph., 3 : 10; 1 Pierre, 1 : 12; Col., 1 : 20 prennent un relief autrement vif, comme on verra plus loin. Dès lors, ni tous les démons ne le sont devenus à la fois, ni la chute de chacun d'eux n'a été immédiatement consécutive à sa confrontation avec l'épreuve, ni tous les « esprits » ne sont, même aujourd'hui, irrémédiablement « bons » ou « mauvais » (cf. J.-H. NEWMAN, Apologia, trad. L. MICHELIN-DELIMOGES, Paris, Bloud & Gay, 1939, pp. 58-59). Il va sans dire qu'ici l'on s'interroge simplement sur la plausibilité d'une hypothèse.)

      Pour les satellites de Satan, c'est donc, à la racine de leur orgueil, le manque de foi (Carence de ce que les vieux théologiens appelaient fides formata (cf. Gal., 5 : 6). Si le monde rejette la « folie de la Croix », les démons ont refusé d'admettre la déification de l'être contingent, la participation du non-être à l'Ens a Se. Or, la créature contingente jugera les Anges. (1 Cor., 6 : 2-3).) qui leur a fait rejeter les vues de Dieu sur l'homme, d'après la Tradition juive. Leur intelligence n'a pu se rallier à ce qu'ils ont tenu pour une folie, pour de l'irrationnel pur, pour une divagation absurde et arbitraire du Tout-Puissant. Ils ignoraient l'Incarnation (future) de l'Adam définitif; dès lors, leur attitude, parfaitement « raisonnable », eût été justifiée si, précisément, Dieu n'avait pas requis leur aveugle adhésion au « Fils d'Homme » (Daniel, 7 : 13-14). Les Juifs, lorsque ce Personnage fut devenu l'un des leurs, ont repris à leur compte la rébellion pharisaïque des anges déchus, et l'on ne s'étonne pas, leur faute étant exactement la même, qu'en Saint Jean le Christ les ait assimilés aux démons.

      Telles sont les deux conceptions que les Juifs contemporains de Jésus devaient à leurs antiques traditions verbales, en ce qui concerne la Chute des Anges. Nous verrons plus loin quelques détails caractéristiques. Mais il apparaît déjà que ces deux vues sont parfaitement conciliables: 1° l'orgueil, par manque de foi, a fait perdre aux démons leur statut ontologique (Sta ontolotique initial.); - 2° ils ont manifesté cette superbe, sous forme d'envie (Cf. Sagesse, 2 : 23-24: « Dieu a créé l'homme pour l'immortalité, Il l'a fait à l'image de sa propre nature; c'est par l'envie du Diable que la mort est venue dans le monde. »), lorsque, du plan divin sur l'homme, l'aboutissement leur a été révélé globalement, alors qu'ils étaient incapables de découvrir par eux-même, parmi les événements à venir, l'Incarnation, seule clé qui pût, à leurs yeux, justifier la folle, la détestable anthropothéose. (Operatio eorum est hominis eversion (TERTULLIEN, apol., 22).)


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4. « Dereliquerunt suum domicilium » (Jude, 6)


      A quel moment de l'Histoire cosmique la chute des Anges (Pour autant qu'on puisse parler, en l'occurrence, d'une seule Faute, les hiérarchies perverties se détachant de l'Arbre de Vie comme une lourde grappe (la Contre-Vigne). Nous en doutons fort... ) s'insère-t-elle? On n'en sait trop rien (Mais, du coup, se constitue un « éon » nouveau, « cet éon mauvais », dit l'Apôtre (Gal., 1 : 4), qui reprend à son insu le thème hindou du kali-youga.). Mais il peut sembler, à première vue tout au moins, que, pour saint Jude, cette catastrophe s'apparente avec celle des « fils de Dieu », qui précéda le Déluge, et trouve en elle son analogue. Car cet Apôtre écrit: « pour les anges qui n'ont pas gardé leur propre origine (Gardé, au sens « existentiel », néotestamentaire, d'incarner, d'objectiver en soi-même. « Garder son origine », c'est rester inaltéré, fidèle à l'idée créatrice qui vous posa dans l'être concret.), mais ont (au contraire) abandonné l'habitat qui leur était propre (Comparer la notion loka dans l'hindouisme, et les monaï de jean, 14 : 2. Dans plusieurs Apocryphes des premiers siècles, mais particulièrement dans L'Ascension d'Isaïe, les « états de l'être » deviennent l'objet d'un symbolisme spatial: les sept « cieux », etc.), Il (=le Seigneur) les a réservés, pour le Jugement du Grand Jour, en de perpétuelles ténèbres qui les relient et les paralysent tous » (Jude, 6; texte grec) (Cette traduction n'est pas littérale, mais vise à rendre les nuances de l'original grec.). L'àpyn (note du copiste: caractères grecs non aisément transposables avec un clavier latin), qu'ici nous traduisons par origine, est l'équivalent néotestamentaire (cf. Apoc., 3 : 14) à la fois de la reschîth et du rosh juifs: (in)-ceptio et caput (Cf. W. SOLOVIEV, La Russie et l'Église unvierselle, 3è édit., Paris, 1922, p. 240: Aquila traduit l'in principio de Genèse, 1 : 1, bereschîth, par en kephalaïô.), idée-mère et archétype comme essence - et source, origine et chef de file comme existence (C'est pourquoi Dieu créa toutes choses be-Reschîth, en sa Sophia, qui est ousia par rapport à son être, phusis par rapport à son agir interne, sophia quand au monde, créable en vertu de cette participabilité divine qu'est la « polychrome Sagesse » (Eph., 3 : 10). Et c'est aussi pourquoi le Christ, en qui cette Sagesse se trouve comme telle, comme principe de communicabilité, de « contagion » ontologique, est le rosch, le caput, le principium creaturae Dei, arkhê de toutes choses, visibles et invisibles, de sorte qu'en Lui se trouve l'universelle plénitude, du créé comme de l'incréé (Apoc., 3 : 14; Col., 1 : 19; 2 : 19).). Mais il existe, au sein de l'existence universelle, d'innombrables stases-cycles ontologiques (stases ou cycles d'après le point de vue où l'on se place), des mondes coexistants, voire tout bonnement compossibles, formant tous ensemble l'uni(diàvers, l'evxal nav. Ces dispensations ont chacune sa durée propre, son propre rythme du devenir, son tempo, ses « dimensions » (Cf. Éphésiens, 3 : 18), qu'on peut qualifier de « vitesse » ou d' « intensité » : ce sont autant d'éons, de siècles, si l'on conserve à ce dernier terme sa signification primitive (et traditionnelle, kalpa, youg - yom, doré, olam, athé, - aevum), qui ne se restreint pas à cent révolutions terrestres autour du soleil. Un éon - et saint Paul posera l'équation Satan = cet éon (mauvais) - est donc une « ontosphère », un système créaturel apparemment clos. Ce cosmos qui tombe sous l'observation et la prise de nos sens en est un (Saint Paul le qualifie de « cet éon-ci) » (2 Cor., 4 : 4). C'est ici que s'appliquerait la définition d'Einstein: illimité, mais non pas infini (illimité pour ses habitants, fini pour toute existence qui le dépasse).). Mais on voit aussi que, pour une représentation graphique, pour peu qu'on « situe » un « éon » grâce à des coordonnées comme celles d'Éphésiens, 3 : 18, cet « éon » fait figure d' « habitat » (le domicilium de Jude, 6) (Cf. le « ciel », la « terre », le « purgatoire », les « limbes », l' « enfer », etc. ). Si l'on s'étonnait qu'on tente ici de parvenir à ce qu'un saint Paul, entre autres, entendait, par ces expressions épistolaires qu'on se transmet si souvent, d'un exégète à l'autre, sans se demander quelle est leur actualité, nous répondrions ceci: lorsque l'Apôtre nous parle de hiérarchies spirituelles en les qualifiant, par exemple, d'**** et d'****** (caractères grecs), ces dénominations sont-elles tout aritraires, ou bien l'auteur avait-il un sens précis dans la tête? Même à supposer qu'il ait emprunté aux théosophies alors en vogue cette nomenclature si nuancée, il en assume désormais la responsabilité; pour lui, des appellations comme Puissances, Principautés, Dominations, etc., ont chacune un sens précis, qui se réfère à leur être ou à leur activité spécifique. Et, pour en revenir à l'étymologie d'*** et d'****, tels Anges seraient donc, relativement et au niveau des causes secondes, des initiateurs de filières (***); d'autres, des réservoirs d'où l'être se déverserait en des créatures d'ordre inférieur (*****). La Kabbale associe toutes ces hiérarchies aux divers « stades » de la création, dont la « succession » n'est en l'occurence que logique (« hiérarchique »), en tant que sous-ordres et intermédiaires; et, dans certains Épîtres pauliniennes (Galates, Hébreux, par ex.), les allusions à ce rôle ne manquent pas. (Lire, dans l'ouvrage de Newman mentionné dans la note 1, p. 189, les pp. 57-59 (dans l'édit . Anglaise de Dent&Sons, 1934, pp. 50-51) et LATHAM, The Service of Angels, Cambridge, 1894)

      Il y a donc, d'après saint Jude - qui se réfère expressément, à la Tradition juive (versets 5-7, 9-11 : mêmes sources que 2 Tim. 3 : 8) - des anges ayant opéré leur propre dénaturalisation (note 1, p. 189, et la notion de **** dans Phil., 3 : 20), en un sens: leur propre dénaturation (si l'on tient qu'en fait ils furent créés en état de grâce, comme Adam). En attendant leur châtiment définitif, que leur apportera la Parousie, ils goûtent déjà, dit Tertullien, la praelibatio sententiae, vivant dans ces « ténèbres extérieures » dont parle l'Évangile et que symbolisèrent celles d'Égypte (Cf. Exode, 10 : 23 : « ils ne se voyaient pas les uns les autres » - plus de communio dans une foule sans contact ou contemplation réciproque: solitude des damnés, ils sont ensemble sans unité (définition du chaos chez SOLVIEV, op. cit., pp. 225-228, 231-239) - « et nul ne pouvait se lever de sa place » - plus de liberté, par conséquent, mais fixité. La Sagesse, 17 : 14-18, va plus loin et rejoint le grec de Jude, 6: « Cette nuit d'impuissance, vomie par le Schéol abyssal... les tient tous liés », non par le koïnônia d'En-Haut, mais « par une même chaîne de ténèbres ». Dans le symbolisme scripturaire, Égypte=terre d'esclavage, servitude de l'Ennemi (cf. Rom., 6 : 16, sq.); Jude, 5 se réfère expressément à « l'Égypte ». Dans l'Ascension d'Isaïe et d'autres apocryphes (les Actes de Thomas par exemple), elle symbolise le « monde inférieur », plus « bas » que les « sept cieux », l' « air » et la « terre », et dont l'enfer proprement dit est la « zône » ultime. Saint Grégoire le Grand reprend à son compte ce schéma. Dans Jude, 6-7, on trouve déjà l'avant-goût de 2 Thess., 1 : 9 (poenas in interitu aeternas a facie Domini) : la Parousie « éternise » ce châtiment.). Saint Jude continue: « De même, Sodome et Gomorrhe, et les villes circonvoisines, ayant forniqué (« Forniquer », non comme dans l'Apocalypse, au sens d' « idolâtrer », mais, comme le contexte immédiatement suivant l'indique, au sens propre (souiller, c'est dénaturer).) de la même façon (que les anges susmentionnés), et s'étant prises de convoitise pour une autre vie (que la légitime) (Sarkos=chair, vie. Les Sodomites s'éprennent de convoitise, non pour le sexe opposé, mais pour le leur. Ce narcissisme devient, ici, un « homo-angélisme » (mépris de la matière, de l'homme, de l'Incarnation: une espèce d' « homosexualité » spirituelle).) , gisent là en exemple, subissant la sanction d'un feu éternel », littéralement ***, et qui constitue déjà, pour ces bourgades, un avant-goût de ce qui les attend au Jugement Dernier...

      Passant aux Gnostiques contempteurs de la matière, notre Épître achève en suggérant une analogie: « Semblablement, ces délirants souillent (Souiller « intentionnellement »=mépriser. Les langues slaves ont cette identification, dans le vocabulaire de l'insulte populaire.) la chair (Sarka, la chair en général, et non « leur » chair, comme traduit Crampon.), méprisant la Seigneurie, blasphémant les gloires. Cependant, l'Archange Michel, en conflit précisément avec l'*** de toute cette engeance, ne se résolut pas, lui, à formuler d'exécration (Michel se refuse à juger lui-même (il eût suivi l'exemple de Lucifer). Nolite judicari.) contre lui, mais se contenta d'abandonner à Dieu le châtiment ». Ainsi, les Gnostiques vitupérés par Jude, comme les anges déchus, « insultent à ce qu'ils ignorent » (Cf. 1 Pierre, 1 : 12.); quant à ce qu'ils connaissent naturellement, et qui n'est donc ni la « Seigneurie » du Nouvel Adam (Phil., 2 : 9-11), ni les « gloires » réservées à son Corps mystique (1 cor., 15 : 40-49; 2 Cor., 3 : 18; 4 : 17) - l'une et l'autre objet de connaissance sur-naturelle - « ce qu'ils connaissent en vertu de leur propre nature, ils s'y corrompent comme des brutes » (Jude, 7-10). Tout au long de ce texte hautement significatif, les allusions à la nature de la chute angélique affleurent.


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5. Teneur de la Faute chez les Anges


      Nous avons vu, déjà que:

      1° le mal, simple possible - risque des créatures libres (Luc, 20 : 13) - mais possible nié (Cf. SOLOVIEV, op. cit., pp. 225-228), n'a d'existence objective et concrète que parce que Satan devint le Mauvais;

      2° par rapport à Dieu, la faute du Diable et des siens est, comme tout péché, une faute d'orgueil, s'originant à une déficience de la foi (comme chez Ève, d'ailleurs). Reste à voir comment ce présente, « existentiellement », quant à l'effective et actuelle (tatsächliche) psychologie des anges déchus, la nature concrète ou teneur de leur transgression.

      Saint Jude suggère un parallèle d'après les Gnostiques. Ce que les Sodomites ont commis sur le plan « physique », ces ancêtres des Albigeois le perpètrent dans le domaine intellectuel. Ames incarnées, corps animés, composés d'esprit et de matière pour spiritualiser l'éon physique, au lieu d'en être les animateurs, il s'en promeuvent les comtempteurs. Ce sont des âmes inverties. A l'inversion charnelle des Sodomites correspond la leur: mentale, psychique. Or, l'Apôtre Jude reprend le parallèle et l'applique aux anges déchus: les Gnostiques méprisent la matière. L'Incarnation leur répugne, et la gloire que, par elle, l'homme peut tirer de la Croix, de la Chair et du Sang théanthropiques. Analogiquement, nous l'avons vu, en refusant le commerce sexuel normal pour se confiner dans l'homosexualité, les cités perdues (Sodome, etc.), font, elles aussi, fi de cette universelle complémentarité (dont la sexuelle n'est qu'un aspect), par laquelle Dieu veut providentiellement « évertuer » le monde vers son ***. Gnostiques et Sodomites ne font que refléter, sur les « plans » respectivement psychique et somatique (« hylique ») l'homophysie, l'homopneumatisme, l'angélisme exclusif et gendarmé des anges déchus; et, de fait, Pascal dirait que les dualistes, les « purs » ou Cathares, « veulent faire l'ange ». Ce qu'ont en horreur les Sodomites, c'est, comme plus tard les Manichéens et les Albigeois - et peut-être pour les mêmes motifs, en vertu de Dieu sait quel Sod, de Mystères perdus - le mariage, la perpétuation de la chair, « l'oeuvre du Démiurge », tout ce qui fournit au plan divin sur l'homme la chair dont naquit le Christ et que possède avec Lui son Corps mystique. [Au moment où nous relisons les épreuves de cette étude, M. le Chan. J. Coppens, professeur à l'Université de Louvain, vient de publier à Anvers une forte brochure sur la nature de la la Chute en tant que fait historique (De kennis van goed en kwaad in het paradijsverhaal). Il conclut par cette hypothèse: « La vocation naturelle dont Dieu l'a chargée et que son époux lui a solennellement signifiée, Ève ne l'a pas acceptée, et l'homme, ensuite, lui a donné son appui dans cette rébellion... Le Serpent a voulu séduire la mère du genre humain pour qu'elle se livre à l'une de ces pratiques gravement pécheresses, contre-nature, en vue d'éviter la progéniture, pratiques qui, plus tard, on le sait, se sont répandues dans le culte d'Ischtar » (pp. 54-56). il s'agit, ici aussi, de la haine vouée par le Diable au genre humain, ce parvenu, dont l'existence psychophysique constitue, pour lui, une insulte aux esprits purs !]

      Nous ne dirons donc pas, avec certains Pères, que la Chute des anges date de cet épisode - narré par Genèse, 6 : 2 - où les « fils de Dieu » épousèrent les « filles des hommes », à moins qu'il ne s'agisse là - puisque, souvent, les hiérarchies supra-humaines sont qualifiées de progéniture divine dans l'Ancien Testament (Mais aussi des hommes dont les fonctions sociales « vienne d'En-Haut »: les Juges par exemple, dans tel texte cité par Jésus dans le Ivè Évangile. cf. Luc, 3 : 38.) - d'un incubat, destiné à « souiller », comme dirait saint Jude, par une parodie monstrueuse, le « grand mystère » du mariage. Mais rien, dans le texte biblique, ne confirme ni n'infirme cette glose. Ce qui nous paraît plausible, c'est que, dans la Tradition juive reprise à son compte par la dernière Épître canonique, le péché des anges consiste dans le mépris de l'incarnation, prise au sens le plus large. C'est pour ce gnosticisme et catharisme avant la lettre que Dieu les a « tartarisés », les « enchaînant dans les ténèbres pour Se les réserver en vue du Jugement » (2 Pierre, 2 : 4). C'est dire que leur châtiment définitif est encore à venir. (Cf. Apoc., 20 : 8-10: « Elles montèrent sur la surface de la terre et cernèrent le camp des saints... mais Dieu fit tomber un feu du ciel qui les dévora. Et le Diable... fut jeté dans l'étang... et ils SERONT tourmentés... » Tout le tableau de la finale défaite démoniaque est au passé, mais le châtiment est exprimé par un verbe au futur.) D'ici lors, le Diable et les siens pourront errer comme autant d'inquiétudes, d'angoisses hypostasiées, d'ores et déjà paralysés, « enchaînés » par la nuit qui les envahit et sature de plus en plus. (Cf. le (taoïste) Traité des Influences errantes, traduit en français par A. de Pouvourville (« Matioï »).) Ils supplieront Jésus, le *** méprisé (Jude, 8), l'Homme-Dieu rejeté par leur superbe, et dont la puissance leur devient manifeste, mais trop tard, de « ne pas les tourmenter prématurément » (Matt., 8 : 29) : le temps de leur châtiment final n'est donc pas encore arrivé. Chassés du démoniaque gérasénien, ils prieront Jésus « de ne pas leur commander de se jeter dans l'abîme », dans le « puits sans fond », mais de les laisser encore dans « ce pays », c'est-à-dire dans le monde sensible, sur « terre » (Luc, 8 : 31; Marc, 5 : 10; Apoc., 9 : 1; 20 : 1, 10; Matt., 25 : 41). C'est pourquoi nous les retrouverons plus loin, régis par leur ***, par l'initiateur de leur éon (Pour les esprits mauvais, le Nouveau Testament préfère user du mot arkhôn, qui est le pendant d'arkhêgos (hébr., 2 : 10) - où il a le sens de chef marchant à la tête de ses troupes, de guide frayant la route et entraînant ses hommes (cf. Actes, 3 : 15) - plutôt que d'arkhê, réservé à Celui qui, seul, peut être légitimement qualifié de « principe » dans le sens ontologique (arkhêgos en étant l'équivalent « économique »).), et déployant autour de nous comme une atmosphère saturée de rébellion (Éph., 2 : 2; 6 : 12).

      Quel que soit, par ailleurs, le moment où tombe Satan, le chef de file, il est permis de penser que ses actuels séides - « esprits (absolument) purs » ou non - n'ont pas dégénéré en bloc, globalement, comme un seul Corps. Cette solidarité spécifique qui constitue les hommes en « humanité », ce lien qui fait l'hérédité, la responsabilité commune, leur nature l'exclut; de sorte que la chute d'un seul ange n'entraîne pas nécessairement celle de tous, ou d'un grand nombre. Leur faute revêt donc un caractère personnel: chacun d'eux est coupable; alors que la nôtre (l' « originelle ») n'est qu'une tare de nature: chacun de nous est passible. En tout cas, le premier des esprits déchus (Certains kabbalistes ont vu dans le Démon la première des Séphirôth. Celles-ci sont des « organes » de l'activité de Dieu. Sans être « en-dehors » de la Déité - en Soi latente et non-manifestée - elles ne sont pas de sa substance même et se trouvent à sa disposition, comme des « énergies » à la fois suscitées (créées?) et immanentes, comme des modes de manifestation (noter l'analogie avec la doctrine des énergies divines que la théologie orthodoxe a reprise à Grégoire Palamas). Kéther Elyôn, « Couronne suprême de Dieu » - l'Ange de la Présence, par excellence, et le Métatron du Talmoud - est la première de ces puissances qui se trouvent « auprès de Dieu » et opèrent dans son unité. On comprend à la fois la grandeur et l'envie (Sagesse, 2 : 24) de Kéther, menacé de « découronnement » par la vision anticipée - mais sans la révélation de l'union hypostatique - de la gloire suprême promise à la Figure d'Homme (Daniel, 7 : 13-14; 8 : 15-16).), le principal, le plus capable d'entraîner les autres (Apoc., 12 : 4, texte où Saint Grégoire le Grand voit une allusion nette à la Chute des Anges, au point qu'à ses yeux la Rédemption doit substituer les hommes sauvés et glorifiés aux esprits tombés.), c'est Satan, si nous saisissons, avec toutes les nuances voulues, cette apostrophe du Seigneur aux Juifs, où le Diable nous est présenté, non seulement comme un menteur, mais encore comme « le père de cela » (Jean, 8 : 44) c'est-à-dire du mensonge. Or, tout mal, en tant que réalité effective est phénomène concret, existant in actu, provient de lui (nous verrons lus loin pourquoi le mal est « mensonge »). C'est lui qui a donné le jour au mal, qui l'a introduit dans l'Histoire, en choisissant librement de traduire dans les faits cette pure possibilité, cette hypothèse dénuée de toute plausibilité.

      Quand et comment, la Révélation ne nous en dit pas grand chose. Mais elle nous apprend qu'il a été « homicide à partir du principe » - subjectivement et objectivement - c'est-à-dire qu'il a voulu la ruine de l'homme, non seulement dès le seuil de l'Histoire humaine, dès ses tout premiers rapports avec nous, dès qu'il a réussi à trancher les liens de vie qui nous unissaient à Dieu, mais dès qu'à son propre « niveau » d'existence angélique la « figure d'homme » - species viri, comme dit Daniel - lui fut montrée dans le Verbe, notre « principe »: hominis eversio, telle est d'après Tertullien (Apol., 22), l'oeuvre essentielle, capitale, tel le but vital du Diable et des siens. (Cf. Éph., 1 : 4-5)


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6. Les Démons sont-ils des « esprits purs »


      Cette question peut s'appliquer à tous les Anges en général. Or, nous ne savons des Anges, avec une certitude incontestable, que ce que l'Église, se fondant sur la Révélation scripturaire, nous en a dit; encore convient-il de se rappeler que l'Écriture use très souvent de ce langage symbolique fait pour suggérer, pour induire en vision, ou du moins en intuition, plutôt que pour notifier, en noir-et-blanc « lunaire », des formules et notions rigidement déterminées (comme des polyèdres ontologiques). La Bible n'a, d'ailleurs, pas pour but de nous enseigner l'histoire naturelle des êtres invisibles, pas plus d'ailleurs que des visibles. Suivant la tradition chrétienne la plus ancienne, chaque créature matérielle a son « double » spirituel. D'après Clément d'Alexandrie, Origène, le pseudo-Denys, il n'existe aucun insecte, aucun brin d'herbe, qui n'ait son Ange. Tous les phénomènes, naturels manifestent sur le plan sensible l'action de ces entités spirituelles. Tel Ange « a pouvoir sur le feu »; d'autres régissent les vents et les tempêtes (Apoc., 14 : 18; 7 : 1). Déjà, pour le Psalmiste, Dieu « fait des Anges des aquilons; de ses messagers, des jets de flamme » ... « Enfourchant un Chérubin, Yahweh vole; Il arrive, chevauchant, porté sur les ailes du vent » (Psaume 103 : 4; 17 : 10). Dans le IVè Évangile, un Ange, agissant sur une fontaine, lui communique une vertu curative (Jean, 5 : 4). L'apparition d'un autre fait trembler la terre au matin de la Résurrection. Les maladies, et singulièrement les épidémies, dépendent, suivant des affirmations répétées de l'Écriture, du monde angélique. Tel « messager » frappe Hérode; d'autres anéantissent l'armée de Sennachérib. Les prétendues lois naturelles expriment leur activité régulière et ordonnée. C'est pourquoi, dans la vision d'Ézéchiel, le trône mystique et symbolique sur quoi « siège » Yahweh, et qui représente l'univers, consiste en ces « êtres vivants » et pourvus d'ailes, capables d'envol, d'ascension, dont la vie commande celle des « globes pleins de regards », c'est-à-dire des mondes régis par eux et « saturés de l'esprit de l'être vivant » (Ézéch., 1 : 20); saint Paul révélera plus tard que ces « régents d'univers » ont leurs rivaux et usurpateurs; et, de même qu'il qualifie Satan de « dieu de ce monde » dégénéré depuis la Chute, il parlera des *** imposteurs... En chacun des globes lumineux « constellés de regards », en chacun des mondes où s'élabore et se développe l' « expérience » consciente, agit, selon Ézéchiel, l'esprit d'un chérubin. Ainsi, tout phénomène, toute manifestation de l'être: astres, constellations, planètes, a son Ange respectif. Sans doute, le Créateur a-t-Il confié au monde angélique l'évolution cosmique, au sens propre, le soin d'ordonner graduellement le chaos et de féconder la nature. Mais c'est ici le champ de l'hypothèse. (Sur les fonctions des Anges, cf. Dict. de Théol. Cathol. (Vacant et Mangenot), tome I, col. 1214-1215. Pour Justin, Athénagore, Hermas, ils régissent « tout ce qu'il y a sous le ciel », donc, « dans le monde, chaque créature ». Chez Origène, « ils président aux éléments, au feu, etc., à la naissance des animaux, à la croissance des plantes ». Épiphane leur attribue le gouvernement immédiat des nuées, de la neige, de la grêle, de la glace, du chaud, du froid, des éclairs, du tonnerre, des saisons ». jean Chrysostome veut qu'ils administrent « l'univers, les nations, les créatures inanimées, le soleil, la lune, la mer, la terre ». ils sont, d'après Saint Augustin, les régents « du monde entier, de toute vie, des êtres sans raison,, de toute chose visible ». Clément d'Alexandrie, Grégoire de Nysse et Grégoire de Nazianze connaissent les Anges des Cités et, comme Origène, ceux des églises. Tertullien parle de l'Ange du Baptême, de celui de la Pirère. A la Synaxe eucharistique, les hiérarchies célestes prennet part, ici-bas, invisiblement (Cyrille d'Alexandrie, Basile, Hilaire, Ambroise et Jérôme). On trouvera les références dans V. et M. )

      Le rôle principal des Anges se définit, dans l'Écriture, par rapport à l'homme. La nature, en effet, a été justement qualifiée d'antroposphère; de sorte que les esprits qui l'animent ont pour vocation réelle de servir l'homme. Comment ces êtres spirituels peuvent-ils agir sur l'univers physique, nous l'ignorons: mais savons-nous seulement comment nos âmes régissent nos corps? Claude Bernard, nous dit le R. P. Sertillanges qui l'approuve au nom de la philosophie thomiste, ne découvre, sur le « plan » phénoménal, que du physico-chimique en nos corps: pas une « force vitale » quelconque, pas un seul « fluide », pas un « agent intermédiaire » ! Il y a, « dans l'évolution complète d'un être vivant... une organisation (qui) est la conséquence d'une loi organogénique préexistant d'après une idée préconçue (Physiologie générale, pp. 177-178). « il y a comme un dessin vital qui trace le plan de chaque être et de chaque organe) (La Science expérimentale, p. 209). Comment une « loi », une « idée », un « dessin », peuvent-ils orienter l'activité future d'un être, voir d'un simple organe? Comment la forme substantielle, idée ou loi - tout comme « pi » est la forme substantielle du cercle - peut-elle déterminer le sort de toute une vie, de toute une race même, en vertu de l'hérédité? Mais, quand aux Anges, puisque l'activité normale de la nature leur est soumise, exprime leur « service », pourquoi ne pourraient-ils exercer, sur tels objets matériels, une influence, une puissance spéciale? La nature physique, en ce qu'elle a de « spirituel », d' « informant » - et, si l'on peut parler le moins du monde de « nature naturante », c'est bien dans ce cas-ci! - en ses forces mystérieuses et « lois », est comme un organisme animé par le monde angélique. Dieu confie aux Anges une tâche double: s'ils régissent l'univers subhumain, comme des majordomes jusqu'à la majorité de l'héritier, de l'homme, Il les constitue ses messagers vis-à-vis de ce dernier.

      On professe communément, de nos jours, du moins dans l'Église catholique romaine, que les Anges sont, en toute rigueur de termes, de « purs esprits ». Mais cette doctrine n'a jamais été dogmatiquement définie; on la déduit, tout simplement, d'un texte où le IVe Concile du Latran affirmait, des Anges, à la fois leur nature spirituelle et leur distinction par rapport aux hommes. On a tiré de là cette inférence: si ce sont des esprits, tout comme nous le sommes, mais qu'ils diffèrent de nous cependant, c'est qu'ils n'ont pas de corps. La même logique pousse son avantage: s'ils sont sans corps ni forme aucune, ils doivent pouvoir animer ou influencer tous les corps et toutes les formes. Et, s'ils connaissent et choisissent sans le moindre intermédiaire, dans la clarté plénière du congnosco sicut et cognitus sum - colloque immédiat des essences! - comme dans la plus absolue liberté par rapport aux éventuelles déviations dues à la chair, il va sans dire qu'en cette hypothèse, dès l'instant même que ces purs esprits accèdent à la connaissance et au choix, c'est-à-dire à l'être même, leur destin se trouve à jamais scellé. Mais l'Église ne nous impose aucunement la foi en cette coïncidence, dans le chef des Anges, entre la venue à l'être et le choix fixateur du sort éternel.

      Dans les premiers siècles de l'Église, ces contradictions n'avaient pas échappé à de perspicaces esprits: Origène, par exemple. Justin, Athénagore, Irénée, Tertullien, Clément d'Alexandrie, Cyprien, Lactance, la liste des auteurs ecclésiastiques pour qui, au cours des premiers siècles, les hiérarchies angéliques possèdent l'analogue ou l'équivalent d'un corps, s'étend jusqu'à Jean Damascène (Enchir. Patr. de Rouet de Journel, N°2.351) et Grégoire le Grand, qui dit: « Comparés à nos corps, les Anges sont des esprits; comparés à Dieu, ce sont des corps » (ibid, n°2.351) . Pour Origène et bien d'autres, la notion d'esprit absolument pur, avec tout ce qu'elle comporte (simplicité, aséité, nécessité, unicité, éternité, etc.), ne peut s'appliquer rigoureusement qu'à Dieu, seul à jouir de l'absolue spiritualité. Puisque la Révélation nous montre les Anges localisés dans l'espace et doués de mouvement transitif, c'est qu'ils ont un corps, certes différent du nôtre, mais leur conférant, aussi réellement que le nôtre à nous-mêmes, un certain mode de présence référée et coordonnée aux autres êtres corporellement présents dans l'univers physique. Ces Pères avaient en vue des textes comme Genèse, 6 : 1-4; Job, 1 : 6 et 38 : 7; le Psaume 103: 4 et tant d'angélophanies bibliques. L'expérience des hommes corrobore d'ailleurs la Révélation scripturaire. Et l'Église a tenu à s'abstenir de définitions irréformables, et même de définitions dogmatiques « tout court ».

      Lorsque ces messagers de Dieu apparaissent, c'est généralement sous forme humaine, mais glorifiée. Lorsqu'en la plaine de Mamré le Verbe Lui-même Se manifeste, accompagné de deux Anges, l'Écriture nous parle de « trois hommes », dont l'un, seulement, reçoit d'Abraham des honneurs divins. Le Seigneur revêt alors la species viri dont parle Daniel, la forme qu'Il assumera définitivement lors de son Incarnation (Gen., 16 : 17; 18 : 2-3; 22 : 16; 32 : 24). A l' « Ange de Yahweh », incréé, reflet éternel de sa gloire, se joignent les deux Messagers créés qui vont sauver Loth de Sodome (ibid., 19 : 1, 3, 17). Un prophète voit, sous forme humaine, six Anges commis au châtiment de Jérusalem (Ézéch., 9 : 2). Plus tard, Zacharie et la Vierge seront les interlocuteurs de Gabriel - en hébreu: virilité de Dieu - et cet « homme » leur parlera d'une voix humaine (Luc, 1 : 11-20, 26-38). Les saintes femmes myrophores, au matin de la Résurrection, ont une « apparition d'Anges », pareils à des « hommes, vêtus de robes resplendissantes » (ibid., 24 : 4, 23). Marie-Madeleine en se penchant vers le sépulcre, aperçoit deux Anges « assis » (Jean, 20 : 12); les sentinelles avaient entrevu l'un d'eux, « roulant la pierre » du tombeau (Matt., 28 : 2-3). Deux autres apparaissent à l'Ascension, toujours pareils à des hommes (Actes, 1 : 10); un troisième se montre à Corneille « clairement » (ibid., 10 : 3). Un autre encore délivre Pierre de sa prison (ibid., 12 : 7-10). Mentionnons simplement les interventions angéliques dans l'Apocalypse.

      Or, toutes ces angélophanies suggèrent qu'il s'agit là d' « esprits » contactant l'univers par l'intermédiaire d'une substance ou forme, passive et expressive, pouvant s'appeler un « corps ». Et ce « corps » est normalement capable de manger, de savourer un festin, d' « étendre la main pour retirer Loth vers eux dans la maison, fermant ensuite la porte », de « saisir par la main Loth, sa femme et ses deux filles », de les « emmenier hors de la ville » (Gen., 18 : 8; 19 : 3, 10, 16). Les plus lourds travaux n'ont rien qui décourage leur force physique: « rouler le roc du sépulcre et s'asseoir dessus » (Matt., 28 : 2; chez saint Jean, ils sont deux à se reposer ainsi, comme de bons ouvriers après un rude boulot: trait humain, comme le quaerens me sedisti lassus du Dies irae); « frapper Pierre au flanc pour le réveiller » (Actes, 12 : 7; on voit le geste: il est « nôtre » !), exprimer dans un langage articlulé le discours mental (comme au seuil de saint Luc)... voilà ce que font les Anges.

      Il est certain, d'autre part, que Si les Anges ont un « corps », comme l'a cru l'Église des premiers siècles, comme le veut encore la théologie orientale, il ne peut s'agir d'une matière grossière et dense, corruptible au même degré que le nôtre. Il ne s'agit pas de « peaux de bêtes » (Gen., 3 : 21). Les corps angéliques sont incomparablement supérieures à ceux que nous possédons actuellement. Tout comme le Christ après la Résurrection, ils apparaissent et disparaissent, descendent du ciel et y remontent; de toute évidence, leurs « corps » ne sont pas, au même point que les nôtres, soumis aux lois régissant les substances matérielles. On en vient, alors, à penser au « corps spirituel » qui nous est promis après la Résurrection (1 cor., 15 : 42). L'analogie angélo-humaine doit, cette fois, se vérifier plus rigoureusement. Parlant de l'état qui sera nôtre après le Jugement final, Notre-Seigneur déclare que les élus définitivement sauvés, donc ressuscités, seront, non seulement « les égaux des Anges », mais « comme eux », et Il n'ajoute aucune restriction ou spécification (Luc, 20 : 36; Matt., 22 : 30 : « Dans le ciel, ils (les hommes) seront comme les Anges de Dieu). Or, nous savons que l'humanité à jamais stabilisée dans la gloire vivra dans un univers rénové, comprenant une « terre nouvelle » aussi bien qu'un « nouveau ciel », et qu'elle exercera son commerce, sa vie ad extra, par le truchement d'un corps, glorieux mais authentiquement « corps ». Ressuscités, pourvus d'un organisme « sublimé », nous serons, dit le Verbe incarné, « pareils aux Anges », non seulement *** (saint Luc), mais *** (saint Matthieu). Y a-t-il, enfin, simplement métaphorre lorsque la Bible nous montre les Anges pourvus d'ailes et volant (Isaïe, 6 : 2 ;Ézéch., 1 : 5; Daniel, 9 : 21; Apoc., 8 : 13; 14 : 6; 12 : 14)?

      Mais, dira-t-on, Si les Anges ne sont pas des « esprits purs », il leur est possible, encore, d'ignorer, d'hésiter, de se tromper; quelques-uns, même, n'auraient pas fait leur choix dès l'instant de leur venue à l'être? Or, saint Pierre, reprenant un verbe dont Luc et Jean se servent pour décrire l'anxieuse et minutieuse inspection du tombeau vide, nous montre certaines hiérarchies angéliques « se penchant pour mieux voir » (**) et « plongeant leurs regards » dans les mystères du dessein rédempteur (1 Pierre, 1 : 12; Luc, 24 : 12; Jean, 20 : 5, 11). Il semble que le dispositif du propitiatoire, chez les Juifs, ait symbolisé cette incertitude: les Chérubins tournent vers lui leur face (Exode, 25 : 20). Un prophète nous fait assister au dialogue des milices célestes : « Jusques à quand durera ce qu'annonce la vision? », et aussi « Quand donc ces mystères se réaliseront-ils? » (Daniel, 8 : 13; 12 : 5-7). Ce peut-être que Jésus fait proférer au Père, quand aux réactions libres des hommes (Luc, 20 : 13), pourquoi ses Messagers ne le prononceraient-ils pas?

      Si quelques-unes de ces Principautés et Puissances qui, dans les cieux, s'instruisent en observant le drame de la vie humaine et découvrent, manifesté par l'Église, l'inouïe, la bouleversante dispensation du mystère caché en Dieu dès le principe (Éph., 3 : 10), ont pu douter, un temps, et se demander si le Mal l'emporterait sur le Bien, la Parousie les illuminera. C'est la gloire divine promise à l'homme dans le Verbe incarné qui, selon plusieurs Pères, a, par sa proclamation première (Hébr., 1 : 6), provoqué la rébellion luciférienne - tradition musulmane aussi bien que chrétienne - c'est elle qui fait l'objet du « dessein en vue de l'âge à venir, réalisé par Notre-Seigneur Jésus-Christ » (ibid., 3 : 11); et c'est elle, enfin, qui nous habilitera, nous les hommes, à « juger » les Anges, à nous prononcer sur leur cas, à sceller leur sort définitivement (1 cor., 6 : 3). Si quelques-uns d'entre eux ont pu vaciller dans leur loyalisme envers Dieu, pencher vers quelque indulgence ou « compréhension » envers le Révolté, la Parousie marque le moment où, « par le Christ », par son intermédiaire et comme « à travers Lui » (***), Dieu « réconcilie toutes choses avec Lui-même, y compris « les célestes » (Col., 1 : 20). Lorsque l'Apôtre nous montre la création tout entière gémissant dans les affres puerpérales, jusqu'à ce que nous, les « enfants de Dieu », ayons accédé à cette liberté plénière que seule confère la gloire, de sorte qu'elle puisse avoir part à cet affranchissement (Rom., 8 : 19-22), de quel droit exclurons-nous les hiérarchies angéliques de cette création prise en son intégralité? Les puissances célestes, devant le salut, la déification, la gloire à jamais assurée des hommes rachetés, ne peuvent plus douter; celles qui l'auraient fait- et qui ne sont pas les Démons, mais les hiérarchies encore expectantes - font amende honorable, et toutes se prosternent devant le Trône en prononçant l'Amen qui les fixe, elles aussi, dans l'inamissible béatitude (Apoc., 7 : 12).

      Cet ensemble de réflexions s'insérait aisément dans le cadre d'une doctrine qui dénierait aux Anges la spiritualité pure au sens rigoureux du terme. (Sans doute, le Concile du Vatican, définit-il que Dieu a créé tous les êtres, spirituels aussi bien que corporels. Mais une définition dogmatique est à prendre formalissime. N'est formellement définie que la thèse sur laquelle porte directement l'affirmation du magistère. Il s'agit, ici, de définir la nature, la puissance et les opérations de Dieu, toute créature dépendant de Lui. Si l'homme, doué pourtant d'âme et d'esprit (I Thess., 5 : 23), est, en vertu d'une schématisation aussi légitime que celle du Symbole de Nicée - visibilium et invisibilium - qualifié de « corporel », parce qu'ici-bas c'est la forme matérielle qui manifeste en ordre principal sa personne, pourquoi l'Ange ne pourrait il être dit (en ordre principal) « spirituel », même s'il possède une « forme » (par analogie), un medium ou véhicule, dont les images oniriques peuvent nous suggérer de loin la nature?) Mais, in dubiis libertas : on se contente, ici, d'exposer, pour l'une et l'autre conceptions, le pour et le contre. La thèse généralement admise dans l'Église latine depuis le Moyen age se caractérise, une fois admis ses principes, par une solide et compacte logique. C'est, nous dit-elle, précisément parce que les Anges sont de purs esprits, libres de toute attache corporelle, qu'ils peuvent se façonner, animer ou influencer tous les corps et toutes les formes. Leurs manifestations revêtent généralement des aspects symboliques : jeunes hommes surtout, mais aussi chevaux de flamme et chars de feu (Zach., 1 : 8; 2 Rois, 6 : 17), parfois même formes volatiles (1 rois, 17 : 6). Faute, en cette hypothèse, d'organismes physiques qui leur soient individuellement propres, ils ne peuvent se propager par la procréation : que transmettraient-ils? C'est ici que les premières générations chrétiennes, au contraire, voyaient, dans l'union sexuelle des « fils de Dieu » et des « filles des hommes » (Genèse, 6 : 2), la preuve de la corporéité angélique; les « fils de Dieu » ne sont-ils pas, dans l'Ancien Testament, identiques aux célicoles (cfr Job, 1 : 6 et 38 : 7)?

      On trouvera, en appendice III, un Excursus sur la spiritualité des Anges et, donc, des démons. Résumons ici, cependant, ce qu'en dit la Tradition sous la double forme de l'Ecclesia remota et de l'Ecclesia proxima, des Pères et du magistère officiel. Vacant (art. Anges, dans D. T. C., tome I) dit que, d'après l'Ancien et le Nouveau Testament, « ces êtres supérieurs n'ont pas de corps matériel comme l'homme » (col. 1190). « L'absolue spiritualité de l'Ange n'a pas été affirmée par les Pères ». pour « presque tous les Pères grecs », les Anges sont *** et *** (grec), « mais pas complètement spirituels ». Saint Augustin « regarde les Anges comme composés d'esprit et de matière »; « c'est à ce corps des Anges que doit ressembler le corps de l'homme ressuscité ». pour l'ensemble des Pères, grecs et latins, « la vraie formule pour le plus grand nombre serait celle-ci : comparé à l'homme, l'Ange est spirituel; comparé à Dieu, il est corporel » (col. 1195, 1197, 1198, 1199). Au Iiè Concile (oeucuménique) de Nicée, un écrit de Jean, évêque de Thessalonique, fut « lu aux Pères en témoignage de la foi de l'Église catholique et apostolique ». On y lisait, entre autres, que les Anges « sont des êtres spirituels, mais non, toutefois, dans le sens d'une incorporéité absolue; car ils ont des corps subtils, aériens, ignés... Il n'y a que la Divinité seule qui soit incorporelle et sans limites... Si l'on dit que les Anges, les démons et les âmes sont appelés incorporels, c'est parce qu'ils ne sont, ni composés des quatre éléments matériels, ni des corps épais et semblables à ceux qui nous environnent ». le Patriarche Taraise ayant demandé aux Pères s'ils admettaient que les Anges fussent ainsi « configurés », les Pères répondirent unanimes : « Oui, Seigneur! » (Mansi, XIII, col. 164-165). Vacant conclut : « Le Concile semble (sic) se ranger à cette opinion », qui « ne prête pas aux Anges un corps charnel comme celui des hommes » (D. T. C., I, vol. 1267).

      Nous avons mentionné plus haut le IVè concile de Latran, dont le Concile du Vatican a repris un Canon. Voici ce qu'écrit Vacant : « La spiritualité absolue des Anges n'est point un dogme de la foi catholique. Ce n'était point, en effet, cette vérité que le IVè concile de Latran avait l'intention de définir... puisqu'il était dirigé contre la doctrine dualiste des Albigeois ». Quant au concile du Vatican, « il n'avait pas non plus l'intention de définir la nature des Anges, mais seulement leur création » (I, 1269). En résumé, bien qu'il y ait « témérité » dans le fait d'attribuer aux Anges un « corps éthéré » - mais il y a bien d'autres façons de se représenter l'analogue ou l'équivalent d'une corporéité - « leur incorporéité absolue ne fait l'objet d'aucune définition direct de l'Église » (I, 1271). Que disent, en effet, les textes faisant autorité?- « C'est Lui seul, le vrai Dieu, qui, par l'effet de sa bonté et de sa force toute-puissante, non pour ajouter à sa béatitude, ni pour réaliser sa perfection, mais pour la manifester par les bienfaits impartis aux créatures, a, dans la plus entière liberté de son décret, créé de rien, lorsque débuta le temps, l'une et l'autre créature, la spirituelle et la corporelle, soit l'angélique et la physique (mundanam,) et ensuite l'humaine, également composée d'esprit et de corps » (Denzinger, can. 1783). Et il est interdit d'affirmer que « de la divine substance sont jadis émanées les réalités finies »; deux erreurs sont par là visées: celle qui affirme l'émanation « non seulement des corps, mais aussi des esprits », et celle qui se borne à l'affirmer de ces derniers (Denzinger, can. 1804). On ne voit pas bien quel rapport il y a entre ces définitions de foi, qui établissent l'universalité de l'efficace créatrice, contre le dualisme discriminant entre le monde matériel, dû au Démiurge, et les Anges, émanés du II*** - et le problème de l'absolue spiritualité ou de la relative corporéité des Anges! Ce que l'Église a, de tous temps, affirmé, aujourd'hui comme dans les premiers siècles, c'est la distinction entre toutes les créatures et Dieu, Esprit par excellence, Esprit absolument parfait, plutôt que telle ou telle conception de la nature angélique. Une définition dans ce dernier domaine encombrerait d'un nouvel obstacle la route de la réconciliation entre l'Orient et l'Occident, assez obstruée déjà: in dubiis libertas, peut-on dire encore à nos frères « orthodoxes » qui regardent vers nous...

      De toute façon, l'auteur de cet exposé ne formule pas, ici, son opinion propre, mais se contente de rapporter les deux opinions qui se sont fait jour au sein de l'Église, en même temps que les arguments qui les fondent. Le seul problème qui lui paraisse, en l'occurrence, important, c'est que le sens obvie de certains textes néotestamentaires implique, chez certains Anges, une attitude de doute et d'expectative, se prolongeant encore au moment de l'Incarnation (nous en reparlerons plus loin). Maintenant, ce fieri est-il compatible avec l'immobilisation morale de l' « esprit pur », qui, dès son premier « jugement », s'identifie exhaustivement à lui? On ne fait, ici, que poser la question.

      Peut-être, convient-il, maintenant, de citer une page de Newman dans son Apologia pro vita sua: les Anges, dit-il, « je les regardais, non seulement comme les ministres employés par le Créateur dans ses rapports avec les hommes en vertu des Dispensations juive et chrétienne, comme l'indique clairement la Sainte Écriture, mais (encore) comme effectuant l'ordre du monde visible. Je les considérais comme étant les causes réelles du mouvement, de la lumière, de la vie et de ces principes fondamentaux de l'univers physique qui, lorsque leurs applications tombent sous nos sens, nous suggèrent la notion de cause et d'effet, et celle, aussi, de ce qu'on appelle les lois de la Nature... Dans mon sermon pour la Saint-Michel, écrit avant 1834, je dis des Anges : « Chaque souffle d'air, chaque rayon de lumière et de chaleur, chaque phénomène de beauté est, pour ainsi dire, la frange de leur vêtement, l'ondulation de la robe de ceux qui voient Dieu face à face ». Et je demande quelles seraient les pensées d'un homme qui, « examinant une fleur, un brin d'herbe, un caillou, voire un rayon de lumière, qu'il traite comme ressortissant à un niveau d'existence bien inférieur au sien, découvrait tout à coup qu'il se trouve en présence d'un être puissant, caché sous les choses visibles qu'il examine, et qui, tout en dissimulant son activité pleine de sagesse, leur confère leur beauté, leur grâce et leur perfection, parce qu'il est l'instrument de Dieu à cet effet »? Supposons même que cet homme s'aperçoive que ces phénomènes, si passionnément analysés par lui, sont la robe et les parures de cet être? » (J.-H. NEWMAN, Apologia pro vita sua, 6è réimpression, Londres, Dent & Sons, 1934, pp. 50-51. Aux Anges « ethniques » visés par Newman, on pourrait ajouter l'Anges de la Macédoine (Actes 16 : 9). )

      Suit alors un développement singulièrement suggestif : « Bien plus: j'admettais l'existence en plus des (bons et des) mauvais esprits, d'une race intermédiaire: les ***, ni célestes, ni infernaux; partiellement déchus, capricieux, versatiles, généreux ou machiavéliques, bienveillants ou malicieux, suivant le cas. Ils donnaient une sorte d'inspiration ou d'intelligence aux races, aux nations, aux classes sociales. D'où l'activité des corps politiques et des collectivités, souvent si différente de celle des individus qui la composent. (Cette différence a souvent été analysées, avec pénétration, dans les divers ouvrages consacrés par le Dr. Gustave Le Bon, il y a quelques huit lustres, à la psychologie des foules.) De là, le caractère et l'instinct des états et des gouvernements, des collectivités religieuses. Ces groupes humains, j'estimais qu'ils servaient en quelque sorte d'habitat, d'organisme, à des intelligences invisibles... Cette conception, je la tenais pour confirmée par la mention du « Prince de la Perse », chez le prophète Daniel; je considérais qu'en parlant des « Anges des Sept Églises » l'Apocalypse en avait à des êtres intermédiaires de cette espèce » (voir note I). Dans une lettre adressée à S.-F. Wood, en 1837, Newman s'exprimait ainsi: « La grande majorité des Pères (Justin, Athénagore, Irénée, Clément, Tertullien, Origène, Lactance, Sulpice, Ambroise, Nazanze) professe que, si Satan tomba dès l'origine, les (autres) Anges, eux, déchurent avant le Déluge, lorsqu'ils s'éprirent des filles des hommes. Tout récemment, cette vue m'a frappé comme susceptible de résoudre, remarquablement, une idée que je ne puis m'empêcher d'admettre: Daniel s'exprime comme si chaque nation avait son Ange gardien. Je me vois forcé de croire à l'existence de certains êtres, en qui sans doute se trouve beaucoup de bien, mais du mal aussi, et qui sont les principes animateurs de certaines institutions, etc. Il me semble que « John Bull », par exemple, est un esprit qui n'est ni céleste, ni infernal » (voir note I).

      On retrouve ici les dévas de l'hindouisme, mais aussi les égrégores de l'occultisme (Éliphas Lévi en a popularisé la notion), les schédîm du rabbinisme contemporain de Jésus, et les innombrables « esprits élémentaux », des plus diverses traditions ésotériques: gnomes, sylvains, naïades, fées, kobolds et poltergeister - bref, tout ce « petit peuple » dont la notion jette une singulière lueur sur certaines manifestations du genre « merveilleux », et rejetées par l'Église (prétendues apparitions de la Vierge, pseudo-miracles des sectes et milieux « illuminés », etc.).


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7. Le « cas » de Satan


      A la lumière de certaines notions rappelées plus haut, et que nous devons surtout aux Pères grecs, nous pencherions à croire que Satan n'a pas atteint du premier coup ses profondeurs les plus vertigineuses (Apoc., 2 : 24). Les théologiens d'autrefois lui refusaient toute véritable prescience, bien que sa vaste expérience - celle, disent certains textes initiatiques, « du plus vieil Esprit de cet univers » - lui permette, sans aucun doute, des déductions et supputations extraordinaires. Mais toute son astuce, toute sa complication, les indiscernables replis et méandres de sa pensée - au point que c'est le cas pathologique par excellence! - ses ruses d'hystérique, ses pièges de dupeur dupé, sa mythomanie de psychopathe et son morbide penchant pour le contre-nature et le compliqué, l'égarent souvent ivre de rage, en son propre labyrinthe, qu'il est. La simplicité, la naïveté de l'enfance, l'esprit de pure et simple obéissance, la dénudation spirituelle: voilà qui peut affronter en paix ses attaques!... S'il avait su, comme il aurait pu, ou cru, comme il l'aurait dû, que sa folle et perverse aventure contre l'Être ne pourrait que le précipiter dans la ruine, sans doute n'en eût-il jamais tenté la première démarche. Mais, ayant littéralement découvert le Mal, comme fait, comme principe actif, comme contre-loi de l'être, il s'est enivré de la puissance quasi-créatrice qu'il conférait à son inventeur et manipulateur; il n'a cessé de voir s'ouvrir devant son regard d'ange les perspectives indéfinies d'influence, de domination, d' « engraissement ontologique » aux dépens d'autrui, que le Mal lui frayait. A l'intensif infini de Dieu, où la quantité ne joue aucun rôle, il a tenté, faute de mieux, de substituer un extensif indéfini qui nourrît sa substance de créature contingente, plus précaire encore, et quasiment en sursis d'anéantissement, depuis sa chute. S'abandonnant à cette rage désespérée qui fait brûler ses vaisseaux, à cette étrange ivresse du joueur qui délibérément persiste dans la « série noire », parce qu'à défaut de pouvoir se sauver, il lui reste la ressource « glorieuse » de se perdre (Götterdämmerung), il a donc décidé - quelle joie, quelle revanche, de pouvoir décider du sort d'un être, fût-ce de soi-même!... c'est pour son malheur éternel? Mais n'est-ce pas moi, moi-même, qui me damne?... « Et s'il me plaît d'être battue? »... s'il me plaît de me perdre? Comme je me sens « dilaté », en dévalant la route de la ruine; combien j'y trouve d' « enflure » ontologique, d'exaltation... vive cette fièvre! - il a donc décrété qu'il jouerait son va-tout, coûte que coûte, et il s'en est remis à ses dons de force, de ruse et de séduction pour tenir tête - victorieusement? Sait-on jamais? - à l'amour et à la bonté de Dieu: « Pourquoi te glorifies-tu dans le mal? Car la bonté de Dieu survit à tout, persiste toujours, mais toi, tu aimes le Mal plutôt que le Bien, le mensonge plutôt que la droiture... Langue menteuse, toutes les parole de perdition tu les chéris. Dieu, donc, te renversera pour toujours; Il te déracinera de la Terre des Vivants... Les justes, atterrés, diront de lui en se moquant: « Voilà donc celui qui ne prenait pas Dieu pour sa force, pour sa forteresse, mais qui se confiant dans la richesse de ses propres ressources, et se faisait fort de sa malice ». mais moi, je Te louerai sans cesse parce que Tu as fait cela... » (Psaume 51 : 3-11)?

      C'est bien pour cela que le « cas » de Satan est, pour ainsi dire, unique en son genre, désespéré, clos et forclos, impropre à l' « appel », à la révision, à la « cassation ». Supposé que sa tentative ait été d'ordre purement spéculatif, « histoire de voir », comme l'apprenti-sorcier, « ce qui se passerait si... » Ou qu'il se soit agi d'une mauvaise blague, d'une sale espièglerie, comme en accomplissent, à l'âge des vilains tours, les gamins tourmentés par la puberté... Admettons, un instant, que le Diable n'ait expérimenté la puissance et la séduction du Mal que sur soi-même... ou qu'après avoir constaté combien nocive et redoutable était la force déchaînée par lui, il s'en soit effrayé, mais n'ait pu faire rebrousser chemin à ce raz-de-marée... Imaginons, enfin, que, devant les preuves manifestant avec surabondance la supériorité de l'amour et de la bonté, il se soit incliné, il y ait cru, il ait abandonné la partie... nous pourrions alors comprendre que la Miséricorde, ayant enfin prise sur lui, l'ait amnistié, lui ait fait remise du châtiment. Mais cette intelligence supérieure, voyant dans une froide et totale clarté la perversité du Mal, son caractère toujours fangeux, l'a cependant choisi pour s'en faire le protagoniste et le champion, et précisément parce que c'était le mal, parce que c'était l' « autre »; elle a prétendu conférer l'être objectif, actuel, au seul possible que Dieu rejetât (d'où sa rage humiliée d'avoir à se rabattre sur une telle pseudo-création). Au quis ut Deus de saint Michel, le Diable a opposé son quid ut Malum. Il a donc adopté le Mal, il en a exploré les abîmes (Apoc., 2 : 24), il en a saturé sa vie et son être, jusqu'à ce qu'il y eût, entre le Mal et Satan, parfaite identification; désormais, de même que le Bien est synonyme de Dieu, le Mal, tout le Mal, toute la pourriture du monde créé, est synonyme du Diable, Satan est devenu le Malin, le Malicieux, et Jésus nous enjoint, dans le Pater, de supplier ainsi le Père: « Délivrez-nous du Mauvais! »


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8. Depuis l'Éden


      Pour toute créature en voie de devenir, les habitants ontologiques sont au cours de son pèlerinage, des « gîtes d'étape » - ***, dit Jésus lui-même (Jean, 14 : 2: stations, traduit judicieusement la Revised Version anglicane) - jusqu'au domicile céleste où, cependant, nous ne cesserons d'être transférés « de gloire en gloire » (2 Cor., 3 : 18). Mais, après la Parousie, le Grand Sabbat nous fixera tous en notre domicilum (Jude, 6) définitif. Or, si nous en croyons le Prologue johannique, toutes les créatures, physiques ou non, sont caractérisées par le devenir: *** ***, que l'Évangéliste oppose à l'être de Dieu: **. (nv)

      Satan n'échappe pas à la loi qui régit tout le précaire, et la séduction de l'homme n'est qu'une étape dans sa course à l'abîme sans fond (Apoc. 9 : 1). Ayant goûté du Mal lui-même, il a réussi à le faire connaître savoureusement par l'humanité. Mais si lui-même a choisi librement, avec audace et défi, en usurpateur de la souveraineté cosmique (le deus hujus saeculi paulinien répond à l'ecce Adam quiasi unus ex Nobis de la Genèse), il n'a pu séduire l'homme, comme l'exprime la métaphore du Serpent, que par le recours à l'astuce et à la subtilité. Nous verrons plus loin comment les rabbins contemporains de Jésus se représentaient ces ruses. Notons ici, simplement, qu'il met en particulière évidence les enchantements du monde inférieur; il les silhouette d'une lumière magique, les fait « parler », leur confère puissance d'incantation, de quoi remuer profondément la fibre humaine: nos sens, notre imagination, notre intelligence. Si la Parole de Dieu est « efficace, acérée, pénétrante, au point d'aller jusqu'à séparer l'âme de l'esprit » par le jugement qu'elle nous fait porter nous-mêmes, par l'illumination-juge qu'elle suscite en nous (Hébr., 4 : 12), l'ennemi du Verbe est un bruit subtil, aigu, polymorphe, qui pénètre jusqu'aux limites de l'âme et de la « chair », non pour les « séparer », pour les « démêler » (ibid.), mais pour en opérer la confusion, par l'obnubilation qu'elle provoque en nous. (Tuphôtheïs = 1 Tim., 3 : 6; tetuphötaï = 1 Tim., 6 : 4; tetuphômenoï = 2 Tim., 3 : 4. Le tout, de tuphos = vapeur, fumée.)

      Il agit donc en poète d'en-bas, multiplie nos mirages, substitue au cosmos, tel que Dieu l'a conçu et voulu, cette « figure qui passe », cette mâya, cette mâyaviroupe de 1 Cor., 7 : 31; il environne tout, même l'ignoble, d'une phosphorescence attirante. Sans lui, les jouissances inférieures nous eussent tenté silencieusement, sans ivresse, sans atmosphère d'ébriété; c'est à peine si l'homme se fût aperçu de cet appel timide, modeste, honteux. Mais, grâce à lui, la tentation, éclairée des feux de la rampe, s'est faite agressive, « parlante », tenace, enveloppante. Et le point faible de la cuirasse humaine, Satan le choisit aussi subtilement que son arme: ce n'est pas l'homme qu'il attaque d'abord, la « tête » comme dit saint Paul, le pôle rationnel et volontaire dans cet être duel qu'est Adam, créé « mâle et femelle »; mais la femme, l'élément impulsif et passif de notre nature. Elle n'a pas vu, alors qu'elle l'aurait pu et dû, où la menaient le doute et le marivaudage à propos du « mangerais-je? Mangerais-je pas? »; cette convoitise qu'elle pouvait cependant discerner en elle-même et freiner, elle l'a laissée gagner de proche en proche, non « de gloire en gloire », mais de honte en honte, d'obnubilation en obnubilation, de ténèbre en ténèbre. Tant et si bien qu'elle finit par devenir tentatrice à son tour. Si le Nouvel Adam est « l'esprit qui donne la vie », alors que l'ancêtre de la race ne fut qu'une « âme recevant la vie », en Éden le Démon a joué le rôle d'esprit meurtrier; et, de même qu'il avait en soi les sources de la mort, il a donné à la mère du genre humain de les avoir en elle à son tour (cf. Jean, 5 : 26). Nous verrons dans un instant quel graphique esquissait de cette séduction la théologie rabbinique. Contentons-nous d'observer, ici, que l'homme eût, sans doute, résisté à la tentation venue des sens, et, même, qu'il eût flairé, pressenti, le caractère spécieux et fallacieux de l'insinuation spirituelle. Mais il semble qu'il ait fléchi par faiblesse, par mollesse et complicité de l'amour coupé de sa surnaturelle vigueur et rigueur, qu'il se soit vu contraint de choisir entre Élohîm et son épouse déchue; c'est donc par un sens dévié de sa responsabilité qu'il se serait engagé, les yeux ouverts, en parfaite connaissance de cause, dans le piège: « Ce n'est pas Adam qui fut séduit; c'est la femme qui, séduite, est tombée dans la transgression » (1 Tim., 2 : 14).

      Pesons, dans Genèse, 3 : 14, les termes énonçant la sentence passée sur le Serpent: « Parce que tu as fait cela, tu es maudit »... Nous avons vu, déjà, que la sanction définitive est concomitante à la Parousie, qu'elle doit être prononcée au Grand Jour du Seigneur. Il semble, d'après ces paroles d'Élohîm, qu'une dernière chance restait offerte - ouverte - au Réprouvé. Mais d'avoir ruiné l'homme le rend impardonnable; c'est qu'aussi bien tout le plan créateur repose sur le rôle médiateur de l'espèce. Après la Chute, chaque acteur de ce drame se voit infliger le châtiment qui convient le mieux à sa culpabilité, une sanction qu'on pourrait dire « connaturelle ». L'homme continuera d'assujettir la nature sensible, toutefois non plus avec puissance et dans la joie, comme primitivement décrété, mais dans la sueur, l'effort souvent stérile, tous les tracas nouveaux qu'il s'est lui-même suscités. La femme ne cessera plus de convoiter, de « porter son désir sur l'homme », qu'elle a entraîné dans la transgression; et sa convoitise la fera souffrir, son « désir » va remplir toute sa vie, comme la bile tout l'organisme d'un jaunissard (Compte dira qu'elle « n'a qu'une physiologie »; corrigeons: quoi qu'elle fasse, elle est désir au point qu'il transsude, s'exhale d'elle, tourneboule les individus et les sociétés). Quant à l'esprit mauvais, il reste ce qu'il a choisi d'être pour séduire le couple. Son coup, il l'a perpétré en se présentant de telle façon qu'il restera incapable de se redresser encore, de s'élever même jusqu'au niveau d'obscure liberté, de bonheur à peine conscient, dont jouit la création inférieure, et de trouver d'autre aliment que la « poussière ». Tel est encore l'état du Mauvais, tel il sera tant qu'il existera. Le « pain des anges » (Psaume 77 :25) - entendons le véritable, celui dont la Manne ne fut que la figure: la nourriture du Verbe incarné Lui-même, et dont sa sainte humanité n'a cessé de tirer vigueur (Sagesse, 16 : 20; Jean, 6 : 32; Apoc., 2 : 17; surtout Jean, 4 : 34), c'est-à-dire l'accomplissement de la volonté divine, l'appropriation vitale du Verbe, l' « adoptabilité » divine - ce pain des Anges, donc, manque au Diable, désormais. Et, comme il est essentiellement précaire, hypothéqué par le non-être - comme vous et moi, d'ailleurs - comme il n'a pas en lui de quoi se maintenir indéfectiblement dans l'être, comme il a choisi pour « calice », « part d'héritage » et « portion délicieuse », comme dit le Psaume 15, l'anarchie, l'anomie - alors que l'être, s'il n'est pas infini, s'il ne subsiste point par soi, n'a de réalité, de présence, qu'à titre de maille dans un réseau de rapports - Satan se voit poussé, d'ailleurs avec tous les immondes esprits qui jouèrent sa carte, à jouer le pique-assiette ontologique de toute la création. Il lui faut alimenter sa substance, étoffer sa durée, remplir son vide, en chapardant et grappillant ce qu'il peut dans le monde des vivants. C'est lui qui, dans la parabole du Semeur, volète comme un oiseau de mauvais augure autour du paysan, guettant la trajectoire de la semence: sitôt que la Parole de Dieu tombe « le long du chemin » - non pas en plein champ, non pas au coeur de nos personnes, mais en bordure, à la frange de notre être - il se jette dessus, la trouve déjà foulée aux pieds, parce que le sol est dur et résistant, sec, sans rien de friable ou de tendre, et la mange (Marc, 4 : 4, 15; Luc, 8 : 5, 12); cette Parole de Dieu, desséchée, broyée, devient pour lui la lettre... ce qui devait propager la vie, désormais « tue », « ne sert de rien », ce qui signifie qu'elle sert le Rien... il s'en nourrit, et elle suscite en lui, comme la Parole vivante et vivifiante, la Foi; mais cette foi-ci le fait « trembler ». Et il en alimente ceux qui se sont confiés en lui (Jean, 6 : 63; 2 Cor., 3 : 6; Jacques, 2 : 19).

      La Manne rancie, souillée, devenue poison, telle qu'il la trouve au cour des hommes qu'il asservit, c'est sa nourriture préférentielle: défaire la volonté du Père (cf. Jean, 4 : 34); c'est là le « pain » qu'il proposait au Messie, dans le désert, de substituer à la Parole de Dieu (Matt., 4 : 3). Le Christ nous donne sa Chair en guise de pain (Jean, 6 : 51), son coeur de chair, son humanité déifiée; Satan préfère les coeurs de pierre (Ézéchiel, 11 : 19; 36: 26; cf. Éph., 4 : 23-24) et les multiplie volontiers en guise de pains: c'est là ce que ce père donne à ses enfants (cf. Matt., 7 : 29; Jean, 8 : 44).

      Mais tout fait farine à son moulin, et ce qui d'habitude le sustente, faute de mieux, c'est le vase qui, tout au fond de notre nature, attend d'être lapée par le Dragon: cette « terre » dont l'homme est fait, tiré, quand à ses parties inférieures, « basses » depuis la Chute, ce que Shakespeare appelle the buttock of shadow, les pudenda ténébreuses, ce que possède en nous l'irrationnel, l'élan brut, l'astuce par laquelle il tente vainement de se dépasser. Et ce qui lui permet ces horribles ripailles, c'est la possession, c'est l'obsession, c'est la mainmise, quand Dieu le permet, sur l'homme et sur la bête; ce sont les triomphes du péché, qu'il soit minime, mesquin, médiocre ou « grandiose » - comme si la peste était plus sublime que le choléra! - c'est enfin, chez cet orgueilleux, chez ce Grand Paon, de s'imposer à notre attention, par de cruelles et lassantes tentations, par la maladie, la souffrance, le vertige de l'âme, le cri désespéré de la chair, les catastrophes et l'épaisse atmosphère de sadisme indifférent et de nauséeuse volupté que cet « archonte de la puissance de l'air » (Éph., 2 : 2) répand autour de nous comme une écoeurante et narcotique ambiance. Tels sont pour lui, dorénavant, les seuls accès possibles à l'existence concrète, actuelle, charnelle: celle qu'il n'a méprisée d'abord, que pour nous l'envier ensuite...



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II. - DÉMONOLOGIE RABBINIQUE AU TEMPS
DE JÉSUS-CHRIST



1. Les trois rôles de Satan


      En « la quinzième année du règne de Tibère-César, Ponce-Pilate étant gouverneur de la Judée » (Luc, 3 : 1), quelles étaient, chez les Juifs, à propos de Satan, les notions popularisées par les traditions rabbiniques? (Nos sources: 1° Midraschîm ou commentaires sur l'Écriture et la prédication. Les Juifs en attribuaient traditionnellement l'origine à Esdras (I Esdras, 7 : 6, 10, 11, 12); mais cette collection, longtemps transmise verbalement par les sopherîm, a été finalement codifiée et « clichée » définitivement par Rabbi Aquiba, du temps d'Hadrien, et par Jéhoudah le Saint, vers 150-170 de notre ère. - 2° Les Targoumîm ou paraphrases du texte inspiré, après avoir constitué l'objet d'un enseignement verbal pendant des siècles, ont fini par être fixés par écrit, sous leur forme définitive, vers le milieu du 2è siècle après J.-C. Leur antiquité est attestée par la légende qui, à l'époque même de leur codification, veut que Moïse ait reçu, sur le Sinaï, le Targoum de Babylone sur le Pentateuque. - 3° Le Talmoud ou Guénara (qui la le même sens que Vêdanta: perfection de l'Écriture) représente, en ses deux versions (Babylone et Jérusalem), une tradition plusieurs fois séculaire et remontant bien au-delà de Hillel et de Schammaï, au moment de son immobilisation par le texte écrit (fin du 4è siècle après J.-C. pour celui de Jérusalem, un siècle plus tard pour celui de Babylone). Un traité comme le Pirqé Abbôth (Tradition des Pères) contient des éléments de toute date, dont les plus anciens datent au moins de trois ou quatre siècles avant notre ère. Dans cet inextricable fouillis, où sont rapportés pêle-mêle les obiter dicta d'innombrables rabbins totalement inconnus, impossible de dater chaque propos. Il suffit de savoir qu'en bloc, les opinions ici rapportées étaient contemporaines de l'enseignement évangélique. Nous citons ici le Talmoud de Jérusalem d'après l'édition de Krotoschin, celui de Babylone d'après celle de Vienne. Nous n'avons pu nous servir ici que des Septem Libri Talmudici parvi Hierosolymitani, publiés par Kircheim à Francfort. Le Dr Paul Kahle, professeur émérite à l'Université de Bonn, vient de publier, à l'Oxford University Press for the British Academy, The Cairo Geniza, dont le Chruch Times du 9-1-1948 affirme que « c'est à la fois une histoire de plus de cinquante années d'érudition concernant le texte de la Bible hébraïque et une démonstration personnelle de la consécration du Dr Kahle lui-même à cette branche de recherche pendant plus de quarante ans... le couronnement inestimable de son oeuvre durant toute sa vie. L'étudiant professionnel de l'Histoire et de la critique biblique devra peser en détail la masse énorme d'érudition dont ce livre est bourré ». Or, « les manuscrits de la Cairo Geniza confirment la vue », niée par les exégètes qui se voudraient du dernier bateau, et d'après laquelle « les Targoumîm juifs existaient bien avant le Vè siècle avant J.-C. » l'auteur écrit en toutes lettres: « Il es plus que probable que la Tradition juive attribuant l'origine des Targoumîm à Esdras est absolument correcte ». Notons d'abord qu'à part Satan, aucun des noms portés par l'Adversaire dans le Nouveau Testament ne figure dans les écrits rabbiniques; mais la notion de Calomniateur universel, de Diabolos, n'y manque pas. De plus, la théologie juive contemporaine de Jésus ignore tout d'un Royaume du Mauvais, du « monde » au sens johannique, de « ce » monde au sens paulinien. La puissance des ténèbres n'est pas opposée à celle de la Lumière, Satan n'apparaît pas comme l'adversaire de Dieu. Le Diable est ici l'ennemi de l'homme, plutôt que du Très-Haut et du Bien. La différence est radicale. Le Nouveau Testament nous montre deux principes, deux « royaumes » en lutte, l'un et l'autre prétendant à dominer tout l'homme.. le Christ apparaît là comme « l'encore plus fort », qui vainc l' « homme fort et bien armé » et lui ravit, non seulement ses dépouilles, mais encore ses armes (Luc, 11 : 21-22). C'est au cours d'un guerre spirituelle, d'un combat moral, que le Diable est vaincu, et sa défaite a pour effet la libération de l'espèce assujettie. Autrement dit, l'homme est arraché à la domination de l'Ennemi, non seulement par fiction, imputation, force extrinsèque et divin arbitraire, mais par sa propre régénération, par la substitution, en lui, d'un nouveau principe de vie spirituelle à l'ancien. Le conflit devient, quant à son point de départ, à son terrain, à ses résultats, d'ordre exclusivement spirituel et moral. Or, cette conception, le rabbinisme contemporain de Jésus l'ignore totalement.

      Pour lui, le « Grand Ennemi » n'est que l'adversaire envieux et malicieux de l'homme. Le mal-principe ne se trouve pas comme hypostasié dans le Démon... et hypostasiable en nous; il « n'a rien en nous », comme dit Jésus, mais pour la simple raison qu'il ne pourrait rien avoir en nous! Satan n'est, pour les rabbins du premier siècle, qu'une espèce de Croquemitaine, souvent jocrisse; et cela dans ses trois rôles: comme Schamaël ou Satan; comme Yetser haRa, personnification le l'impulsion pécheresse; comme Ange de la Mort (donc comme Accusateur, Tentateur et Bourreau). Sa Chute fait suite à la création de l'homme; elle est due à l'envie et à la jalousie des Anges. Au sein du Sanhédrin divin, Dieu soulève la question: « Dois-je ou non créer l'homme? » Pendant qu'on discute ferme, Yahweh crée Adam et dit aux Anges: « A qui bon vos laïus? L'homme existe! » Or, bon nombre d'entre eux s'étaient opposés à la création de ce parvenu... Voici qu'en Éden Adam qualifie, « nomme » toutes les créatures; il est donc capable d'ordonner l'univers, au moins subjectivement: il est créateur « en esprit ». Cette supériorité sur les Anges, qui n'ont pas d'autonomie intellectuelle, mais reflètent passivement, comme des miroirs, ce qu'ils contemplent en Dieu, exaspère ces Messieurs, qui complotent illico la perte d'Adam. Or, de tous les « princes angéliques », Schammaël est le premier, bien au-delà des Quatre Vivants et des Séraphins (il a deux fois autant d'ailes!)... Accompagné de ses séides, il descend sur terre, « possède » le Serpent - alors pourvu de voix, de mains et de pattes: une espèce de chameau parlant - et persuade Ève que Dieu a défendu de toucher l'Arbre de la Science. Il le touche, et ne meurt pas! Ève, ayant « grossi » l'interdit divin, s'étant suscité des lois où il n'y en avait pas, enfreint le précepte imaginaire, voit Schammaël (Ange de la mort) se jeter sur elle, craint de mourir seule (auquel cas Élohîm fera don d'une seconde femme à son époux), et se décide, par amour pour Adam, à l'entraîner dans la mort en l'amenant à désobéir avec elle! Tel est le récit qu'on trouvera dans le ch. 13 de la Pirqé de Rabbi Éliézer, dans la Béreschîth Rabba, 8, 12, 16, 18, 19; et dans le Yalkouth Schiméoni, I, 8, C). Bien entendu, pas un seul théologien juif, tout en admettant que la Chute avait eu, pour Adam et pour sa descendance, des suites fâcheuses, n'admettait la doctrine d'une tare originelle, polluant héréditairement la nature humaine (Weber, System der Altsynagigischen Palästinischen Theologie, p. 217).

      Voici Satan partagé, désormais, entre trois rôles; examinons-les rapidement...

      1° Accusateur des hommes. - C'est au Livre de Job qu'il apparaît pour la première fois dans ce rôle. Il est « l'Adversaire », qui se présente devant Dieu, parce que le Tout-Puissant l'y contrait (Job, I : 6-7; I rois, 21 : 1; 22 : 21-22; Zach., 3 : 1-2); il fait, lui aussi, à sa façon, son service : « Le diable porte pierre »... Ni l'égal, ni le rival de Dieu (pas de dualisme). Yahweh lui permet certaines libertés, lui en interdit d'autres, lui impose des limites (Job, 1 : 12; 2 : 3-6). Nous retrouvons le Satan de Job à la fin de ce chapitre, avant d'en venir à saint Jean.

      Chez les rabbins, toute tentation de l'homme par Dieu s'effectue par l'intermédiaire de Satan. Ainsi, lorsque Yahweh veut qu'Abraham Lui sacrifie son fils, le tentavit Deus Abraham de Genèse, 22 : 1, devient un réquisitoire du Diable contre le patriarche, au Sanhédrin céleste (Sanhédrin, 89 B; Béreschîth Rabba, 56) : Abraham n'est qu'un dévôt intéressé; il vient d'avoir un fils et n'offre aucun sacrifice. Dieu répond que la patriarche offrirait même son fils. - Chiche! Réplique en substance le Mauvais... Dans le Livre des Jubilés, ch. 17, dans le Tanchuma ou Yelamdenou, 29 A et B, Isaac et Ismaël discutent de leurs mérites respectifs, et le premier se déclare prêt à s'offrir à Dieu. « offrir même son fils, tel est le mérite premier de l'homme », dit Yahweh aux Anges qui s'opposent à sa création (Tanch.). Chaque grande épreuve d'un serviteur de Dieu, dans l'Ancien Testament, ferait suite à quelque réquisitoire du Maudit...

      2° Séducteur des hommes. - On lit dans la Babha Bathra, 16 A, que Satan n'est autre que le Yetser haRa, l'impulsion mauvaise, la perversité innée. Mais, en général, le Talmoud distingue entre Schammaël-Satan, le Mauvais, doué d'existence personnelle, indépendamment de nous, et notre concupiscence individuelle. C'est Dieu Lui-même qui, avant la Chute, nous inocula cette propension perverse, en même temps que l'aspiration au bien (Yetser haTob), l'équilibre de ces deux tendances devant constituer l'homme « normal » (Berakhôth, 61 A). Notion des plus réconfortantes pour le pécheur, puisque « les deux lois qu'il trouve en lui » datent, l'une et l'autre, de sa création (Béreschîth Rabba, 14)! La persistance en nous du mauvais principe est rigoureusement indispensable à la persistance du monde dans l'être (Sanhédrin, 64 A; Yoma, 69 B). Voilà qui eût réjoui Sade et Nietzsche!

      A travers toute l'histoire d'Israël, Satan intervient comme le Grand Séducteur: il tente de dissuader Abraham d'immoler Isaac, de terroriser ce dernier, d'affoler Sarah (et il y réussit au point qu'elle en meurt); il veut empêcher les Juifs d'accepter la Loi, leur fait accroire que Moïse est mort sur le Sinaï, les amène aux pieds du Veau d'or, essaie vainement d'enlever l'âme de Moïse défunt (voir Jude, 9), apparaît à David sous forme d'oiseau, de sorte que, lorsque le roi l'abat d'une flèche, Bethsabée lève la tête et, par sa beauté, conquiert le coeur et les sens de David (Sanhédrin, 89, B; 107 A; Bemidbar Rabba, 15; Bérechith Rabba, 32, 56; Tanchuma, 30 A et B; Schabbath, 89 A; Debharim Rabba, II; Abhodah Zarah, 4 B et 5 A; Yalkouth, I : 98 et 2 : 56; etc.). (On excusera l'insuffisance de nos tentatives de transcription phonétique en français des mots hébraïques.)

      3° Destructeur des hommes. - Il veut nuire, détruire, ravager, coûte que coûte, donc parfois sottement et à ses propres dépens, ce qui le stupéfie grandement! La théologie rabbinique en fait parfois un Poltergeist à l'allemande. N'ayant pu faire sombrer la foi d'Abraham et d'Isaac, il annonce la mort de celui-ci à sa mère, ce qui la tue (Yalkouth, I : 98; Pirqé de R. El., 32); suivant d'autres, c'est en le voyant revenir sain et sauf qu'ayant cru à sa mort sur les dires de Satan, elle mourut de saisissement (Ber. Rab., 58). Il apparaît sous la forme d'un vieillard pour persuader Nemrod de jeter Abraham dans une fournaise, et au patriarche pour le convaincre de se laisser faire! Tout moribond le voit, brandissant un glaive, au bout duquel tremble une gouttelette de bile. Terrorisé, le mourant ouvre la bouche et avale la goutte, ce qui explique la lividité, la puanteur et la corruption du cadavre! D'après d'autres rabbins, Satan pourfend les moribonds; mais Dieu, ayant créé l'homme, sauvegarde la dignité de celui-ci et... sa propre « face », en rendant cette blessure invisible (Abod. Zar., 20 B)! Impossible de raconter ici les détails picaresques du combat qu'il livre victorieusement à Michel pour la possession de l'âme de Moïse; l'Archange fuit honteusement, lorsque Moïse, un instant ressuscité pour le bon motif, arrache de rage l'une de ses « cornes » lumineuses et la plante en plein dans l'oeil du Diable, qui, du coup, lâche prise. Mettez-vous à sa place! Toutes ces belles choses se trouvent dans le Debharîm Rabba, « midrasch » sur le Deutéronome, p. II... Il va de soi qu'une telle satanologie pouvait provoquer des terreurs superstitieuses; mais la conception du mal moral et du combat qu'il faut lui livrer, coûte que coûte, n'a que faire de tels fondements.


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2. Satan chez Job


      Somme toute, c'est chez Job que la figure de l'Adversaire apparaît comme vraiment et purement religieuse, comme élément d'un véritable culte « en esprit et en vérité » (Si Job figure en ce chapitre, consacré à la démonologie systématique des théologiens rabbiniques, c'est parce que: 1° c'est dans ce livre que, pour la première fois, Satan (et non pas seulement le Serpent de la Genèse) joue un rôle dans la vie religieuse de l'homme; - 2° c'est là, aussi, que nous trouvons les premiers « pilpouls » rabbiniques.). On y trouve déjà la conception du Diabolos, soit Calomniateur (2 tim., 3 : 3; Tite, 2 : 3 ; Apoc., 12 : 10), soit Diffamateur (I Tim., 3 : 11), telle qu'elle fait l'objet, dans le Nouveau Testament, de cinquante-trois mentions explicites, très souvent avec l'article * (« ro » grec) connote la personnalité du Diabolos: celui qui excite les uns contre les autres par le mensonge et l'équivoque. Matt., 4 : 1; 1 Pierre, 5 : 8; Apoc., 12 : 9 et 20 : 2, identifient sans aucun doute cet Accusateur au Satan de Job. - « D'où viens-tu? » demande à Satan Yahweh. Le Diable doit, ici, rendre compte devant le trône du Juge (cf. Gen., 3 : 14-15), bien que la transaction définitive soit pour la Parousie (Apoc., XX). Dieu ne questionne pas les Anges fidèles, puisque c'est Lui qui les « envoie » et qu'ils ne font que sa volonté. S'Il questionne Satan, c'est qu'apparemment celui-ci n'en a fait qu'à sa guise. - « D'où viens-tu? » - « De parcourir le monde, d'y errer çà et là ! »... Il n'a donc plus d'habitat fixe au ciel, il n'en a pas encore dans la géhenne, « préparée » pour lui en vue de la Parousie, dit Jésus. Chassé de son « domicile » premier avant la Chute de l'homme (2 Pierre, 2 : 4; Jude, 6), il se voit convoqué malgré lui devant le Maître. Nous sommes loin du Prolog im Himmel de Faust:

Von Zeit zu Zeit seh' ich den Alten gern,
Und hütte mich, mit ihm zu brechen;
Es ist gar schön von ein' so grossen Herrn
So menschlich mit dem Teufel selbst zu sprechen!

De temps en temps, j'aime à parler au Vieux;
Ne pas briser, j'y mets un soin extrême:
C'est bien gentil, pour un si grand Monsieur,
De bavarder avec Satan lui-même!


      La pensée étant mouvement, « navette » dialectique, on nous permettra d'anticiper quelque peu sur la conclusion de cette étude. Cette permission - cet ordre - en vertu duquel Satan peut reparaître au « ciel », Satan en fait usage pour la dernière fois dans l'Apocalypse, 12 : 7-9, pour tenter d'y supplanter l'Agneau par la violence, par l'étalage de sa puissance et de ses dons, après avoir vainement tenté de Le vaincre (entre autres, ici-bas) par la ruse et la subtilité. Vaincu par Michel et « ses » Anges, il est jeté derechef sur terre (Luc, 10 : 17-18; Jean, 12 : 31). dieu ne lui permet plus « d'accuser nos frères » dans le ciel (Apoc., 12 : 10), ni de s'y mesurer avec le Christ en personne. Il peut, toutefois, exercer encore sa fureur ici-bas, mais « pour peu de temps » (ibid., 12 : 12). Mais qu'est-ce qu'un « peu de temps » à la mesure de la « Voix forte dans le ciel »? Mille ans sont comme un jour, disent le Psalmiste et saint Pierre. Quand vient pour tous, même pour le Diable, le parachèvement, la perfection le ***, il tente une dernière fois de s'en prendre au Médiateur humble et doux; mais c'est comme Agneau, comme Roi pacifique et miséricordieux, que le Christ l'abat, le désarme à jamais, le jette en cette géhenne préparée, pour ce Jour même, depuis que le monde existe (Apoc., 20 : 7-10).

      Pour un motif qu'Il n'a pas jugé bon de nous révéler, Dieu permet que Satan, jusqu'au Jugement Dernier, aille et vienne comme un « esprit de l'air »; bien qu'il n'échappe jamais à la puissance (éventuellement manifestée) de Celui qui est « plus fort que lui », il peut, en sa haine invétérée de l'humanité (le seule ennemi qu'il puisse atteindre), rôder en quête de sa proie spirituelle (1 Pierre, 5 : 8). Rôder, en attendant le « repos » qui lui est réservé, « préparé depuis la création du monde » en vue du Grand Jour, c'est tout ce que lui permet son inquiétude. La nôtre procède de ce que nous cherchons Dieu (irrequietum est cor nostrum...); la sienne, de ce qu'il Le fuit. Dans Matt., 12 : 43-45, on le voit « trotter par des lieux arides » - c'est le « sol pierreux », dans la parabole du Semeur - « cherchant du repos, et il n'en trouve point ». C'est un sédentaire, il aime ses habitudes. Il s'appelle Légion; il pourrait s'appeler Routine. Le voilà qui tente, par la possession - et la pire est l'inconsciente, l'union sanctifiante à l'envers, sans aucun « phénomène »: tout entier, le monde contemporain est ainsi « plongé dans le Mauvais » (1 Jean, 5 : 19) - le voilà qui tente de s'incarner; cet Ogre aime la chair fraîche...

      Dans Job, 1 : 9, il diffame l'homme devant Dieu, tout comme, dans l'Éden, il avait diffamé Dieu devant l'homme (Gen., 3 : 4). Il est, décidément, le Diabolos par excellence, et, sur terre, jusqu'au sein de l'Église, les diaboloï, les sempiternels « accusateurs de leurs frères » sont ses fils bien-aimés (1 Tim., 3 : 11; 2 Tim., 3 : 3; Tite, 2 : 3: Paul a horreur de cette espèce!)... Et comment Satan met-il en doute l'intégrité de Job? - « Est-ce pour rien que Job craint Dieu? » Cet imbécile comprend à fond le bourbier de notre nature; mais ce qu'elle garde mystérieusement, incompréhensiblement, de bien - l'image, alors qu'est perdue la similitudeo - mais la « grandeur du roi déchu », dirait Pascal, et qui doit nous arracher des larmes - joie, joie, joie, pleurs de bénie componction! - il n'en saisit goutte!...

      « Pour rien »!... Ni Job, ni aucun autre serviteur de Dieu, ne Le sert « pour rien ». Dieu est-Il égal à rien? L'amour de l'Être, de la Plénitude, de l'inexhaustible Richesse, est-ce l'amour du Rien? Le Chrétien, comme Job, sert Dieu parce qu'il trouve sa récompense en son service même; la récompense de l'amour, c'est d'aimer davantage (Jacques, 1 : 25, où l'hindouisme trouverait la vraie notion, positive et féconds, du vaîreyhia, de « l'action se suffisant à soi-même »). Pour qui ne peut connaître que ce qu'il y a de pire dans la nature humaine, le but que vise le Saint, qui l'attire et l'anime, ne peut qu'apparaître irréel, chimérique, « rien ». Mais les plus pécheurs d'entre nous, s'ils sont quand même fidèles - si, « malgré les égarements où nous a entraînés la fièvre violente de nos passions, malgré nos péchés, nous n'avons jamais désavoué le Père, le Fils et le Saint-Esprit » (Commendamus Tibi, avant-dernière Grande Oraison sur les mourants) - ont éprouvé parfois que Dieu S'approche infiniment de nous, et le plus adorablement, et de la manière qui déclenche le plus notre amour, lorsqu'Il Se manifeste au plus profond de nos âmes comme rien. Seulement, incapable de comprendre l'espérance qui galvanise, parfois à son insu, le coeur fidèle malgré ses faiblesses, et, à fortiori, la paix immédiate et la joie hic et nunc d'une âme pour qui « servir Dieu c'est régner », Satan s'imagine que, sous le poids de l'adversité, la religion de Job ne peut que s'écrouler. Pour notre part, c'est au bagne allemand de Breendonck que nous avons le plus suavement et puissamment éprouvé benignitatem e. humanitatem salvatoris nostri Dei...


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3. Le monde des « écorces » ou « coques »


      Nous avons vu que la théologie rabbinique ignore tout d'un « royaume de Satan ». Aussi, la notion d' « esprits mauvais » y reste-t-elle assez vague tenant tantôt de nos démons chrétiens, tantôt de ces « esprits de la nature » « ni bons, ni mauvais », véritable faune de l'invisible, dont toutes les traditions ésotériques, l'occultisme et nombre de psychical researchers dans les dernières soixante années nous affirment l'existence, et que Newman, dans un texte déjà cité, pages 201-202 appelle les *** (grec).

      La littérature rabbinique les qualifie, suivant leur activité, de Mazzikin (Nuisibles), de Rouachôth haRa (Esprits mauvais), de Touachôth touméach (Esprits impurs), de Seïrîm (Boucs); ces deux dernières appellations figurent dans nos Évangiles (les « boucs » du Jugement Dernier y sont des hommes devenus pareils aux démons, associés désormais « au Diable et à ses anges »; cf. Matt., 25 : 32, 33, 41). Ce sont aussi des Rouchin (Nocifs) et des Malakhîm Chabbalah (Anges portant dommage). On les appelle, enfin, des Schédîm, nom provenant de la racine Schéda, qui signifie à la fois: solitude désertique, survol et rébellion.

      Certains écrits rabbiniques admettent - et beaucoup trahissent à leur insu - l'origine iranienne et mazdéiste de ces conceptions: « Les noms des Anges, et des mois qu'ils régissent, nous sont venus de Babylonne », et pas mal d'autres notions aussi! (Talm. de Jérus.: Rosh ha Schanah, 56 B; Béreschîth Rabba, 48 A et B)... Rappelons-nous ce « petit peuple » dont nous parlent, à travers les siècles, tant de traditions: « élémentaux », elfes, gnomes et dêvas, dont Leadbeater, Hodgson et Conan Doyle sont allés jusqu'à nous présenter des.. photographies (?), Kobolds et poltergeister dont la la grave Society for Psychical Research enregistra, de Myers et Podmore jusqu'à Harry Price, les exploits, en d'innombrables procès-verbaux, auxquels même des savants réputés, comme William Crookes, Oliver Lodge, Camille Flammarion, Lord Kelvin, Carl du Prel, Bozzano, Charles Richet, prêtèrent la main. Il s'agit là d'entités malicieuses, versatiles et rouées, quasiment simiesques, qui ne sont pas, semble-t-il, absolument mauvaises, perverses, et qui, parfois même, selon leur humeur passagère, rendent capricieusement service, mais dont mieux vaut éviter le contact plein de risques. Il est possible, en recourant à des formules et diagrammes magiques, de les asservir. Tels sont aussi les *** (grec) de la théologie rabbinique au temps de Jésus-Christ. Jetons un coup d'oeil sur leur origine, leur nombre, leur classification et leurs moeurs.

      1° Origine. - Diverses versions circulent. « Ils » ont été créés la veille du premier sabbat, mais, depuis lors, leur nombre ne cesse d'augmenter (Pirqé Abhôth, 12 B; Bér. Rab., 7). Qui les a propagés depuis? Ève, par ses relations sexuelles avec des incubes; Adam, par les siennes avec des succubes, surtout avec Lilîth, leur reine (Eroubhin, 18 B; Bér. Rab., 20). Adam a, pendant cent trente-huit ans, vécu sous la malédiction (qui le frappait personnellement), jusqu'à la naissance de Seth, engendré « à l'image » de son père (Genèse, 5 : 2). Donc (sic), la progéniture issue d'Adam pendant ces trente-huit dernières années ne l'a pas été à son image, mais à celle de Lilîth et des succubes (voilà du syllogisme appliqué à la théologie!)... D'après le Livre des Nombres chaldéen, que suit ici la plus ancienne Kabbale, reprise par le Sépher Yetsirah et le Zohar, le monde « yetsiratique » ou de l' « in-formation » cosmique, qui est celui des Anges, projetterait son ombre - les « contraires logiques » - dans le monde « atsiatique » ou de l' « action » - de l'épreuve, les Hindous diraient: du karma - sous forme de kliphôth, d' « écorces » ou de « coques ». Celles-ci seraient les configurations psychiques objectivant ces « contraires logiques ». Elles ont pour prince Schammaël et, dans notre univers, habitent les « sept demeures » (Schéba hakhalôth). Pour certains kabbalistes, les « coques » seraient les « ombres inversées » des Séphirôth, ou les manifestations, dans notre univers, des Séphirôth « de gauche », dites aussi « de la rigueur ».

      2° Nombre. - Il est limité, parce que ces êtres se propagent (comme nous, ils se nourrissent et meurent; mais, comme les Anges, ils ont des ailes; impondérables, ils traversent l'espace et les corps; ils connaissent l'avenir, sauf les futurs libres). Telle est la tradition rapportée par le Traité Chaghigah, 16 A. Par contre, d'après la Babha Qamma, 16 A, ces entités sont issues des métamorphoses que subissent les vipères, lesquelles, en quatre fois sept ans, deviennent successivement vampires, chardons, ronces et schédîm (Pour les Rose-Croix, les animaux seraient issus de l'homme. A l'époque de sa primitive « plasticité créatrice », ses passions se seraient extériorisées, objectivées, sous forme d'êtres purement... passionnels. Il va sans dire qu'à travers toute cette étude, mentionner et citer n'est pas synonyme d'approuver et d'entériner!). Faut-il voir là un symbole de l' « évolution régressive » ou dégénérescence cosmique - chute graduelle et de plus en plus accélérée - suite à la Faute d'Adam?...

      C'est ce que pourrait suggérer une tradition apparentée: les schédîm jailliraient des épines dorsales que n'incline jamais la prière (voir Babha q., 16 A et, dans le Talmoud de Jérusalem, le Traité Schabbath, 3 B) (Les épines dorsales: se souvenir des nombreuses et concordantes traditions ésotériques concernant koundalini, le « feu subtil » de la colonne vertébrale, issu des « centres lombaires », et que l'ascèse doit sublimer (les hysychastes du Mont Athos en avaient la connaissance): « J'ai fait sortir un feu du milieu de tes entrailles, et c'est lui qui t'a dévoré » (Ézéch., 28 : 18). Castus est qui amorem amore ignemque igne excludit (Saint Augustin). Il existe un texte indubitablement plus net de Clément d'Alexandrie, mais nous n'arrivons pas à le retrouver.). Quoi qu'il en soit, chacun de nous a toujours mille démons à sa droite, et dix mille à sa gauche (interprétation rabbinique du Psaume 90 : 7). Lilîth, reine des succubes, a cent quatre-vingt mille suivantes (Pésach, 112 B). Cette vermine invisible se trouve partout: dans les miettes de pain qui jonchent le sol (cf. Matt., 15 : 27), les flacons d'huile, l'eau potable, l'air, le pus, les maisons abandonnées, et surtout les latrines (Tolstoï s'était persuadé que les « microbes » sont la forme physique des démons; cette conception n'est pas loin de celle qu'on rappelle ici. (Cf. La Guerre et la Paix).); elle s'y cache le jour comme la nuit, mais apparaît surtout un peu avant le chant du coq: qu'on ne se trouve jamais seul, à cette heure, dans un bâtiment en ruines (Bérkhôth, 3 A et B, 62 A)! A deux, il y a encore du risque; à trois, plus aucun (ibid., 43 B). Mieux vaut, d'ailleurs, dans toute maison, ne pas dormir seul (Schab., 151 B). Ni sortir la nuit sans, au moins, une torche. Les veilles du mercredi et du sabbat sont les jours les plus dangereux. Heureusement, les schédîm ne peuvent ni créer, ni produire. On les chasse par des formules magiques, gravées sur des amulettes qu'on porte sur soi; on les conquiert grâce au Tétragrammaton, qui est le Nom secret de Yahweh.

      3° Classification. - Tout d'abord, il y a des mâles, dont le chef est Asmodée, et des femelles, dont la reine est Lilîth. Les uns et les autres appartiennent, d'après le Targoum du Pseudo-Jonathan, à l'un des « ordre » suivants: esprits du matin, de midi (cf. Psaume 90 : 6) (A qui m'objecterait qu'il s'agit, dans ce Psaume, d'une « peste » ou « contagion », je répondrais que, précisément, pour les rabbins, les maladies de ce genre manifestaient une présence démoniaque.), du soir et de la nuit. Leurs noms changent de désinence suivant leur sexe: Schédîm ou Schédôth, Rouchîm ou Rouchôth, etc.

      4° Moeurs. - Beaucoup de ces *** personnifient des maladies: surtout la lèpre, les affections cardiaques, l'asthme, le croup, la rage, le tétanos, les diverses formes de vésanie, les crampes d'estomac, l'angine, les attaques de goutte et le bégaiement! D'autres schédîm sont, on l'a vu, des espèces de genii locorum; il est dangereux, mais permis, de les évoquer, pourvu qu'on dispose des formules magiques excluant tout danger (Sanhédrin, 101 A). c'est à ce niveau qu'était tombée la religion juive...

      Le Talmoud est une mine de renseignements précis sur ce thème. Chamath, par exemple, le démon de l'huile, provoque l'acné ou l'eczéma. Mais on obvie à tout risque en prenant l'huile, non pas directement du flacon, mais d'abord dans le creux de la main. Gare à toute substance qui n'a pas été couverte pendant toute la nuit: eau, vin, etc.! Elle fourmille de schédîm! Vous en avez sur les mains avant la purification rituelle, et plein l'eau, après. Tout ce que font les hommes de Dieu, ils l'imitent (c'est ainsi que les magiciens du Pharaon purent singer Moïse; cf. Schémôth Rabba, 9). Ces imaginations ont un tel prestige que Josèphe - pour qui le pouvoir d'évoquer, d'exorciser et d'asservir les « boucs », et de guérir par eux, provient du roi Ézéchias, à qui Dieu l'a donné - affirme avoir assisté à l'une de ces cures (Antiq. Jud., VIII, 2 : 5). Les scribes ne disent-ils pas, d'ailleurs, que Jésus-Christ guérit de même (Matt., 10 : 25, 12 : 24-27)?

      Ces impurs sont légion, qui guettent nos moindres erreurs. Ils ont pouvoir sur tous les nombres pairs (Songer aux superstitions modernes sur les nombres impairs, qui « portent chance ».). Ne buvez jamais, par exemple, deux, ou quatre, ou six coupes de vin (Bér., 51 B), sauf durant la nuit de Pâques, où les schédîm n'ont aucun pouvoir sur les fils d'Israël (Pésach, 109 B)!... Mais on peut les apprivoiser, ces « nocifs », en faire des « esprits familiers ». Tels rabbins doivent à leurs révélations l'immensité de leur science; parmi ces démons savants, brillent surtout le sched Joseph et le sched Jonathan (Pésach, 110 A; Yébhamôth, 122 A). Rabbi Papa avait à son service, comme domestique, l'un de ces personnages (Choullin, 105 B). Méfiez-vous des trop bons serviteurs dont disposent certains rabbins! Pour vous assurer de leur identité, jetez des cendres autour de leur lit: si leurs traces, au matin, sont pareilles à celles que laissent les pattes du coq, plus de doute... ce sont des « démons » (Bér., 6 A; Ghittîn, 68 B)! Du temps de Salomon, le Sanhédrin (Anachronisme évident.), soupçonnant qu'Asmodée apparaissait parfois sous la forme du grand Roi, aurait bien voulu lui examiner les pieds. Mais le malin - c'est le cas de le dire! - ne les découvrait jamais... Enfin, si vous ne croyez guère à tout ce qui précède, voici la recette infaillible qui vous permettra de voir: prenez l'arrière-faix d'une chatte noire, issue d'une chatte noire- l'une et l'autre, premières nées- brûlez-le dans un feu vif, mettez-en la cendre dans un tube de fer, scellé d'un anneau de fer. Trois jours après, répandez cette cendre sur vos yeux: vous m'en direz des nouvelles (Bér., 6 A)! Rabbi Bibi réussit cette expérience à merveille; par malheur, les esprits évoqués le rossèrent jusqu'au sang; seules, les prières des rabbins ses confrères le guérirent. Après de tels exemples, il est assez stupéfiant de voir des « critiques » modernes attribuer à l'ambiance juive la démonologie du Nouveau Testament. Ces « critiques » ignorent apparemment tout de la littérature rabbinique...


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4. Possession, maladie et magie noire


      D'après Josèphe, la vésanie du roi Saül était due aux schédîm, qui, de plus, « le faisaient suffoquer par des crises d'asthme »; par contre; Salomon guérissait bien des malades en chassant les démons de leur corps, par des incantations dont les formules secrètes étaient parvenues jusqu'à tels contemporains de l'historien juif: Rabbi Éléazar, par exemple, qui réussit la cure d'un possédé, en présence de l'empereur Vespasien, de ses officiers et de ses troupes, en plaçant un grimoire salomonien sous les narines du malade. (Cf. JOSÈPHE, Antiq. Jud., VI, 8 : 2; VIII, 2 : 5. Pour lui, les démons sont les âmes désincarnées des pécheurs défunts (les Baraas): conception rationaliste qu'on ne retrouve chez les rabbins qu'ultérieurement; par exemple Yalkouth Schim. (sur Isaïe), 46 B, où les schédîm sont les âmes de ceux qui périrent lors du Déluge.)

      Il y a donc ambivalence: si ces esprits sont à l'origine des affections physiques et psychiques mentionnées dans le chapitre précédent, et d'accidents comme la rencontre d'un taureau sauvage, ils servent aussi, pour qui sait comment les domestiquer par des formules et pentacles magiques (si les formules contiennent un verset biblique, elles ne peuvent appeler les démons par leur nom (Schab., 67 A).), à guérir « miraculeusement ». Il convient donc de se les attacher en les nourrissant, puisqu'ils mangent, boivent, se propagent, etc... (Rien de tout cela dans le Nouveau Testament.): ils ont pour aliment certains éléments du feu et de l'eau, des odeurs et des sons (Dans l'hindouisme, les gandharvas sont des dévas qui, littéralement, se sustentent de sons (musicaux).). On les évoquera donc, pour combattre possessions et maladies, par des fumigations d'encens, mêlé d'essences spéciales. On se rappellera que les plus méchants et puissants sont ceux qui pullulent dans les latrines (Schab., 67 A). A proprement parler, la Bible interdit la magie sous peine de mort; d'ailleurs, pourquoi pratiquerait-on celle-ci? Elle ne possède aucun pouvoir sur Israël, tant qu'il sert le vrai Dieu (Choul., 7 B; Nédarîm, 32 A). Mais, entre les principes et la pratique, la casuistique des rabbins mettait de la marge!

      Il est même, parfois, permis de se livrer à la magie le sacro-saint jour du Sabbat (Sanhédrin, 101 A). C'est l'un des trésors dérobés aux Égyptiens (cf. Exode, 12 : 35-36), car l'Égypte est la patrie de la magie; n'est-ce pas dans ce pays que Jésus a fait son apprentissage de sorcier? Comme chaque voyageur se voyait fouillé au départ, lors de son retour en Palestine Il a dissumulé sous sa peau (sic) les formules si précieuses (Quiddouschin, 49 B; Schab., 75 A et 104 B). Tous les Judéo-Chrétiens, ses disciples, sont d'ailleurs magiciens comme Lui. C'est ce qui explique le succès de leur propagande. Au premier siècle de notre ère, Rabbi Ischmaël-ben-Elischa, petit-fils du grand-prêtre exécuté par les Romains (JOSÈPHE, De Bello jud., 1, 2 : 2.), empêche son neveu Ben-Dama de se faire guérir, par un Chrétien, d'une morsure de serpent: « Mieux vaut périr que d'être sauvé par la magie » (Abhodah Zarah, 27 B). A la même époque, l'illustre Rabbi Éliéze-ben-Hyrcanos, suspect de conversion au christianisme au point d'être persécuté, finir par sauver sa vie parce qu'on le tient pour attiré au Christ par un pur envoûtement magique (ibid., 16 B et 17 A). Au second siècle Rabbi, Joschoua-ben-Lévi, en controverse avec des Chrétiens, se voit acculé par leurs citations bibliques. Le « bec cloué », il les maudit et leur lance un « démon de mutité ». Pour sa déconvenue, ses adversaires, plus magiciens que lui, lui renvoient la balle (ou le « bouc ») au bond. Et le voilà plus muet que jamais!

      Ces magiciens, le Talmoud les divise en six classes: les nécromans (Le mort « remonte » du Schéôl, les pieds en l'air, la tête en bas; sa voix lui sort de dessous les aisselles!), ceux qui prononcent des oracles en se mettant un os dans la bouche, les charmeurs de serpents, les indicateurs de dates fastes et néfastes, les « chercheurs de morts » (Ils jeûnaient sur les tombes pour pouvoir communiquer avec les esprits impurs.), et les pronostiqueurs de bons et de mauvais « signes » (Divination légitime, si l'on refusait à ces « signes » tout déterminisme inéluctable (Choul, 95 B).). Les femmes, plus encore que les hommes, s'adonnent à la sorcellerie (Talmoud de Jérus. : Sanh., VII, 25 D). D'après le Targoum du Pseudo-Jonathan sur Genèse, 31 : 19, et les Pirqé de R. Éliézer, 36, voici comment on peut, à l'instar des Patriarches (sic), se fabriquer des téraphîm: il suffit de tuer un nouveau-né, de lui couper la tête, de « préparer » celle-ci au sel et aux épices, de lui poser sous la langue un plat d'or, où sont gravées certaines formules magiques... la tête répond à vos questions! N'a-t-on pas accusé Charles IX d'avoir pratiqué des rites analogues?

      Quand aux maladies déjà mentionnées, les démons ne peuvent vous les infliger que si vous commettez certaines imprudences. Par exemple: emprunter de l'eau potable, marcher dans une flaque d'eau récemment répandue (A moins qu'on ne l'eût recouverte de terre, ou qu'on eût craché dessus, ou qu'on eût enlevé ses chaussures (Pésach, 111 A)! ), ou, risque non pareil, se promener entre deux palmiers s'ils ne sont pas distants l'un de l'autre d'au moins quatre coudées! Mais il y a tout aussi grave: se trouver dans l'ombre de la lune (On sait qu'en de nombreuses traditions initiatiques, les morts qui forment « le rebut d'une génération terrestre » - véritables thrombi de l'évolution humaine - se trouveraient, soit sur l'hémisphère enténébrée de la lune, soit dans le cône d'ombre projeté par la terre. Voit la remarque finale de la note 1, page 214.) ou de certains arbres: les démons y pullulent.

      Si chaque maladie a son propre « génie », la possession n'est jamais durable et permanente, mais consiste en influences répétées et momentanées, qui coïncident avec les « crises ». Bien entendu, on peut prévenir aussi bien que guérir ces maux. Par exemple: la veille du mercredi ou du sabbat, on empêche la pollution démoniaque de l'eau en répétant le Psaume 28 : 3-9, qui, par sept fois, mentionne la Voix divine ou Bath-Kol. On peut aussi chanter: « Loul, Schaphan, Anigron, Anirdaphin, je siège entre les étoiles, je marche entre le maigre et le gras! » (Pés., 112 A). Contre la flatulence, on boira de l'eau chaude, en psalmodiant: « Qapa! Qapa! Je pense à toi, à tes sept filles, à tes huit belles-filles! » (ibid., 116 A). Pour guérir un anthrax, rien de tel que de prononcer: « Baz, Baziyah, Mas, Masiyah, Kas, Kasiyah, Scharlaï et Amarlaï! Vous autres, Anges, venus du pays de Sodome pour guérir les douloureux anthrax! Que leur couleur ne tourne pas davantage au rouge! Qu'elle ne s'étende plus! Que le grumeau soit absorbé dans les entrailles! Ainsi qu'une mule ne se propage pas, que ce mal, lui non plus, ne se répande pas dans le corps de X..., fils de Z...! » (Schab., 67 A).

      Mantram contre l'eczéma: « Épée tirée! Fronde détendue! Son nom n'est pas Yokhabh, et le mal s'arrêtera! » Contre les redoutables démons des latrines: « Sur la tête du lion et dans la gueule de la lionne, j'ai trouvé le sched Bar-Schiriga-Panda. Je l'ai jeté sur un lit de cresson, et frappé avec une mâchoire d'âne » (Schab., 67 A). Contre le « mauvais oeil », mettre le pouce droit dans la paume gauche et le pouce gauche dans la paume droite, en disant: « Moi, X..., fils de Z..., j'appartiens à la maison de Joseph, sur qui le mauvais oeil n'a aucun pouvoir! » Si vous passez entre des sorcières, murmurez: « Agrath, Azelath, Asiya, Belousiyah, sont djéà tuées par des flèches! » Enfin, pour parer à toute espèce de risque, voici le plus précieux des exorcismes passe-partout: « Bar-Tit, Bar-Téma, Bar-Téna, Tchaschmagoz, Mérigoz et Istéaham! Qu'ils râlent, craquent, sautent, soient maudits et précipités! ».

      C'est à ce niveau d'obscène et superstitieuse puérilité qu'était descendue la démonologie des théologiens juifs, lorsque survient le Messie. A ce fatras malaxant des notions iraniennes et phéniciennes, d'ailleurs avilies, pour y mêler des vestiges informes et dégénérés d'enseignements initiatiques- attribués par leurs tenants à quelque Tradition primordiale- la doctrine de l'Évangile est incommensurable. Rêver, même, d'une comparaison, est en l'occurrence une indignité.



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III. - EN FEUILLETANT LE NOUVEAU TESTAMENT.


A. - LES SYNOPTIQUES: SATAN AU DÉSERT


1. Si les Juifs prévoyaient la Tentation du Messie


      Adam, fils de Dieu (Luc, 3 : 38), créé à l'image du Fils incréé, a subi, tout au début de sa carrière de médiateur entre Dieu et le monde, une fondamentale épreuve. Comme le Diable, « il n'a pas tenu bon dans la vérité (Jean, 8 : 44); il a cessé d'être le verbe du Verbe, d'être soi-même. Au seuil de sa carrière, de l'empire qu'Il doit conquérir par son anéantissement (Phil., 2: 6-8 oppose cette exinanitio à l'enflure ontologique de Genèse, 3 : 4-6), le nouvel Adam doit passer, lui aussi, par cette épreuve initiatrice.

      Dès son Baptême, qui Le sacrait par la double voix de la terre et du ciel Roi-Messie et Fils monogène de Yahweh (Matt., 1 : 7-8; 4 : 14; Luc, 3 : 16-17; Jean, 1 : 26-27, 32-34; Matt., 3 : 16-17; Marc, 1 : 10-11; Luc, 3 : 21-22; Psaume 2 : 2, 6-9, 12.), il fallait que Jésus prît conscience, clairement et pleinement (Évidemment, de science acquise et expérimentale, exprimée en images et concepts.), de tout ce qu'implique un « monde totalement immergé dans le Mauvais » (1 Jean, 5 : 19). Comment réaliser ce Royaume, par quels « méthode » rigoureusement inverse et adverse de celle qui nous valut la Chute, il convenait que le Christ nous en fît l'irrécusable démonstration, à travers le creuset de l'épreuve. Mais cette haute convenance de la Tentation dans le Désert, c'est après coup, seulement, qu'elle nous paraît évidente. Les Juifs n'eussent pu s'en douter, puisque leur Messie n'avait rien de commun avec ce jeune rabbi gyrovague. Sans doute, la tradition biblique elle-même, et, dans le cas donné, le présupposé psychologique, eussent-ils dû leur faire pressentir que la grandeur spirituelle est au terme d'une dialectique en trois points: tentation-douleur-victoire. Comment voudrait-on qu'il en fût autrement dans un « monde sans Dieu » (Éph., 2 : 13)? La gloire même du triomphe est à la mesure de la tentation première: ç'a été le cas des patriarches, de Moïse, de tous les héros de la foi, dans Israël. Les commentaires rabbiniques du texte sacré brodaient à volonté sur ce thème central: l'envie des Anges. Satan veut dissuader Abraham de sacrifier Isaac; la cour céleste prétend s'opposer à ce qu'Israël reçoive la Loi; le Diable tente vainement de ravir l'âme de Moïse (Bemidbar Rabba, 15). Quelques puériles, répugnantes, parfois obscènes et blasphématoires que soient certaines de ces légendes, elles ont cependant toutes en commun ce thème fondamental: la tentation spirituelle est la condition première de l'exaltation spirituelle. Le texte même auquel nous venons de faire allusion - c'est un midrasch ou commentaire sur le Livre des Nombres - conclut: « Le Saint - béni soit son Nom! - n'élève aucun homme à la dignité du Royaume, qu'Il ne l'ait d'abord éprouvé, scruté, sondé; s'il résiste à la tentation. Il le constitue en dignité » (cf. Jubilés, 17; Sanh., 89 B; Pirqé de R. Éliézer, 26, 31, 32; etc).

      Mais, en tous ces passages, il ne s'agit que de l'homme « ordinaire ». pour le Messie, la tradition juive ne contient pas la moindre allusion à sa tentation par Satan. Loin que le Diable ait même l'idée de s'en prendre au Messie, le Yalkouth Schiméoni (commentaire de tout l'Ancien Testament), interprète, dans une glose d'Isaïe, 60 : 1, le verset 10 du Psaume 35 (Dans ta Lumière nous voyons la lumière) comme s'appliquant au resplendissement du Messie: c'est cette lumière qu'en la Genèse Dieu déclare « très bonne », parce que, jaillie de Lui avant la création, c'est elle qui, en les éclairant, valorise toutes les créatures; mais, depuis la Chute d'Adam, Il la cache sous le trône de sa gloire, jusqu'à ce que paraisse le Messie. Or, Satan demande à Yahweh: « Pour qui réserves-Tu cette primordiale Lumière? » - « Pour Celui qui t'humiliera et t'écrasera! » Là-dessus, le Diable demande à voir ce Personnage. Dieu lui montre le Messie, et, à l'instant même, Satan se prosterne et reconnaît que ce Roi le jettera, lui avec tous les Gentils, dans la Géhenne (Yalkouth, 2 : 56 A). Cette première rencontre du Diable et du Messie prend, dans la tradition juive, un sens et un accent littéralement inverses de ceux qu'on trouve dans le récit évangélique de la Tentation.

      De même, au cours de ce commentaire d'Isaïe, LX, le Messie se voit élevé, par la main des Anges, sur le faîte du Temple, non pour y être tenté, mais pour y proclamer son empire universel et la soumission volontaire des goyîm: « Vous, les pauvres, elle approche, votre rédemption. Si vous croyez, exultez en ma lumière, qui s'est levée pour vous seuls! » Alors, « tous les peuples viendront à la lumière du Roi-Messie et d'Israël; tous lécheront la poussière sous les pieds du Messie... se prosterneront, baiseront la trace de ses pas, ramperont au sol et diront: Soyons esclaves du Messie et d'Israël. Et chaque fils d'Israël aura deux mille huit cents serviteurs, comme l'a dit Zacharie... (Dans Zach., 8 : 23, « dix hommes de toutes les langues des nations (or, il y a soixante-dix nations) saisiront le pan de la robe d'un Juif en disant: Nous voulons te suivre car nous savons que Dieu est avec toi! » Or, le talith juif a quatre pans. Chaque Juif a donc 70 X 10 = 700 X 4 = 2800 serviteurs! Curieux exemple des résultats où peut mener une exégèse exclusivement attachée au sens obvie, au plus immédiat, sans aucune préoccupation des résonances spirituelles. Philon, s'il avait commenté ce verset, eût décrit sans doute les Dix Séphirôth entourant comme une invisible aura le Messie sorti d'Israël. En arithmosophie kabbalistique, 2800 = 28 = 2 + 8 = 10 = la plénitude (I + O = Dieu + la création): 4 est le nombre de l'expansion spatiale.) En ce temps-là, ... on lui dira: Éphraïm, fils de Joseph, Messie, notre Justice, juge les nations et traite-les selon ton bon plaisir » (Yalkouth, 2 : 56 A).

      On voit que certains des thèmes que développe le récit évangélique de la Tentation avaient effleuré la pensée juive, mais dans un esprit nettement contre-évangélique! Ce que Jésus repousse comme suggestion diabolique, c'est ce qui, pour les rabbins, doit précisément manifester la dignité messianique. Le Messie du Judaïsme, au premier siècle de notre ère, est donc l'Antéchrist des Évangiles.


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2. Aperçu général de la Tentation


      Jésus avait tenu à Se faire baptiser. Dès sa plus tendre jeunesse, Il S'était rendu compte qu'il Lui fallait « vaquer aux affaires de son Père ». Sitôt que l'appel du Baptiste: « il est proche, le Royaume de Dieu », Lui parut venir effectivement de Yahweh, Il comprit, de science expérimentale et acquise, que « les affaires de son Père » étaient identiques au Royaume; et Il décida de S'y consacrer, pour « accomplir toute justice » (Matt., 3 : 15). Mais cette consécration, que scellait le Baptême de Jean, Il ne pouvait l'entendre comme les autres Juifs qui venaient au Précurseur. Il S'était voué, non seulement au Royaume, mais en plus à la Royauté: la Voix céleste avait fait office de héraut; l'Esprit-Saint l'avait sacré, par l'onction d'une inhabitation permanente et toute particulière, unique, de son humanité. On sait combien le troisième Évangéliste insiste sur le rôle directeur de la Troisième Personne vis-à-vis de la nature humaine de Jésus-Christ (Luc, 1 : 35; 3 : 22; 4 : 14); de toute cette nature, avec les prolongements et les rejets, l' « humanité de surcroît » qu'elle possède en nous, membres du Corps mystique (Actes, 6 : 3; 7 : 55; 11 : 24).

      Lors de son Baptême, Jésus subit sa première Transfiguration, l'intérieure, l'invisible: le Saint-Esprit Le remplit « sans aucune mesure » en tant qu'homme (Jean, 3 : 34), et c'est « dans la puissance de (cet) Esprit », qui désormais sature et possède son humanité tout entière, que le Maître entreprend sa carrière (Luc, 4 : 1, 14). Ces « affaires de son Père », dont Il avait à S'occuper, c'était donc le Royaume;; et la manière toute personnelle et providentielle dont Il aurait à « y vaquer » (Luc, 2 : 49), c'était son propre règne. Toutefois, la démarche du Christ n'est pas la même, selon qu'il s'agit du Baptême ou de la Tentation: « il alla trouver Jean au Jourdain, pour être baptisé » (Matt., 4 : 13)... il s'agit bien d'un voyage voulu, délibéré; mais, « rempli de l'Esprit-Saint », Jésus « fut conduit » par Lui dans le désert... Marc nous le montre poussé, « expulsé » (***) comme la pierre de la fronde. Non qu'il renaclât et Se dérobât, mais à proprement parler le texte des Synoptiques suggère ici la passivité la plus totale, celle d'un jouet, d'un projectile, sans but ni volonté propres en l'occurrence, mais « mené » (***), « talonné », « refoulé » (***), harcelé, pressé, poussé, avec une irrésistible force, et sans savoir Lui-même où cette puissance Le conduit, par l'Esprit-Saint; ainsi, le Souffle de Yahweh « transporte » Élie et « enlève » Ézéchiel (I Rois, 18 : 12; Ézéch., 3 : 12), « ravit » Philippe qui « se trouve en Azôth », sans trop savoir comment (Actes, 8 : 40). « Si le Fils de Dieu a paru, S'est manifesté (dans la chair), c'est pour détruire les oeuvres du Diable » (I Jean, 3 : 8); il est donc logique qu'à peine baptisé, Jésus S'en aille à la rencontre de l'Ennemi. De même, après la Transfiguration - pour son humanité, Baptême, non plus de grâce, mais de gloire - Il doit être « enlevé d'en-bas » et, purement et simplement, conforme son propre vouloir à l'irrésistible orientation de l'Esprit (Luc, 9 : 51).

      Ce récit de la Tentation met en scène deux personnages: le Fils de l'Homme et Satan. Occupons-nous d'abord du premier, bien entendu sous l'angle du sujet traité. Bien qu'en l'occurrence la Tentation comporte les souffrances du choix sans ses risques (Hébr., 4 : 15), les Synoptiques nous présentent ici Jésus comme l'Adam nouveau, sous un double rapport: quant à Lui-même, quant à nous; ces deux points de vue, on s'en doute, n'en font qu'un. Épreuve bifide, par conséquent. Le Second Adam est tenté, comme le premier, alors qu'il est encore intègre en sa personne comme en sa nature. Mais l'épreuve est conditionnée par les séquelles de la Chute: l'humanité du Christ n'est, en tant qu'humanité, abstraction faite de Celui qui l'assume, pas impeccable. Le Verger des délices a fait place au Désert, mais la victoire du Messie fera refleurir l'Éden en cette solitude desséchée (Isaïe, 35 : 1; 51 : 3). Alors qu'Adam vivait au sein d'une nature harmonieuse, d'une anthroposphère entièrement adaptée à l'assouvir, Jésus subit l'épreuve dans la plus radicale misère: sa force vitale, privée de ses adjuvants les plus indispensables, se dissipe, s'écoule comme un filet d'eau parmi les sables brûlants du désert. C'est déjà le « frêle arbrisseau », la « maigre tige issue d'une terre desséchée », que nous reverrons à la Passion (Isaïe, 53 : 2). Adam avait pour lui tous les atouts, il ne ressentait en sa nature aucune complicité secrète avec la tentation. Sa nature primitivement intègre, Adam la devait directement à Dieu. Mais avec le Christ, « nous avons en commun chair-et-sang », - on connaît le sens de cette expression dans le N. T. - « il y a eu part de même » (Hébr., 2 : 14). « Car, sans aucun doute, ce n'est pas (la nature des) Anges qu'Il assuma, mais (bel et bien) la semence d'Abraham » (ibid., 2 : 16). « De là, pour Lui, l'obligation d'être sous tous les rapports, fait semblable à ses frères », tributaires, eux aussi,, de chair-et-sang, et descendants, eux aussi, d'Abraham, héritier de la nature adamique éprouvée en Éden (ibid., 2 : 14). Ainsi, « dans la mesure où Il a (Lui-même) souffert d'être tenté, Il est capable de secourir ceux qui ne cessent d'être tentés » (ibid., 2 : 18). « Nous n'avons donc pas un grand-prêtre incapable de ressentir avec nous nos faiblesses, (car) Il a été, sous tous les rapports, tenté suivant (la) ressemblance (existant entre Lui et nous), (mais) sans (succomber au) péché » (ibid., 4 : 15). C'est pourquoi, « dans les jours de sa chair... bien qu'Il fût le Fils, Il a », en tant qu'Homme, « appris (ce que c'est que l') obéissance, par ce qu'Il a souffert », jusqu'à ce qu'Il fût, en ce qu'Il avait d'humain, de créaturel, « perfectionné » (ibid., 5 : 7-9; 2 : 10; Luc, 13 : 32). S'il est pénible à Dieu d'avoir à subir le contact du péché - « Tes yeux sont trop purs pour supporter la vue du mal, Tu ne peux pas contempler l'iniquité » (Habacuc, 1 : 13) - combien plus le Verbe incarné, dont l'humanité n'est ni un décalque à la monophysite, ni un faux-semblant à la docète - parce qu'elle mérite réellement, et non par fiction et convention - combien plus ce Verbe doit-Il, en cette nature humaine, souffrir des infiltrations sataniques, des tentacules poussées jusqu'en sa sensibilité, son entendement, son complexe psychophysiologique: à quel point l'âme et l'esprit peuvent, en Lui, subir l'écartèlement (Hébr., 4 : 12), c'est ce que démontrera, sur la Croix, la déréliction subie, ressentie, realized, par les puissances purement humaines, alors que le Verbum supernum n'a pas abandonné la droite du Père... Cependant, comme lorsqu'Il pressera Judas d' « agir vite », Jésus court à la tentation. Littéralement, l'Esprit l'y « induit », Le mène en plein traquenard diabolique, pour qu'Il en dérègle la machine et bouleverse l'astuce. L'Esprit Le conduit tambour battant (***), et la sixième cause du Pater, si platement et fadement traduite (à la moliniste) en français, prend ici tout son sens: ne nos inducas in tentationem. (« Ne nous laisse pas succomber » est, on l'admettra, plus semipëlagien que barthien... On ne savoure pas assez l'introduction du mot « pauvre » (= médiocre, minuscule) dans les formues ora pro nobis pôvres peccatoribus... ad te clamamus pôvres exules filii Evae. Noter aussi, dans le Memorare, la traduction « je me prosterne à tes pieds », pour coram te... assisto. Il y a là comme un parti-pris de multiplier les rapetissements bêtifiants. Le redoutable Ponéros du Pater, puante hyène rôdant, les yeux pleins d'un feu rouge, autour de nous, devient le « mal », quelconque, abstrait. Nous proposons un degré de plus dans l'aplatissement: « Priez pour nous, pauvres petits pécheurs. »)

      Comment l'attaque extérieure a-t-elle pu devenir à proprement parler « tentation », donc s'infiltrer dans les puissances passives, irresponsables, de la sainte humanité? Par quel joint, par quel point de tangence? La coexistence de l'omnipotence et de la faiblesse en Jésus-Christ, doit-elle nous « scandaliser » plus que celle de sa science et de son ignorance, de son omniprésence comme Dieu et de sa localisation en tant qu'Homme, de sa béatitude intratrinitaire et de son inexprimable souffrance et abandon sur la Croix? A Gethsémani, nous Le voyons, dans telle sphère de son existence, dans sa participation à tel « éon », ayant part à l'absolue Joie du Père et de l'Esprit; mais ce parfait bonheur, compréhensible et exprimable à Dieu seul, expérience propre à l'Être incréé, on comprend qu'ici-bas la conscience humaine du Christ, abandonnée à l'épreuve, n'en ait pas eu -ni pu avoir - l'aperception sous forme d'images ou de concepts de sorte que le Sauveur S'est trouvé « douloureusement stupéfié, le coeur lourd, triste jusqu'à la mort ». marc, 13 : 32 nous doit-il effaroucher plus que Jean, 11 : 33-35, où les larmes n'ont pas encore séché sur la Face adorable, lorsque la « forte Voix » commande: « Sors, Lazare! »... ? L'Incarnation surabonde en contrastes, qui manifestent l'amour et la condescendance du Monogène, sans porter atteinte à l'unité personnelle du Verbe incarné. Cette unique Personne vit en deux sphères à la fois, conformément à la condition foncière ou *** de chacune. Son « ignorance » ne peut obscurcir, au regard de son âme humaine, rien de ce qu'elle doit connaître pour nous enseigner et nous sauver; mais elle le rend parfaitement « sympathique », de par une même « longueur d'ondes » ontologique, aux règles actuelles de notre vie mentale (Hébr., 2 : 10; 17-18; 4 : 15).

      Si, d'autre part, nous portons notre attention sur ce que le Christ avait psychologiquement de commun avec nous, sur la conscience « normale » dont vingt passages néotestamentaires affirment qu'elle constitue son ***, sa « ressemblance aux hommes en toutes choses », sauf le péché - et sans quoi la race ne serait pas plus susceptible d'avoir part à la Rédemption que les soles ou les kangourous, en qui l'on voit mal, malgré Romains 8, des cohéritiers du Monogène dans toute la force du terme- nous devrons constater ceci: cette conscience humaine s'enrichit - mais c'est un « appauvrissement » pour le Verbe comme tel (2 Cor., 8 : 9), - grâce aux apports de l'hérédité, de l'ambiance, de l'éducation, du Zeitgeist, de l'expérience personnelle et de la réflexion.

      C'est ici qu'éclate la futilité, la superficielle psychologie des objections niant l'utilité du jeûne quadragésimal, ou présentant les suggestions du Diable comme de gauches et balourdes blandices, inaptes à réellement « tenter » le Fils de l'Homme. C'est l'Esprit qui, l'épée dans les reins (Éph., 6 : 17), « pousse » Jésus-Christ dans le désert pour y être tenté. Qu'il s'agisse ici de la traditionnelle Quarantania, ou de la région jouxte à Bèthabara, nous importe très peu: affaire d'historiographes et d'archéologues, importante aussi pour M. Baedecker et le Guide Joanne. Nous, c'est l'âme du Christ qui nous importe, infiniment plus que ses déplacements physiques, et, partout où Jésus subit l'assaut du Diable, en Palestine ou dans les membres de son Corps mystique, c'est le « désert ».

      Ainsi, l'Histoire universelle recommence, et de fond en comble, dès le Baptême dans le Jourdain: Jordanis conversus est retrorsum. Et ce nouveau départ s'effectue dès que Jésus défie le royaume de Satan. Seulement, les conditions ne sont plus les mêmes: il ne s'agit plus d'un choix, mais d'un combat; car Satan, d'ores et déjà prince de ce monde, a pour lui la prescription. Bien que nous soyons amenés plus loin, à commenter le récit de la Tentation avec quelque détail, notons ici que la Tentation n'a pas cessé de se dérouler tout au long des quarante jours; elle atteignit toutefois son point culminant tout à la fin, lorsqu'après un long jeûne, Jésus, creusé, vidé par la faim, descendit jusqu'au fond de la fatigue et de la faiblesse. Or, le jeûne alimentaire et les autres macérations physiques, que le Christ abandonnait bien volontiers aux disciples du Baptiste, n'occupaient dans son enseignement qu'un rang très secondaire: Il les tolérait, sans plus (Matt., 17 : 21 emprunte à Marc, 9 : 28 l'interpolation ***). L'Évangile ne nous montre nulle part le Sauveur recourant à ces voies extraordinaires: la sienne semble être plutôt celle que la Sainte de Lisieux appelle « la petite », en un sens « passive » et « prosaïque ». Tout particulièrement, les questions alimentaires sont par Lui traitées avec une dédaigneuse désinvolture qui ne recule pas devant le mot cru, et très cru! Si donc Il a jeûné dans le désert, c'est vraisemblablement pour des raisons d'ordre intrinsèque et extrinsèque. Outre qu'Il savait à quoi Il S'exposait par un aussi long séjour au désert, on comprend qu'Il ait eu d'autres soucis et préoccupations, d'autres hantises que celle du ravitaillement! Mais il se pourrait, aussi, qu'Il eût délibérément cherché à provoquer en Soi la plus extrême faiblesse physique, par l'affaissement et la dépression de toutes ses forces vitales. Ce graduel déclin de la vigueur animale frappe de torpeur les puissances proprement humaines, les facultés mentales, sauf la mémoire, que stimule, qu'avive, réveille, exalte la faim. Pendant les trente-neuf premiers jours de l'épreuve, le projet (ou plutôt l'avenir) de l'oeuvre à laquelle l'Esprit-Saint L'avait consacré, n'a dû cesser de le préoccuper. C'est là qu'a dû Le guetter la Tentation...

      Nous ne pouvons admettre qu'Il ait un seul instant hésité quant aux moyens destinés à faire triompher le Royaume. Pour établir ce règne de Dieu, Il n'a pu songer à recourir à des méthodes propres au « monde » et au « prince de ce monde », contradictoires de tout ce que représente la notion même du Royaume, opposées à la volonté du Ciel. Aucune tentation n'a pu L'ébranler, si peu que ce fût, dans le sens du propter regnum regni perdere causas. Le Maître avait dépassé la trentaine: Il avait eu le temps de Se faire discursivement, sur le « plan » de la science expérimentale acquise, mais sous l'influx constant de sa science infuse, d'inébranlables convictions. De quelles vérités Se nourrissait-il au désert? - « Il faut que Je vaque aux affaires de mon Père. Elles consistent dans l'établissement du Royaume de Dieu. Ce qui M'habilite à réaliser ces projets, ce n'est rien d'humain: astuce, force, pénétration, expérience, mais la seule inhabitation de l'Esprit-Saint dans l'Homme que Je suis. Dès lors, la seule voie qui mène au Royaume, c'est la soumission totale de mon humanité à la volonté du Père. Que dis-je? Que cette volonté se fasse par les hommes, sur terre, comme par les Anges, au ciel, c'est la survenue du Royaume »...

      Telles étant les réflexions habituelles du Seigneur, rien d'étonnant qu'elles aient servi de cible - défaut de la cuirasse, à dû se dire Satan - de point de tangence et d'insertion au Tentateur, lorsque le quarantième jour fut, pour Jésus, celui de sa plus extrême faiblesse. Mais, d'autre part, le Démon ne pouvait rêver d'entraîner le Christ par des considérations incapables de convaincre. Écoutons-Le: « Prête-moi bien l'oreille! Crois-en ma vieille expérience. Je puis n'être pas le Père universel, mais je suis l'Oncle du genre humain, l'Oncle à héritage, bien plus proche de vous tous que l'Ancien des Jours, très occupé par les Voies lactées. Tes principes, je les approuve; après tout, moi aussi je suis un Ange, et quel Ange! Je suis tout pour la Lumière, et je ne demande qu'à servir Yahweh, mais à ma petite façon, bien entendu. Car, sinon, où serait la beauté, la singularité de mon service, qui est unique, tu l'admettras? Or, soyons pratiques. Il faut ce qu'il faut. Et que veux-tu? Rétablir la théocratie d'Israël. C'est une excellente idée, que j'approuve. Mon concours t'est tout acquis. Mais tu connais ce peuple juif, n'est-ce pas? Leurs conceptions, leurs sentiments, leurs préjugés, leurs duritia cordis, les fils d'Israël ne t'en ont rien caché. Alors, tout seul, désespérément isolé, avec de tels principes, et rien que ces principes, comment vas-tu tenir tête à ce peuple? Vois, jour par jour, heure par heure, à mesure que tu perds ici ton temps, au lieu de te lancer dans l'action pour la plus grande gloire de Dieu, tu sombres, tu te dissipes, tu t'éparpilles, tu te désagrèges, empoisonné, paralysé par un sentiment, par une meurtrière expérience de déréliction totale, de solitude absolue, d'abandon, qui s'amasse autour de toi comme une opaque nuée... et ce n'est qu'un commencement! La faim te creuse; mais le souci, le tracas, l'angoisse des responsabilités, encore plus. Ton corps et ton âme se disjoignent, se liquéfient, se vident de toute vitalité. Cette tâche que si noblement tu as prise à ta charge, tu sais très bien, tu vois de plus en plus clairement, qu'elle est sans issue, rigoureusement désespérée. Tu t'y prends mal, gauchement, comme un naïf, un néophyte; choisis: veux-tu vraiment instaurer le Royaume? Alors, pas d'hésitation sur les moyens... »

      C'est ainsi que, tour à tour, l'esprit du Christ sollicité par le Tentateur eut à repousser les tentations du désespoir, de l'inertie, de la présomption, de l'autonomie, voire l'envie subite, l'abominable prurit - à satisfaire tout de suite, dare-dare, toutes affaires cessantes - de trancher le noeud gordien, de brûler ses vaisseaux. Tel a été l'élément commun, fondamental, des trois grandes tentations finales. Tout le débat, le combat, pose la question de la soumission absolue à la volonté de Dieu, moelle et réalité de toute obéissance. Or, cette servitude volontaire, animée par l'amour, c'est elle qui fait le Christ, qui Le nourrit substantiellement (Jean, 4 : 34): sans elle, Il cesserait d'être ce qu'Il est, comme Verbe et comme homme. S'assujettir à la volonté divine, Jésus n'a pas besoin de Satan pour savoir qu'il n'y a là pour Lui que souffrance, déréliction sans espoir, jusqu'à la plus amère des morts, jusqu'à la Croix de l'esclave rebelle; obéir à son Père, c'est vouloir être renié, trahi, frappé par les siens; c'est finir entre ciel et terre, abandonné de Dieu et des hommes. Or, au moment même où les suggestions diaboliques Le secouent du chef à la base comme un mât battu par l'ouragan, alors que ses puissances naturelles se trouvent réduites par un mystérieux reflux de vitalité jusqu'aux plus extrêmes limites de l'épuisement, la mémoire seule garde son phare allumé dans ces ténèbres (c'est un phénomène classique) et présente à l'humanité de Jésus la substance imaginative des trois tentations rapportées dans l'Évangile. Toutes les autres facultés mentales sont frappées de stupeur; elle seule fonctionne (tel est l'effet du jeûne quadragésimal): le tout récent Baptême, la double attente du peuple élu (le Messie proclamant le Royaume, debout sur le faîte du Temple, et tous les royaumes du monde, avec leur gloire, asservis au Roi théocratique)... voilà ce que, dans la suspension des autres puissances, la mémoire du Christ Lui rappelle avec une hallucinante vigueur, avec le relief même de la vie; voilà l'essence profonde de la Tentation: les souvenirs du Christ se détachent seuls, et avec une acuité qui leur confère comme une troisième dimension - celle de la présence concrète - sur l'écran noir d'un psychisme réduit à la seule mémoire. Ces réminiscences, qui remplissent toute la perspective ouverte au regard du Christ, Satan, Ange de la fallacieuse lumière, génie de l'illusion, les projette et les objective: jeu de glaces, sans doute, mirage et piètre illusionnisme en soi, mais qui, sur l'organisme affaibli de Jésus, devra, croit-il, produire tout son effet (le clair-obscur de la Rembrandt se prête à tous les pièges et sert à tous les alibis).


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3. Psychanalyse de Satan


      Le Tentateur s'appelle Satan chez Marc, le Diable chez les deux autres Synoptiques. Ce dernier titre désigne une fonction exercée par excellence: il y eut pas mal d'exécuteurs publics en France, mais, quand j'étais petit, « le Bourreau », c'était M. Deibler... Les exégètes qui rassemblent avec scrupule et labeur les mille détails, dont d'autres se servent pour leurs synthèses, vous diront que diabolos figure cinquante-trois fois dans le Nouveau Testament, et signifie tantôt le Calomniateur (2 Tim., 5 : 3; Tite, 2 : 3; Apoc., 12 : 10), tantôt simplement le Diffamateur et le sème-la-brouille (I Tim., 3 : 11). C'est quelqu'un, puisqu'il est honoré du * qui équivaut en grec, à notre « Monsieur ». Matthieu, 4 : 10 identifie Diabolos à Satan. Chez les Juifs, ce dernier vocable avait désigné d'abord tout personnage contrariant, puis, surnaturellement, toute créature, même bonne, dont Yahweh Se servait pour acculer l'un ou l'autre homme, pour le mettre au pied du mur. Le Diable aurait commencé par faire les basses besognes du Créateur. Cette conception, que, de temps à autre, ses re-découvreurs nous présentent comme le nec plus ultra de la satanologie « critique » est développée par le très conservateur F.-W. Farrar, dans The Gospel according to St. Luke, Cambridge Univ. Press, 1905, et par le Prof. A.-B. Davidson, dans The Book of Job, Cambridge Univ. Press., 1908. Cette dialectique d'une notion populaire, objet d'une extrapolation inspirée, n'a rien qui gêne ces éminents critiques; nous, non plus: c'est dire qu'on n'y reviendra qu'à l'Excursus II, consacré au Jéhovah noir.

      « Le Diable, votre père », dira le Christ aux pécheurs, c'est « dès le principe », au coeur même de son être, qu'il est assassin (de sa propre vérité, pour commencer). Donc, meurtrier quasiment par essence, presque par vocation. Menteur et père du mensonge, précise le Sauveur. Non qu'il soit mensonge lui-même; car le mensonge, l'erreur, l'illusion ne sont point des transcendantaux comme la vérité; le mal n'a rien d'essentiel, mais peut devenir une seconde nature, une essence acquise, si l'on peut dire (en lui donnant issue concrète dans l'Histoire, le Démon a joué son va-tout comme contre-créateur: il a « créé » le « signe » Moins). On peut « avoir l'erreur pour refuge et le mensonge comme abri » (Isaïe, 28 : 15). Satan, donc, quels qu'aient été ses débuts, n'est pas menteur, ou assassin, à la périphérie, adventicement; ses « fruits » n'ont rien d'occasionnel: ils traduisent rigoureusement la nature de « cet arbre ». Alors qu'il y a des fruits qu'on accroche artificiellement à certains arbustes: les pommes et les oranges aux sapins de Noël, par exemple, et les « bonnes oeuvres » à des coeurs racornis et sans amour. Satan, non. En son principe même, au coeur de son être, son « trésor », comme dit Jésus, c'est le mensonge et l'assassinat. On traduit généralement *** par « homicide ». Mais, chez le Diable, mensonge est synonyme d'assassinat. Mentir, c'est faire violence au vrai; c'est supprimer le réel en intention et en effigie (faute de mieux); ce qu'on possède du réel, et sur quoi l'on a prise: l'expression, la similitude verbale, on l'abolit, on l'anéantit.

      Si l'on se dit, maintenant, qu'à tout instant, fussions-nous absolument « seuls », le monde spirituel tout entier nous entoure, nous pénètre et nous guette in abscondito - en sorte que le moindre péché rêvé, projeté, imaginé, est, pour ces milliers de témoins, à leur niveau d'être (immatériel), déjà réalisé (puisqu'ils ignorent l'acte physique, et n'en connaissent que l'envers spirituel: convoiter une femme, dit Jésus, c'est déjà la souiller), n'est-on pas amené à conclure que mentir, inventer, substituer « sa » version des choses à la réalité c'est vampiriser, c'est tuer une créature de Dieu au profit d'une pseudo-créature, d'un robot, d'un zombi (Folklore de St. Domingue et d'Haïti (notion vaudoue): zombi = cadavre galvanisé par un sorcier et reprenant toues les apparences de la vie (il peut prendre l'aspect de tel homme encore en vie), sauf qu'il est incapable d'amour et, sur le plan physique, de propagation sexuelle. Il dure ce que dure la volonté qui lui confère l'existence.), d'une larve lancée dans une pseudo-existence par nous-mêmes? Mentir, c'est parodier la création. C'est l'équivalent verbal de la débauche. C'est faire la guerre à ce Dieu qui S'est dit Lui-même Lumière et Vérité.

      Satan, donc, est menteur (non pas mensonge, puisque le mensonge, le mal, n'est avant lui qu'un détestable possible, sans aucune réalité: le Diable, dit Jésus, est « menteur » et « père du mensonge », qui date de lui). Il est menteur et meurtrier « dès son principe », dans le plus intime réduit de son être. Cette « chambre de celle (la Sagesse) qui nous a conçus » (Cant., 3 : 4), cette caverne d'Horeb (I Rois, 19 : 9), où, chez le « fidèle » - mais combien le sont? - luit doucement la scintilla, l'étincelle de la divine Présence, il ne s'y trouve, chez le Démon, que pourriture, ossements moisis sous le badigeon des sépulcres blanchis. Il « n'y a pas en lui de Vérité »...

      Or, la Vérité, c'est Dieu. L'humanité sainte de Jésus-Christ accepte d'être la demeure de la divine Plénitude; Satan ne peut donc avoir rien en elle (Jean, 14 : 30-31; 8 : 46). Le Diable, au contraire, n'accepte pas de « diminuer » pour qu'en lui « croisse » le Très-Haut. Il « dit en son coeur: Moi, et rien que Moi » Il prétend « être semblable au Sublime » (Isaïe, 47 : 8; 14 : 14). Son « coeur s'est élevé; il a dit: Je suis Dieu; il a pris son vouloir pour la volonté de Dieu » (Ézéch., 28 : 2). Sa condamnation lui vient de ce qu'il s'est « enflé d'orgueil », ce qui ne peut manquer de lui gâter l'optique, de l' « obnubiler » (I Tim., 3 : 6). Or, « l'orgueil est le principe de tout péché, si bien que l'orgueilleux devient lui-même principe, à son tour, d'abomination » (c'est encore l'arbre, mais de mort, vénéneux, la contamination ontologique, la source empoisonnée: au Christ, « témoin fidèle et véritable, principe de la création selon Dieu » - Apoc., 3 : 14 - s'oppose le faux témoin, traître, semeur de doute et menteur, principe de la contre-création selon le non-être). Satan, l'orgueilleux par excellence, devient le « principe de (toute) abomination » (Ecclus., 10 : 13).

      Par orgueil, Satan ne peut que « changer la vérité de Dieu en mensonge » (Rom., 1 : 25), subverser l'univers, en détruire et fausser tous les rapports, en changer le « chiffre », le « secret », comme on dit des coffres-forts, substituer le « vide » au « plein » (Rom., 8 : 20). Alors qu'il « n'a rien en » Jésus (Jean, 14 : 30-31), Dieu, la Vérité, n'a rien en Satan (Jean, 8 : 44). Et, parce que le Démon n'a pas LA Vérité en lui, il n'a pas été capable de rester ferme dans sa vérité. Comme ses fidèles, il a trahi ses origines, son essence première (**, cf. Jude, 6), « abandonnant son propre état ». La vérité de tout être est sa conformité effective au projet divin sur lui. Elle est même double: 1° au degré inférieur, elle consiste dans une fidèle correspondance des divers éléments de l'homme entre eux; l'homme est « vrai » si l'on peut, en toute confiance et réellement, le juger à ses « fruits »; si les choses (oeuvres, actes, etc.) qu'il présente proviennent authentiquement de son trésor intérieur, de « l'abondance du coeur » (Matt., 12 : 34-35); si sa conduite, par exemple, traduit ses intentions, et ne les trahit pas; s'il est, en deux mots, sui compos, délibérément cohérent... Mais 2° cette conformité de l'existence à l'essence, si nous envisageons les rapports de la créature, non plus avec elle-même mais avec le Créateur, trouve sa propre valeur et réalité dans une conformité de tout l'homme, du composé essence-existence, à l'archétype qu'en a la Pensée divine, à la « limite » qu'en est cette Pensée. Sous ce rapport, vérité devient synonyme de perfection (et, chez la créature responsable, cette vérité n'a de sens, de valeur, de réalité, que si elle est imitation délibérée, discipulat volontaire, obéissance-parenté, c'est-à-dire abandon d'amour). Dès lors, plus on est homme, plus vraiment homme on est, plus on est homme « dans la vérité », et plus on s'approche de la perfection humaine. Or, celle-ci est une fidélité à la notion de l'homme telle qu'elle se trouve en Dieu (non comme concept, abstraction, idée « pure », mais comme présence, vie, objectivité concrète, réalité du Verbe, que « dégradera » la projection créatrice). Il n'y a que Dieu, que le Logos, que le Premier-Né, pour être absolument, et pas seulement relativement, la perfection de chaque être. L'Homme absolument parfait - « céleste », comme dit saint Paul - est l'objectivation, la réalisation plénière de l'idée divine de l'Homme (ou, plus exactement, de l'Homme qu'il y a dans la Pensée divine). Or, l'Homme parfait, au lieu d'être plus ou moins homme, avec des parties subhumaines ou inhumaines en lui, n'a rien, en lui, qui minimise ou abolisse l'humain; il est vraiment homme, le seul qui soit « homme pur et simple », rien qu'homme. Vrai homme parce que vrai Dieu. Jésus est le seul homme qui rende honnêtement témoignage des desseins du Père sur l'humanité; aussi, saint Jean L'appelle-t-il « le Témoin fidèle » et « le Véritable » (Apoc., 1 : 5; 1 Jean, 4 : 20), autrement dit: l'incarnation, la manifestation vivante de la Vérité: « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie » (Jean 14 : 6). L'Acte Pur, le Réel, n'est pas seulement « vrai », mais encore « Vérité ».

      Satan, lui, n'est pas assez réel, pas assez « nécessaire », pour qu'on puisse l'assimiler à un transcendantal à rebours! Il n'est pas « le mensonge »; il n'est que « menteur » et « père du mensonge ». et, « lorsqu'il profère (parodie de la génération divine) le mensonge, il parle de son propre fonds » (Jean, 8 : 44), comme le Père communique sa propre nature au Verbe dont elle constitue la Vérité. (Parodie: on ne me fera donc pas parler d'une assimilation, mais d'une analogie tentée, sur le plan créaturel, par le « singe de Dieu ».)


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4. La première grande Tentation


      Au seuil comme à la fin de sa mission terrestre, Jésus Se trouve isolé, défaillant et rongé de faim, rompu de fatigue par une lutte morale à laquelle aucun système nerveux ne résisterait. Nulle oreille pour L'écouter avec sympathie. Aucune voix, sauf celle du Tentateur.

      Dans le psychisme inférieur de l'Homme Jésus, en déroute parce que tributaire des sens, quelques souvenirs cristallisent autour d'eux l'activité mentale: ce sont les thèmes juifs se référant à l'avènement du Messie. Il distribuera du pain, comme la manne jadis, aux « pauvres de la terre »; miraculeusement, il descendra du ciel pour se manifester dans le Temple; tous les rois de la terre se prosterneront devant lui, l'empire du monde sera sien. Peu importe, se dit le Sauveur: ce qui seul compte, c'est que la volonté de Dieu s'accomplisse: tout le reste sera donné par surcroît. Lui, Jésus, doit et veut absolument soumettre sa nature humaine à cette volonté sainte, pour la réaliser sur terre comme au ciel. mais le Père désire-t-Il vraiment que son Bien-Aimé, saisi de famine, sente ses forces vitales. L'abandonner? Si Yahweh possède en Lui « toutes ses complaisances », un mot, un seul mot déclenchera la toute-puissance, et ce paysage de mort sera mis au service de la vie. Alors s'élève le chuchotement du Tentateur:

      - « Supposons, admettons, comme donnée du problème, que Tu es le Fils de Dieu »... Il n'y a pas ici doute ou moquerie, implicite négation comme au Calvaire (Matt., 27 : 40), mais hypothèse admise (tel est le sens de ** dans le grec de Luc, 4 : 3.) Donc: « Mettons que... » Le Diable associe cette tentation à la proclamation solennelle de la Filiation faite au Baptême de Jésus (Matt., 3 : 17; Luc, 3 : 22). Peut-être, l'affirmation de Satan comporte-t-elle, comme en Éden, un doute allusif et furtif à l'égard de la véracité divine: « Certes, Élohîm a dit: Vous ne mangerez pas... sans doute, oui, oui... mais ». Et maintenant: « Puisque, paraît-il, Te voilà Fils de Dieu »... S'il en doutait vraiment, la tentation du miracle n'aurait aucun sens. Reste à voir de quelle filiation parle ce personnage: l'éternelle, celle du Prologue johannique; ou la terrestre, celle d' « Adam, Fils de Dieu », perdu et retrouvé (Luc, 3 : 38)?

      Vois « cette » pierre (Luc, 4 : 3), la septaria des géologues, le lapis judaicus des premiers pèlerins en Terre-Sainte, sorte de fossile en forme de miche. Il a quelquefois l'aspect d'un fruit; les Juifs l'appelaient « melon d'Élie » et prétendaient parfois qu'il s'agissait de fruits pétrifiés des Villes Maudites. De tels faux-semblants excitent et déçoivent dangereusement l'imagination, décuplent donc les affres de la faim... Eh bien, « cette » pierre, qu'elle devienne miche! « Tu peux le faire; les miracles, c'est ton rayon. D'ailleurs, si tu trouves moyen d'ainsi susciter le pain, il y a bien des chances qu'en effet Tu sois le Messie, le « Distributeur du Pain ». Nieras-Tu que Yahweh T'aime et, par Toi, peut faire des miracles? Alors, quel manque de foi, en Lui, dans sa fidélité, dans ses promesses, et dans ta propre mission!... Ainsi, tranche le noeud gordien: agis, tout de suite, d'urgence, soutiens ton pauvre cher corps affamé, exerce ta miraculeuse omnipotence: Tu atteindras le but séance tenante. Vois: c'est par pure sympathie que je me dérange pour Te parler ainsi!... »

      Puis, après une heure, peut-être, d'immobilité dans le crépuscule tombant - car c'est le soir que commence, à la juive, cette journée dernière au désert, et c'est la grisaille crépusculaire qui permet aux septariae de passer pour des miches: diabolique et fallacieuse multiplication des pains, qui suscite en Jésus le souvenir de sa faim lancinante - la voix reprend... qui d'entre nous n'a pas perçu, presque physiquement au coeur, un message d'instinct, articulé sans aucun nom, intérieur, et dont l'on sait cependant qu'il ne vient pas de nous? Certaines « paroles intérieures » se font entendre plus fort qu'un bourdon de cathédrale. Si l'on se trouve entouré, on s'étonne que l'auditoire n'ait rien entendu (cf. Paul sur la route de Damas)... Écoutons donc:

      - Alors? Fils de Dieu, Tu n'as pas le droit de cacher ta lumière sous le boisseau. Créateur, évidemment, comme ton Père? Manifeste-le moi donc!... Décide-Toi... il est temps! Nous sommes ici quelques millions, une Légion, qui guettons ce geste pour nous convertir. Songe à cela: des esprits malchançards, qui ont une peu dévié... tout prêts à se rallier à Toi, à servir Dieu, ton Père. Avoue que le geste en vaut la peine! Transsubstantie cette pierre en pain, et l'Enfer capitule! Considère que la faim justifie les moyens.

      En réalité, de ce que réclame Satan, ce n'est pas une transsubstantiation, mais l'anéantissement de la pierre, et de la création du pain. Rien de mal à ce miracle, Jésus, d'ailleurs, l'accomplira, deux fois, même; mais, lorsqu'Il multipliera les pains, ce sera pour nourrir les quatre mille et les cinq mille. Par miséricorde envers la foule, dira-t-Il Lui-même. Par charité. Mais, pour écraser ceux qui mettent en doute sa divinité, par une démonstration prodigieuse qui les accable, non, rien, jamais! Le « signe de Jonas », s'Il consent à ce qu'une « race adultère et méchante » soit mise à même de le percevoir, ce n'est pas pour elle qu'Il l'effectue. Ce qu'au surplus le Démon Lui propose d'accomplir, ce n'est pas un miracle, comme en avaient prodigué les hommes de Dieu sous l'Ancienne Alliance, un « signe » de Yahweh, référant les hommes à la miséricorde de Yahweh bien plus qu'à son omnipotence, une manifestation, patente, indéniable, de la sainteté qu'Il veut communiquer aux siens; mais un prestige magique, païen, une preuve de force et d'arbitraire souverain. L'individu doué d'une puissance absolue, capable d'agir comme bon lui semble, espèce d'ingénieur possédant la science et les formules du monde invisible, de la protéique énergie universelle: voilà ce que le Diable voudrait faire de Lui. Un magicien, un sorcier... Mais le miracle n'a de sens, donc d'existence comme tel, que par sa portée spirituelle et morale, par sa force de persuasion sanctificatrice; il présuppose donc une soumission radicale à la volonté divine. Or, c'est l'Esprit de Dieu qui a poussé Jésus au désert, qui L'y fait vivre en des conditions providentiellement voulues. Mais Dieu, s'Il nous place dans une situation donnée, nous accorde en même temps tout ce qu'il faut pour y faire face comme Il l'entend; il y a là-dessus des textes classiques de saint Paul et de saint Jacques. Lorsque le pain manque aux Juifs, c'est Yahweh Lui-même qui fait pleuvoir la manne (Deut., 8 : 3). Cette neige alimentaire est surtout symbolique, « significative » : l'homme vit réellement de tout ce que Dieu lui prodigue, de toute intention divine exprimée sur lui, manifestée à son égard, de toute « parole » de Dieu. Dès lors, le Christ accepte cette parole, Se soumet à cette volonté, en adaptant sa vie et sa conduite aux circonstances providentielles où Il Se trouve. Chercher à S'en évader impliquerait le manque de confiance, voire la révolte. Cette pierre restera donc pierre...

      C'est alors qu'au lieu de succomber, Jésus triomphe, passe à la contre-offensive: « L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole issue de la bouche de Dieu ». Autrement dit: l'Unique Nécessaire suffit. Le reste, tout le reste, vient par surcroît...

      L'*** (au parfait). « Il est écrit ». Une fois pour toutes. Jésus laisse là l'épisodique et, crevant le plafond de la « nature », émerge dans le transcendant, d'où Il nous apporte une leçon de valeur éternelle. Il est écrit. Dans la Loi? Sans doute. Mais celle-ci ne fait qu'adapter au temps les Tables de l'éternité. Implicitement, le Diable a mis en cause l'Écriture, par allusions hypocrites; le Seigneur S'y réfère expressément. Comme pour dire: « Tu M'as rappelé, sur un ton sournois, qu'après tout Je suis le Fils de Dieu. Un des tiens me dira, de même, un jour: Il paraît que Tu es Roi?... Mais, comme à lui en temps voulu, Je ne te donnerai pas un mot de réponse sur ce thème. En Me référant à la Torah, Je te parle en homme, rien qu'en homme, en Second Adam, au nom des hommes mes frères, pour eux, à leur place. Quant à savoir qui Je suis, laisse-Moi te dire que l'on ne jette pas la Perle unique aux Porcs, ni le Secret sacré au Chien. Que Je sois ou non Celui qui préexiste en condition divine - ce qui d'ailleurs ne te regarde pas - de toute façon Je ne tiens pas l'égalité de nature avec Dieu pour un butin auquel on puisse se cramponner. Que cela te suffise, Réprouvé!... Quant au pain, Je Me trouve ici comme les Juifs à Mériba, comme « à la journée de Massa, dans le désert ». Mais, loin d'endurcir mon coeur, loin de tenter Yahweh, de L'éprouver, quoique J'aie vu ses oeuvres sur les bords du Jourdain, Je connais les voies du Très-Haut (Psaume 94) et les suis, dussé-Je crever de faim; ce qui, rassure-Toi, est absolument exclu. La Parole m'affirme que Dieu, « s'Il M'humilie » devant toi, « s'Il M'affame, s'Il Me nourrit » ici, tout le temps, d'une invisible « manne que toi, tu ne connais pas », c'est pour nous apprendre à tous « que l'homme ne vit pas de pain seulement, mais de tout ce qui sort de la bouche de Dieu », afin que « nous reconnaissions en nos coeurs que Yahweh nous instruit comme un homme ses enfants, et que nous observions sa Loi, en marchant dans ses voies » (Deut., 8 : 3-6). Ne saurais-tu pas que la Vie est plus que la nourriture (Matt., 6 : 25)? C'est ce que Moïse, qui a prévu mon jour, a voulu montrer à son peuple: tout l'homme dépend entièrement de Dieu seul; et la Vie, la vraie, l'inexhaustible, l'incorruptible, outre qu'elle est bien autre que la perpétuation de la carcasse sur cette terre, exige, pour son maintien, des dons transcendants, divins, qui dépassent infiniment ceux qui suffisent à maintenir dans l'être la nature inférieure de l'homme. Le pain qui soutient le corps est excellent, mais à quoi servirait-il, si l'âme et l'esprit, sans qui le corps n'est qu'un cadavre, manquaient de leur aliment? Toi qui guettas si curieusement, avec une attention simiesque, la création de l'homme, je te le demande: à quoi bon nourrir le nephesch, si le chayîm, « l'esprit de Dieu, ne demeure pas dans l'homme » (Gen., 2 : 7; 6 : 3)? La manne elle-même n'a été accordée aux Juifs - oui, cette nourriture matérielle! - que « pour les mettre à l'épreuve, pour voir s'ils marcheraient, ou non, dans la loi » de Yahweh. En réalité, ce peuple aveugle, au goût perverti, « ne savait même pas ce que c'était » (Exode, 16 : 4, 15); ce pain, s'il est quotidien, c'est pour lui inculquer l'imprévoyance de la foi (ibid.). Il s'agit bien, sous forme matérielle, d'un « aliment spirituel » (I Cor., 10 : 3). Une fois de plus, ce qu'il nous faut « dévorer », c'est « la parole » de Yahweh, pour qu'elle devienne notre joie, l'allégresse de nos coeurs » (Jér., 15 : 16). C'est ainsi qu' « après une privation (relativement) légère, nous goûtons un Aliment nouveau » (Sagesse, 16 : 3), la nourriture du Nouvel Homme (cf. Jean 4 : 32-34; 6 : 27-63) ».


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5. Deuxième grande Tentation


      La triple Tentation, nous l'avons vu, du dernier jour au Désert, oppose la conception du Messie « selon l'Esprit » à la notion de son rôle « selon la lettre » des traditions rabbiniques. C'est ainsi que le Messie devait, miraculeusement, « remplir de pain les pauvres ». Lors de la multiplication racontée par les quatre Évangiles, la foule juive ne s'y trompe pas. De même que le Baptiste avait demandé: « Es-Tu Celui qui vient? » (Matt., 11 : 3) - titre classique du Messie: aHabba, le « Venant-dans-le-monde » (il s'agit du monde qui, lui-même, « vient »: olam habba; cf. Jean, 1 : 9 : la Lumière « venant dans le monde »), ainsi que les foules rassasiées proclament: « En vérité, Celui-ci est le Prophète (de Deut., 18 : 15), Celui qui vient dans le monde! » (Jean, 6 : 14)...

      Mais ce Messie devait opérer son épiphanie du haut du Temple hiérosolmite. Le Yalkouth Schiméoni, glose complète de l'A. T. (éd. Wünsche), plein de citations extraites d'ouvrages actuellement perdus, commentant le chapitre LXX d'Isaïe, (vol. II, p. 56 C), le montre Se révélant à son peuple, qu'il harangue, perché sur le « pinacle » du Temple. C'est de là qu'il proclame son règne, la délivrance d'Israël et l'asservissement des nations païennes, lorsque Jérusalem sera la capitale du monde, et que le Royaume du Messie absorbera l'Empire romain (Vayyikra Rabba, 13). En ce temps-là, la Ville sainte s'étendra sur toute la Palestine; et celle-ci, sur le monde entier (Yalkouth, 2, 57 B). De plus, Sion planera dans les airs; au point que, du Temple, élevé sur le Mont Moriah, l'on pourra voir la terre entière (Babha Rabba, 75 B). Mais ceci nous mène déjà, prématurément, au thème de la troisième grande Tentation...

      On voit très bien se dessiner, dans le récit évangélique, le raisonnement de Satan, prince des logiciens: « Tu viens d'affirmer ta fiducia. Très bien. Tu ne désespère pas, dis-Tu, d'entrer dans ton Royaume; mais Tu refuses de le conquérir par ta propre puissance, par des moyens relevant de ce monde. C'est de ton Père que Tu veux le recevoir. Entièrement soumis à sa volonté, Tu veux et dois Te confier en Lui, absolument. Eh bien! Manifeste donc cette assurance. Prouve au monde que ta confiance génère en Toi l'espérance, que Tu tiens les promesses de Yahweh pour déjà réalisées... Mais, comme Tu le sais, pour que le Ciel T'aide, commence par T'aider Toi-même. Ou, plutôt, fais comme Élie: pour que Dieu puisse envoyer sa flamme dévoratrice sur l'autel, le prophète commence par amasser lui-même le bois du bûcher. Suis la tradition de ton peuple: porté par les Anges de Yahweh, descends du Temple à travers l'espace, atterris parmi les Prêtres et les sacrifices, par une catabase sacrée, tout près de la Présence mystérieuse, de la Schékhinah, dans les volutes de l'encens, devant la foule en prière, et guide Israël vers ses destinées toutes divines. Ton but sacré: l'établissement de la théocratie, sera tout de suite atteint... Tu ne veux pas, dis-Tu, conquérir par tes propres forces le Royaume? Eh bien! Confie ta Personne et ta destinée aux soins des Anges! »

      Là-dessus le Diable, alors que l'Esprit-Saint avait poussé le Christ au désert, L'enlève et Le transporte à Jérusalem... Cette Tentation du Pinacle, deuxième chez Matthieu, devient troisième chez Luc, qui raconte en second lieu la troisième de Matthieu. Luc, disciple de Paul, a peut-être épousé ses justes préventions et méfiances à l'égard de la fausse gnose. Il tient sans doute la concupiscence « des yeux », du savoir, pour la plus dangereuse des trois (cf. I Jean, 2 : 16). Il réserve donc cette Tentation de l'expérience téméraire pour la fin. Mais c'est le premier Évangile qui a raison: 1° il achève la troisième tentation par cet « Arrière, Satan! » qui met fin à tout cet épisode, alors que Luc, suivant certains manuscrits, clôt ainsi la Tentation médiane, ce qui n'a plus de sens, et, selon d'autres, omet complètement l'ordre final du Sauveur; - 2° Matthieu, l'un des Douze, a dû recevoir son récit du Christ Lui-même; - 3° Matthieu recourt, avec grande précision, à des copules chronométriques: ** (alors, verset 5), ** (derechef, encore, verset 8), de ** (et, qui n'a rien de chronologique). Enfin, si la Tentation du Pain met en jeu la concupiscence de la chair, celle du Pinacle doit déclancher celle « des yeux », alors que l' « orgueil de la vie » dressera tout à l'heure sa tête vipérine sur cette « montagne élevée » d'où le Christ verra la terre entière à ses pieds (I Jean, 2 : 16). Nous retrouvons là les trois tentations de la Genèse, 3 : 6 : le fruit est bon à manger; il assouvit le « regard » de la connaissance « naturelle »; il ouvre et dilate l'esprit, rendant semblable à Dieu. Les trois ordres de grandeur (chair, esprit humain, sagesse ou charité), dont Pascal a si fortement brossé la fresque tout en contrastes, sont ici, visiblement, en cause.

      La Tentation des Pains s'est passée au début de la journée juive, c'est-à-dire la veille, au « second soir », celui qui commence vers 6 heures (le « premier soir » débute vers 3 heures après-midi). La Tentation du Pinacle a lieu dès l'aurore, aussitôt après le sacrifice du matin. Les massives portes du Temple - ces fausses « éternelles » (Psaume 23 : 7, 9) - s'ouvrent majestueusement. Les trompettes d'argent appellent Israël à l'inauguration de la « journée lumineuse » par la prière: « Venez, chantons avec allégresse à Yahweh! Poussons des cris de joie vers le Roc salutaire! Allons au-devant de Lui avec des louanges; faisons retentir des hymnes en son honneur! » ... « C'est le moment... Jette-Toi donc Toi-même au sol! B*** ***! (A part: Oui, qu'Il Se précipite Lui-même! Car moi, je suis incapable de Le jeter contre sa volonté! Et, pour tout homme, de même : je puis lui faire sentir et ressentir la tentation; mais, pour y consentir, il faut que lui-même s'y jette!)... B*** ***, mon bon ami! Allons, qu'attends-Tu? Jette Toi Toi-même, que diable! Pourvu qu'Il ne S'aperçoive pas de mon impuissance quant à l'essentiel!... Allons, les Anges T'attendent. Ne sont-ils pas des esprits faits pour le service, envoyés comme des aides pour le bien de Celui qui doit transmettre l'héritage du salut? Les Prêtres et le peuple T'attendent aussi... depuis des siècles; entends-Tu gronder leurs acclamations dans leurs poitrines, toutes prêtes à jaillir en fanfare des gosiers? Leur coeur brûle d'éructer la louange de leur Roi. Et moi, Satan, je dis: « Mon oeuvre est pour Toi, mon Prince! » Ma langue est comme le roseau rapide du Grand Scribe (Targ. du Ps. Jon. Sur Gen., 5 : 24): Tu es le plus beau des fils de l'homme; la grâce est répandue sur tes lèvres. Yahweh T'a pour toujours consacré. Ceins donc ton glaive sur ta cuisse, Héros. Revêts ta splendeur, dans ta majesté avance-Toi, monte sur ton char angélique, accomplis ce fait merveilleux: les peuples tomberont à tes pieds; ton trône sera pour toujours établi. Vois, l'Esprit-Saint parle par ma bouche. Te proposé-je quoi que ce soit de vulgaire ou de sensuel? Transformer les pierres en pain, c'est banal, je l'admets; ma proposition fut une erreur de jugement. Qui n'en commet pas? Mais voici qui sera noble, émouvant, édifiant: fais voir ton espérance en ton Père! »

      Jésus écoute, Se tait, Se penche et regarde: très bas, les hommes s'agitent autour des autels d'où montent les fumées de l'encens (avec le cri des agneaux égorgés). Satan suggère: il est dans son rôle; celui du vrai Messie est de ne pas acquiescer, de Se refuser à cette logique d'en-bas, de Se roidir contre son attirance. Après avoir tenté de L'induire en méfiance, en suspicion - tentation contre la fiducia - l'Ennemi voudrait maintenant l'amener à présumer; car la faute capitale contre l'espérance, ce n'est pas d'en manquer (Dieu la donne ou ne la donne pas), mais, l'ayant, de la pervertir en présomption, de tourner en poison cet aliment de l'âme. Chez le mystique, par exemple, l'absence d'espoir peut n'être pas péché; mais la présomption l'est toujours. Satan, cependant, observe les traits du Sauveur: saura-t-il y déchiffrer ce qu'opère l'Esprit dans son coeur? Le Messie a triomphé, dans son humanité, de la première tentation de la confiance, simple et absolue, de son humanité dans le Père.

      - Il hésite? Se dit le Diable, qui reprend:

      - Il est écrit... Comme Toi, je me réfère humblement à la Parole sacrée, nourriture supérieure, je Te le concède, au plus appétissant des pains. Or, quelle parole de Yahweh a-t-Il prononcé sur le Messie, son Fils? Celle-ci: « Il a donné pour Toi des ordres à ses Anges; et ils Te porteront dans leurs mains, de peur que ton pied ne s'aheurte à la pierre! » Tu vois, il s'agit bien du Temple, de ses murailles aux recoins dangereux. Alors, qu'attends-Tu pour sauter? Hic templum, hic salta!

      - « Il est écrit, répond du tac au tac le Sauveur: Tu ne pousseras pas à bout, tu ne tenteras pas à l'extrême (***), tu ne lasseras pas de tes tentations Yahweh ton Dieu... » Se jeter en des dangers, courir des risques, alors que, manifestement, le plan providentiel sur nous ne les comporte pas, c'est une folle impiété. Sans doute, les Anges sont là pour nous garder contre tout péril, mais tant que nous suivons la voie normale et saine: celle que Dieu, visiblement, a préparée pour nous. Pour la seconde fois, le Diable « suppose » sournoisement: « Si Tu es le Fils de Dieu ». Pas plus que la première, le Seigneur ne répond; son silence à l'égard de certaines questions est, généralement, gros de menaces: Il préfère ne point extérioriser sa colère (Jean, 8 : 6, 8). Une fois de plus, Il fait abstraction de sa nature divine et réagit, délibérément, en homme, et rien qu'en homme: éprouver de la sorte la promesse du Psaume 90, c'est, au fond, se demander si Dieu tient ses engagements, et s'il est capable de les tenir. C'est « tenter Dieu ». Au désert, « les enfants d'Israël avaient contesté, ils avaient tenté Yahweh en disant: Oui ou non, ce Yahweh est-Il parmi nous?... Aussi Moïse appela-t-il ce lieu Massah (tentation) et Méribah (conflit) » (Exode, 17, 7). Moïse mourant n'a pas oublié ce lamentable épisode: « Vous ne tenterez pas Yahweh, votre Dieu, comme vous l'avez tenté à Massah ». C'est le précepte que Jésus oppose à la deuxième grande Tentation. Et comment faire pour ne pas « tenter Dieu »? Moïse le dit aussitôt: « Vous (vous contenterez d') observer les commandements de Yahweh, votre Dieu, ses préceptes et les lois qu'Il a stipulées » (Deut., 6 : 16-17). Se précipiter au sol, alors que rien, dans la destinée du Christ - dans son dharma, dans la « loi » de son existence - ne prévoit ni ne présuppose une telle extravagance - au sens étymologique du terme - c'est traiter le Père en imposteur, qu'on met au pied du mur. Si la première des grandes Tentations visait à l'action sur le cosmos malgré lui, à transformer les choses, à dominer en « petit dieu » le monde physique, la seconde presse le Christ d'asservir les intelligences et les essences, les idées hypostasiées qui régissent invisiblement cet univers; puisque, pour la pensée juive, chaque phénomène matériel, chaque force naturelle - pluie, grêle, aquilon, mer, etc. - est l'expression, la manifestation d'un Ange; de même, chaque événement dans la vie humaine: naissance, maladie, nutrition, appauvrissement, etc., est l'apparence qui révèle l'activité d'un esprit pur. On croit parfois lire Origène: « Il n'est pas un brin d'herbe, sur terre, qui n'ait son Ange au ciel » (Béreschîth Raba, 10). Mais, faire violence aux Anges, les asservir, s'élancer tête baissée dans le vide, pour se faire seconder par les Idées hypostasiées, n'est-ce pas ce que Faust a vainement tenté lorsque débute le drame de Goethe?


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6. Troisième grande Tentation


      L'idée fondamentale, toute « simple », qui sert de fil d'Ariane au Sauveur dans sa victorieuse défensive, c'est qu'une seule chose importe: se soumettre tout bonnement à la volonté de Dieu. Donc, avons-nous vu, accepter le cadre et les événements providentiels, l'évidente destinée, ne pas tenter d'échapper au présent (les Pains), ni d'hypothéquer présomptueusement l'avenir (le Pinacle). Mais cette soumission veut dire aussi: admettre l'autorité divine, l'ordre universel, l'immense gradation hiérarchique des êtres qui la manifestent. C'est pourquoi l'épreuve suivant (et dernière) tourne le dos à Jérusalem, au Temple, aux préjugés et légendes populaires, au nationalisme juif, à la myopie de son messianisme. Voici, cette fois,

Midi, roi des étés, épandu sur la plaine...

      Satan transporte Jésus, Lui fait franchir une grande distance (***) l'emmène très haut (***), Lui découvre- à ce petit charpentier de Nazareth - toute la gloire du créé. Vision d' « un seul instant » (Luc, 4 : 5), comme le sera pour nous l'éclair, le clin d'oeil, le moment sans durée - puisque le temps ne sera plus - de la Parousie (Matt., 24 : 27; Luc, 17 : 24; I Cor., 15 : 52). Voici le plein jour. Les deux adversaires, derechef, sont seuls, au centre du monde... deux points, semble-t-il, au centre d'un éblouissement d'une cosmique averse de lumière, torride, hallucinante: sous le soleil de Satan. Immobiles, tous deux, cependant, dévorent l'espace. Le traversent-ils? Ou, comme sous le regard du visionnaire, « les cieux s'enrouleraient-ils comme un papyrus » (Isaïe 34 : 4); « se déploieraient-ils, au contraire, comme une tente » (ibid., 40 : 42)? C'est, pour « le fils du charpentier », une magie, un spectacle inouï, à faire chavirer l'âme. Des nuées lointaines, qui resplendissent à l'horizon, surgissent et défilent sous le regard des formes, des ressemblances, des scènes entières, tout un univers fantastique, dont la radieuse beauté prend à la gorge, enivre, fait trembler, murmurer: « Qu'ici le temps s'arrête, car je ne désire pas davantage! » C'est tout un monde, d'où montent vers Jésus des mots, des apostrophes, des sons musicaux, toute une harmonie puissante et majestueuse, où se confondent les cris des pierres, des plantes, des bêtes, des hommes, et la grave harmonie des sphères. C'est une incantation confuse, mais enchanteresse, qui, peu à peu, se précise, devient un seul appel: « O Toi, Celui-qui-vient, règne sur nous! » C'est la création, le macrocosme tout entier, que l'Homme « ramasse », récapitule, synthétise, et qu'il doit gouverner... mais la jalousie de Yahweh l'en empêche. Ah! Titan, si seulement Tu connaissais ta force, et qu'Adonaï n'est fort que de ton hésitation! Gloire, beauté, puissance, majesté: l'univers rend hommage à l'Homme, seul digne de régner sur lui... Et voici qu'apparaissent, sous le regard du Christ, toutes les « valeurs terrestres »: grandeur, art, pensée, et cette science qui fracture l'abîme où Dieu tente vainement d'abriter ses secrets! Oui, c'est en pleine lumière, dans un jour éblouissant - au point qu'il soûle, mais sa chaleur, au lieu de rendre torpide, stimule, enrichit le sang, active la circulation, semble-t-il, entraîne et dresse l'homme entier (Dans les traditions initiatiques que rapporte Éliphas Lévi, le Diable est le « grand Agent magnétique universel », le « Scribe cosmique », la « Lumière astrale »; de nos jours, les « Polaires » ont recours à lui pour leur « oracle de lumière astrale », sorte d'ourîm et thourîm sur lequel renseigne entre autres un curieux livre de « Zam Bothiva », Asia mysteriosa. Dans l'initiation actuelle à certaines sociétés délibérément sataniques, on pose au récipiendaire, entre autres questions, celle-ci: « Dites quel est le véritable soleil, et le rôle véritable de sa lumière ». Nos connaissances en ce domaine résultent de passé trente-cinq ans de recherches consacrées à l'occultisme, non pas à la surface, comme tels polygraphes catholiques, mais en profondeur; nous avons eu en main des instructions destinées au seuls adeptes.) - c'est dans une aura de splendeur et d'audace créatrice qu'apparaît enfin, qu'émerge au midi d'une connaissance enfin libérée l'homme, dieu véritable de cet univers. Mais, à peine une vision vient-elle d'assouvir en l'humanité du Christ des puissances latentes, ignorées d'elle-même (La conscience humaine du Christ, en sa science expérimentale et pratique, possède - outre la connaissance intuitive d'elle-même, - une connaissance empirique, dans la mesure où chaque homme se connaît comme objet, comme il connaît autrui. C'est l'une des conclusions à tirer de Luc, 2 : 52.), des virtualités infinies de jouissance et de domination, que, déjà, d'autres l'effacent, la refoulent, plus magnifiques encore. De plus en plus, l'horizon s'ouvre, comme frappé au flanc, mais c'est la vie qui jaillit; de plus en plus, l'universelle matrice vomit un flot de créatures, que l'homme ignore, mais qui lui clament leur allégeance... en vérité, c'est « de gloire en gloire », apparemment, que le Christ poursuit cette infernale Ascension!

      Quel univers! Quelles inexhaustibles richesses! Pour vous et moi, la tentation serait irrésistible. A mesure que les êtres eussent défilé devant nous - sans secret, à nu, offrant à notre regard le plus intime de leur essence - notre intelligence extasiée, transfigurée au delà de ses limites terrestres, leur eût donné, avec un nom nouveau, un sens, une portée, une destinée (Gen., 2 : 19-20). Oh! C'est besogne de démiurge! Notre coeur, tantôt gonflé jusqu'à éclater, tantôt inerte, serré d'émotion, se fût mis à l'unisson de l'universelle harmonie. La « compassion cosmique » du Bouddha, la paternelle sympathie penchée sur les myriades d'êtres, nous l'eussions ressentie. Nos yeux fussent devenus pure contemplation, émerveillement, envoûtement déifiant: vision béatifique, provoquée par les créatures; nous nous fussions perdus dans la symphonie cosmique. Et la soif de nos âmes, nous l'eussions étanchée à ce « fleuve de feu » (Chaghigah, 14 A; Béreschîth Rabba, 78), à cette mâya, à cette figura mundi derrière laquelle se cachaient les compagnons du Grand Enchanteur. A ce philtre affolant, nous eussions goûté pour apaiser l'indicible soif de nos coeurs, bondissants cette fois comme oiselets en cage. Même déchu, souillé, asservi au « vide » (Rom., 8 : 20), le cosmos, l'anthroposphère, a dû paraître sublime à l'Homme parfait, à l'Homme-maximum (le mot est de Nicolas de Cuss); et peut-être, sous la fallacieuse lumière de la tentation, Jésus a-t-Il entrevu la bonté, la vérité, la beauté des créatures, telles que son Père les a lancées dans l'être? L'humanité si riche du Sauveur a dû, bien plus que la nôtre n'eût pu le faire, découvrir et apprécier intensément la splendeur de cet univers, sympathiser en profondeur avec tout ce qu'elle a dû y retrouver de Dieu, du Verbe.

      C'est à ce moment qu'une apostrophe éclate, claque comme un coup de feu:

      - Toute cette exaltation de l'être (***) et la gloire de ces royaumes, c'est à Toi que je donnerai tout cela; car c'est à moi qu'a été livré tout cela, et à celui à qui je voudrai bien le donner. Si donc Tu Te prosternes devant moi (pour m'en faire hommage comme un vassal à son suzerain), Je Te donnerai tous ces royaumes!

      Cette fois, le Maudit, impatienté, abat ses cartes sans trop d'égards ni de précautions. Il n'ânonne plus, solennellement: « Puisque, dit-on, Tu serais le Fils de Dieu... » A quoi bon, désormais, ces simagrées? Cartes sur table! Et comment exiger l'hommage d'un « fils de Dieu »?... Car il n'est pas question d' « adoration » dans la suggestion du Diable, mais purement et simplement de vassalité, exprimée par la prostration, courante en Orient. Le Démon n'est pas assez bête pour se prendre pour Dieu; il lui suffit d'insuffler cette conviction stupide aux humains. C'est par nous, surtout, qu'il fait pièce à Yahweh. Mais il raffole de notre abaissement devant lui: dans l'Apocalypse, il dispose en souverain de l'***, de la superbia vitae, de la « grande exaltation de l'être », dont nous aurons à reparler plus loin; mais cette ivresse ontologique, il la verse à qui « se prosterne » devant lui (Apoc., 13 : 2, 12; cf. 1 Jean, 2 : 16-17; 5 : 19, où « le monde entier est immergé dans le Malin »; Jean, 12 : 31; 14 : 30; Eph. 2 : 2; 6 : 12). N'est-il pas curieux que, dans le Talmoud, qui substitue Métatron à la Parole ou Memra des Targoumîm, pour faire place à l'apologétique chrétienne, ce Métatron et le Démon portent tous deux les mêmes surnoms: Sar-haOlam (prince de ce monde) et El-Acher (un autre dieu, cf. 2 Cor., 4 : 4, où le diable s'appelle « le dieu de ce monde »)?

      Satan promet donc à Jésus toute la substance et la « valeur », l'enrichissement des « royaumes », sphères ou « éons » cosmiques (se souvenir des « royaumes élémentaires » dans la symbolique des mystères antiques et dans l'ésotérisme hindou), et l'eritis sicut dii, la Goire excellente (2 Pierre, 1 : 17) qui n'appartient qu'à Dieu seul (Luc, 2 : 14; Jean, 1 : 14; Actres, 12 : 23, 1 Pierre, 1 : 24; Psaume 113 B : I). Le « père du mensonge » exagère! Voyez le Sauveur, à qui la mère des « fils de Zébédée » demande d'associer ses rejetons à sa gloire : « Ce n'est pas à Moi de l'accorder, si ce n'est à ceux pour qui le Père l'a préparé » (Matt., 20 : 23). Toujours la même idée fondamentale, si souvent exprimée dans le quatrième Évangile: le Fils n'est Fils, que parce qu'Il ne veut, ne dit, ne fait, ne donne, n'évite, ne juge, que tout juste comme Il le voit faire au Père.

      Le Diable a raison d'exiger l'hommage féodal de Jésus, car « ce » monde, souillé par la Chute, appartient à l'homme qui s'est rué dans l'esclavage démoniaque. Cet escroc, ce Tartuffe - « la maison est à moi, c'est à vous d'en sortir » - a l'impudence de nous offrir à bail notre propre héritage! Jésus, dit souvent l'Évangile, lève les yeux: c'est ainsi qu'Il échappe à la vision du mal (cf. Habacuc, 1 : 13). Noyant d'une paisible et immuable étreinte toute cette scène de gloire et de beauté, le ciel, d'un bleu profond, frais, pur sans la superficielle limpidité des regards humains, Le regarde aussi. Et, de là, descendent, comme des nappes d'invisible lumière, sans l'éclat du « soleil de Satan », des certitudes granitiques, aussi denses que l'être même: « Je dois M'occuper des affaires de mon Père, et d'elles seules »... et ceci, plus puissant, sans aucun son, que la clameur des grandes eaux: « Que Ton Règne arrive! »... Ce que possède et donne Satan, comme lui-même l'avoue, c'est « tout cela », qui n'es pas le Royaume du Père, auquel le Christ a consacré sa vie. Au Diable et du Diable - et « dans » le Diable, selon saint Jean! - les « éons » et « royaumes » de cet univers galvaudé! Mais, de cette *** - là, Jésus n'a cure. Lorsque Satan Lui propose d'établir, tout de suite et n'importe comment, la théocratie messianique, c'est pour que son règne arrive; car tout règne qui n'appartient pas à Dieu, relève inéluctablement du Démon. C'est un Messie satanique, un « monde à venir » satanique, que le Tentateur propose à Jésus de réaliser. Sa malice est cousue de fil blanc: l'empire actuel du Mauvais, que lui a valu la Chute d'Adam, est frappé de précarité; si la troisième Tentation avait réussi, il s'emparaît de l' « âge à venir », de l'éternité! En proposant à l'homme, en la Personne du Christ, de lui revendre son droit d'aînesse, le Diable s'apprête, au contraire, à le déposséder à jamais!

      Il s'agit donc de détruire, comme dit la première Épître johannique, les oeuvres du Diable, « ce » royaume, « ce » monde, pour en affranchir l'homme. C'est pour cela que le Fils est venu; sur les ruines du vieil univers, Il lui faut instaurer le nouveau, dont l'inouïe grandeur a, d'avance, sur une simple et confuse entrevision, fasciné le prophète: « Tu viens au-devant de qui pratique avec joie la justice et, marchant dans tes voies, se souvient de Toi. Jamais nul n'entendit, nul oeil ne vit un autre Dieu que Toi, agissant de la sorte pour qui espère en Lui! » (Isaïe, 64 : 4, cité par saint Paul d'après un formulaire eucharistique?)... Ce cosmos qui, « malgré lui, s'est trouvé asservi au vide », à l'enflure, à la baudruche ontologique (Cf. Rom., 8 : 20. Le mot mataïotês se trouve trois fois dans le Nouveau Testament, avec le sens de « vide » et de « creux »; il se réfère chez Saint Paul au chaos, au tohu-vabohu consécutif à la Chute. Jérémie a, sur cet effet de la Faute première (retour à l'indéterminé), un passage curieux, commenté par nous dans Cosmos et Gloire (Paris, Vrin, 1947). A rapprocher de la doctrine bouddhiste du Vide (sanscrit Schûnyata, thibétain, Stong-pa-gnid), qui est l'état primordial de l'incréé, de Bouddha » (Le Bardo Thödol, Parsi, 1933, p. 9).), et, trahi par l'homme, son régent, livré au Démon, comme Satan lui-même dit à Jésus - non par Dieu, comme le Diable le sous-entend malicieusement, mais par Adam - sert la cause du Mensonge; il devient, après cette autre Ascension que prépare Golgotha, le Royaume de Dieu. C'est pourquoi le Christ voit, abolissant la durée, déjà se transformer sa vision: c'est l'agenouillement du monde; et l'harmonie de sphères redevient plain-chant de la création. Devant les yeux « levés » de Jésus, les prophéties d'Isaïe se réalisent dans toute leur force: c'est un cortège interminable, où des multitudes venues des « îles les plus lointaines », des galaxies, des « univers-îles », apportent leurs dons, leurs talents, leurs richesses matérielles, intellectuelles et spirituelles, offrent leurs oeuvres de beauté, consacrent leur sagesse, devant le trône de Dieu et de l'Agneau comme immolé. Car l'univers de Yahweh se trouve restauré par l'immolation. Restitué à soi-même par Dieu, dédié par soi-même à Dieu, le monde, où règne désormais la paix de Dieu, baigne à jamais dans la gloire de Dieu. Mais ce Royaume est né de l'adoration, il est le fruit de l'humiliation volontaire, il suppose écrasée la rébellion. Ainsi, la plus subtile des trois Grandes Tentations se retourne contre son auteur et s'avère la plus balourde, la plus grossière (le péché, comme exaspéré, intensifie d'ailleurs toujours, de plus en plus, la grossièreté de ses attaques). Elle provoque la réponse décisive: « Décampe! File! Déguerpis, Satan! Car il est écrit: Tu te prosterneras devant le Seigneur, ton Dieu, et tu n'adoreras que Lui seul ». Si Satan, lui-même poussé à bout (se rappeler l'*** de la Tentation précédente), a démasqué ses batteries et, pour une fois, substitué l'impudeur à l'hypocrisie, Jésus, Lui non plus, ne voit pas pourquoi prolonger ce conflit: Il lui clame au visage le secret de sa méthode messianique, le plan de sa conquête: un seul suzerain, Yahweh; et Lui, Lui seul parce qu'Il est digne, non seulement d'hommage, mais d'adoration latreutique. Tel est le principe du Royaume, et d'ailleurs de toute victoire, de tout triomphe.

      Le dialogue de cette Tentation comporte de curieux rapprochements. Satan promet ce qu'il est incapable de tenir - « Je Te donnerai tout cela » - et que, d'ailleurs, l'on n'a pas besoin de lui pour conquérir; Jésus, qui peut, s'Il veut, récompenser, Lui aussi d'une *** ***, les fils de Zébédée, préfère S'en remettre au Père. Mais s'Il Se récuse pour tout ce qui touche à la puissance et à la gloire considérés comme des fins - « Qui M'a établi pour être votre juge, ou pour faire vos partages? » (Luc, 12 : 14) - il est un bien suprême qu'Il ne refuse jamais d'accorder Lui-même; encore Se réfère-t-Il, derechef, à l'approbation du Père... « A ceux qui Le prient, qui Le Lui demandent, votre Père céleste donnera le Bon, l'Esprit-Saint » (Matt., 7 : 11; Luc, 11 : 11). Ce qui nous vaut ce suggestif parallèle: l'exaltation de l'être, l'*** (l'Apocalypse ajoute: *** ), et la gloire de tous les royaumes, de tous les éons créés, dit Satan, « tout cela m'a été livré (*** ***), et à celui auquel il me plaît de le donner » (Luc, 4 : 6). Or, nous lisons dans le même Évangile qu'au retour des Soixante-Douze, tout joyeux d' « avoir soumis les démons au Nom » de Jésus, le Maître répond: pendant que vous Me représentiez, « Je voyais Satan tombant du ciel comme la foudre », de ce « ciel » créé, « naturel » qu'il domine (Eph, 2 : 2; 6 : 12), et d'où jadis il m'a fait voir l' *** de l'Homme par lui fallacieusement, illusoirement déifié (lors de la fausse Ascension, dans le Désert). Mais Moi, « Je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds cette *** de l'Adversaire, elle ne pourra vous nuire, vous séduire en rien; ces serpents, ces scorpions, vous les foulerez aux pieds », comme dans le Psaume 90 jadis invoqué par leur Maître pour Me tenter (Luc, 10 : 17-19). Seulement, vaincre Satan n'est rien; ce qui compte, c'est d'adorer le Père: « Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits mauvais », l'empire de Satan, ses éons et ses royaumes, « vous soient soumis, mais de ce que vos noms soient inscrits dans les cieux », au coeur de votre Dieu et Père. Puis, dans un ravissement, autrement déifiant que l'Ascension satanique de la troisième grande Tentation pour l'humanité qu'Il partage avec nous, Il S'écrie: « Je Te bénis, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre », de ce monde qui n'appartient qu'à Toi seul, et que l'Autre a eu l'outrecuidance de M'offrir, « de ce que Tu as caché ces choses », le vrai secret de l'eritis sicut dii, « aux astucieux et aux finauds », à la séquelle du Serpent... Et voici que le Vainqueur reprend à son compte les paroles du Vaincu: « Tout cela M'a été livré de la part du Père », et non du Diable (***); et « nul ne connaît le Père » - de cette connaissance surnaturelle qui est cette vie éternelle mensongèrement promise par Satan (Jean, 17 : 3) - « si ce n'est le Fils, et ceux auxquels il Lui plaît de Le révéler » (Luc, 10 : 20-22). Ce parallèle de Luc, 4 : 6 nous paraît trop frappant, jusque dans les moindres mots, pour être purement adventice; nous ne l'avons vu relevé nulle part.

      Alors qu'au désert, le Christ, face au Démon, Se contente, et le plus brièvement possible - car Il patiente tout juste ce qu'il faut, avec cette « engeance » (*** ** ***; Matt., 17 : 21), pour obéir au Père: elle Le dégoûte (Habacuc, 1 : 13) - alors, dis-je, qu'au désert le Sauveur Se borne à « parer » les coups - une citation biblique? Bon! en voici une autre! - lorsqu'Il s'adresse au Père « dans l'Esprit-Saint » (Luc, 10 : 21-22). Il montre qu'Il n'a jamais été dupe et S'est toujours connu vainqueur. Il sait qu' « au ciel des voix puissantes proclament: L'empire du monde est passé à notre (seul) Maître et à son Christ; Il règnera (par Lui) dans (toutes les sphères de l'être, dans) les éons des éons! » (Apoc., 11 : 15)...

      Une fois de plus, c'est l'affaire du Ciel seul. Ici-bas, le Christ accomplira, jour par jour, à mesure que le cadre providentiel des événements Lui en imposera l'occasion, son humble tâche salvatrice. Pourquoi Se hâterait-Il d'envahir par effraction cet « éon à venir », cet olam habba qu'Il Se sait réservé? L'égalité du Verbe incarné avec le Père n'est pas une proie (Phil., 2 : 6). Il ne s'agit de réaliser le Royaume en sacrifiant les fins du Royaume. Le débat tourne court, devient inutile: « Arrière, Satan! » Et, plus précisément encore: « File derrière Moi! » Car le Fils a pour essentielle fonction de ne faire face qu'au Père: *** (Jean, 1 : 1).

      Acculé, à bout d'arguments, à son tour ***, son activité de traître énervé par la fidèle passivité de son antagoniste, Satan fait l'objet, non plus d'une simple réponse, mais d'un ordre: « Décampe! » (cf. Zach., 3 : 12)... Il déguerpis jusqu'à ce qu'il tiendra pour une occasion plus favorable (Luc, 4 : 13; 22 : 53). Sans doute, renouvellera-t-il plus d'une fois ses efforts. La Tentation de l'Ostentation, par exemple, les « frères » de Jésus lui rendront quelque vie: « Si Tu réalises de tels prodiges, fais-les voir au monde » (Jean, 7 : 3-5). Le saut dans l'inconnu, en vue de l'avènement royal, les foules le proposent au Christ, après la multiplication des pains (curieux enchaînement, comme au désert); Judas se fera, dans le même sens, la bouche d'ombre. Enfin, s'il s'agit de l'empire mondial, que pourraient conquérir « douze légions d'Anges », Pilate murmure: « Donc, au fond, Tu es Roi? » Mais la première bataille, victorieuse, a décidé les autres. Les jeux sont faits depuis la quarantaine de l'Arabah. Même « l'heure et la puissance des ténèbres » n'ont d'empire que sur la destinée terrestre du Sauveur; encore est-ce parce qu'Il l'a bien voulu. Le Royaume, dont l'essence est dans l'absolue soumission à la volonté de Dieu, est vraiment « déjà parmi vous ». A Gethsémani, le Christ résume toute sa carrière: « Non ma volonté, mais la tienne ».

      Les trois répliques de Jésus sont empruntées aux chapitres VI et VIII du Deutéronome: rien de Lui-même. L'obéissance à la Loi, c'est la réponse universelle, la clé qui ouvre ou ferme toutes les portes du destin: « Soumettez-vous à Dieu; résistez au Diable, et il fuira loin de vous » (Jacques, 4 : 7). « Nombreuses », dit saint Bonaventure en sa Vita Christ, « sont les tentations que le Seigneur a subies ici-bas ». Il les éprouve encore en nous, parce que nous les avons ressenties en Lui (Luc, 22 : 28): nous, « nous demeurons avec Lui dans ses tentations (***); et Lui, nous prépare un royaume, comme son Père le Lui a préparé ». Son « agonie » se prolonge en nous jusqu'à la fin du monde. Comme Lui, nous entendons la voix maudite: « Exhibe-toi, risque le tout pour le tout, cours ta chance et saute du pinacle » (cf. Jean, 7 : 3-5). Comme Lui, nous sommes tentés de « nous sauver nous-mêmes » par un miracle, par une violation de l'ordre providentiel « normal », ordinaire (Matt., 27 : 40). Comme Lui, Chrétiens, il nous faut fuir le monde qui veut nous « couronner », nous flatter, nous provoquer à rechercher notre propre « gloire » (Jean, 6 : 15; 7 : 15, 18).

      La troisième des Grandes Tentations est aussi la dernière, parce qu'il n'en est pas de plus grave. Elle s'adresse, non plus au corps, comme la première, ni à l'âme, comme la seconde, mais à l'esprit, à ce que Dieu même nous insuffla au premier jour de l'humanité, chayîm, le double esprit, ce que Dieu possède en nous. La réussite de cette Tentation, c'eût été la guerre, dans l'homme, entre l' « image » et la « ressemblance » de Dieu. L'image, tournée contre la ressemblance, en vérité, c'eût été Dieu même lancé aux trousses de Dieu! Aussi, l'épreuve est-elle plus spécialement l'oeuvre, non plus de la « chair » (première), ni du « monde » (deuxième), mais du Diable ipsissimus. Et l'on ne peut la vaincre, cette fois, non plus par la fiducia, ni par l'espérance, mais uniquement par la charité, qui est l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi-même.



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B. - CHEZ SAINT JEAN


1. Le « Père du mensonge »


      Tout ce qui précède nous permet d'aborder enfin quelques textes de saint Jean. Peut-être, quelques esprits chagrins s'effareront-ils de nous voir ainsi tenter une synthèse, qui va de la Genèse à l'Apocalypse, alors que, s'imaginent-ils, la critique interdit de chercher à vol d'oiseau, dans toute la Bible considérée d'un seul coup d'oeil, une vue, une doctrine d'ensemble. Mais nous avons précisément la faiblesse de croire en la Bible, en ce Livre unique, à travers lequel, tout entier, retentit, sans doute escortée d'harmoniques innombrables, la Parole par laquelle Dieu, unique et simple, S'exprime. Nous estimons avec Lightfoot - commentant 1 Cor., 10 : 11 : « Toutes ces choses leur sont arrivées en figure, et elles ont été consignées par écrit pour nous enseigner » (après dix versets où l'Exode se trouve « spirituellement » interprété suivant la méthode désignée par Apoc., 11 : 8) - que « the words of the Apostle suggest what is suggested by the historical portions of the Old Testament themselves: that they were written not as history only, but also as a parable » (« Les paroles de l'Apôtre suggèrent la même chose que les récits historiques de l'Ancien Testament eux-mêmes: à savoir que ces pages d'histoire n'ont pas été mises par écrit pour ne nous apporter que l'histoire, mais à titre, aussi, de parabole »). C'est l'exégèse de saint Paul aux Galates, 4 : 21-31, où l'Apôtre ose écrire que, pour être en état d'obéir à l'Écriture (à la « Loi », mais, pour lui comme pour Jésus, tout l'Ancien Testament fait office de Loi; cf. Jean, 10 : 34; 12 : 34; 15 : 25; 1 Cor, 14 : 21), il faut commencer par l' « écouter », par l'interpréter à fond, même à la manière des versets suivants (Gal., 4 : 22-31). C'est aussi l'herméneutique de Notre-Seigneur, qui cite froidement un texte du Psaume 81, adressé aux juges et aux gouvernants en général, pour Se l'appliquer en qualité de Fils éternel (Jean, 10 : 34-35); Psaume 81 : 6; Exode, 21 : 6; 22 : 28). L'Épître aux Éphésiens va plus loin: où le Psaume 67 : 17 porte: Il a reçu des présents des hommes, l'Apôtre, pour justifier les interprétations pas du tout obvies qu'il en tire, cite: Il a donné des présents aux hommes (Éph., 4 : 7). Saint Paul, il est vrai, ignorait la critique des textes. Seulement, lui, il a créé, opéré des synthèses, frayé des voies nouvelles... C'est pourquoi « tout ce qui figure dans l'Écriture est là, dit encore l'Apôtre, pour nous enseigner la doctrine »; la Bible doit nous apporter patience et réconfort du Saint-Esprit (Rom., 15 : 4). Oui, « chacun des livres inspirés par Dieu peut et doit servir à la doctrine, et à la mercuriale, et à la correction, et à former à la justice » (2 Tim., 3 : 16-17; cf. Prov., 1 : 3). Assurément, chacun de nous réserve ses préférences à tel ou tel principe ou système d'interprétation; préférences parfaitement légitimes, si l'on songe que, pour bien gloser *** (Apoc., 11 : 8) et tirer d'une « figure » tout ce qu'elle peut donner, il faut commencer par connaître à fond tout le phénomène figuratif ici-bas: allusions historiques, références géographiques, etc. Nos commentaires sur les paraboles évangéliques, à visée généralement messiano-eschatologique cependant, en font trop souvent des leçons de « moralité » quelconque, que pourraient signer un Jules Simon ou un Léon Bourgeois. Si l'on veut serrer de près les textes, qu'on commence par les lire à la manière des vieux rabbins: rien n'est plus anachronique que de vouloir comprendre goutte aux Écritures, en y apportant la myopie de la Nüchternheit contemporaine. Mon père, converti au Christianisme pendant ses études de rabbinat, il y a quatre-vingt ans, était saturé de l'esprit animant les midraschîm et targoumîm: il en savait infiniment plus long, sur l'arrière-fond historique de la Bible, que les exégètes professionnels d'aujourd'hui. Mais c'est à la Kabbale et aux targoumîm qu'il dut - Te rectore, Te duce - ses premiers pas vers la foi chrétienne.

      C'est pourquoi nous n'avons aucun scrupule à passer d'un Testament à l'autre, et de rechercher partout des identités, à tout le moins des affinités, bien plus significatives que les différences: le premier Livre des Rois nous éclaire sur telles Épîtres pauliniennes, et Job projette sa lumière sur l'Apocalypse. Un seul parle: Dieu. A qui? Sous le masque des hommes, à Dieu. De qui? Du seul objet digne d'un récit divin: de Dieu. Sa parole, dit saint Ambroise, est itérative. Ces précautions prises à l'égard des lecteurs que scandaliserait notre apparente indifférence à l'égard des dissections, vivisections et triomphales autopsies opérées par la critique - sur la « lettre » réduite à l'état de cadavre - nous nous risquerons de l'avant...

      Saint Jean parle du Diable, dans son Évangile comme en ses Épîtres, en l'envisageant, si l'on peut dire, sous deux anges différents, mais complémentaires. Lorsqu'il fait dire à Jésus que « l'archonte de ce monde (en) est expulsé », que « l'archonte de ce monde n'a rien en Lui », l'Évangéliste ajoutant lui-même que « le monde gît tout entier dans le Mauvais » (Jean, 12 : 31; 14 : 30; 1 Jean, 5 : 19), il évoque fugitivement, par voie d'allusion - car l'Écriture n'a rien de professoral - le rôle et la fonction de Satan; archonte de ce monde-ci, c'est une définition « économique ». Mais le Sauveur nous donne du personnage, dans le même Évangile, une définition métaphysique, essentielle. Les Juifs ayant repris à leur compte, contre Jésus, l'attitude même du Diable et des siens, envers la Species viri, avant leur chute, le Maître leur dit: « Si Dieu était votre père, vous M'aimeriez; car Moi, c'est de Dieu que Je suis issu (comme Verbe, Fils éternel) et venu (comme Fils de l'Homme)... Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage? Parce que vous ne pouvez entendre ma Parole. » Il leur avait dit déjà: « Vous autres, vous opérez les oeuvres de votre père. » Il S'explique maintenant: « Vous autres, le père dont vous êtes issus, c'est le Diable; et ce sont les convoitises de votre père que vous aspirez à réaliser. Lui, n'a cessé d'être homicide dès le principe, et n'a pas tenu bon dans la vérité. C'est qu'il n'y a pas de vérité en lui. Quand il profère le mensonge, cela jaillit de son propre fonds. Car il est menteur et le père de cela » (Jean, 8 : 41-44).


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2. Ontologie « naturelle » de la Vérité
et du Mensonge


      Partons, pour comprendre ce passage, d'une notion positive et capitale chez saint Jean. Pour notre langage courant, la vérité consiste dans la correspondance fidèle en vertu de laquelle tout ce qui exprime rend et traduit tout ce qui est exprimé. Jugements, rapports, propos, etc., sont « vrais », dans la mesure où ils nous rendent compte du réel, nous informent de ce qui est. Si vos paroles manifestent authentiquement vos pensées, si vous écrits me font connaître telle situation comme elle est effectivement, les unes et les autres seront vrais. Seulement, pour nous, créatures, incapables d'acquérir et de garder l'être par nous-mêmes, a fortiori de l'impartir - nous ne faisons que transmettre - la vérité reste un rapport abstrait, la correspondance (toute conventionnelle) en vertu de laquelle un être individuel, concret, objectivement présent, incommunicable en ce qu'il a de propre, de posé-dans-l'être, est censé, suite à la convention qui rend possible par exemple l'alphabet phonétique, nous être rendu présent en effigie, alors qu'il ne l'est pas en fait. Si tout le réel tombait toujours immédiatement sous notre sens, il n'y aurait ni mensonge ni vérité. La vérité tient lieu de la réalité; une analogie, une proportion (non pas mathématique, mais ontologique), lui permet de nous donner le réel par procuration. Un homme n'est jamais « vrai »; mais il peut dire des choses vraies, avoir de vrais cris, une intonation, des gestes vrais, authentiques, légitimes représentations du réel signifié. La vérité est alors la fidélité d'une signification.

      Toutefois, le langage populaire, si souvent plus près des sources, que le vocabulaire philosophique, nous parle d'un « vrai gamin », d'un « vrai grigou », d'une « vraie mégère », en sens inverse. Il « platonise » sans le savoir; son atmosphère, et non sa doctrine bien entendu, est platonicienne, ou plutôt platonisante: est, pour lui, « vrai », tout être réel, objectivement et concrètement présent, individuel, qui correspond fidèlement à tel « type » donné, qui lui donne apparence charnelle, figure, qui l' « incarne ». Cette acception populaire de « vrai » et de « vérité » nous met sur la piste du sens qu'ont ces mots chez saint Jean: en Dieu, pas de détours, de contradictions, rien qui Le nie alors qu'il S'affirme; « Il n'est pas oui-et-non », bon et pas bon, juste et pas juste, Dieu et pas Dieu, mais « il n'y a que oui en Lui » (2 Cor., 1 : 17-18), et en Jésus qui Le manifeste; parfaitement « pur », entièrement « positif », conformant son existence à son essence, sa réalité à son idéalité, au point que toutes deux, absolument identifiées entre elles, ne font qu'un, sans aucune vicissitude, sans ombre de changement (Jacques, 1 : 17). Tout, en Lui est conforme à tout; tout ce qui L'exprime, Le révèle, Le communique et Le donne est tellement identique à la Source, que c'est Lui-même qui Se donne, et non quelque « idée » abstraite et mort-née comme les nôtres: recevoir de Lui, c'est Le recevoir... Il est vrai. C'est ce qu'affirme Jésus-Christ (Jean, 8 : 26).

      Mais, précisément parce que Dieu ne participe pas, même au degré suprême, à des attributs dont Il pourrait par hypothèse être dépourvu; parce que l'être, le bien, et les autres transcendantaux n'ont de réalité qu'en Lui, de sorte que nous n'en rêverions même pas si Dieu n' « existait » pas; parce que sa mystérieuse quiddité dépasse infiniment tout ce que nous pouvons appeler « être », Il est, non seulement « vrai », conforme en tout son être et son agir à cette correspondance que nous appelons « vérité », mais la Vérité ou, plutôt, puisqu'Il est le Vivant par excellence, le Vrai, le seul Vrai, comme Il n'est pas la Bonté, le Bien, mais « le seul Bon », dit Jésus.

      Mais, puisque cette fidélité, cette parfaite correspondance de Dieu à Dieu, tient dans l'expression de Dieu, dans sa Parole, dans le Verbe qui Le manifeste et Le révèle, à Lui-même comme aux créatures, la Vérité de Dieu, parfaite jusqu'à l'identité, sauf qu'elle est Expression, et qu'Il est l'Exprimé, mais, abstraction faite de ce que Dieu même - *** dans le Nouveau Testament, Dieu par excellence - est la seule Source de la divinité, coégale et coéternelle, cette Vérité qu'il suffit de voir pour Le voir, - Témoin « fidèle et véritable » au ciel comme sur terre après l'Incarnation - c'est le Fils. Et, de cette Vérité, Dieu prend conscience; Il la connaît d'une science parfaitement et exhaustivement gustative, souverainement assouvissante, d'une connaissance adaptée à l'Abîme qu'elle scrute, telle qu'elle est pour Lui béatitude; inépuisable, elle ne cesse d'établir entre Dieu et sa Vérité vivante un contact, un commerce, un va-et-vient qui reprend toujours sans innover jamais: une spiration. Cette spire, elle aussi vivante et hypostasiée, par qui Dieu jouit de sa Vérité, c'est bien le Spiritus veritatis. Dieu parle: de sa bouche jaillit la Memra, la Parole de Vérité; mais celle-ci comporte à la fois Lumière et Force, Verbe et Souffle. Le Verbe révèle et manifeste; le Souffle communique et répand.

      Puisque le Verbe est l'universel Archétype, puisque toutes les créatures ont été faites « a travers » Lui - per ou ** - « par le canal » du Premier-Né (car il n'y a pas commune mesure entre l'Unité, « par » où l'être s'introduit dans l' « éon » du quantitatif, et les nombres), elles sont, à leur tour, « vraies », dans la mesure où, elles-mêmes images créées de l'Image incréée, elles expriment fidèlement ce qu'Il a voulu qu'elles eussent, en elles, de Lui. C'est ce qu'exprime la formule ambroisienne: Deviens ce que tu es, c'est aussi ce que signifie la distinction, dans la Genèse, entre l' « image » et la « ressemblance », celle-là donnée une fois pour toutes comme un « caractère » et une potentialité; celle-ci devant expliciter celle-là, comme l'arbre le grain. Le souffle d'Élohim, son « esprit » qu'Il confère à l'homme, et dont le terme hébreu (chayîm) est, tout spécialement pour l'homme, curieusement duel (mai chaï pour la bête), n'est-il pas, chez Adam, à la fois stase et spiration, imago imprimée, en vue de la similitudo à réaliser? Aussi la Revised Version anglicane traduit-elle ainsi Genèse, 1 : 26 : in our image, into our likeness (au lieu de : after)... in imagine, in similitudinem... (songer à l'in virum perfectum d'Éph., 4 : 13).

      Mais, cette « vérité » des contingents responsables, ce n'est pas une « loi morale » extrinsèque, possédant valeur et réalité indépendamment de Dieu. Parce que cette « loi morale » est Dieu, se ramène, se réduit à l'excellence du « seul Bon », aucune « table » de préceptes, fussent-ils innombrables comme l' « infiniment grand » pascalien, aucune subtilité, finesse ou délicatesse de direction spirituelle, fût-elle ténue comme l' « infiniment petit », ne peut l'épuiser, n'en peut même exprimer adéquatement la vigueur et l'originalité de vie. Car, essentiellement, cette loi - ce Dharma - est un idéal vivant. Cette « loi parfaite de liberté » (Jacques, 1 : 25) qui nous gouverne est, d'abord, insinuation gratuite, gracieuse et spontanée, en nos coeurs, de la nature divine, qu'y répand l'Esprit-Saint (Rom., 5 : 5). Elle exige, non la contention, mais l'abandon (à l'inverse du stoïcisme). Sa liberté, sa souplesse, son infinie profondeur et surtout son extraordinaire unité (tous les « articles » en sont mobiles comme des molécules d'eau), elle les doit à l'essentielle simplicité de Celui qui nous « incorpore » pour que nous L' « imitions ». Saint Paul nous dit qu'Il nous greffe Lui-même sur Lui, que nous « poussons avec » Lui; saint Jacques conclut qu'Il est, dès lors, comme Loi, « enté en nous » et S'épanouit en nos coeurs: nous sommes ***; Il est, comme Loi, *** - « Soyez parfaits, résume Notre-Seigneur, comme votre Père céleste est parfait » (Matt., 5 : 48).

      Aussi, la Loi tout extrinsèque a-t-elle été « donnée » par Moïse, comme un objet qu'on se transmet, comme une chose morte; mais, comme des vivantes, « la grâce et la vérité » - la grâce pour accomplir, réaliser en soi, et devenir, vérité - « sont venues » par Jésus-Christ. La vérité s'oppose donc, dans Jean, 1 : 17, non pas à l'erreur, mais à la Loi, au fruit, aux oeuvres de la Loi. Elle est conformité spontanée à la nature divine, épanouissement de la « ressemblance », sous la poussée quasi-végétale de l' « image » et des virtualités puissantes qu'elle recèle.


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3. Ontologie « surnaturelle » de la Vérité
et du Mensonge


      Jean, 3 : 21 va plus fort et plus loin: est « mauvais », ***, tout ce qui ***, propre à rien, vain, dénué de valeur positive, tendance au non-être; comme saint Paul oppose la vérité à l'injustice, à l'iniquité, identifiant la droiture surnaturelle à la vérité (1 Cor., 13 : 6: c'est la notion russe de pravda), saint Jean esquisse tantôt l'antithèse « fauteur de mensonge » et « facteur de vérité » (Apoc., 21 : 27; 22 : 15), tantôt « facteur de vérité » et « fauteur de futilités » (Jean, 3 : 20). Qui travaille, en soi d'abord, ensuite par rayonnement (Matt., 5 : 16), à réaliser, renforcer, faire croître et s'épanouir la Vérité, ce Verbe en qui toutes choses ont leur consistance, leur valeur, leur lacis de relations qualifiantes (Col., 1 : 17), parvient à connaître ce Verbe, cette Vérité, non plus seulement comme Drang intérieur, mais comme atmosphère extérieure, ambiance et biosphère de Lumière (Jean, 3 : 21). La vérité se « fait », se révèle à quiconque « fait la volonté de Dieu » (Jean, 7 : 17), est comme sécrétée par l'amour surnaturel (Éph., 4 : 15: *** ** ***, litt.: Véritantes amando omnio crescamus in eo, scilicet caput Christus; lorsque nous aimons, nous « véritons », nous sommes nous-mêmes vérité, parce que nous sommes dans le Christ, notre chef, de sorte que nous nous « dilatons » jusqu'à plénitude). L'équivalent de cette immanence dans le Christ, c'est de « demeurer », donc de vivre habituellement, « dans son logos », « dans » le vivant message, fontaine de salut, auquel Il nous invite à boire; c'est là « connaître (savoureusement, gustativement) la vérité », en la découvrant en nous; c'est rejoindre le Royaume, la sphère de l'Absolu, de cette liberté plénière que rien de créé ne peut ni nous donner ni nous ravir (Jean, 8 : 31-32). Et, puisque le Verbe est Vérité, métaphysiquemment, par définition, fidèle expression du Père, Vérité de Dieu, nous ne pouvons adorer authentiquement qu'avec Lui, en Lui, par Lui, « en esprit et en vérité » (Jean, 4 : 23), en nous conformant à la nature et à la volonté du Dieu saint. C'est pourquoi le Christ revendique Lui-même, à plusieurs reprises, dans l'Apocalypse et dans les Épîtres johanniques, ce titre de « témoin fidèle et vrai », qu'Il associe à celui de « principe (***) de la création de Dieu », parce qu'Il est à la fois, comme Verbe et comme Fils de l'Homme, le seul authentique et parfait témoin - non par ce qu'Il dit seulement, mais surtout par ce qu'Il est, comme on parle, en sciences naturelles, d'un « témoin », qui le serait, quand bien même il s'y refuserait, parce que sa nature même témoigne, parce qu'en lui les « fruits » ne démentent pas l'arbre, - le seul « fidèle » et « vrai » témoin (vrai, parce que fidèle) des vues de Dieu sur Lui-même, sur le monde, et sur l'homme (et, là où il y a devenir, les « vues » deviennent « desseins »). Lui-même éternelle Vérité, Il « est né dans le monde pour (y) rendre témoignage de (cette) Vérité », pour montrer le Fils de Dieu dans la chair (per hominem Christum tendis ad Deum Christum, dit saint Augustin). Et « quiconque est de la vérité prête l'oreille à sa voix » (Jean, 18 : 37)...

      Cette dernière parole pose le problème des deux « familles », que nous examinerons plus loin, à propos de saint Paul. Mais revenons maintenant à la définition du Diable par le Sauveur: la Vérité n'est pas en lui. Cette participation au Verbe, cette réciproque immanence et « demeure » - volontaire chez les créatures responsables - par laquelle nous sommes dans le Verbe, et Lui dresse sa tente en nous (Jean, 1 : 14; *** ** ***), nulle et non avenue, stérile lorsqu'elle n'est pas le fruit de l'obéissance et de l'amour, Satan s'y refuse. Remarquez l'antithèse: la vérité n'est pas en lui, n'a pas trouvé ou gardé place en lui; il n'a pas voulu devenir vérité, se faire vérité, « diminuer pour qu'elle croîsse », facere veritatem, ou, dirait Paul, **** (parce que l'orgueil a desséché chez lui l'***). Et, parce que « la vérité n'est pas en lui », comme source intime jaillissant jusqu'en l'éternelle vie, lui, à son tour, a été incapable de « tenir bon dans la vérité », comme atmosphère, ambiance de grâce, biosphère surnaturelle (« Jésus-Christ, disait Bérulle, est le véritable monde où nous vivons »).

      Or, si le Verbe nous apporte la vérité parce qu'Il est Lumière, nous Lui devons la grâce parce qu'Il est Vie (Jean, 1 : 17, puis 14, puis 4). Dans l'immobile et parfaite plénitude de son être éternel, les créatures possèdent, « avant » tous les « éons »- comme l'homme, son élection surnaturelle (Éph., 1 : 4) - le principe de leur dynamisme, de leur finalité, l'universelle entéléchie de leur coexistence harmonieuse et de leur synergie. « Tout ce qui est devenu - ***: l'existence contingente et précaire, mouvement plutôt, aspire à l'être, comme la « forme » d'une flamme ou d'un jet d'eau - en Lui était vie » (version quasi-universelle de Jean, 1 : 3-4 pendant les quatorze premiers siècles). Ce qui met en branle la « masse », secoue l'inertie, remonte la pente de l'entropie: la vie, toutes les créatures la possèdent, toutes en Lui, et, de plus, les « animées », de Lui et par Lui (per ou ***). Mais, chez l'homme, la vie est lumière (Jean, 1 : 4), translucidité, réflexe, clarté tournée vers l'intérieur (satchid, dirait un Hindou). Cette lumière, parce qu'elle est réflexe, parce qu'elle est vie dédoublée, peut se tourner contre la vie. Lorsque vie et lumière vont si bien de pair qu'en fait elles tracent un même sillage, leur correspondance, leur identité fonctionnelle, « économique », s'appelle vérité. Mais le Diable a rejeté la vérité; il est donc antivie, surtout pour ceux chez qui vie = lumière: il est « homicide », dit Jésus.


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4. Satan, « hypostase » du Mensonge


      Chez Satan, la lumière (empruntée) s'insurge contre la vie (reçue), et toutes deux se révoltent contre l'Être: c'est la folie furieuse des transcendantaux. Puisque la vérité, correspondance de la lumière et de la vie, lui paraît attentatoire à l'affirmation de son précieux Moi, cet « antivie » - « homicide » parce que l'homme est la dernière créature spirituelle qu'il puisse encore tenter, pour le rendre semblable à soi, donc pour devenir le père de « toute la famille » infernale, de toute l'antifamille (comparer Éph., 3 : 15), pour régner en contre-Père - cet assassin des hommes « dès le principe », « à partir de son essence » actuelle, de son « idée » empoisonnée, n'est donc pas notre ennemi adventicement, comme l'imaginait le rabbinisme contemporain de Jésus, mais l'Adversaire-né (depuis sa « seconde naissance »). C'est dire, affirme le Sauveur, que le Diable est « menteur » et même « père du mensonge ».

      Il s'agit, en effet, pour le mensonge comme pour la vérité, de valeurs (et contre-valeurs) ontologiques, et pas morales seulement. L'être du Démon, son comportement, son attitude intérieure, la moëlle même de tout ce qu'il est, ment. S'il ment à Ève, c'est pour s'être menti d'abord à soi-même. S'il se regarde dans le miroir de l'esprit, c'est un autre qu'il voit. Il est tout, n'importe quoi, « légion », tout, sauf soi-même: l'Archange pensé, voulu, créé par Yahweh. Le véritable Outis ou « Personne » (cf. Ulysse dans l'Odyssée) c'est lui; car, pour avoir voulu s'affirmer exclusivement, il se voit obligé d'échapper à l'ubiquité de Dieu, présent jusqu'aux enfers (Psaume 138); et, pour jouir d'un être qui ne lui vienne pas de l'Exécré, ce misérable Diable errant vit dans un camouflage perpétuel. Un Frégoli métaphysique... Protée, non par jeu, mais par traque, hallali, misère et fuite éperdue (l'abîme, dit l'Apocalypse, est « sans fond »: il ne cesse d'y choir, indéfiniment). Larvatus prodeo... jouons sur les mots, risquons ce calembour: il promène ses larves; aucune forme de l'être ne peut, chez lui, parvenir à maturité (tout état d'être achevé, ce serait quelque chose de Dieu...)! Il « ment » de tout lui-même; il met un masque à la créature, truque la création, dément Dieu même. L'être comme tel, il le hait: cette stase, cette assise, ce calage tranquille dans le fauteuil du « domicile » ontologique, cette créature paisiblement accoudée à la fenêtre de sa « demeure », cela fait grincer le Vagabond! Le désordre, chaos et malheur des autres, peut-être se dit-il que cela fera passer sa miséreuse bohème, à ses yeux du moins, pour une « autre » espèce d'ordre? Dans les romans policiers de Chesterton, un assassin commet six ou sept meurtres « inutiles », pour dissimuler la portée du « vrai ». Ainsi, la peste cosmique effacera la sienne... Mais ce menteur se dupe lui-même. Car « son fonds », dit encore Jésus, c'est désormais l'illusionnisme, le « mensonge ». Plus d'une fois, le Seigneur oppose l' « arbre » aux « fruits », le « coeur » aux « paroles » qui passent par la bouche, l'état fondamental aux actes transitoires. Chez notre personnage, le mensonge proféré n'est qu'exubération du mensonge invétéré. II*** ***... Dé-greffé du Verbe, il porte, « entée » en lui, la contre-loi, l'anarchie. - « Tel Tu me veux, tel Tu me penses, tel Tu me vois éternellement, tel Tu me considères en ton Verbe, écume-t-il à la Face adorable, mais je rends ta Parole menteuse, ta Volonté sans force, ta Pensée stérile, ta Vision folle, ton Verbe verbiage. Je suis la créature qui T'échappe, qui nie et défie ton universelle étreinte. J'en crève sans fin, mais quelle ivresse! »

      Mais ce mensonge, qu'est-il, sinon, virtuellement, intentionnellement, un meurtre? Qui ment, c'est parce qu'il est incapable de tuer, de supprimer le réel pour lui substituer un « donné » de son cru, c'est-à-dire au fond lui-même. De même que convoiter une femme du regard, c'est déjà la souiller (Matt., 5 : 28), ainsi, placer ses oeufs de coucou dans le nid cosmique, c'est jeter par terre les oisillons de Dieu. Le mensonge est l'assassinat des lâches et des impuissants. Or, puisqu'il est au plus profond de lui-même mensonge, équivoque, faux personnage, quiproquo, substitution ontologique; puisque son état-civil, ou plutôt sa naturalisation - sa désurnaturalisation - comme Satan, c'est d'avoir voulu détruire la création d'abord en sa propre personne, donc Dieu comme Créateur, d'avoir voulu transformer la vérité en mensonge, le Verbe en faux bruit - s'il est Diabolos, le Diffamateur, c'est donc de Dieu d'abord - il est assassin d'intention, assassin « à partir du principe », dit Jésus, de son principe, et, pis encore, du Principe, puisque, vouloir faire mentir le Verbe, c'est vouloir le tuer comme Verbe, comme Parole, comme tout ce qu'Il est de propre, d'essentiellement Soi-même: un Logos qui ne serait plus l'expression fidèle du Père, quel triomphe! Tentative ratée de « verbicide », et, puisque l'homme est l'ombre créée du Verbe, réussite, hélas! De l'homicide.

      Dès lors, quiconque s'attaque au Verbe, est fils du Démon; c'est encore Jésus qui le dit. Ce sont « les enfants du Mauvais », « les fils de la Géhenne »; Jésus proclame et manifeste la vérité, qui vient du Père: les Juifs profèrent des mensonges, issus de leur père (Matt., 13 : 38; 23 : 15; Jean, 8 : 38). Le Verbe, fidèle et vrai témoin du Père, est, pour les siens, comme le fondé de pouvoir de Dieu: les fils du Père sont les siens (Hébr., 2 : 10 , 13). Il est pour eux le Numéro Un, caput et princeps, le commencement, ***. Il l'est par nature, comme Médiateur. Satan, par fonction, nature usurpée, exerce le même rôle vis-à-vis des siens: c'est l'***. Pratiquement, ceux de son royaume ont avec lui des rapports similaires à ceux que nous-mêmes avons avec Dieu notre Père. Ainsi, « qui commet le péché est du Diable, car le Diable pèche à partir du principe » (1 Jean, 3 : 8: parce qu'il « était du Malin, Caïn tua son frère », ibid., 3 : 12). Saint Jean oppose les enfants de Dieu à ceux de Satan (ibid., 3 : 10) : les premiers sont « nés de Dieu » et portent en eux « la semence de Dieu » : « ils ont vaincu Satan, parce que le Verbe de Dieu demeure en eux » (ibid., 2 : 13-14). Cette Semence d'incorruption, allant à la vie éternelle, c'est la « vivante Parole de Dieu » (1 Pierre, 1 : 23). Mais, si « nous sommes de Dieu, le monde entier, lui, est plongé dans le Mauvais » (1 Jean, 5 : 19).

      Tel est le discours que Jésus tient aux Juifs au chapitre VIII de saint Jean. La réponse est digne de la scène: « Et toi, tu es un Samaritain! » (Jean, 8 : 48)... Les Juifs ajoutent, d'ailleurs, par amour de leur sempiternel parallélisme: « Et tu as un démon! » Qu'est-ce à dire, ô exégètes férus d'interprétations obvies, « historiques »? Cette fois, l'Histoire et la Spiritualité vont de pair... S'agit-il, pour les Juifs, de reprocher à Jésus sa nationalité véritable ou supposée? Mais ils venaient, la veille, de Lui cracher au visage son origine supposée galiléenne (Jean, 7 : 52)! Voyons, ces personnages parlaient l'araméen; comment se dit « Samaritain » dans cette langue? Ou bien l'équivalent du grec ***, c'est-à-dire Kouthi, qui veut dire à la fois un habitant de la Samarie et, plus généralement, un hérétique... ou bien Schomroni, fils de Schomron; littéralement, cela signifie aussi Samaritain. Mais Schomron est souvent synonyme d'Asmodée, prince des démons chez les Samaritains (voir Kohut, Jüdische Angelologie und Dämonologie, p. 95). Cette identification se retrouve, par exemple, dans les traités Béreschîth Rab., 36; Yalkouth Schim., 2 : 150 B, sur le chap. XXXI de Job. Dans la Kabbale, Schomron est le père d'Asmodée et identifié à Schammaël ou Satan. Le personnage de Schomron était si connu du populaire qu'on en retrouve des traces dans le Qoran, d'après lequel c'est Schomron (les Targoumîm disent : Schammaël-Satan) qui, au désert, rendit les Juifs idolâtres. Ainsi, les adversaires de Jésus Lui répliquent: « Schomroni! Le fils du Diable, c'est Toi!... » C'est l'équivalent de notre « vous en êtes un autre », et la réplique manifeste un entêtement buté, bouché à l'émeri, stupide autant que farouche, haineux, vraiment démoniaque (perseverare diabolicum).

      Nous retrouverons chez saint Paul le rôle joué par Satan comme prince de ce monde, la notion d'un envoûtement cosmique, avec, en plus, celle d'une contre-partie au Corps mystique; il développe ces aspects « économiques » du Démon, mais laisse dans l'ombre l'étude « métaphysique » de l'Adversaire, à laquelle saint Jean consacre le plus long verset de son Évangile et tout un contexte important, ne consacrant au principat de l'Ennemi que quelques brefs versets, et pour ainsi dire, « en passant ». Le Démon de Paul joue, par ordre d'importance croissante, un rôle eschatologique, mystique, ecclésiologique, cosmique; celui de saint Jean exerce, dans le même crescendo, de gravité, une fonction cosmologique, ecclésiologique, mystique, dont Jean, 8 : 44 nous fournit la clé, qui appartient à l'ontologie surnaturelle, si l'on peut dire.


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5. L' « archonte de ce monde mauvais »


      Un dernier mot sur l'appellation: prince de ce monde, littéralement: le régent, l'ancien, le « chef de file » de ce monde. Jésus n'en a qu'à « cet » univers souillé par la Chute et ses répercussions (l'expression n'a donc rien de gnostique). Mais voici un rapprochement curieux et, croyons-nous, indédit: le Sar-haOlam ou « prince de ce monde » (Yebhamôth, 16 B) est dit aussi, dans le Talmoud - lequel modifie dans un sens antichrétien certaines traditions targoumiques et, par exemple, ne souffle mot de la Memra - « l'Ange de Yahweh » (cf. Exode, 23 : 20), le « Prince de la Face » divine, le « Prince de la Présence » divine: c'est Métatron, qui est aussi l'Homme-Archétype, Adam Qadmon. Il faut choisir: ou la Memra des Targoumîm, ou le Métatron du Talmoud; les Anges reçoivent les commandements divins « en-deçà du Voile »; lui seul, au delà (Chaghigah, 15 A et 16 A; Yebamôth, 16 B; tosephta de Chullin, 60 A). Philon l'identifie à son Logos. Où l'Exode, 24 : 1 et 33 : 21 nous parle de Yahweh, le Talmoud veut qu'on lise Métatron, et l'oppose au Verbe chrétien (Sanhédrin, 38 B). C'est lui qui, du haut d'une montagne, montre à Moïse toutes les richesses de la Palestine (Siphré sur le Deutér., 141 A; cf. Matt., 4 : 8). La Kabbale le qualifie de « petit Dieu », pourvu de sept Noms, comme Yahweh, et partageant sa Majesté suprême. Mais Il n'est expressément pas Médiateur, Sauveur ou Dispensateur de pardon (Sanh., 38 B)! Une seule fois le Targoum du Pseudo-Jonathan le mentionne, à propos de Genèse, 5 : 24 (Métatron a pris Hénoch d'entre les vivants) et l'appelle Prince de ce monde et Grand Scribe. Enfin, plusieurs textes talmoudiques le dénomment l'Adolescent. Nous avons horreur des comparaisons et rapprochements trop faciles auxquels s'est complue l'histoire des religions; mais nous ne pouvons nous empêcher d'être troublés, en notant que, d'une part, dans certaines traditions initiatiques rapportées entre autres par Éliphas Lévi, le Démon apparaît comme le Grand Scribe universel, le Grand Agent cosmique qui « clicherait » les événements (l'Akascha de l'ésotérisme hindou), tandis que, précisément, de nombreuses sectes secrètes, en Occident comme en Orient (« Polaires », Rose-Croix de toutes obédiences, Théosophistes, Martinistes depuis Saint-Yves d'Alveydre, épigones et disciples se réclament de Lopoukhine (le « Sénateur » des Soirées de Saint Pétersbourg), d'Eckartshausen, de « Sédir » (Y. Leloup), voire... d'Anne-Catherine Emmerich (sic), Bâbistes et, surtout, affiliés de l'Agartha.), professent toutes, avec des variantes superficielles, un fonds commun de croyances (« métaphysiquement » présentées chez René Guénon, cf. Le Roi du Monde) sur: l'origine commune des religions et des traditions initiatiques, dont les premières ne seraient que des déviations exotériques; la flamme de cette « sagesse » allumée sur terre par les « Seigneurs du feu » (Rose-Croix), les « Maharischis » ou Grands Sages (Agartha), les Pratyéka-Bouddhas (Tantrisme thibétain), au nombre de trois, cinq ou sept, d'après des darçanas d'ailleurs complémentaires, et « descendus » de la planète Vénus (ou Lucifer); la perpétuité, depuis lors, d'un grand centre initiatique planétaire, d'où proviendraient tous les mouvements « spirituels » au cours de l'Histoire: les fondateurs primitifs, passés au delà du « plan » humain, « adombreraient » leurs agents et successeurs ou mandataires, à cheval, eux, sur les conditions humaine et supra-humaine, et régis par la Manou pour les uns, l' « Esprit de la terre » pour les autres, le « Roi du monde » pour les traditions agarthiques dont F. Ossendowski recueillit quelques échos déformés, le Grand Scribe, le Logos de la terre, le Perpétuel Adolescent ou Sanâtana Koumâra, le « plus vieil Esprit du système solaire », le Brahmâtma de Saint-Yves d'Alveydre (suivant les divers enseignements initiatiques qu'il nous a été donné, au cours d'un contact de 35 années, d'aborder et parfois pénétrer). Rappelons ici que, dans le Talmoud, l'Adolescent, le Grand Scribe, le Prince ou Roi de ce monde, sont les titres que porte ce Métatron, que le dit Talmoud substitue à la Parole de Dieu ou Memra des Targoumîm, et, dans un passage, oppose en qualité de « petit Dieu » - voir, dans le Prologue de Faust, le kleiner Gott der Welt - au Verbe chrétien, lorsque le Rabbin Idith annonce fièrement, à un disciple du Christ, à propos d'Exode, 24 : 1 et 33 : 21, que Métatron, Image et Face de Yahweh, ne se soucie ni de sauver les hommes, ni d'intercéder pour eux auprès de Dieu, ni de pardonner les péchés, puisqu'il en est, aussi bien, incapable; bien plus, il est parfois lui-même pécheur, au point qu'un jour, sur l'ordre de Yahweh, il a reçu, d'un simple Ange, soixante coups de lanière enflammée (Sanhédrin, 38 B; Chaghigah, 15 A et B)! (Après son curieux retour au Christianisme, Sédir » (Y. Leloup) maintenait l'existence de deux hiérarchies rivales: celle, toute luciférienne, du « Roi du monde » (voir plus haut); celle, d'origine « christique », du « Seigneur de la terre » (cf. Zach., 4 : 14 et le contexte précédent), sorte de « succession apostolique » régissant l' « Église intérieure » et provenant de l'évangéliste Jean (cf. certaines allusions dans LOPOUKHINE, Considérations sur l'Église intérieure, et, semble-t-il, dans la préface donnée à ses Maximes des Saints par Fénelon, ami d'ésotéristes comme Ramsay, et dont il serait très intéressant de rechercher ses accointances avec les milieux auxquels J. de Maistre a dû, plus tard, son catholicisme à la sauce orphique (cf. le Joseph de Maistre mystique de Dermenghem).).

      On s'en voudrait d'insister trop sur ces curieuses coïncidences; mais, d'autre part, il serait, ce nous semble, imprudent, s'agissant de celui que saint Paul appelle « le dieu de ce monde » (2 Cor., 4 : 4), de les passer sous silence. L'Apôtre et saint Jean signalent, comme leur Maître, que Satan cherche surtout le secret, les ténèbres propices, pour y faire mijoter d'obscures cuistances pleines de trouble, d'équivoque et de trompe-l'oeil. La plus urgente besogne du Chrétien renseigné consiste donc à « désocculter » ses mystères.


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C. - CHEZ SAINT PAUL


1. Le « dieu de cet éon-ci »


      (A propos d' « éons », « Matgioï » (A. de pouvourville), écrit dans La Voie métaphysique (2è éd., Paris, 1936), page 126: « En disant que l'espèce (humaine) est au cycle (= éon) ce que l'individu est à l'espèce, nous montrons etc... L'étude de l'espèce, enserrée entre l'étude expérimentale des individus qui la composent et l'étude métaphysique du cycle de modifications (= éon) auquelle elle appartient, etc. L'espèce humaine est un « moment » du cycle; l'individu est un moment de l'espèce. » On voudra bien se reporter aussi à l'excellente définition de l'éon dans Le Signe du Temple, cet admirable opuscule du R. P. Daniélou.)


      Nous commencerons par laisser, le plus possible, parler l'Apôtre lui-même. Pour lui, **' *** ****... faisons, comme lui, une parenthèse: le ** ou ** per néotestamentaire, généralement traduit « par », n'exprime par l'agence, ni même l'instrumentalité passive, celle d'un outil, par exemple, mais le passage, l' « à travers », le truchement, l'intermédiaire: on passe « par » la Belgique, pour se rendre de France en Hollande. Toutes nos prières s'adressent, de la sorte, au Père, per Dominum nostrum jesum Christum. Et le Médiateur apparaît comme un no-man's land, ou plutôt comme un God's-and-Man's-land - la « Terre des Vivants », la Terre « par » où se donne la Vie - un Béthel personnel et Lui-même vivant (Genèse, 28 : 17; cf. Jean, 5 : 26). Ce ** implique une osmose, donc une symbiose, une prise de contact intime: en Jésus-Christ, la nature divine et l'humaine consomment leur hyménée (Psaume 84 : 11-12). La fameuse expression paulinienne « dans le Christ Jésus », qui signifie cette stase d'immanence réciproque, est possible en vertu d'un premier « par » - Dieu Se donnant à nous, nous communiquant sa nature, comme une semence de vie surnaturelle, en Jésus-Christ (Jean, 12 : 25; 1 Pierre, 1 : 23; 2 Pierre, 1 : 4) - et rend à son tour possible le second « par » - l'homme, cette fois, sanctifié dans le Christ (Jean, 17 : 19), dans la vérité de sa première, éternelle, authentique nature (ibid.), et retournant avec le Christ, en Lui, « par Lui » (comme s'exprime la fin du Canon), auprès du Père (Jean, 13 : 1; 16 : 28). Dans les pages suivantes, chaque fois que nous mettrons par entre guillemets ou en italiques, c'est qu'il a ce sens particulièrement néotestamentaire de « passage à travers », d'intermédiaire.

      « Ainsi donc, par un seul homme, le Péché est entré dans le monde » (Rom. 5 : 12). Paul emploie le mot péché, en grec ***, tantôt sans l'article défini (par ex. Rom., 14 : 23; Gal., 2 : 17), tantôt précédé de * : en général, *** sans * signifie soit un acte épisodique de nature peccamineuse, soit un état général de péché, pris, non pas en soi, mais en tant qu'il affecte et qualifie un homme; tandis qu'avec *, nous avons affaire au péché pris en lui-même, comme personnalisé, considéré comme une force indépendante, se frayant une route dans le monde et y réalisant son propre destin. Y a-t-il plus encore dans * ***? C'est ce que nous verrons plus loin... « Et, continue l'Apôtre, la mort a passé dans tous les hommes, puisque (en l'homme intermédiaire, en l'homme « entonnoir ») tous ont péché »: l'eau vient par un tuyau central empoisonné, toute la canalisation ne charriera donc qu'une onde mortelle. Le Péché fait, comme un personnage de théâtre, son entrée (***), et la mort suit, dans son sillage; mais elle, à son tour, s'infiltre et se faufile (***) de tous côtés, comme un fleuve unique, en cas d'inondation, se répand de toutes parts. Tous pèchent anticipativement, inchoativement, en Adam (cf. 1 Cor., 15 : 21-23); pour devenir plus tard, chacun pour son compte, pécheurs en vertu de la nature héritée d'Adam.



      Donc, « tous les hommes sont morts » ** ** ** *** (notez les deux articles définis) « à cause, en vertu de la transgression d'un seul »; de même, « la grâce de Dieu et le don (de « justice » ou nature divine, cf. verset 17) qu'elle nous fait, (don) provenant d'un seul homme, Jésus-Christ, ont surabondé dans la masse » des hommes. Nous ne commenterons pas ici ces versets, sauf pour ce qui peut nous fournir des lumières sur le problème de Satan... « Le jugement (porté) à cause d'un seul (homme) (a résulté) en condamnation ». C'est dire qu' « à cause de la transgression d'un seul, la Mort règne, depuis lors, par ce seul-là »; son empire, son royaume ne s'exerce pas, ne se maintient pas, ne se répand pas, par cet «homme considéré comme agent, mais, au moment de la Chute, c'est « à travers » cet homme que la Mort (spirituelle, par rapport à Dieu), donc le Péché, a désormais établi son propre royaume. Adam n'a été que l'instrument, la dupe du Péché, et a tiré pour lui « les marrons du feu ».

      « Ainsi, à travers une seule faute, (le jugement a résulté) en condamnation pour tous les hommes... Par la désobéissance d'un seul, tous ont été constitués pécheurs ». Au verset 17, Paul met en opposition les deux royaumes: celui de la mort, où commande et règne le Péché, s'est réalisé par le truchement du premier Adam; celui de la vie, où règne et commande Dieu, s'est réalisé par la médiation du Christ, Nouvel Adam. Si « le règne du Péché aboutit à la Mort, le règne de la Grâce, en réalisant en nous la justice divine, en épanouissant en nous la nature de Dieu, aboutit à la Vie éternelle par Jésus-Christ, notre Seigneur » (Rom., 5 : 21). Le parallèle est rigoureux: le genre humain tout entier doit sa chute à ses origines; frères d'Adam par la commune nature, ses fils par la génération, nous partageons sa nature comme frères et l'héritons de lui comme fils; de même, l'humanité tout entière doit sa restauration - offerte, accordée, inoculée - à sa régénération par le Nouvel Adam, dont nous sommes à la fois, d'après l'Épître aux Hébreux par exemple, les fils et les frères. Fait à l'image de Dieu et pour épanouir en soi la ressemblance divine (Gen., 1 : 26), Adam déchu engendre une humanité faite à la ressemblance (morbide) de son père et pour qu'en elle revive un jour, dans sa splendeur et pureté première, l'image qu'il a souillée (ibid., 5 : 3). On sait combien l'Apôtre était nourri des Livres sapientiaux. Ce péché qui « entre dans le monde » comme un personnage dramatique entre en scène, peut-être en a-t-il trouvé la première idée dans la Sagesse? - « Dieu n'a pas fait la Mort; la perte des vivants ne Lui cause aucune joie. Il a créé toutes choses pour la vie; toutes les créatures du monde, Il les a faites saintes et salutaires. En elles-mêmes, aucun principe de corruption; la Mort n'a pas d'empire sur elles, (telles qu'Il les a créées). Car la justice (de Dieu, la nature divine) infuse l'immortalité... Oui, Dieu avait créé l'homme pour l'immortalité, à l'image de sa propre nature éternelle. Mais, par le canal de l'envie du Diable, la Mort est entrée dans le monde; ils en feront l'expérience, ceux qui lui appartiennent », ceux qui sont « du Malin », comme disent les Épîtres johanniques (Sagesse, 1 : 13-15; 2 : 23-24).

      Schammaël-Satan, « l'Ange de la Mort », le Mal objectivé, le Mauvais, le Péché, s'est donc servi d'Adam pour corrompre le genre humain tout entier: « C'est par la tête que pourrit le poisson », dit le proverbe russe. Chacun de nous peut et doit avouer: « Je suis né dans l'iniquité, ma mère m'a conçu dans le péché » (Psaume 50 : 7). Mais, Dieu merci, « le Christ ressuscité des morts est les prémices de ceux qui se sont endormis »; de sorte que, « si la mort est venue par voie d'homme (**'****), par voie d'homme aussi la résurrection des morts. De même, en effet, qu'en Adam tous meurent, ainsi en Christ tous seront vivifiés; chacun, toutefois, dans la catégorie qui lui est propre: comme prémices, le Christ; ensuite, ceux du Christ », ceux qui Lui appartiennent (1 Cor., 15 : 20-23). On remarquera le rigoureux parallélisme de l'en Christ et de l'en Adam: *** ***... Tout ce que peut connoter d'inhabitation, d'immanence réciproques, de « greffe » et d'enracinement, d'appartenance organique et de symbiose et dépendance vitales, la fameuse expression paulinienne in Christo Jesu, nous avons le droit de l'affirmer, analogiquement, non pas équivoquement, de l'expression ici parallèle in Adam. Ce que saint Paul professe, quant aux rapports avec le Christ de ceux qui sont « du Christ » (dès lors qu'ils sont « dans » le Christ; ses fils, parce que ses connaturels gratuits, parce que ses frères par miséricorde: cf. Hébr., 2 : 10, 13, 17), qu'est-ce qui nous interdit d'admettre, devant l'évidence obvie des textes, qu'il le pense aussi des relations entre le Diable, l'Esprit du mal, le Péché (* ***), et ceux qui, parallèlement aux ** X****, sont « du Diable », « du Malin », comme dit saint Jean, qui classe catégoriquement les hommes en « enfants de Dieu » et « enfants du Diable » (1 Jean, 3 : 8, 10, 12). « Tous meurent en Adam, exactement comme tous revivent en Christ »: l'Adam Nouveau, chef, source, fondateur de l'humanité régénérée, lui transmet, avec la communication de sa nature humaine unie à sa divine, les deux dans l'unité parfaite de sa Personne, une « semence incorruptible » de « vie éternelle », comme dit saint Pierre, une participation à son propre mode d'existence à la fois sur deux plans: humain et divin (ainsi, quand souffle une Brise puissante au large de l'Argentine, les eaux de l'Amazone, qui se déversent dans l'Atlantique sans se confondre avec lui, coulent au même rythme, à la même vitesse et dans la même direction que celles de l'Océan). Membres du Corps mystique qui dilate, épanouit, répand et communique le Ressuscité, qui fait sa gloire (1 Cor., 11 : 3, 7), nous sommes promis à cette Résurrection que, déjà, nous possédons en gage, en amorce, dans ce Christ glorifié (Éph., 2 : 6; Col., 3 : 1). Mais de quel droit tiendrons-nous les paroles de Paul pour réalistes, indicatives de faits authentiques, lorsqu'il s'agit du Second Adam, et pour métaphoriques, significatives de rien, lorsque, dans la même phrase, et après un *** *** destiné à fixer notre attention sur la rigueur du parallèle, l'Apôtre parle du Premier Adam? Saint Paul verrait-il le Christ « mis en balance » avec une abstraction?... Donc, « en Adam » tous meurent, parce qu'ils ont hérité de lui, non son originelle nature immortelle, qu'il a dédaignée et rejetée, mais sa nature déchue, mortelle, celle que, dans sa proclamation d'indépendance, il a choisie, voulue sienne. Nous avons donc « en » notre premier père: greffe, enracinement, appartenance au même Corps, dont il semble bien que saint Paul ait fait mention. Mais continuons la lecture de l'Épître aux Romains...


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2. Le Contre-Corps mystique


      Le chapitre VI de cette même Épître aux Romains introduit dans la démonstration paulinienne une notion nouvelle, un terme nouveau de sa dialectique. Si, dit l'Apôtre, au lieu de rester inertes, voir même de nous désintégrer, comme des cadavres spirituels (2 Cor., 4 : 16), comme des peaux de serpent rejetées périodiquement, ou comme le chaume des toits « qui sèche avant qu'on ne l'arrache » (Psaume 128 : 5-6), nous « poussons avec le Christ comme une seule plante, greffés que nous sommes sur Lui par la ressemblance de sa mort », effectuée en nous par le Baptême (cette mort est décidément vivifiante!), à plus forte raison « serons-nous (participants) de sa résurrection ». Et nous saurons alors ceci: c'est que « le Vieil Homme de nous autres est cocrucifiés avec le Christ, afin que soit détruit le Corps du péché (** *** THE *** = le Corps de ce Personnage appelé ici, en mode personnel, le Péché), de sorte que désormais nous ne soyons plus asservis à ce Péché ». Si nous sommes plusieurs, dira Paul à propos de l'Eucharistie et de la communion dans le Christ - qu'il oppose à la communion démoniaque, à la symbiose des hommes avec le Diable (per Adam, ce serait le cas de le dire! cf. 1 Cor., 10 : 16-21) - nous ne formons cependant qu'un seul Corps (toujours le parallélisme entre les deux Royaumes)... Ici, nous, tous ensemble, devons voir que le Vieil Homme de tous est crucifié, pour que le Corps du Péché soit détruit, ce qui mettra fin à notre esclavage vis-à-vis du Péché. Le Vieil Homme, c'est le « premier Adam, terrestre »; Paul l'oppose à l'Homme Nouveau, au « nouvel Adam, céleste ». Cela fait deux archétypes: les uns ressemblent au premier, ils portent en eux « son image », le reproduisent, lui font écho; les autres réverbèrent le second, portent en eux, imprimé dans leur être, son effigie, son empreinte (1 Cor., 15 : 45-49). Les uns sont configurés à l'image du fils déchu (Luc, 3 : 38); les autres deviennent conformes à l'image du Fils « véritable et fidèle » (Rom., 8 : 29; Apoc., 3 : 14). De même que les uns ne vivent plus, mais le Christ en eux, ainsi, pour les autres, c'est le Premier Adam qui vit en eux (cf. Gal., 2 : 20). Les premiers ont « dépouillé », comme le serpent se défait de sa vieille peau, « à propos de leur vie passée, le Vieil Homme, corrompu par la concupiscence honteuse » (de l'Éden, depuis lors perpétuée dans l'espèce), pour « revêtir l'Homme nouveau, créé d'après Dieu en justice et sainteté de vérité » (Éph., 4 : 22-24). Peut-être le parallélisme *** ** *** *** - *** *** **** *** **** - *** *** est-il voulu: le Vieil Homme se réfère à la « vie passée », à l'injustice, à la nature pécheresse et déchue; la corruption, la mortalité du Vieil Homme, à ses concupiscences (1 Jean en compte trois fondamentales, qu'on pourrait opposer aux trois vertus théologales); l'Homme Nouveau, à Dieu son modèle. Les Chrétiens, donc, « dépouillent le Vieil Homme, avec ses oeuvres, et revêtent l'Homme Nouveau, qui se renouvelle sans cesse (cf. 2 Cor., 4 : 16), en (développant en soi l'épignose, la science contemplative, qui doit déboucher un jour sur la vision béatifique, dont en augmentant en) superscience, à l'image de Celui qui l'a créé » (Col., 3 : 9-10; cf. 1 Jean, 3 : 2). En cet Homme Nouveau, « il n'y a plus ni Grec, ni Juif, ni Barbare ni Scythe, ni esclave ni homme libre, mais le Christ, (qui est) tout en tous » (ibid., 3 : 11). Ce caractère d'universelle sythétisation, nous le retrouvons dans un texte analogue, où, par le Baptême, c'est nommément le Christ qui est revêtu: tous « en » Lui baptisés, ne sont « en » Lui qu'une seule personne: ** (Gal., 3 : 27-28). Il est donc un Corps du Christ, aux membres nombreux; et un Corps de « l'Homme terrestre », auquel nous devons mourir si nous en sommes les « membres » (Col., 3 : 5). Aujourd'hui encore, le rituel anglican du Baptême comporte cette significative prière, la première des brèves oraisons qui suivent l'interrogatoire du catéchumène: « Accorde, ô Dieu de miséricorde, qu'en cet enfant le Vieil Adam soit enseveli, de telle façon que l'Homme Nouveau puisse naître en lui; amen ».

      De ce Corps en quelque sorte antimystique (Cf. l'Excursus I sur « l'autre Corps mystique ».), il nous faut « faire mourir les oeuvres » (Rom., 8, 13); c'est lui tout entier, « le Corps de la Chair » (Col., 2 : 11), qu'il nous faut dépouiller, le Corps ou l'organisme au sein duquel se transmet, de membre en membre, cette nature déchue que Paul appelle « la Chair », le « Corps de notre humiliation » (Phil., 3 : 21), que le Christ, lorsqu'Il remettra toutes choses à son Père pour que « Dieu soit tout en tous », aura métamorphosé au point de le rendre conforme à ce *** X*** dans lequel Il trouve sa gloire et sa plénitude (Éph., 1 : 23). Nous voici armés pour continuer notre lecture de Romains, 6. Plus que jamais, derrière le drame humain de Chute et de Salut qu'esquisse saint Paul, derrière les deux acteurs principaux, le Vieil et le Nouvel Adam, chacun d'eux tête d'un organisme auquel il infuse sa vie et sa nature, se dessinent ou se devinent deux grandes ombres: Dieu et Satan.

      Donc, jusqu'à présent, nous formions tous ensemble, en tant qu' « enfants de la colère », un corps où se perpétuait le péché. Mais ce péché, avec une initiale minuscule, conçu comme un état qui se propage et se transmet, comme une nature, c'est la ***, le caractère essentiellement distinctif de ce Vieil Homme, de ce premier Adam, tête et corps, chef et membres, qui se trouve avoir, en l'époux d'Ève, l'initiateur de sa perte (comme le Corps mystique possède, dans le Christ Jésus, celui de son salut; cf. Hébr., 2 : 10), et dans tous les fils d'Adam, les héritiers de cette malédiction, qui n'ont pas renoncé à la succession de leur ancêtre. Dans ce parallèle, où le Nouvel Adam abandonne sa nature humaine à l'Esprit de Vérité, de sorte qu'elle coïncide avec la divine, le Vieil Homme, lui, « marche d'après l'Esprit qui agit dans les fils de la désobéissance » (Eph., 2 : 2, texte que nous réexaminerons plus loin). Or, il ne faut plus que « le Péché règne encore en notre Corps mortel », en ce Corps qui transmet à ses membres la mort. Aux concupiscences qui l'agitent en guise de vitalité, cessons d'obéir. Mortifions, réduisons à la disparition, à l'anéantissement, les « membres » que le « Corps du Péché » possède, répandus « à la surface de la terre » (Col., 3 : 5), puisqu'il nous faut « détruire ce Corps » (Rom., 6, 6), qui ne ressuscitera pas, lui, trois jours après! Ces membres, ne les livrons plus en esclavage « au Péché, comme des instruments d'iniquité ». Cette dernière expression nous rappelle la définition de l'esclave en Droit romain: servus non tam vilis quam nullus, instrumenti genus vocale. Nous qui sommes passés de la Mort à la Vie, de la « puissance de ténèbre » (dite aussi « monde des ténèbres »), à l' « admirable Lumière » de Dieu (qui est le Christ), de la « puissance de Satan à Dieu », c'est-à-dire « dans le royaume de son Fils bien-aimé » (Luc, 22 : 53; Jean, 19 : 11; Actes, 26 : 18; Éph., 6 : 12; Col., 1 : 11; 1 Pierre, 2 : 9; cf. 1 Jean, 2 : 8), « parce que Celui qui est en nous est plus grand que celui qui est dans le monde », et en qui, par une réciproque immanence, « le monde est tout entier plongé » (1 Jean, 4 : 4; 5 : 9), « le Péché perdra sur nous sa seigneurie » (chez Paul, les mots apparentés à *** - ici, *** - font presque toujours allusion au Christ, fût-ce pour exprimer l'antagonisme); nous devons « nous donner intégralement à Dieu, comme vivants, de morts que nous étions, et offrir à Dieu nos membres », ces « membres » du Corps que nous sommes nous-mêmes, « en guise d'instruments opérant la justice » (Rom., 6 : 12-14). « Instruments d'iniquité » parce que « membres du Corps du Péché », devenons « instruments de justice », de la nature divine, parce que désormais, « membres » du « Corps du Christ ».


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3. « Salaire » et « don »


      On sait que, dans le monde antique, qui contractait un dette sans pouvoir la payer, devenait l'esclave de son créancier. Adam, c'est-à-dire l'homme, tout l'homme, et tout homme - saint Grégoire de Nysse a, sur cette autonomase, des pages lumineuses - Adam, donc, a « joué » et perdu. Son enjeu, c'est lui-même. Donc, nous. L'esclave n'existe plus: c'est son maître qui lui sert de volonté, de conscience, d'âme; ce n'est p lus lui qui vit, mais son maître en lui. C'est le cas du Chrétien (Gal., 2 : 20). Affranchi du péché, il est devenu l'esclave de la justice: ici, « justice », (au sens biblique de nature divine) est opposée à « péché », au sens de la nature souillée. En fait, on est l'esclave du Péché pour la Mort, ou de l'Obéissance pour la Vie, c'est-à-dire pour la Jusctice (Rom., 6 : 16-18). Et cette Obéissance se trouve identifiée à Celui qui l'incarne, qui possède tout son être divin et humain ad Deum, et dont la plus essentielle nourriture est de « faire la volonté du Père ». Au cours de huit versets, Paul met en balance l' « esclavage du Péché » et l' « esclavage de Dieu », pour conclure: « Le salaire du Péché », celui que paie ce maître de maison, « c'est la Mort » - « c'est par l'envie du Diable que la Mort est entrée dans le monde » (Sagesse, 2 : 24) - le salaire, payé en échange du droit d'aînesse, le plat de potage dont Essaü rassasia goulûment sa grossière fringale, le Péché nous le verse sans barguigner: c'est la Mort. Tandis que « le don (= gratuit) de Dieu est la vie éternelle par Jésus-Christ, notre Seigneur » (Rom., 6 : 23). Dieu nous donne, pour rire, par amour et miséricorde purement gratuits, la vie éternelle, que nous trouvons en Jésus-Christ. Le Péché, celui qui est péché, en qui le Mal trouve quasiment son hypostase, paie, lui, très ponctuellement la rémunération convenable en l'occurrence. Mais Adam, dont il règle le compte, nous « endosse » son « effet ».

      Comme on voit, les deux Royaumes ou Puissances (Col., 1 : 13) ont leur organisme social ou Corps, avec ses membres, avec sa tête, d'où la vie commune se répand jusqu'en la plus infime cellule, avec leur roi, agissant sur le « corps » par son médiateur: l'un par Jésus-Christ, Dieu qui S'est fait Homme; l'autre par Adam, qui tenta de se faire dieu. Ici, règne Dieu; là, le « Péché ». Mais ce dernier, s'il est par excellence l'Adversaire, en hébreu Satan, encore faut-il qu'il trouve, pour se manifester, pour pouvoir exhiber sa nature d'Antagoniste, non pas une « porte ouverte » - qu'enfoncerait-il? - mais un mur granitique. Là, sa rage, sa force et sa ruse pourront se donner libre cours; cette fois, il pourra se déchaîner: le jeu vaudra la chandelle! C'est pourquoi l'Apôtre écrit: « Le Péché, je ne l'ai connu que par la Loi » divine; c'est « à travers elle », presque « en » elle, que j'ai pu le discerner: il est la contre-Loi. Exemple: la concupiscence, la libido. La Loi me dit: « Tu ne convoiteras point ». Ici, le langage métaphorique de l'Apôtre devient inouï... si l'on estime que Paul parle en réaliste lorsqu'il s'agit du Christ, mais en poète, en fabulateur, en Mallarmé biblique lorsqu'il s'agit du Diable. Nous n'aurions pas la folie de présenter notre interprétation comme infaillible; loin de là. Nous disons simplement qu'elle est tout aussi légitime que l'autre. Nous croyons que saint Paul a bourré d'allusions ses Épîtres, que chaque mot peut se prêter à d'utiles investigations, qu'il « prend son bien où il le trouve », utilisant à tout instant des notions courantes parmi les intellectuels et les dogmatisants de son époque. Il n'est pas sans intérêt de savoir le sens qu'il pouvait attacher à des mots comme ****, ***, ***, etc. Ici, l'on se demande si d'aucuns ont si bien pénétré les arcanes de sa pensée qu'ils peuvent déterminer quand il y a chez lui réalisme, et quand métaphore. N'arrive-t-il pas, parfois, que l'interprétation, voire même la traduction d'un texte, soit complètement tourneboulée, parce que l'exégète, apparemment incapable de saisir telles notions théologiques ou de sympathiser avec elles, a jugé plus sûr de modifier le texte? Voyez, par exemple, la traduction de *** dans Éph., 1 : 23 (Vulgate: adimpletur; Cornelius a Lapide cite toutes les opinions des Pères sur ce passif; chez Crampon: remplit). Cela dit, revenons à notre sujet central.


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4. « LE Péché » = Quelqu'un


      Saint Paul n'aurait donc rien su de la concupiscence, il ne se serait pas rendu compte de son empire sur lui, si la Loi, c'est-à-dire la Parole de Dieu, n'avait proclamé: « Tu ne convoiteras pas ». Cette concupiscence est l'envie, le désir, le prurit de faire ce qui est défendu, peu importe sur quoi porte l'interdit. « Mais le Péché, s'emparant de l'occasion grâce au commandement » divin, « par » lui, par son truchement - le dit commandement faisant, malgré lui, les affaires du Péché - « celui-ci, donc, a opéré en moi son plein de concupiscence » (Rom., 7 : 8). Derechef, comme dans Rom., 6 : 6, le Péché - avec l'article *, qui met l'accent sur l'affirmation du caractère personnel: comme dans * *** - est ici présenté comme une individualité tentatrice, faisant flèche de tout bois pour désorienter et désorbiter l'homme, pour lui faire trouver une saveur toute spéciale, unique, à l'interdit. On se rappelle la Napolitaine dont parle Jules Lemaître: « Comment trouvez-vous votre sorbet? » - « Bon. Mais il serait meilleur si c'était un péché ». Il y a, dans la transgression, un élément de découverte, de risque et de conquête; moi qui viole la Loi, je suis, au moins virtuellement, intentionnellement, plus fort, plus grand que la Loi, que le Législateur: comme une monstrueuse cellule, j'étends mes pseudopodes, j'englobe, j'avale et m'incorpore la Loi, l'auteur de la Loi, les sujets de la Loi; je dépasse tout cela, ma transcendance me rend incommensurable à tout ce fretin. Plus je me bourre le crâne - parce qu'enfin Nietzsche, Gide et les homoncules au nez grave du matérialisme dialectique sont à la merci d'une constipation récalcitrante - plus je chevauche ma jument de transgresseur victorieux et glorieux, et plus, en réalité, « quand je me crois riche », dilaté- alors que je ne suis qu'enflé (Car il est des Oedèmes spirituels, symptomatiques d'une avitaminose et « misère » de l'âme.) - « à l'abri de tout besoin, je suis, à mon insu, malheureux, miséreux, indigent, aveugle et nu » (Apoc., 3 : 17). Mais le grand Prestidigitateur allume de toutes parts des phosphorescences qui m'égarent: il est la fausse Lumière du monde. Depuis la Chute, il est en nous latent, il dort et couvre sous la cendre. Ce qui le ranime, le réveille, agit sur lui comme le drap rouge sur le taureau, c'est la Loi. Écoutons l'Apôtre: « Je vivais sans la Loi; or, sans la Loi, pas de péché »; ici, nous avons *** sans l'article: c'est l'acte délictueux, sans plus. « Mais voici venir le commandement, le Péché revit, et moi je meurs ». Ainsi, « le Péché, saisissant l'occasion offerte par le commandement, m'a séduit et, par lui (« à travers » ce commandement) m'a tué » en ce qui concerne la vie d'union à Dieu, la seule vraie vie. Le verbe que nous traduisons par séduit figure dans la version des Septante (***), qui le met sur les lèvres d'Ève: « Le Serpent m'a séduite et j'ai mangé » (Gen., 3 : 13). L'Apôtre applique au Péché le vocabulaire que la Genèse applique au Serpent. Mais pourquoi ce personnage s'est-il emparé de la Loi sainte, pour la souiller, pour en abuser, pour perpétuer son sacrilège: se servir du précepte divin pour faire transgresser l'homme? Saint Paul répond: « Le Péché (l'a fait), afin qu'il se manifestât (comme) Péché, du fait (même) qu'il opérait en moi la mort par le canal de ce qui est bon, en sorte que, par le moyen du commandement, il allât jusqu'au bout de sa virulence pécheresse », comme toute force, comprimée, retenue par un obstacle, gagne, du coup, en violence ultérieure (Rom., 7 : 13). Le fait que le Péché peut souiller, rendre « objectivement » nocive, porteuse (elle-même saine) de germes mortels, la Loi de Dieu, démontre à la fois le caractère de malignité, d'hostilité personnelle envers Dieu, qu'il y a dans tout péché, même apparemment, « inoffensif » et la surabondance de la grâce, l'infini et l'inouï de la miséricorde divine (Rom., 5 : 20-21).

      En effet, « si la Loi est spirituelle », céleste et sainte, exprimant Dieu, « moi-même je suis charnel », terrestre et déchu, exprimant l'ennemi de Dieu, puisque je suis « vendu comme un esclave au péché ». Car « ce que j'accomplis, je ne le connais pas », je n'en ai pas l'exacte notion, je suis incapable de me l'expliquer; saint Augustin, se référant au Psaume 1 : 6 (« Yahweh connaît la voie du juste », et nous croyons qu'ici l'on pourrait utilement citer aussi Gal., 4 : 9), donne à *** le sens de « reconnaître », « approuver »... « Ce que je veux, je ne le fais pas; ce que je déteste, je l'accomplis ». Mais, on s'en aperçoit tout de suite, « si ce que je fais, je le hais, (du coup) je concède à la Loi qu'elle est bonne ». Dès lors, ce mal contre lequel je m'insurge, auquel je me refuse, que j'abhorre, si pourtant « je »l'opère, est-ce bien moi? N'y aurait-il pas là comme un cas d'aliénation ontologique, de dépossession et d'usurpation, et, pour tout dire, de substitution?... « Ce n'est donc plus moi qui agis, mais le Péché qui habite en moi » (Rom., 7 : 17), véritable pseudo-Moi parasitaire avide de s'assujettir chaque être humain (2 Tim., 2 : 26). Ou l'on prétendra que saint Paul, et, par son truchement, le Saint-Esprit s'amusent à nous mystifier par de puérils jeux littéraires (prosopopée à travers trois chapitres), de sorte qu'on comprend la répugnance des modernes à lire une Bible qui n'est plus qu'un très vieil album de famille, poussiéreux dossier des « preuves » généralement laissées au rancart; ou bien on lira la Bible avec les yeux des Pères, plus proches que nous des interprétations primitives, avec une foi profonde, sans réserves, d'enfants, après avoir relu les pages célèbres de Newman sur les miracles.

      « Je sais qu'en moi, c'est-à-dire en ma chair, n'habite rien de bon; vouloir (le bien) est à ma portée; mais (le pouvoir de) l'accomplir, je ne (le) trouve pas (en moi) ». La chair, on le sait, c'est, pour saint Paul, même chez l'homme régénéré, cette partie ou phase de notre nature, en tant que Chrétiens, par laquelle nous nous trouvons encore reliés à la Chute: la cicatrice d'Adam. Tel est l' « homme naturel » ou « charnel »; quant à l' « homme spirituel », c'est toute cette face de notre nature par laquelle nous vivons en contact avec le Christ, « Esprit vivificateur » (1 Cor., 15 : 45). Maintenant, se demande Paul, qui suis-je? « Chair » ou « volonté » du bien? « Car le bien que je veux », auquel j'aspire, « je ne le fais pas; mais le mal que je renie, c'est lui que je fais ». Cette volonté qui tend au bien est donc celle d'une nature régénérée, de ce Moi auquel Paul oppose le Péché doué de personnalité; c'est « l'homme intérieur », l' « être intime » du verset 22, qu'attaque, assiège, envahit, ravage et réduit en esclavage la volonté d'un Adversaire: le Péché. Et l'Apôtre insiste, se répète, tant l'idée lui paraît capitale (une simple métaphore, un jeu de littérature, n'est-ce pas?): « Si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fait; c'est le Péché qui habite en moi », qui me possède et m'investit en même temps. Il peut m'asservir, m'opprimer, me faire accomplir toutes ses fantaisies, comme un « sujet » d'hypnotiseur: il n'est, Dieu merci, pas moi, dit l'Apôtre, dont on se demande pourquoi il aurait consacré trois chapitres au développement d'une simple figure de style...

      « Je trouve donc en moi cette loi » - il ne s'agit pas ici de la Loi divine, mais d'une norme objective, expérimentalement consacrée - « quand je veux faire le bien, c'est le mal qui se présente à moi. Au fond de moi-même, en effet, je prends plaisir à la Loi de Dieu; mais je vois une autre Loi dans mes membres, livrant bataille à celle de mon entendement, et qui m'asservit à la Loi du Péché, qui est dans mes membres. Malheureux que je suis! Qui me délivrera de ce Corps de la Mort? » (Rom., 7 : 25)...

      On s'est demandé si l'expression qu'ici nous rendons par « au fond de moi-même » (******* ** ****) - « selon l'homme intérieur », traduit Crampon; mais la Synodale: « dans mon être intime » - se réfère à l' « homme spirituel » (Rom., 8 : 9 sq.), à l' « homme nouveau » (Éph., 2 : 16; 4 : 24), à l' « homme secret du coeur » (1 Pierre, 3 : 4), « transformé ou régi par l'Esprit-Saint qui est en lui », ou, simplement, à l'homme naturel, régi par l'Esprit-Saint qui est en lui », ou, simplement, à l'homme naturel, envisagé, non suivant les catégories de la pensée chrétienne, mais en philosophie « neutre », « dans sa partie la plus noble, l'homme raisonnable, mens, par opposition à l'homme extérieur, à la chair ». Nous citons ici Crampon, qui se prononce pour la seconde solution. Mais, outre que, pour Paul, est « chair » tout ce qui - physique et psychique - est souillé en vertu de la Chute (si bien que le « corps glorieux » des élus n'a rien de commun avec la « chair », alors que l'entendement, mens, peut être soit « de la chair », **** *** ****, « mental », purement « naturel », soit « de l'Esprit », **** *** ****, intelligence spirituelle, faculté de connaître le surnaturel), le fait même que, spontanément, l'esprit humain, l'entendement et la volonté, penchent du côté de Dieu, du Bien, de la Loi, implique qu'il s'agit ici de l'homme régénéré, uni au Christ-Esprit vivificateur et Lui faisant écho: « J'ai plaisir à faire ta volonté, mon Dieu, et ta Loi est au fond de mes entrailles » (Psaume 39 : 8, texte hébreu). C'est donc le Christ qui parle en moi, mais ce Roi, après avoir pénétré jusqu'au coeur même de ma cité intérieure, trouve un usurpateur retranché dans les faubourgs: impossible de gouverner le pays, tant qu'il interceptera les messages du Souverain. Mon entendement - intelligence et volonté - régénéré, a pris parti pour Dieu; mais il est trop faible, après le déséquilibre humain causé par la Chute, pour pouvoir, tout de suite, d'emblée, spontanément, non seulement adhérer de coeur à la Loi, mais en imposer l'obéissance aux « membres », où règne une autre Loi.

      Romains, 7 : 22-23 comporte quatre lois: 1° celle de Dieu, laquelle intériorisée, se présente au fond de moi-même comme loi de mon entendement, laquelle est le n° 2: la Loi de Dieu devient en moi « entendement de l'Esprit », et loi de cet entendement; 3° la Loi du Péché, opposée à celle de Dieu; elle s'exprime en moi par 4° celle de mes membres, comme celle de Dieu se manifeste à moi comme loi de mon entendement. Langage toujours anthropomorphique, analogue à celui dont Paul a précédemment usé pour nous parler du Vieil Homme, du Corps du Péché, des membres de ce Corps, répandus à la surface de la terre (Rom., 6 : 6; col., 3 : 5). Ces membres épars sur tout le globe seraient-ils les bras et les jambes de Paul? Un pied à Rome, une épaule à Bagdad?... C'est là, pourtant qu'on aboutit si l'on ne veut voir, en toute cette affaire, sous le nom de « corps », que la chair et les os composant le phénomène physique de l'Apôtre. Pas plus que, dans ce texte, le *** n'est littéralement, purement et simplement, la faculté mentale, mens, mais représente la nature humaine, sans doute régénérée, spiritualisée, mais telle qu'elle apparaît empiriquement, comme « phénomène », pas plus les ***, les « membres » ne sont les diverses parties d'une carcasse humaine, mais notre humanité, sous son aspect déchu et pécheur. On ne s'étonnerait guère si Paul opposait tout à coup les « membres du Corps mystique » à ceux du « Corps de péché... de mort (à la vraie vie)... d'humiliation (depuis l'Éden) ».

      Nous savons bien que, très souvent, l'Apôtre use du même mot, au cours d'un seul et même développement, en plusieurs acceptions différentes: ***, par exemple dans Romains, 7 : 16 et 7 : 21; ***, dans 1 Cor., 10 : 16 (** *** *** **** = le Pain consacré, eucharistié, le Corps eucharistique du Christ); dans Éph., 4 : 4 et Col., 1 : 18, où le même « corps du Christ » signifie l'Église; enfin, dans Phil., 3 : 21, où, très vraisemblablement, c'est le « domicile céleste », le vecteur individuel de gloire, qui se trouve en jeu (mais comme noyau, centre de gravité, attracteur et coagulateur, autour de soi, du Corps mystique partageant sa gloire). De toute façon, il faut en prendre son parti... et saint Paul avec, comme il est! Ce sont les tendances au mal de notre nature déchue que l'Apôtre qualifie de « loi dans mes membres » (pourquoi mes, sinon parce qu'en tout ce passage, « tout en parlant à la première personne, c'est l'Homme en général qu'il décrit, l'Homme tel que l'a fait sa naissance naturelle »; ainsi parle Crampon, note sur Rom., 7 : 6). C'est l'Homme universel, l'humanité tout entière, prise en bloc: haAdam, qui se trouve ici mise en cause; ses membres, c'est vous et moi... Même régénérés par le Baptême, même après avoir recouvré la justice originelle perdue de par la Chute (Rom., 1 : 17), même après avoir reçu infiniment plus que nous n'avons perdu, et cela « dans » le Christ, même sanctifiés (à l'égal d'un Paul lui-même), nous trouvons en nous des propensions au péché; si nous y cédons, elles passent de la « puissance » à l' « acte » et deviennent d'actuelles, d'effectives transgressions. La lutte contre cette « loi des membres », contre cet impératif catégorique du Mal, à l'oeuvre en chacun des membres du Corps adamique, constitue, en toute vie chrétienne, l'essentiel de son apprentissage et de son entraînement. La victoire est à ceux qui possèdent leur être « en Christ Jésus »...


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5. Deux Royaumes et deux Lois


      On vient de voir comment s'ouvre le chapitre VIII de l'Épître aux Romains. Il enchaîne aussitôt: « La Loi de l'Esprit de Vie (cf. l' « Esprit vivificateur » de 1 Cor., 15 : 45) m'a délivré », moi, l'Homme, « dans le Christ Jésus, de la Loi du Péché, qui mène à la Mort ». Sans doute, la Loi ne pouvait, par elle-même, rien opérer, puisqu'elle ne parvenait à l'homme qu' « à travers » sa « chair », sa nature déchue; de sorte qu'elle perdait toute vigueur, toute force contagieuse et conquérante, au passage ou filtrage. Mais, ce qui était impossible à sa Loi, impersonnelle, dans sa manifestation, reflet seulement et extrinsécité de la Memra, Dieu l'a fait en envoyant son propre Fils dans une « chair », une humanité, « semblable à celle du Péché »: le Verbe éternel prend forme et nous voyons Jésus; de par la Chute, le Péché a, pour ainsi dire, pris forme aussi, et l'on a vu Adam, qui s'est vendu à ce personnage, est devenu son esclave, de sorte que ce n'est plus Adam qui vit, mais en Adam, qu'on voit, le Péché... En guise de sacrifice propiatoire pour le péché - **** *****: cette expression, comme l'hébreu chattath, signifie à la fois « pour le péché » et « sacrifice propitiatoire » (cf. Hébr., 10 : 6, 8, 18; 13 : 11) - en guise, donc d'offrande pour le péché, « Il a condamné le Péché dans la chair », Il en a triomphé dans cette nature qu'Il a voulu partager avec nous, et qui, jusqu'alors était en nous-même l'alliée du Péché, la Cinquième Colonne de Satan (Rom., 8 : 1-3).

      On voit donc s'amorcer, chez saint Paul, une conception des deux Corps mystiques, qui deviendra chez saint Augustin, celle des deux Cités, et chez saint Ignace de Loyola celle des deux Royaumes. Il existe, pour l'Apôtre, parallèlement à cette **** du Saint-Esprit, la symbiose et solidarité vitale qui relie organiquement les membres du *** X*****, une authentique et réelle xo**** démoniaque, au point que les sacrifices païens communiquent, à ceux qui consomment les viandes immolées aux idoles, la vie des Puissances infernales; la Communion eucharistique infuse aux Chrétiens la vie déifiée de leur Seigneur entré dans la gloire (1 Cor., 10 : 20). C'est dire que le Diable régit, en véritable Prince, un empire: celui de la Mort (** *** ** ***). Depuis la Chute, il exerce son pouvoir sur le genre humain, sur cette descendance adamique soumise tout entière à la mort, conséquence et châtiment de la transgression première. Mais le Christ, en mourant, Lui le Serviteur parfaitement obéissant et fidèle, « annule », « énerve » par une sorte d'homéopathie surnaturelle cette mort; sans doute, notre nature mortelle n'entre pas hic et nunc dans la gloire: les individus continuent de mourir, mais la mort n'a plus rien de pénal; elle a perdu son « aiguillon », son caractère de rigueur et de châtiment (Hébr., 2 : 14). Les Dominations et Puissances infernales- que nous retrouverons dans un passage classique de l'Épître aux Éphésiens - le Sauveur les a, par son extrême kénôse et humiliation, par le « dépouillement » qu'Il a opéré de Lui-même, par l'abandon qu'Il a consenti de Soi-même - ******* est au « moyen » - Il les a, dis-je, « livrées à la risée publique, en triomphant d'elles en Lui-même », puisque le combat s'est livré au plus profond de cette nature humaine apparemment semblable à la « chair de péché » (Col., 2 : 15). Toute puissance de sanctification a donc sa source dans l'Agneau (Apoc. 5 : 6), comme toute puissance impure appartient à Satan (Luc, 4 : 6). L'Antéchrist lui-même, que la plupart des hommes prendront pour le Sauveur enfin revenu, opère sa « parousie », non « grâce à l'énergie » du « Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Père de la Gloire » (Éph., 1 : 17, 19), ni davantage « grâce à l'énergie du Seigneur Jésus-Christ » (Phil., 3 : 20-21), laquelle « agit puissamment » dans les fidèles (Col., 1 : 29), ni à celle du Saint-Esprit, mentionnée par Paul en plusieurs passages, mais x**' ***** ** E****, « grâce à l'énergie de Satan », mis une fois de plus en parallèle « économique » et fonctionnel avec le Roi des cieux (2 Tess., 2 : 9). Mais Paul rassure les Thessaloniciens d'un mot qui rappelle la dernière requête du Pater: « Fidèle est le Seigneur, qui vous affermira et vous préservera du Mauvais », *** *** II**** (2 Thess., 3 : 3).


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6. L' « atmosphère spirituelle de perversité »


      Mais le texte que voici va nous mener encore plus loin: « Vous étiez en état de mort - **** ****: vous meniez une existence qui est une mort - par vos transgressions et vos péchés. C'est en tout cela (comme dans une ambiance, un « climat ») que vous marchiez ( = progressiez, agissiez, alliez de l'avant, viviez) autrefois, conformément à l'éon de ce monde, conformément à l'archonte de la puissance de l'air, de cet esprit qui déploie maintenant son énergie dans les fils de la désobéissance » (Éph., 2 : 2). Ce passage mérite quelque glose... L'homme qui n'a pas été régénéré par le Baptême apparaît ici, quant au « plan » de la seule vie qui compte, parce qu'en symbiose avec l'Être, comme un cadavre privé de vie (spirituelle); et cette mort est un état permanent. Ce faisant, nous ne faisions que nous conformer à l'éon de ce monde (« Ne vous conformez pas à cet éon », telle est l'adjuration de Paul dans Rom., 12 : 2). Nous connaissons déjà le sens d' « éon ». Primitivement, c'est un « état de l'être », un « plan » de l'existence universelle; c'est donc l'être, qualifié, déterminé de telle ou telle façon. En un sens, c'est un « royaume », puisque c'est un ensemble complet, un monde, apparemment la totalité de l'être pour ceux qui en font partie. S'il existe, par exemple, des univers à moins ou plus de trois dimensions, ce sont des éons (voir note 2, p. 252); la présence matérielle constitue un éon; de même, la vie. Règnes, donc, et sphères. Dans l'hindouisme kalpas, cycles (qui ne sont pas nécessairement « temporels » et peuvent donc coexister). Les engrenages de « roues », que régissent, chez Ézéchiel, les puissants esprits commis à la diffusion de l'être dans les quatre directions de l'espace - comparer aux quatre Lipikas de certaines traditions hindoues - ces « roues engrenées et d'autres roues », ne seraient-ce pas des éons? Dans une note illuminatrice de son admirable Signe du Temple, le P. Daniélou en a donné la meilleure définition que nous ayons lue. « L'éon de ce monde », c'est à la fois l'âge, dispensation, genre du secteur d'univers où se trouvaient les contemporains de Paul - et il va sans dire que plusieurs éons peuvent s'entrecroiser: l'ère chrétienne fend comme une étrave le « monde sans Dieu » d'Éph., 2 : 12; tout autour, l'onde se referme - et l'esprit qui meut cette masse, qui lui imprime son orientation fondamentale, qui l'anime comme une âme, qui le régit, le x*****, comme dit l'Apôtre. Nous vivions donc en imitateurs de cet « éon », qui n'est pas seulement un « esprit » impersonnel et collectif, comme « l'esprit du temps » et le « génie de la nation » (toutefois, le sont-ils? Cf. Newman pp. 201-202), mais l' « archonte », celui qui a inauguré « la puissance de l'air ». Pourquoi de l'air? Parce que l'atmosphère semblait, aux Anciens, servir de domaine aux esprits, de lice à leurs invisibles entreprises; parce qu'ils associaient les idées de souffle et d'âme; parce que, dans les milieux initiatiques du monde hellénistique, l'air apparaissait comme le grand agent de force magique (voir les exercices respiratoires du Yoga, des Néoplatoniciens férus de théurgie, des hésychastes même, au sein de l'Église byzantine); parce que l'air était considéré comme pouvant se charger de puissance magique (notion qu'on retrouve dans le taoïsme; cf. le Traité des Influences errantes, traduit de l'indochinois par « Matgioï » = A. de Pouvourville); enfin, peut-être, parce que, dans les doctrines mystériques concernant les « quatre éléments », si la « terre » symbolisait la matière grossière des phénomènes quotidiennement observés; l' « eau », l'exprême mobilité, force et inconstance du domaine « astral » (celui des forces élémentaires, des passions); le « feu », celui du « mental supérieur », illuminé par le contact divin... l' « air », lui, représentait le « mental inférieur », la bête à raisonner, l'esprit découronné de tout surnaturel, ou plutôt l'esprit se cognant à lui-même comme à son plafond. Qui dira l'origine de l'expression **** ** ****? Nous avons ici tenté d'en suggérer quelques-unes; espérons que, si quelqu'un les trouve absurdes, il en découvrira de meilleures.

      Or, le prince, l' « archonte », qui commande à la « puissance de l'air » - on pressent l'invisible grouillement de cette Légion - est le même qui, parodiant l'envoi du Paraclet, émet cet esprit, à l'oeuvre en les « fils de rébellion » (Cf. Éph., 5 : 6; Col., 3 : 6), et que Jésus avait déjà rencontré sur sa route: qu'on se rappelle le Gérasénien possédé de nombreux démons, auxquels le Christ S'adresse comme à un seul et unique « esprit impur »: - Quel est ton nom? - Je m'appelle Légion - « car beaucoup de démons étaient entrés en lui » (Luc, 8 : 29-30). C'est lui qui s'empare de quiconque « n'obéit pas à l'Évangile » et reste « à l'état de mort dans ses transgressions et péchés » (Rom., 10 : 16; Éph., 2 : 1). Décidément, la parodie, l'imitation simiesque, grinçante et caricaturale du vrai Royaume et complète.

      Invitant, au cours de la même Épître, ses fidèles d'Éphèse à « résister aux embûches du Diable » - lequel prend jusqu'aux apparences d'un « Anges de la Lumière » (dans 2 Thessaloniciens, il semble bien que le texte grec signale une véritable pseudo-Parousie d'un simili-Christ « énergisé » par Satan) - saint Paul leur rappelle qu'ils n'ont pas à lutter contre « chair-et-sang », expression classique, chez les Juifs, pour désigner l'homme se dressant comme un petit coq, face à Dieu (Eccli., 14 : 18; 17 : 31; Matt., 16 : 18; 1 Cor., 15 : 30; Gal., 1 : 16), mais contre des « principes » (relatifs) d'être (par eux transmis à leur « éon »); des « essences diffusées » ou « sources d'être » pour des mondes récapitulés par elles, assumés en elles, ayant en elles leurs têtes respectives; les régents cosmiques de cet éon ténébreux; les Perversités spirituelles (littér.: les entités spirituelles de la perversité) dans les (sphères) « surcélestes » (Éphés., 6 : 12). Dans cette lutte, les Chrétiens seront en butte aux « flèches enflammées du Mauvais » (ibid., 6 : 16).

      L'Apôtre n'insinue pas le moins du monde que ses correspondants doivent s'abstenir de combattre les adversaires en chair et en os de l'Évangile en qui s'incarnait la puissance toute païenne, étatiste et nationaliste de l'Empire romain; mais, pour lui, les gouvernants humains, visibles, n'étaient que les agents et les instruments, comme le sont la plupart des régimes politiques contemporains, athées comme tels, d'une Puissance invisible et spirituelle, dans laquelle il voit le véritable adversaire du Christ et de l'Église. C'est ainsi que le Seigneur rend hommage à son fidèle martyr, Antipas, « mis à mort là même où Satan trône » (Apoc., 2 : 13 : x****; Crampon traduit: habite). Les diverses hiérarchies spirituelles ici mentionnées appartiennent toutes aux milices du Très-Bas (cf. Rom., 8 : 38; 13 : 1; Col., 2 : 15). Quant aux *****, le neutre semble suggérer qu'il s'agirait moins de personnalités, d'esprits proprement dits (se rappeler la différence entre *** *** et TO II*****), que d'influences, de « courants de force(s) », émanant de la Malignité suprême (******). Celle-ci ne règne pas dans les zones les plus basses de « l'air », mais dans les régions les plus hautes de l'atmosphère, comme il convient à « l'archonte de la puissance (ou de l'empire) de l'air », à l'Empereur des ténèbres (Jean, 1 : 5; Éph., 1 : 3; 5 : 8, 11).


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7. Tout « grégarisme » est satanique


      Satan prend, dès lors, une allure d'usurpateur cosmique, et l'on ne s'étonne plus de voir saint Paul le qualifier de « dieu de cet éon », par une ironie analogue à celle de Genèse, 3 : 22. Ce n'est pas ici l'endroit d'une démonstration, tentée par nous le plus exhaustivement possible - surtout quant au témoignage, si net, de la Liturgie catholique et du Rituel romain - dans un ouvrage paru en 1947 chez Vrin: Cosmos et Gloire, de cet empire du Diable, per hominem, sur tout l'univers subhumain. Le rituel manifeste, par ses exorcismes, ce que l'Église en pense. Si l'Apôtre voit la création tout entière vendue, elle aussi, et réduite à l'esclavage, « assujettie au vide » (Rom., 8 : 20; ***** à le sens de chaos, tohu-vabohu: Gen., 1 : 2; Eccl. 1 : 2; 2 Pierre, 3 : 7, 10; 2 : 18; Éph., 4 : 17), c'est par la faute « de celui qui l'a (par le truchement de l'homme) asservie », non de Dieu, comme l'imaginent tant d'exégètes, mais de Satan, l'Ennemi de l'oeuvre divine. S'il est l' « archonte de ce monde », le « dieu de cet éon » (Jean, 12 : 31; 14 : 30; 2 Cor., 4 : 4), c'est uniquement de la création rongée par la rouille de la transgression humaine.

      Mais, ne l'oublions pas: l'usurpateur s'est vu bouté dehors, précipité, sitôt que le Christ, élevé de terre à trois reprises: par la Croix, par la Résurrection, par l'Entrée dans la Gloire céleste, a repris, en tant qu'Homme désormais, la plénitude des pouvoirs cosmiques éternellement dévolus au Verbe, au Fils éternel. Il ne cesse, depuis lors, d'attirer à Lui toutes choses (Jean, 12 : 32). Jésus, alors qu'Il marche au-devant de la Croix, voit ce « Fort », déjà tombé du ciel pour une chute sans fin dans l'abîme sans fond - « comme l'éclair », dont il a l'inouïe force et vitesse, le morbide éclat, la fureur destructrice, les fantaisies de singe de feu, l'engloutissement dans les profondeurs du globe (Luc, 10 : 18; Apoc., 12 : 7, 12).

      Quand tombe la foudre, on s'y trompe, car trompeuse, théâtrale et factice est sa lumière. Chute folle, pleine de cabrioles, de clowneries, d'incendies, de meurtres horriblement comiques. Ainsi choit l'Archonte, « le plus vieil Esprit de cet univers » (rituel maçonnique de Memphis-Mitsraïm, commenté par Albert Pike). Ce qu'il embrase, infecte de son brûlant et puant baiser de flamme, c'est moins la trottinante caravane des individus, que les grands corps collectifs, les organisations humaines, où les personnalités, ayant abdiqué devant l'esprit grégaire, lui offrent une résistance rongée, effritée d'avance et du dedans. La folie de l'esprit grégaire, qui déferle aujourd'hui sur le globe et prend de vertige même d'excellents Chrétiens, sous prétexte de xo***** - c'en est une vogue, une mode, une « tarte-à-la-crême », un schibboleth! - ce dérèglement, cette exacerbation du Nous, sous prétexte de réduire à la modestie le Moi, le totalitarisme sous toutes ses formes - et la plus enlisante et gluante est la routinière tyrannie de l'Opinion justement qualifiée de « publique » - le refus du recueillement, la fuite devant l'oraison, la Liturgie transformée en incantation collective, les réjouissances populaires tournant au sabbat, le besoin, chez les croyants sur leur terrain comme chez les incrédules dans leur domaine, de ce qui soulève en bourrasque les émotions, l'adoration solennelle promue « grande manifestation » barnumesque (nous savons tel groupe de « routiers » catholiques qui, le plus sérieusement du monde, chante Sacris solenniis sur des airs tout ce qu'il y a de plus hot): bref, tout ce qui arrache l'individu à « la main de son conseil » (Eccli., 15 : 14), tout ce qui diminue sa résistance aux « influences errantes », aux bouffées et miasmes telluriques, aux raz-de-marée des puissances élémentaires, voilà qui travaille pour l'empire de Satan. Plus que jamais, « le monde entier plonge dans le Malin » (1 Jean, 5 : 19). O Père, de ce Mauvais, de tout ce qui le rapproche de nous, de ce qui nous l'apporte, de ce qui lui ouvre les portes de notre âme, de ce qui lui permet de consolider et de perpétuer sa victoire, de tout ce qui met le moins du monde en danger, par conséquent, l'intimité que Vous accordez à nos âmes d'avoir avec Vous - my Creator and myself, disait Newman - de tout ce qui atténue ou refroidit l'amitié inouïe que Vous-même avez voulu sceller et cimenter avec chacun de nous dans le Sang du Christ, délivrez-nous, Seigneur. Amen!



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D. - SATAN DANS L'APOCALYPSE


      Lorsque le R. P. Bruno de Jésus-Marie me fit l'honneur de me demander l'étude qu'on vient de lire, il s'étonna que je n'y comprisse pas une synthèse de la démonologie apocalyptique. La raison en est bien simple: au cours des derniers trente ans, j'ai lu, sur l'Apocalypse, assez de commentaires, dont la plupart - surtout les « futuristes » - plus délirants les uns que les autres - d'ordre protestant, occultiste, « pyramide de Chéops », etc. - et, parmi les plus équilibrés, une telle somme de conjecture et d'arbitraire, pour m'être toujours reconnu totalement incapable d'entreprendre une telle synthèse (En guise d'exégètes « professionnels », surtout Allo, Féret, Charles, Simcox, Völter, Vischer, Bousset, Swete, Hort, Milligan, Scott, Selwyn et Burkitt.). Du reste, comme chacun sait, je ne suis pas l'Agneau. Or, l'Apocalypse est précisément ce « livre écrit en-dedans et en-dehors » (cf. Ézéchiel, 2 : 10; Junéval, 1 : 6), c'est-à-dire comblé, bourré, débordant de significations, que, d'après Gabriel, nul être au monde, Ange ou simple humain (cf. Marc, 13 : 32), ne peut « ouvrir » et déchiffrer, parce que ce Livre du Destin cosmique contient le secret des « temps et des moments que le Père a fixés de sa propre autorité » (Actes, 1 : 7). Ici-bas, « dans les jours de sa chair », le Fils Lui-même a reconnu que « pour un temps inférieur à Elohîm » (Hébr., 2 : 9), Il a, comme homme, en sa science expérimentale, acquise et discursive, ignoré ces événements à venir. Mais, avant comme après sa carrière terrestre, et, dans son humanité, en vertu de sa Résurrection et son Ascension, « le Lion de Juda, le Rejeton de David, parce qu'Il a vaincu, peut ouvrir le Livre et ses sept sceaux » (Apoc., 5 : 5). Dès lors, j'admire et j'envie tous les auteurs qui se substituent bénévolement à l'Agneau. Pour ma part, je m'en reconnais incapable.

      Tout ce qu'il me paraît possible d'offrir aux lecteurs des Études Carmélitaines, c'est une très modeste analyse des passages apocalyptiques où il est question de Satan. Si quelque lumière peut nous venir, afin d'élucider le sens obvie de ces versets, elle rayonnera, croyons-nous avec les Apôtres Pierre et Paul, de la Bible elle-même; car le meilleur commentaire d'un texte quelconque pris dans l'Écriture, c'est toute l'Écriture, dont les paroles ne constituent, pour les yeux éclairés par la foi, qu'une seule et unique Parole de Dieu. Nous examinerons donc, dans cet esprit, outre les chapitres IX, XII et XX de l'Apocalypse johannique, les allusions qui zigzaguent dans les Épîtres aux Sept Églises d' « Asie ».


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1. Synagogue et Trône de Satan


      A l'Église de Smyrne, « Celui qui a passé par l'état de mort mais a repris vie » mande qu'elle a subi « tribulation, pauvreté - mais elle est riche (d'une céleste richesse) - et insultes, de la part de ceux qui se prétendent Juifs, mais ne le sont pas, parce qu'ils appartiennent à la synagogue de Satan... Le Diable jettera quelques-uns de vous en prison » (Apoc., 2 : 9-10). On sait que, quelques années plus tard, sous les « bons » Antonins, la populace païenne de Smyrne, excitée par les Juifs, pilla les foyers chrétiens (« Je connais ta pauvreté »); saint Polycarpe, évêque de Smyrne, dénoncé par la colonie juive, fut supplicié par les autorités romaines. Il est vraisemblable que, lorsque saint Jean écrivit l'Apocalypse, les mêmes moeurs, déjà courantes au temps décrit par les Actes des Apôtres, sévissaient à Smyrne. Or, ces Juifs ne sont pas l'Israël de Dieu, mais de Satan, dont ils accomplissent les oeuvres (Jean, 8 : 44; Apoc., 2 : 10); alors que les vrais Juifs, ce sont les Chrétiens (Rom., 2 : 28-29; Col., 3 : 3). nous savons par le Talmoud que les Juifs se qualifiaient de « synagogue de Yahweh ». Non, rétorque l'Apocalypse, vous êtes la « synagogue de Satan ». La véritable synagogue est chrétienne (Jacques, 2 : 2; cf. Hébr., 10 : 25). A l'Église du Christ, notre texte oppose donc celle du Démon; au Corps mystique, le Contre-Corps mystique. C'est une idée que nous avons déjà découverte chez saint Paul.

      A l'Église de Pergame, Celui « qui a le glaive aigu à deux tranchants » (Apoc., 2 : 12; Hébr., 4 : 12; Éph., 6 : 17) fait savoir: « Je sais où tu habites; là même où se trouve le trône de Satan ». Toutes les conjonctures sont ici possibles. En l'an 29 de notre ère, un temple fut, à Pergame dédié à Auguste et à la déesse Rome; c'était le centre du culte impérial dans toute la province. S'il agit donc parmi les Juifs de Smyrne, le Diable a son autel à Pergame (« autel » et « trône » sont identiques dans l'Apocalypse, même - et surtout - au « ciel »). Il s'agirait là de cet césarolâtrie que nous retrouverons dans Apoc., 13 : 11-17. On veut, d'autre part, qu'ici soit en question le trône ou maître-autel de Zeus Sôtêr, ou le temple d'Esculape, dont le symbole était le caducée, autour duquel se love un serpent (On affirme même qu'en certains temples, mais le fait n'est pas certain pour Pergame, un serpent vivant était adoré comme une incarnation d'Esculape. Le caducée, orné tantôt d'un seul serpent monocéphale ou bicéphale, tantôt de deux ophidiens, n'est autre, dans l'universel symbolisme ésotérique, que le double ying-yang de la Tradition chinoise et représente donc la polarité dynamique de la « manifestation cosmique », soit la double activité - le solve et coagula des hermétiste - de ce « Grand Agent magnétique universel », de cette (pseudo-) « Lumière astrale », qu'un Fabre d'Olivet prétend, dans sa Langue hébraïque restituée, retrouver dans Genèse, 1 : 3, et donc substituer au Verbe chrétien, alors qu'Éliphas Lévi (l'ex-abbé Constant) y voit « l'Agent magique par excellence »...); mais, dans l'un et l'autre cas, nous avons affaire aux aspects les plus acceptables du paganisme, et, en soi, le symbolisme du serpent n'est pas nécessairement démoniaque, puisque Notre-Seigneur Se l'est appliqué (Jean, 3 : 14-15) (Voir, cependant, notre Excursus IV: Le Serpent, symbole ambivalent?). Mais nos frères séparés de l'Orthodoxie byzantino-slave ont gardé le souvenir de deux très antiques traditions, transmises, l'une par Siméon Métaphraste, l'autre par saint André de Crète (l'auteur des magnifiques Canons pénitentiels de Carême). D'après celle-ci, il y avait plus d'idoles à Pergame que dans toutes les autres villes de la province. D'après celle-là, le « témoin fidèle Antipas » d'Apoc., 2 : 13 aurait été mis à mort à l'instigation des dites idoles démoniaques, parlant par voie d' « oracle »; les mauvais esprits auraient persuadé les habitants de Pergame qu'ils ne pouvaient plus ni recevoir des sacrifices, ni par conséquent opérer en retour des miracles, parce que la prière d'Antipas les aurait chassés de leurs sanctuaires. Mais, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que les deux traditions ici rapportées affirment qu'il existait à Pergame un culte de Satan comme tel - d'origine probablement iranienne, peut-on conjecturer - « tel qu'il se pratique chez certaines tribus du Liban ». Quand on sait que, depuis au moins sept siècles, il existe dans les montagnes du Liban des clans secrets, comme ceux des Druzez (Voir A. Laurent, Relation sur les Affaires de Syrie, etc., Paris, 2e édit., 1860), qui s'affirment carrément démonolâtres, on a le droit de rêver quelque peu sur la paligénésie des sociétés secrètes (C'est le titre d'un ouvrage de Le Couteulx de Canteleu, paru vers la fin du Second Empire à Paris (nous écrivons presque tout ceci sans livres, et de mémoire, la Gestapo nous ayant tout enlevé en 1941).).

      Enfin, à l'Église de Thyatire (Apoc., 2 : 18), « Celui qui a les yeux comme une ardente flamme » annonce qu'Il approuve ceux des « fidèles » qui ne se laissent pas « séduire par la femme Jézabel », alors qu'elle veut les entraîner à la « fornication », expression apocalyptique pour l'idolâtrie, confirmée par la suite de la phrase: « et à la manducation des viandes sacrifiées aux idoles ». Or, « recevoir cette doctrine », c'est « connaître les abîmes de Satan, comme ils disent ». Notons en passant ce « comme ils disent »: on le retrouvera, désormais, en foule d'Encycliques papales, lorsque les Souverains Pontifes décrivent, non sans quelque ironie, les fières prétentions et vaticinations des hérésiarques... ut aiunt!

      On sait que les manuscrits du Nouveau Testament portent, tantôt « la femme Jezabel », tantôt « ta femme Jézabel ». La forme moderne du nom est Isabelle; en hébreux, c'est une transcription d'Élisabeth, qui signifie: remplie de Dieu. On comprend que l'Apocalypse présente cette Jézabel-Élisabeth comme une « prophétesse ». S'agit-il, comme le rapporte Tertullien, d'une « clairvoyante » sectaire, montaniste avant la lettre (De Pudic., 19); ou, comme l'imagine Schürer, d'une prêtresse de la Sibylle, qui avait son temple, dans le quartier chaldéen de Tyartire? L'allusion à la femme d'Achab, suivant de si près celle à Balaam (Apoc., 2 : 14; 20), me semble suggérer qu'il s'agit - « allégoriquement », comme dans Galates, 4 : 21-31 - de groupes idéologiques plutôt que d'individus. Ta Jézabel, dit le Seigneur à l' « ange » ou esprit collectif de l'Église thyatirienne, tente, comme la Jézabel d'Achab, d'entraîner mon peuple vers les cultes idolâtriques et les orgies rituelles de Baal et d'Astarté; d'où le double sens de « fornication ». Or, ces apostasies aboutissent aux « abîmes » ou « profondeurs de Satan »; le « comme ils disent » s'applique évidemment à ** ****, et non pas à ** ****. L'Esprit-Saint, d'après l'Apôtre, peut seul scruter et révéler les « abîmes de Dieu »: ** *** **** (1 Cor., 2 : 10). Le parallèle est saisissant; qu'est-ce qui nous permet d'affirmer qu'il est purement fortuit? Mais le même Paul sait aussi qu'à cette science purement divine le Diable oppose la sienne, sa propre mystique, comme dirait Goerres (**** ****: 2 Cor., 2 : 11). Saint Irénée veut que les Gnostiques aient prétendu connaître aussi bien les « profondeurs de Dieu » qu'à l'inverse les « profondeurs de l'abîme »; mais on sait, par ailleurs, que, dans le système de Valentin, par exemple, l'Être Suprême émane ***, l'Abîme, et ***, « la » Silence, d'où, par voie de « génération » (****: 1 Tim., 1 : 4; Tite, 3 : 9), surgissent quatorze couples d'éons (******: 1 Tim., 6 : 20). Les « profondeurs sataniques » d'Apoc., 2 : 24 n'ont donc rien d'expressément et manifestement commun avec le *** des Gnostiques; il s'agit plutôt de cette « sagesse terrestre, charnelle et diabolique » qu'un autre Apôtre oppose à celle « d'En-Haut » (Jacques, 3 : 15-17). Ce qui donne à penser, c'est que le Christ promet, à qui « tient ferme jusqu'à ce qu'Il vienne » (Apoc., 2 : 25), « l'Étoile du Matin », Lucifer (ibid., 2 : 28). (« Vous faites bien de prêter attention à l'Écriture prophétique, comme à un lumignon luisant dans les ténèbres, jusqu'à ce que le jour vienne à poindre et qu'en vos coeurs se lève l'Étoile du Matin » (2 Pierre, 1 : 19). Cet astre doit survenir chez St. Pierre; « jusqu'à ce que Je vienne », dit le Christ dans l'Apocalypse, pour apporter « l'Étoile du Matin ». Ici, se trouvent opposés les deux Porte-Lumière, comme dans la Liturgie catholique du Samedi-Saint: Lucifer, inquit, qui nescit occasum, allusion à la Chute de l' « Autre ».) Ainsi, quiconque, à Tyatire, ne se laisse pas séduire par ce que le vieil Héraclite d'Éphèse appelle « les abîmes de la connaissance », recevra du Rédempteur l'accès et participation à la vie du nouvel et véritable Lucifer, d'ailleurs éternel et divin; puisque le Sauveur révèle qu'Il est Lui-même, par excellence, l'Étoile du Matin (Apoc., 22 : 16). il Se donnera, lors du Jugement final, comme Arbre de Vie et comme Manne mystérieuse (Apoc., 2 : 7, 17). Mais voici plus précis encore: sur la terre nouvelle et dans les nouveaux cieux, Il substituera définitivement son Royaume à celui de Satan, « archonte » et même « dieu de cet éon ». (Cf. Jean, 14 : 30; 2 Cor., 4 : 4 et foule de textes analogues. Puis 1 Cor., 15 : 22; 28. Ensuite Daniel, 12 : 3, à comparer avec Apoc., 12 : 1. Enfin, pour le véritable Lucifer: Zach., 3 : 8; 6 : 12; Matt., 2 : 2; Luc, 1 : 78; 1 Cor., 15 : 40-41, à rapprocher de Daniel, 12 : 3 : les élus recevront, pour refléter sa Splendeur (qui est l'Esprit-Saint, cf. Sagesse, 7 : 22-26), la plus brillante de toutes les Étoiles, qui les environnera de sa gloire: amicti sole... et in capite eorum corona stellarum duodecim. Un Religieux, qui a lu en 1946 certains de nos textes en manuscrit, nous reproche : 1° de trop citer la Bible, dans le but visible d'endormir et d'abrutir le lecteur, supposé trop paresseux pour vérifier nos citations; 2° de citer les textes bibliques pêle-mêle, comme si toutes les parties de l'Écriture ne formaient toutes ensemble qu'un seul Libre: éclairer la Bible par la Bible n'est pas sci-en-ti-fi-que! A ce célèbre exégète féru de critique on répond: 1° nous ne citons pas les textes bibliques en référence que pour que le lecteur conclue: « L'auteur a donc quelque raison d'avancer telle chose », mais, comme toutes nos thèses proviennent d'une lecture vivante et vécue des Écritures, pour que le lecteur aille voir, l'enchaînement des textes constituant notre meilleure démonstration; l'espace nous manquant pour les reproduire in extenso, force nous est d'y renvoyer le lecteur, dans le désir, d'ailleurs, qu'il doive à cet examen le désir et le don de lire, comme nous, la Bible comme une Parole vivifiante; - 2° nous connaissons parfaitement les résultats de la critique, qui ont leur valeur sur leur propre terrain de préparation: les domestiques qui remplissent notre encrier, nettoient nos plumes et balaient notre bureau, ont aussi leur grande utilité sui generis. Mais il y a des gens pour qui la critique consiste à lire Lamartine comme ferait un correcteur d'imprimerie: les virgules et cédilles les empêchent de remarquer la poésie. De cette critique « moderne », Edg. Poë a fait, avec son prophétique génie, la vengeresse... critique dans sa Genèse d'un Poëme, que ce pédant de Griswold devait certainement prendre au sérieux (grave comme un âne savant, Poë décortique « critiquement » son propre corbeau). Tout compte fait, la Bible commentée par les Père me « nourrit »; commentée par mon éminent censeur privé, elle me fait crever de faim.) Ainsi se réalisera la prophétie de Balaam, à qui l'Épître à l'Église de Pergame vient de faire allusion: « L'Astre sort de Jacob... Il exterminera les fils de la rébellion... Séir, son ennemi, est en sa possession » (Nombres, 24 : 17-18). Or, en hébreu, Séir signifie à la fois Bouc, Ouragan et Démon. L'authentique Lucifer, dont Séir n'est que la caricature, Se donnera, lors du règlement de comptes définitif, en récompense à ses fidèles. (La Vulgate porte pour Genèse, 15 : 1 : Ego merces tua magna nimis. Crampon traduit: « Ta récompense sera très grande », sans aucun rapport entre cette récompense et Yahweh. Or, la Tradition juive, dont nos critiques feraient bien de tenir compte, « rend » ce texte comme suit dans les trois Targoumîm (Onkelos, Pseudo-Jonathan, Jérusalem): « La pithgama (parole articulée, message, voix) de Yahweh fut prophétiquement adressée à Abram, disant: Ne crains pas, Abram, car ma Memra (Verbe quasiment hypostasié de Yahweh) sera ta très grande récompense ». Pour soixante-dix-neuf passages de l'Ancien Testament, les Tarboumîm affirment, avec une parfaite assurance, qu'il s'y agit de la Memra, manifestation elle-même divine de la Personnalité divine. - L'Apocalypse nous montre comment se réalise Gen., 3 : 5, où s'amorce déjà, mais encore embryonnaire, l'idée centrale des deux Royaumes et des deux Porte-Lumière (Cf. 2 Cor., 11 : 14). )


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2. Abbadon = Appolyon


      Le chapitre IX de l'Apocalypse s'ouvre dans le vacarme d'une fanfare. Il va s'agir surtout des guerres insensées qui dévastent la terre. Le sophar ou trompette rituelle retentit pour attirer l'attention du lecteur sur le caractère surnaturel, supra-humain, de ces gigantesques conflits. Jean voit une étoile, déjà « tombée du ciel en direction de la terre » (Non « sur » la terre, mais « vers » elle, qui l'attire: Il va sans dire qu'ici les mots « ciel » et « terre » ont une acception métaphysique plus encore que géographique; la rapprocher du sens qu'ont « ciel » et « terre » en Extrême-Orient (celui du Credo: les « invisibles » et les « visibles »).). La chute de cet astre date d'avant la naissance du Messie au chapitre XIII. On sait que, dans l'Ancien Testament, les corps célestes, d'ailleurs régis par les Anges (On trouvera sur ce thème des textes de saint Thomas dans Cosmos et Gloire, Paris, Vrin, 1947, pp. 114 sq.), leur servent souvent de symbole (Job, 25 : 3-5; 38 : 7, 31-33; Isaïe, 40 : 26); mais la Tradition juive se représente aussi les démons comme des régents des systèmes stellaires (Hénoch, 17 : 16; 21 : 3, etc.; voir les **** d'Éph., 6 : 12; cf. 1 Cor., 2 : 6, 8).

      Maintenant, cette étoile que Jean voit déjà tombée - ***** - l'Apocalypse ne nous donne-t-elle aucune clé permettant de l'identifier? Si. Au chapitre précédent, le huitième, « une Grande Étoile tomba du ciel », donc du monde invisible, des sphères supra-humaines. « Comme une torche, elle laissait un sillage enflammé » (cf. Énéide, 2 : 694). Ici, cette « queue » balaie un tiers des eaux (Apoc., 8 : 10); quatre chapitres plus loin, c'est un tiers des « étoiles » qu'elle entraîne (ibid., 12 : 4). Mais on sait que, dans la symbolique vétéro-testamentaire, les « eaux », comme les « étoiles », représentent certaines hiérarchies spirituelles (Sur le symbolisme biblique des « eaux », voir Cosmos et Gloire, pp. 130 sq.). Cette Étoile empoisonneuse des sources (ibid., 8 : 10) est qualifiée d'Absinthe, c'est-à-dire d'Amertume. En réalité, le mélange d'absinthe et d'eau produit une onde qui brûle. Les naturels polynésiens, à qui les Européens ont révélé les paradis artificiels de cet alcool, l'ont appelée l' « eau de feu ». C'est donc la flamme, mais une flamme impure et ténébreuse, un sombre feu prométhéen, que l'Astre chu des cieux, allume au sein des « eaux », des choeurs angéliques. Or, pour la création physique, ces « eaux » sont comme des « sources »; elles lui communiquent, comme les degrés supérieurs d'une fontaine publique aux inférieurs, l'influx de la vie spirituelle (on ne dit pas surnaturelle). Voilà ces « sources » altérées, nocives...

      Or, les hommes se désaltèrent à ces « sources »; mais, comme elles ne leur donnent plus que des eaux dénaturées, perverties, ils en meurent (Apoc., 8 : 11). Le monde angélique, établi pour parcourir entre l'homme et Yahweh l'Échelle de Jacob, et dont l'Épître aux Hébreux et d'autres textes pauliniens nous affirment qu'en attendant la majorité d'Adam, cet « héritier », c'est lui qui fait provisoirement office de Médiateur, trahit sa mission. Grégoire le Grand veut que ce soient précisément les Anges préposés à la surveillance et au service de l'homme - les « tuteurs » de l'Épître aux Galates - qui aient fait succomber leur pupille. Notons encore que la racine hébraïque traduite Absinthe signifie en réalité: danger mortel. L'Étoile tombée, loin de s'éteindre, communique partout la destruction. A communiquer le feu qui la ronge en la perpétuant, elle trouve sa propre survivance. Elle « change le droit en absinthe (en amertume), elle précipite par terre la justice » (Amos, 5 : 7).

      Mais voici qui projette quelque lumière sur ce symbolisme: au chapitre XV de l'Exode, les Juifs, ayant traversé le désert de Sur (Plus exactement Chur: qui s'éloigne (de Dieu). Le même désert s'appelle aussi Etham: leur « signe ».), arrivent à Mara, qui veut dire: amertume. Or, « ils ne purent boire l'eau de Mara, parce qu'elle était amère. Le peuple gronda contre Moïse, disant: Que boirons-nous?... (« Ne vous mettez donc pas en peine, vous demandant: ... que boirons-nous?... Car votre Père céleste saint que vous en avez besoin » (Matt., 6 : 31-32).) Moïse cria vers Yahweh, et Yahweh lui indiqua un bois, et Moïse le jeta dans l'eau, qui devint douce. Là, Yahweh donna au peuple un statut et un droit, après l'y avoir mis à l'épreuve. Il lui dit: ... Je suis Yahweh qui guérit » (Exode, 15 : 23-26). Nous, Chrétiens, savons, en effet, que c'est par le bois que Dieu nous a sauvés (Deut., 21 : 23; Actes, 5 : 30; 10 : 39; 13 : 29; Gal., 3 : 13). C'est à quoi fait allusion le premier Pape: « Il a Lui-même porté nos péchés en son corps sur le bois, afin que, morts (littér. : perdus) au péché, nous vivions pour la justice; car c'est par ses meurtrissures que vous avez été guéris » (1 Pierre, 2 : 24; Isaïe, 53 : 5):

Crux fidelis, inter omnes
Arbor una nobilis;
Nulla silva talem profert,
Fronde, flore, germine.
Dulce lignum, dulces clavos,
Dulces pondus sustinet...

      Pour saint Pierre, le Christ nous a guéris par le Bois. Dans l'Exode, Yahweh guérit son peuple par le Bois. Il lui confère, du même coup, après épreuve, son statut, son droit, alors qu'il n'en avait aucun. Et cela, lorsque Moïse eut clamé vers Dieu la misère de ce peuple incapable de s'abreuver aux eaux d'amertume. L'Apocalypse nous révèle les rétroactes: cette essentielle amertume des âmes, cette intoxication foncière de l'espèce, elle provient d'une Étoile, tombée du ciel, qui s'est identifiée elle-même à l'Amertume ontologique par excellence. Est-il nécessaire d'insister?

      Ce Maudit, saint Jean nous montrera tout à l'heure Michel qui, détenant la clef de l'Abîme, l'y incarcère, enchaîné, puis scelle la bouche du Puits. C'est le début du chapitre XX. Ici, au contraire (Apoc., 9 : 1), Michel, à qui le Christ a confié les « clefs de l'Hadês et de la mort » (ibid., 1 : 18), ouvre l'abîme. Dans 8 : 10, l'Astre est « tombé du ciel »: on ne dit pas où, et s'il s'est installé sur la « terre ». Dans 9 : 1, Lucifer (D'après des traditions initiatiques universellement répandues, c'est de la planète Venus (Lucifer) que seraient venus les « Seigneurs de la Flamme », les Sept Maharichis; après avoir allumé ici-bas le feu prométhéen de l'initiation, ils auraient gagné la Grande Ourse, d'où ils inspireraient leurs successeurs ici-bas, le « Roi du monde » et ses adjoints. Ici, cette doctrine donne lieu à diverses gloses... mais l'espace nous manque pour les rapporter.) est précipité « vers » la terre (*** *** ***) et Michel lui donne la clef de l'Abîme. Le Mauvais l'ouvre donc, ce Puits du Chaos, du Contre-Être, et il en sort « une fumée comme celle d'une grande fournaise ». Le monde physique, l'homme y compris, est envahi par les brumes du mensonge, de l'illusion, de l'incohérence, de l'absurde érigé en sagesse; « le soleil et l'air » (cf. Éph., 2 : 2; 6 : 12), la lumière de l'intelligence et l'atmosphère de vérité sans laquelle les âmes suffoquent, « furent obscurcies par la fumée du Puits ». Voilà les eaux polluées, les sources empoisonnées, alors que toutes avaient leur origine dans la Sagesse de Dieu (Psaume 86 : 7, texte hébreu). L'homme en « meurt », l'homme vrai, bien entendu, celui qu'avait conçu et voulu Dieu, qui le cherche vainement (Gen., 3 : 9), pour ne le retrouver qu'aux bords du Jourdain (Luc, 3 : 38, puis 3 : 22). Aussi l' « ange de l'Abîme » s'appelle-t-il en hébreu Abaddon, en grec Appolyon » (Apoc., 9 : 11). Reprenons quelques éléments de ce texte...

      L'Étoile d'Apoc., 8 : 10 « tombe », et celle de 9 : 1 est déjà « tombée »; c'est la même. Celle de 8 : 10 balaie de sa queue un tiers des hiérarchies angéliques; celle de 12 : 4 en fait autant; tant qu'on ne me prouvera pas le contraire, je tiendrai qu'il s'agit, en ces trois versets, du même Astre noir. Le Puits, qui n'est pas le Lac final et définitif de soufre et de feu (Apoc., 20 : 9), est le même qu'au chapitre VIII de saint Luc, où les esprits impurs, chassés du possédé gérasénien, « supplient Jésus de ne pas leur commander de se jeter dans l'Abîme » (Luc, 8 : 31). « Cette région » du monde physique, où la vie animale et proprement hominienne leur fournit l'occasion de trouver leur aliment, ces rogatons du psychisme inférieur que l'Écriture appellerait leur graisse, ils implorent le Christ de « ne pas les en chasser » (Marc, 5 : 10) pour les précipiter dans le tehôm ou Puits sans fond (Rom., 10 : 7), « enchaînés au sein des ténèbres et retenus là jusqu'au Jugement du Grand Jour », pour avoir « abandonné la région qui leur était propre », en « ne conservant pas leur relation d'origine avec leur principe » (Jude, 6).

      Maintenant, pourquoi Dieu permet-il à cette « engeance » (Matt., 17 : 20) de s'évader de prison, de frapper la terre, cette « région » de Marc, 5 : 10 qu'en leur fureur stupidement astucieuse ils croient sans doute avoir reconquise par leurs propres forces ou grâce à leur roi?... Ne se pourrait-il pas que la Patience du Saint se voie contrainte, à la longue, d' « abandonner (le monde) à Satan pour la destruction de la chair, afin qu'au moins l'esprit soit sauvé au Jour du Seigneur Jésus » (1 Cor., 5 :)? Si ce dernier appel échoue, si ce frappant langage - analogue à celui des dix Plaies égyptiennes - continue de ne « rien dire » aux hommes capables de cracher à la Face divine s'ils en recevaient la vue, tant pis! La faute n'en sera pas à la longanimité de l'Amour-principe, qui Se doit aussi d'être avant tout le Saint (Apoc., 9 : 20-21). Derrière tous nos drames, individuels ou cosmiques, une malignité personnelle semble nous guetter. Sans doute n'est-ce pas Yahweh, mais Satan, dont le regard cruel nous épie. Mais le Diable, pour chacun de nous comme pour Job, sert malgré lui les desseins d'En-Haut. Derrière le voile de ses fantaisies perverses, se profile l'ombre d'un Père qui nous met à l'épreuve, nous purifie comme un foulon, nous émonde comme un vigneron, nous raffine comme un fondeur. Tous les événements de l'Histoire restent donc soumis au contrôle et à l'orientation de Dieu; l'épreuve suprême, la Tentation par excellence, dont saint Jean nous garantit l'inéluctabilité, Dieu même en règle avec rigueur le sens et l'intensité (Apoc., 9 : 3, 5, 15, 16; Mal., 3 2-3; Jean, 15 : 2). Sur le symbolisme de ces « plaies » à l'égyptienne (Apoc., 11 : 8 nous avertit expressément qu'il faut entendre « Sodome » - comme les deux femmes et les deux montagnes de Gal., 44 : 22-31 - « allégoriquement ». Dans tous les Apocryphes néotestamentaires des premiers siècles, l'Égypte apparaît toujours comme le symbole de la « terre de servitude », c'est-à-dire du monde maudit en Éden à cause de la Faute première et, depuis lors, prison de son maître déchu. L'egredere de Gen., 12 : 1 inaugure la perpétuelle « sortie d'Égypte ».), nous n'avons pas à nous étendre ici. Mais « elles ont à leur tête un stratège, qui est l'Ange de l'Abîme; il s'appelle en hébreu: Abaddon, en grec: Apollyon ». Ces « anges mauvais », qui « propagent fureur, rage et détresse » (Psaume 77 : 49), leur chef est le souverain du Puits - de ces « ténèbres » qui constituent leur « demeure propre » jusqu'au Jugement Dernier (Jude, 6): ils y trouvent ce que Tertullien qualifie de praelibatio sententiae - et cet Abîme, ils ne le quittent, comme leur archonte, qu'avec la permission du Ciel. Job, 26 : 6 et Prov. 15 : 11 associent, comme fera plus tard l'Apocalypse, la Mort, le Schéôl (état intermédiaire en attendant le Jugement cosmique) et la Destruction = Abaddon, qui signifie l'acte destructeur, le fait même de l'attentat. Mais saint Jean sait, comme l'Apôtre, qu'en réalité le Mal n'a d'existence concrète, objective et positive que grâce au Malin, en lui et par lui. Abaddon, la Destruc-tion, rectifie aussitôt l'Apocalypse, c'est (en grec) Appolyon, le Destruc-teur.

      Un dernier mot: nous n'avons pas cru devoir nous appesantir sur le rapport présupposé par quasiment toute l'Apocalypse entre les fléaux naturels et le monde diabolique. Soit bons, soit pervertis, les Anges jouent un rôle dans tous les phénomènes naturels, d'après les Écritures. Où les modernes voient le jeu des « forces » - entités qu'il nous serait bien agréable de voir un jour face à face, comme la Dame Nature des Encyclopédistes! - la spéculation rabbinique voyait des Anges. Suivant la plus antique Tradition chrétienne, chaque créature matérielle a son « double » spirituel. D'après Clément d'Alexandrie, Origène, le pseudo-Denys, il n'existe insecte ou brin d'herbe qui n'ait son Ange. Les phénomènes physiques manifestent sur le plan sensible l'action de ces entités spirituelles. Tel Ange « a pouvoir sur le feu »; d'autres régissent vents et tempêtes (Apoc., 14 : 18; 7 : 1). Déjà, pour le Psalmiste, Dieu « fait des Anges des aquilons; de ses messagers, des jets de flamme »... « Enfourchant un Chérubin, Yahweh vole; Il arrive, chevauchant, porté sur les ailes du vent » (Psaume 103 : 4; 17 : 10). Dans Jean, 5 : 4, agissant sur une fontaine, un Ange lui communique une vertu curative. Un autre fait trembler la terre à l'aube de la Résurrection. Les maladies, et surtout les épidémies, dépendent, suivant des affirmations répétées de l'Écriture, du monde angélique. Tel « messager » frappe Hérode; d'autres anéantissent l'armée de Sennachérib. Lorsque Jésus calme la tempête, il « tance le vent et dit à la mer: Chut! Assez! Du calme!... Et le vent s'apaisa, un grand calme se fit » (Marc, 4 : 39). Non seulement Il « commande » aux éléments déchaînés (Matt., 8 : 26), mais Il les « gourmande » et les « chapitre », les « admoneste » et leur « fait la leçon » (Marc, 4 : 39; Luc, 8 : 24). il leur parle donc comme à des êtres vivants (cf. Psaume 105 : 9; Isaïe 51 : 15; Nahum, 1 : 4). Et les Synoptiques usent du même verbe pour désigner l'injonction du Seigneur aux démons de la fièvre, à ceux qui tourmentaient les possédés, à ceux enfin qui soulevaient la mer et déchaînaient la tempête (**** : Marc, 4 : 39; 9 : 25; Luc, 4 : 39; 8 : 24).


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3. Indispensable intermède


      A quel système d'interprétation se rattachent ces considérations sur l'Apocalypse? Suis-je prétériste, futuriste, historiste ou moraliste? (L'interprétation prétériste affirme que saint Jean a eu presque exclusivement en vue les événements contemporains, et recouru surtout aux anticipations des prophètes juifs et du Sauveur. Les tenants de cette interprétation, aujourd'hui la plus répandue chez les « savants », feraient bien de se souvenir qu'Isaïe, en discutant d'événements « contemporains » avec Achaz, annonçait à son insu l'Incarnation, qui devait avoir lieu sept siècles plus tard! - L'interprétation futuriste voit dans l'Apocalypse surtout la description « extra-lucide » des faits à venir qui précéderont le Second Avènement de Jésus-Christ; comme tout critère nous manque pour juger de ses critères, « a beau mentir qui voit de loin »! Et les allusions à des faits historiquement acquis me semblent abonder dans l'Apocalypse. - L'interprétation historiste voit dans la Révélation johannique l'histoire du conflit contre l'Église et le monde, depuis la rédaction des visions jusqu'à la « fin du monde ». Elle est aussi populaire dans la masse que la prétériste chez les exégètes professionnels. On lui doit l'identification, par les Protestants, de la Papauté à la « Prostituée vêtue d'écarlate », et la découverte, par des Catholiques, soit de « Martin Luther », soit de « Napoléon Bonaparte » dans le « nombre de la Bête »: 666. Généralement les tenants de cette interprétation annoncent pour très bientôt la « fin du monde » et, pour le moins, de « grands bouleversements » tout proches! Mais cette façon de voir me paraît contredire tout ce qu'il est possible d'inférer quant à l'occasion, à l'utilité immédiate, au but de ce livre, tout de même écrit par Jean pour des correspondants ses contemporains; de plus, souvent, ses protagonistes font un choix d'événements dicté par le plus ahurissant arbitraire. - Enfin, l'interprétation moraliste affirme ne trouver dans l'Apocalypse aucune référence à l'Histoire: il ne faudrait la considérer que comme la grandiose expression des grands principes qui inspirent le gouvernement divin du monde, et dont la mise en oeuvre se laisse deviner à chaque période de cet univers. Sans doute, saint Jean veut-il nous montrer l'efficace de ces principes, mais il est au moins tout autant préoccupé de fournir des réponses aux questions de ses correspondants. - Bref, je me demande pourquoi je devrais choisir: Jean lui-même était-il prétériste, futuriste, historiste ou moralisateur? Rien du tout! Un être, non compartimenté, mais vivant, complet, capable d'aller d'un point de vue à l'autre, voire même de les soutenir plus ou moins consciemment, tous à la fois, dans l'illogisme apparent et l'incohérence purement superficielle d'un homme concret, qui parfois se permet des contradictions sans attendre la permission des critiques à venir vingt siècles plus tard. On me permettra de n'être pas plus « iste » que saint Jean!) Ma foi! Je n'en sais rien! C'est une question qui ne m'est pas encore entrée dans la tête, pour la simple raison que je ne me reconnais pas encore la compétence voulue pour en décider. J'ai déjà dit que j'admire - de très loin! - les hardis navigateurs qui voguent en coquille de noix sur le mystérieux océan de l'Apocalypse! Ici, je me contente modestement de demander à certains versets ce qu'ils ont à me dire. Ni plus, ni moins... Mais le chapitre dont nous allons aborder l'étude me semble, cependant, imposer une certaine perspective que nous ne recommandons même pas à l'adhésion du lecteur; certes, elle « en vaut une autre », mais en l'état actuel du problème apocalyptique, nul n'aurait le droit de revendiquer pour sa conception plus que le bénéfice d'une audition réceptive. L'Apocalypse a été adressée à des communautés abondantes en charismes; c'est une prophétie que, dans les Églises locales, lisaient et commentaient les « interprètes des prophètes », eux-mêmes en possession d'un charisme spécial. Quand nous aurons parmi nous, derechef, des guérisseurs, des glossolales, des prophètes et des interprètes, des herméneutes, nous lirons l'Apocalypse comme notre journal... En attendant, nous substituons, aux inspirations et aux intuitions d'âmes transportées par le Pneuma, les froides supputations des philologues et les reconstitutions involontairement comiques des détectives de l'exégèse.

      Le chapitre XII, comme on va voir, insère l'Apocalypse dans l'Histoire. La conception moraliste et l'historiste pourraient s'amalgamer utilement, de sorte qu'on verrait dans le récit johannique se dessiner le conflit de l'Église et du monde à travers tous les siècles (thèse historiste), mais les grandes lignes et le perpétuel schéma de cette rencontre se trouvant symboliquement évoqués plutôt que le détail du « fait-divers » historique... Si l'on ne fait pas débuter l'histoire de l'Église à la Pentecôte. Bossuet, comme les Père, en voit l'exorde dès Abraham. Mais la destinée spirituelle des Adamistes commence bien plus tôt: dès l'Eden, et, même son Prolog im Himmel date d'avant la formation d'Adam physique. L'Apocalypse apparaît donc comme la clé de toute la Bible; elle nous révèle l'envers invisible de tout le Saint Livre. Quand Paul nous dit que le monde physique nous manifeste, par ses péripéties, celles d'un univers caché, l'Apocalypse nous fait connaître l'Histoire céleste des événements terrestres. Mais le chapitre XII télescope en un seul verset, le cinquième - tout comme dans Jean, 13 : 3; 16 : 28 et même 3 : 13 - toute la carrière terrestre du Messie: l'historiographie n'intéresse pas le voyant. Et, de fait, la vie du Christ ici-bas ne fait, « de l'utérus au sépulcre », qu'une seule et unique épiphanie; Philippiens 2 lui consacre tout juste deux versets. Et l'on sait l'extrême concision, quant à « l'histoire » de Jésus-Christ en Palestine, des Symboles de foi primitifs.

      Répétons que nous n'avons pas à tracer ici même un commentaire embryonnaire de l'Apocalypse; il s'agit pour nous d'y voir mis en scène Satan. Cependant, si l'on nous demandait si le Diable y intervient dans le cours des événements historiques, nous répondrions: s'il s'agit d'une histoire célesto-terrestre, des plus essentiels rapports entre l'homme et Dieu, oui; de simples avatars sublunaires, non. Aussi, l'Apocalypse, qui combine et tresse deux fils d'Ariane: la Gloire de Yahweh par la Liturgie cosmique et le salut des hommes par le « témoignage de Jésus », prend-elle cette supra-histoire, cette métachronique, dès la Chute des Anges (chapitre VIII). On y trouve trois « temps »: l'époque primitive (Chute des Anges et d'Adam, suites de la Faute, jusqu'à l'Incarnation); « plénitude des temps », comme dit l'Épître aux Galates, et premier avènement du Fils (chapitre XII), avec tout ce qui s'ensuit; « ouverture du ciel » pour la Parousie (chapitre XIX), puis guerres, règne terrestre du Messie, soulèvement final du Mauvais et triomphe définitif de l'Oint, débouchant sur l'âge à venir: le tout reprenant les thèmes capitaux de l'eschatologie rabbinique, mais en leur insufflant un autre esprit. Bien entendu, dans une apocalypse, procédant par visions, il ne peut s'agir d'un ordre strictement « chronologique »: à quoi rimerait-il, juste Ciel? Nous avons donc affaire, moins à trois parties consécutives qu'à trois cercles concentriques: dans les onze premiers chapitres, tout le drame du Plan divin torpillé par Lucifer, puis par la stupidité maligne de l'homme; - l'Incarnation; - la « fin des temps ».

      Il semble bien qu'aucun exégète n'ait jamais songé à faire dater les débuts des faits révélés dans l'Apocalypse, à partir des premiers rapports entre Dieu et la création libre et responsable. L'Église commence pourtant, quant à l'Histoire, avec la vocation d'Abraham; mais elle est toute donnée, « dans les cieux », dès que la Sagesse divine, qui est la nature de Dieu en tant qu'elle est participable, fut effectivement destinée à communication ontologique. Le Christ « est le même: hier, aujourd'hui, dans le monde à venir » (Hébr., 13 : 8). Il Se proclame Lui-même « Celui qui est, qui était, et qui vient », car Il S'identifie expressément, par l'apparence et par la parole, à l'Ancien des Jours (Apoc., 1 : 4, 8, 12-17; Daniel, 7 : 9). A cette perpétuelle Présence du Fils dans le monde, en devenir, correspond une voyance coextensive de Jean: « Écris les choses que tu as vues, et celles qui sont, et celles qui doivent arriver encore » (Apoc., 1 : 19): parmi les réalités déjà manifestées, voir au chapitre XII l'Incarnation et l'Ascension, le Christ ayant, pendant toute sa vie, été guetté par le Dragon. Or, les sept sceaux, qui commandent toute la cohésion interne des onze premiers chapitres, sont sous la dépendance du Christ, de l'Agneau. Que dit de ce dernier l'Apocalypse? - Que, dès avant la création du monde, Il est « autant dire immolé » (5 : 6). La Vulgate traduit 13 : 8 par l'Agneau immolé depuis la fondation du monde; ce qui correspond à 1 Pierre, 1 : 19-20, où « l'Agneau sans tache et sans défaut est vu, connu », par son Père, « dès avant la création du monde », comme tel, comme « versant son Sang ». Les exégètes modernes veulent que, dans Apoc., 13 : 8, « depuis la fondation du monde » s'applique à l'inscription des noms élus dans le Livre de Vie. Mais comme cette inscription s'opère expressément en vertu du Sang répandu par l'Agneau, les deux versions reviennent au même (cf. Apoc., 17 : 8). En fait, c'est éternellement qu'en son esprit le Fils offre à son Père, déjà, son sacrifice, « manifesté » physiquement « dans la plénitude des temps » (Hébr., 9 : 14; 1 Pierre, 1 : 20; Gal., 4 : 4-5). C'est là « le mystère gardé secret depuis le commencement du monde », « caché en Dieu avant que soient les cycles des éons » créaturels (Rom., 16 : 25; Éph., 3 : 9). Nous possédons ainsi « la vie éternelle dès avant tous les cycles des éons » (Tite, 1 : 2). C'est dès le principe - **' *****, singulière rencontre de 2 Thess., 2 : 13 avec le début du Prologue johannique - que « Dieu nous a choisis pour nous introduire graduellement dans le salut » (*** ****). Avant que les dispensations créaturelles enchevêtrassent leurs cycles, Dieu nous a donné dans le Christ son décret (sauveur) et sa grâce (salvifique); c'est parce qu'Il aime son Fils « avant la création du monde » qu'Il Lui a donné ceux qui vont Le rejoindre au ciel pour y contempler sa gloire (2 Tim., 1 : 9-10; Jean, 17 : 24). Paul, comme Simon-Pierre, nous voit sauvés par un sacrifice dont la substance est éternelle, « préalable » au monde, mais dont la manifestation s'effectue ici-bas « quand les temps sont mûrs » (1 Pierre, 1 : 20; 2 Tim., 1 : 10). On comprend, dès lors, qu'au seuil même de l'Histoire l'Agneau - car Il ne l'a pu devenir ici-bas que pour l'avoir essentiellement été là-haut - soit en état d' « ouvrir les sceaux », parce que, d'ores et déjà, devant son Père, « Il a vaincu » (Apoc., 5 : 5). J'ai lu peu d'exégètes « professionnels » sur l'Apocalypse, mais ceux que je connais considèrent cette rupture des sceaux comme équivalant à la divination de ce qu'il y a dans le mystérieux Livre du Destin. Mais non! « Briser les sceaux », c'est-à-dire « ouvrir le Livre », n'est pas synonyme de connaître et de révéler! Ces exégètes n'ont-ils donc jamais été soldats en temps de guerre? L'Agneau est le général commandant, pour son Père, les troupes du Royaume. Il reçoit de Lui des ordres scellés. A tels moments prévus, Il ouvrira ses plis et en assurera immédiatement l'exécution. C'est dès la création d'êtres intelligents qu'Il procède à cette manoeuvre « militaire ». Mais le récit que nous en fait saint Jean n'a rien de chronologique: il ne s'agit pas d'un rapport d'état-major, mais d'une prophétie!

      Voilà comment nous arrivons, avec le chapitre XII, à l'Incarnation.


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4. La Femme et le Dragon


      Nous avons vu Satan corrompre l'onde où s'abreuvent les âmes (le Christ johannique, réalisant les prophéties, fera rejaillir des sources pures). Voici, maintenant, ce chapitre XII, où les allusions historiques sont indubitables (Il ne s'agit pas d' « histoire » humaine, comme dans l'interprétation historiste, mais du drame qui se joue entre Dieu et l'homme; Jean ne s'intéresse pas aux péripéties des luttes que se livrent les puissances de chair-et-sang (comparer Éphés., 6 : 12).). « Dans le ciel », dans l'univers des réalités invisibles, dont les phénomènes terrestres ne sont que les ombres et les signes, « paraît » précisément, se manifeste le plan divin sous la forme d'un ****: « Une femme revêtue du soleil, la lune sous ses pieds, un diadème de douze étoiles sur sa tête ». Visiblement, « elle est grosse et crie, dans le travail et les douleurs de l'enfantement ». Analysons d'abord les attributs caractéristiques de cette Femme; nous pourrons alors conjecturer son identité.

      Elle est auréolée du « soleil de justice » (Mal., 4 : 2); alors précisément qu'il s'agit, dans l'Apocalypse comme dans l'Exode, de « guérir » le peuple de Dieu, ce « soleil a la guérison dans ses rayons » (ibid). Cet astre qui « brille dans toute sa force », c'est le Médiateur divin Lui-même (Apoc., 1 : 13-16). Celle qui Le recèle en ses flancs, parce qu'elle porte en elle ce « rayonnement de la divine Gloire » (Hébr., 1 : 3), devient comme translucide à cette Splendeur, qui rayonne à travers elle, Buisson ardent de la Nouvelle Alliance. Le Christ est notre justice (Isaïe, 58 : 8, où elle va de pair avec la lumière et la guérison du « soleil de justice »; 54 : 17; 62 : 2, qui apparente la justice au resplendissement; Jér., 23 : 6; 1 Cor., 1 : 30; 2 Cor., 5 : 17-21). Or, Marie figure de l'Église, reprend dans le Magnificat le thème d'Isaïe, 61 : 10: « Je serai ravie d'allégresse dans le Seigneur, et mon coeur se réjouira en mon Dieu, parce qu'Il m'a recouverte du manteau de la justice ». Ce vêtement « de lin pur, éclatant et fin », saint Jean nous le définit comme la justice des Saints (Apoc., 19 : 8). Le « soleil de justice », a, par l'Incarnation, pris la nature de Celle qui L'a mis au monde; mais, du coup, sa Gloire transparaît en elle, translucide « miroir de justice » et Médiatrice de grâce. Mais cette même Gloire auréole aussi l'Église, Mère du Corps mystique (Gal., 4 : 26; Isaïe, 60 : 1, surtout 19-20; Apoc., 21 : 23). Nous y reviendrons dans un instant.

      Quant au croissant de la lune que la Femme foule aux pieds, on y a vu la dispensation juive (C'est la conception des ésotéristes, pour qui Yahweh est un « dieu lunaire »! Mais Bolland a tenté de l'identifier à ... Saturne!), l'Islam, que sais-je? C'était, cependant, l'insigne caractéristique d'Artémis, cette « grande Diane des Éphésiens, qu'adoraient toute l'Asie et le monde » (Actes, 19 : 27). Cette divinité prodigieusement mamelue représentait la Nature déifiée, à la fois lumière et vie, universelle fécondité de l'esprit et de la chair (Cf. PLINE, Hist. Nat., 36 : 23; PAUSANIAS, Cor., 2 : 2; VITRUVE, De Archit., 3.). Sans doute, s'agit-il du paganisme idolâtre en général, adorateur de la force cosmique et non de son Principe transcendant (Artémis correspond au Chaktis des divinités hindoues (notion altérée de la Sophia, de l'Essence divine, hypostasiée). Éphèse = en turc Aya-Soulouk, « la Cité de la Lune »; mais de graves personnages préfèrent l'étymologie Hagios Theologos, en souvenir de saint Jean...).

      Restent les douze étoiles ou signes zodiacaux. Ici, les interprétations possibles foisonnent. Il peut s'agir des douze Apôtres du « soleil de justice », par le ministère duquel le Christ mène à la consommation, à travers les siècles (Jean, 17 : 20), la Gloire de l'Église; ils la couronnent comme une Victorieuse dans l'univers entier. Si la Femme est l'Église d'Israël, ex qua Christus secundum carnem, il peut être question des douze Patriarches, qui furent sa gloire (Rom., 9 : 4-5). Faut-il mettre en rapport les douze Étoiles avec les vingt-quatre Presbytres? Ce n'est pas le lieu d'en parler, mais il y aurait beaucoup à dire... Si maintenant l'on tient compte de l'astrologie juive - encore un thème mal connu dans les milieux catholiques! - qui se manifeste en plein Livre des Nombres par les broderies sur les bannières d'Israël retranché (Sur l'astrologie juive, voir: G. BRECHER, Das Transzendentale im Talmud; RABBI THEIN, Der Talmud oder das Prinzip der Planet. Einflüsse; A. HAUSRATH, Neutestam. Zeitgeschichte; HAMBURGER, Realencyclopädie für Bible und Talmud; JELLINEK, Beth-ha-Midrasch.); et qui voit chacun des prosélytes païens représenté par « son étoile » au Sinaï quand Moïse y reçut la Loi (Moëd Qatan, 16 A), on peut identifier les douze Astres aux Mazzalôth du Zodiaque, qui régissaient tout l'univers créé. (Les astrologues juifs les classaient en quatre trigones: celui du feu (Aries, Leo, Sagitarius); de la terre (Taurus, Virgo, Capricornus); de l'air (Gemini, Libra, Aquarius); de l'eau (Cancer, Scorpio, Pisces). Par exemple, le Targoum du Pseudo-Jonathan interprète astrologiquement Genèse, 8 : 22. Le « Camp des Saints » (Apoc., 28 : 8) a sa figure dans celui des Douze Tribus (Nombres, 2 : 1-34). Or, le Targoum de Palestine décrit les bannières des quatre groupes de chacun trois tribus, avec leurs devises, emblèmes, etc. Le tout, avec d'expresses références à l'astrologie juive.)

      Sans doute, les métaphores auxquelles recourt saint Jean semblent viser la Vierge, et il paraît bien que ce soit intentionnellement. Mais, presque aussitôt, tout le « mythe » change visiblement de sens et de portée. Le Christ est, en tant qu'Homme, comme « premier-né d'entre de nombreux frères », comme « premier ressuscité d'entre les morts », l'Aîné de cette « semence de la Femme » qu'annonce Yahweh dans la Genèse; Il a donc pour mère, Lui aussi, « notre Mère à tous » (Gal., 4 : 26). Sitôt que l'enfant mâle mis au monde par la Femme d'Apoc., 12 : 1 siège sur le trône même de Dieu - ce qui L'identifie à l'Agneau - la Mère, dont saint Jean mentionne peu après « le reste de ses enfants », représente bien l'universelle Église: universelle à travers les temps comme à travers l'espace. C'est, dit l'Apocalypse comme l'Épître aux Galates, la Jérusalem d'En-Haut, qui se trouve, manifestation céleste de la Sagesse primordiale, « auprès de Dieu », comme le Verbe dans le Prologue johannique, et qui « possède la Gloire de Dieu », dit encore l'Apocalypse, comme le Christ johannique rappelle au Père qu'Il la partageait avec Lui « avant que le monde fût ». Cette Sion céleste (Hébr., 12 : 22; Apoc., 3 : 12; 21 : 2, 10, 11), nimbée de soleil (Gen., 37 : 9; Cant., 6 : 10), participant à la gloire de Yahweh (Isaïe, 49 : 22; 52 : 1; 54 : 1-2; 60 : 1-2), parce qu'elle règne avec le Christ l'Apocalypse nous la montre couronnée comme une Reine (Psaume 44).

      Comme cette Femme est l'objet principal de la haine satanique, il importe d'approfondir le problème de son identité. Est-ce la Vierge? Est-ce l'Église d'après la Pentecôte? Ni l'une, ni l'autre de ces hypothèses ne peut satisfaire pleinement toutes les données du problème. Sans doute, quant à sa chair, le Christ est le Fils de Marie: Il a été « formé, devenu, tiré hors d'une femme » (Gal., 4 : 4). Mais, en général, l'Apocalypse ne met guère en scène un être humain, fût-ce un Saint « glorifié », comme individu, quant à sa carrière individuelle. Jean, qui n'est pas encore entré dans la gloire lorsqu'il écrit ce livre, se voit pourtant lui-même parmi les Douze Apôtres qui forment, avec les Douze Patriarches, la Cour des Vingt-Quatre Presbytres. C'est dire que ce qui compte dans cette vision, ce n'est pas sa personne comme telle, mais sa valeur symbolique, ce qu'il représente (Apoc., 4 : 4; 5 : 5). Dès lors, la Femme dont la gloire ou béatitude resplendit, ne faut-il pas voir en elle une figure typique, au lieu de telle ou telle personne épisodique? Qui donc est la Mère « mystique » du Christ et de ses frères (Apoc., 12 : 17)? Ceux-ci sont tous ceux qui observent les commandements de Dieu, gardant le témoignage de Jésus » (ibid.). Mais, ici-bas, Jésus n'avait-Il pas proclamé déjà: « Qui sont mes frères? » Et, « se retournant pour fixer du regard son entourage » (Marc, 3 : 34), « étendant la main vers ses disciples » (Matt., 12 : 49): « Quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, voilà mon frère, et ma soeur, et ma Mère! » La Femme qui nous préoccupe est donc cette éternelle et divine Sagesse, que « justifient (ici-bas) ses enfants » (Matt., 11 : 19), et dont l'Église est la manifestation dans le monde créé (Éph., 3 : 9-11). Dans l'Apocalypse et d'ailleurs en d'autres passages néotestamentaires, l'Église purement chrétienne, d'après la Pentecôte, est présentée comme l'Épouse du Christ. Il s'agit ici de sa Mère, qui est la « fille de Sion », l'Israël idéal; il n'est donc question, ni de la Sagesse exclusivement céleste, ni de la seule Synagogue, ni même du Corps mystique né de la Pentecôte, mais, puisqu'il y a Église, '******, dès qu'il y a des ****, des « appelés », de cette « Sophie créaturelle », comme dit Bouglakov, de cette universelle et cosmique Église (Éph., 1 : 4-12 et 3 : 9-11), dont la Synagogue et la Katholikê sont les aspects historiques et les manifestations « suivant les temps et les moments que le Père à fixés de sa propre autorité » (Actes, 1 : 7).

      Lisons maintenant Michée, 4 : 10: « Sois dans les douleurs et les efforts de l'accouchement, Fille de Sion, comme la Femme qui enfante. Car maintenant... tu seras délivrée, Yahweh te rachètera de la main de tes ennemis... De toi, Bethéem-Ephrata (littéralement: Maison du Pain, Toi qui portes fruit), sortira pour Moi Celui qui doit régner sur Israël, originaire des temps anciens, des jours de l'éternité. Il paîtra ses brebis dans la force de Yahweh, dans la majesté du Nom de Yahweh ». Bien que cette interprétation nous paraisse s'accorder avec les indications d'Apoc., 12 : 1-2, 17, on comprend que saint Jean ait, à cette Mère idéale de Jésus, prêté les traits de sa Mère selon la chair. La Vierge « incarne » ici la notion de Sagesse manifestée par l'éternelle Église, tout comme, dans le Psaume 108, apparaît le type même du traître, « revêtu (non de justice, mais) de malédiction comme d'un vêtement », c'est-à-dire, dans le plein jour historique des Évangiles: Judas. Tout comme Ézéchiel et Osée, lorsqu'ils évoquent le Roi-Messie à venir, l'appellent David.

      Or la femme se tord dans les affres et les violents efforts de l'accouchement. Nous avons consacré tout un chapitre de Cosmos et Gloire à ce dernier thème. Y renvoyant le lecteur, contentons-nous d'indiquer ici que l'idée d'accouchement se trouve, à travers toute la Bible, associée à celle de l'Église, de ses épreuves et de son triomphe final. La Parousie, tout particulièrement, apparaît comme une mise au monde (Matt., 24 : 8; Marc, 13 : 8; 1 Thess., 5 : 3; Rom., 8 : 22). La Mort elle-même accouche de la Résurrection (c'est le sens de **** ** *** dans Actes, 2 : 24). Paul est en travail de ses convertis (Gal., 4 : 19). A l'origine de cette conception, il y a le décret d'Élohîm dans Genèse, 3 : 16. Jésus Lui-même compare son Second Avènement à un enfantement (Jean, 16 : 21). Mais ces souffrances sont pour la joie; Isaïe, 66 : 14, tout comme Luc, 21 : 28, veut qu'on les tienne pour le signe sûr de la délivrance. Précisément, ce prophète, après avoir célébré « le Fils qui nous est né » (7 : 14; 9 : 6), voit Sion, la Femme de l'Apocalypse, « mettre au monde un Enfant mâle » (« Elle donna le jour à un Enfant mâle »; Apoc., 12 : 5). Mais, en cet Aîné, toute la race est, d'ores et déjà, donnée; c'est « une nation enfantée d'un seul coup », « un pays né en un seul jour » (« le reste de ses enfants »; Apoc., 12 : 17). Il s'agit de la « nation sainte », du « peuple que Dieu S'est acquis » (1 Pierre, 2 : 9; Apoc., 1 : 6; 5 : 10). La naissance du Christ entraîne ipso facto celle de ses membres, filii in Filio (saint Augustin). L'Église de Dieu, que Bossuet voit après tant de Pères fondée ici-bas lors de la vocation d'Abraham, met au monde le Messie, puis, dès l'Ascension, est persécutée (Apoc., 12 : 13-17; Actes, 9 : 5). Car voici qu'entre en scène le Dragon.


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5. Et portae inferi non praevalebunt


      En grec: le Serpent (c'est celui de la Genèse au verset 9). Le verset 4 le montre debout: nous avons vu que la Tradition juive se le représentait comme nous voyons les grands sauriens des périodes géologiques. Son nom figure douze fois dans l'Apocalypse; les Septante avaient traduit par **** l'hébreu tannin de Job, 30 : 29 et le livyathan de Job, 41 : 9. Toute « explication » de ses caractéristiques par des allusions à l'Empire romain (les Sept Têtes = les Sept Collines de Rome, les Sept Empereurs à partir d'Auguste, etc.; les Dix Cornes = les Royaumes alliés de l'Urbs, les États barbares après la Chute de Rome, etc.) est totalement invérifiable. Si nous faisions allusion à l'angéologie juive, aux sept lieutenants de Schammaël, aux dix contreparties « sinistres » des Séphirôth, nous ne pourrions pas « prouver » davantage nos assertions (sans parler de l'hydre à sept têtes dans toutes les mythologies antique: celle de Lerne, par exemple; cf. Énéide, 2 : 206-208). Le monstre monte de la mer chez Job; ici, c'est « dans les sphères célestes » qu'il opère. On le dit rouge, suivant plusieurs commentateurs, à cause du feu et du sang qu'il répand; c'est ce qu'on peut appeler une exégèse liturgique (mais à l'envers: le rouge des Martyrs et du Saint-Esprit). Mais le rouge est, en ésotérisme, la couleur du monde « astral », c'est-à-dire de ces formes « subtiles », de ces pulsions psychiques inférieures, assimilées, dans les traditions initiatiques, aux grands courants du « magnétisme universel ». Le taoïsme voit dans le Dragon le Verbe Lui-même; sa « montée » dans les trigrammes symbolise l'influx du Verbe dans le cosmos, dans les « trois mondes ». Et sa couleur est le rouge. Ce disant, nous n'affirmons rien: nous jetons une simple allusion, un hint (Voir l'Excursus IV (Le Serpent, symbole ambivalent?), p. 308, paragraphe 1). Le Psaume 73 : 14 affirme que Yahweh a « broyé les têtes du Dragon ». Isaïe sait que Dieu, « de sa grande, dure et forte épée », frappera « le Serpent tortueux », ce Rahab, cet Orgueilleux (27 : 1; 51 : 9); Daniel voit la Bête, que l'Apocalypse nous présente comme l'instrument principal du Dragon, « faire la guerre aux Saints » (7 : 7, 21). De sa corne, le Bouc du même prophète fonce sur « l'armée des cieux »; de cette milice, « de ces étoiles », il fait « choir une partie ». Dans Apoc., 12 : 4, l'Animal « balaie » de sa queue les hiérarchies angéliques: il en entraîne un tiers. Puis, il se dresse, comme l'avait annoncé Dieu dans la Genèse, contre « la semence de la Femme ». Car elle « met au monde un Fils, du mâle » (au neutre), qui « doit gouverner toutes les nations (païennes: ***) avec un sceptre de fer ». Le Christ Lui-même S'identifie à cet Enfant, mais ajoute que ses frères, le reste de la « semence », Il leur donnera « pouvoir sur les nations, pour les gouverner avec un sceptre de fer » (Apoc., 2 : 27). Car « les nations (païennes, ***) s'agitent dans leur fureur » contre le Roi-Messie (Psaume 2 : 1, 9); mais « Il les brisera de son sceptre de fer » (cf. Apoc., 11 : 18). Alors que Michel et les légions angéliques devront se battre - à Gethsémani, l'heure n'était pas encore venue d'accepter leur concours - le Christ, par le seul fait de sa présence, triomphe personnellement de Satan, de par son Ascension et sa Session à la droite de la Majesté divine. Mais cette fois encore, « le reste des enfants de la Femme » est appelé à « vaincre, triompher, s'asseoir avec (le Messie), avec le Père sur son trône » (Apoc., 3 : 21). Le Corps mystique ne cesse d'être mis en cause: ici, l'Église militante; plus loin, la triomphante. L'Épouse commence par souffrir, mais, plus « terrible que des bataillons », finit par l'emporter (Cant., 5 : 6; 6 : 4; cf. Actes, 9 : 4).

      Dès l'Ascension (Apoc., 12 : 6), sitôt le Premier-Né de l'Église, la Tête du Corps, sur le trône du Père, la Femme, qu'on a vue au ciel, mais dont il n'est dit nulle part qu'elle est descendue sur terre - du moins, expressément - « s'enfuit au désert », s'évade de cette « Égypte » spirituelle (ibid., 11 : 8) qui, dans toute la primitive littérature chrétienne, apparaît comme la « terre de la servitude » envers Satan. Sans doute, la communauté chrétienne de Jérusalem a fui vers Pella, lors de la guerre judéo-romaine; mais ce fait-divers mériterait-il de figurer dans un aussi grave schéma d'événements à portée universellement sotériologique? Pendant 1.260 jours - le classique « temps bref » des écrits apocalyptiques - l'Église trouve un refuge, un gîte d'étape, providentiellement préparé, « dans le désert ». On sait que nous ne prenons sur nous de rien affirmer en pontifiant; mais, si la Femme est identique à l'Église totale, judéo-chrétienne et « fille de Sion », la « retraite » où Dieu permet que survive pénitentiellement cette Femme, alors que son Fils trône dans les cieux - et cette fuite hors d'Égypte a pour préfigure historique celle d'Élie - fait de ce chapitre XII l'équivalent « mytique », affabulé, de Romains, II. Le point de vue n'est pas le même, mais c'est la même conception du plan salvifique. Pour Paul, la promesse de Yahweh à Israël se réalise d'une double façon: 1° le « reste », la « réserve selon le choix de la grâce », la minorité convertie au Messie, partage immédiatement avec les païens christianisés l'accomplissement de ces promesses: ici, la Mère s'identifie au Fils et, d'ores et déjà, « siège dans les cieux en Jésus-Christ »; elle « s'y trouve invisiblement, cachée, avec le Christ en Dieu; mais, lorsque paraîtra le Christ (pour sa Parousie), (elle) aussi se manifestera dans la gloire » (Éph., 2 : 6; Col., 3 : 1-4); - 2° mais il y a aussi la très grande majorité d'Israël. Sans doute, « à la fin, tout Israël sera sauvé » (Rom., 11 : 26); l'Église judéo-chrétienne sera reconstituée dans sa plénitude rompue depuis l'Incarnation; les Apôtres et les Patriarches, que Jean voit, de toute éternité, praecogniti tout comme l'Agneau, dont ensemble ils forment le gouvernement cosmique, verront les Douze Tribus de l'Ancienne Alliance fusionner avec les Douze de la Nouvelle (Apoc., 7 : 4-8; 14 : 4-5). L'éternelle Ekklêsia sortira de sa retraite, la Mère sera pleinement identifiée au Fils, le « reste de la semence » au Premier-Né, la « fille de Sion » sera Mère, Épouse et Progéniture à la fois. Jean ne distingue pas expressément comme Paul, mais sa façon de s'exprimer vise à la foi l'Israël au désert et la poignée qui trône immédiatement. Dieu maintient en vie la Femme, à la fois par le mystère de cette vie quasi-nationale que le peuple juif a pu sauvegarder miraculeusement à travers la plus infernale Égypte, parce que Yahweh n'a cessé de déployer autour de lui le Désert, et par l'existence des Juifs convertis - leur nombre importe peu - connus de Dieu seul comme perpétuateurs de l'ancienne Église, puisque, depuis dix-neuf siècles, ils se sont, comme peuple et communauté distincte, confondus avec la masse de leurs coreligionnaires d'origine païenne. Dans Apoc., 11 : 2-3, les « 1.260 jours » signifient, pour l'Église d'Israël, le temps de son humiliation; « l'autel » vivant, Jésus-Christ, et « tous ceux qui adorent autour de cet autel », il n'y sera pas touché: c'est le « reste » de Romains, 11. Mais tout le « parvis extérieur de ce Temple », « abandonné aux Païens », tout l'Israël qui s'est refusé au Christ, « sera foulé aux pieds » pendant toute la durée de cette réjection temporaire. Il va sans dire qu'à travers toute l'Apocalypse, c'est le Diable qui ne cesse de pousser les Gentils à se ruer sur les deux moitiés de l'Église: la juive et la chrétienne, tout comme il lance les renégats d'Israël - car il y a ceux qui ne reconnaissent pas le Messie par un « aveuglement » providentiellement imposé (Rom., 11 : 7-11), et ceux qui pèchent contre l'Esprit de lumière et de vérité - tout comme Satan, dis-je, jette les Juifs apostats contre leurs frères, fils comme eux de la même Femme, mais baptisés.


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6. Guerre dans le ciel


      Après l'Ascension, dès que la « fille de Sion » s'est cachée au désert, sitôt ravie au regard des hommes l'identité véritable et complète de l'Église ex Judaeis et Gentibus, éclate cette « guerre céleste » dont Paul a parlé dans Éphésiens, 6 : 11-17. Ce dernier passage est donc purement juif et ne doit que son vocabulaire à la Mithrasliturgie où Dieterich voit l'alpha et l'oméga de ce texte paulinien.

      Ce conflit dans les cieux n'est pas la Chute des Anges, décrite au chapitre VIII et rappelée au verset 4 du chapitre XII. Il a lieu après l'Incarnation, voire même après l'Ascension. Alors que, sur terre, le Diable s'est risqué seul à l'assaut du Christ, cette fois, il s'élance à la tête de ses troupes. Mais, puisque l'humiliation de Gethsémani n'a plus de raison d'être (Matt., 26 : 53), Michel, patron spécial et ange gardien de l'Église juive, et par ailleurs préposé au Jugement, mène à la bataille les hiérarchies restées fidèles à Dieu. Michel (Qui est comme Dieu?), le « Grand Prince », se tient à la droite du Trône divin que constituent les Quatre Vivants (Daniel, 10 : 13, 21; 12 : 1; Chaghîgah, 12 B). D'après le Targoum du Pseudo-Jonathan sur Exode, 24 : 1, c'est le Prince de la Sagesse; le même ouvrage, commentant le Psaume 136 : 7-8, le dit Prince de Jérusalem, représentant et quasiment double céleste d'Israël (même notion chez Daniel; elle a son équivalent dans les Anges des Sept Églises, au début de l'Apocalypse). Suivant Zébhachîm, 62 B, il offre les oblats liturgiques sur l'autel d'En-Haut (des « agneaux de feu », c'est-à-dire les âmes des justes). C'est lui qui, avec Raphaël et Gabriel, a rendu visite au Patriarche Abraham, dans la plaine de Mamré, sauvé par les trois jeunes gens de la fournaise, emmené Loth de Sodome, est apparu à Moïse dans le Buisson ardent. Telle était la croyance d'Israël... Pour nous, Chrétiens, Il est au ciel, comme le Baptiste sur terre, « l'Ami de l'Époux ».

      Aussi le Christ lui confie-t-il la tâche de repousser l'assaut des hordes sataniques. En réalité, cette guerre céleste « double » de redoutables conflits terrestres. Il s'agit d'une victoire remportée par le Messie, mais appropriée par son peuple. Ce qui se passe ici-bas reflète « phénoménalement » les réalités du monde invisible. Les Saints souffrent et témoignent, toute leur force, toute la valeur de leur martyre (sanglant ou non) leur venant de la vie très précieuse sacrifiée par Jésus. C'est ainsi qu'ils ont vaincu le monde, Païens et Juifs renégats, traîtres au Messie. Mais un conflit plus grave encore s'annonce. Vaincus, le Diable et ses séides perdent définitivement leur habitat céleste (Jude, 6; Apoc., 12 : 8). Le voilà « précipité, le Grand Dragon, l'Antique Serpent, celui qui est appelé le Diable et Satan, le séducteur de toute la terre, précipité sur terre, et ses anges avec lui! (Apoc., 12 : 9)... C'est ici, avec Sagesse, 2 : 24, le seul passage de la Bible qui affirme d'identité du Diable et du Tentateur d'Ève. Dans Luc, 10 : 18, Jésus, devant le succès de l'apostolat commencé par les siens, voit prophétiquement Satan tomber du ciel comme l'éclair; c'est maintenant chose faite. « Le jugement de ce monde » - mauvais, précisera saint Paul - « a commencé maintenant », dit encore le Sauveur. Il insiste: « Maintenant, mon âme est bouleversée ». Cette « crise », qui se noue alors, doit aboutir à la défaite du Démon. Aussi, le Christ passe-t-Il du présent au futur: « C'est (dès) maintenant que le Prince de ce monde sera jeté dehors » (Jean, 12 : 31).

      Chassé du ciel avant la Chute d'Adam (Apoc., 8 : 10-11; 2 Pierre, 2 : 4; Jude, 6), Satan peut encore se présenter devant Yahweh, lorsqu'il est convoqué (Job, 1 : 6-7; 1 Rois, 22 : 21; Zach., 3 : 1). Cette tolérance, qu'il prend dans son orgueil pour un pouvoir, il vient maintenant de l'exercer pour la dernière fois, pour avoir entraîné dans cette titanique escalade les siens, dans le vain espoir de supplanter le Christ par la force, de s'installer à sa place sur le trône du Verbe, après avoir vainement tenté, naguère, ici-bas, de L'éliminer par la ruse. Il est remarquable, pour qui connaît à fond la plupart des traditions initiatiques - car l'ésotérisme pervertit rapidement les plus purs vestiges de la Révélation primordiale - que le Grand Arcane, c'est la substitution au Christ, comme Verbe et Médiateur universel, de ce personnage que tant de doctrines occultes - celles qui relèvent de l'Agartha, par exemple, le taoïsme, les déviations kabbalistiques, certaine Gnose et, de nos jours, un Martinez de Pasqually, un Éliphas Lévi, un Stanislas de Guaïta, un Albert Pike, un « Matgioï » (Albert de Pouvourville) et bien d'autres - présentent comme la Lumière astrale, le Grand Agent magique universel, le Serpent du magnétisme cosmique, etc. Tel est l'ultime secret de l'Initiation faussée, de la « Parole (non seulement) perdue », comme répètent par psittacisme les Francs-Maçons, mais parodiée.

      Désormais incapable de se présenter devant Dieu pour « accuser (littéralement: diffamer) ses frères » - les autres esprits créés, l'homme y compris (Apoc., 12 : 10) - ni d'y combattre contre le Christ en personne, il peut encore, car Dieu le lui permet, assouvir sa rage sur terre contre les hommes, mais pour « très peu de temps » (ibid., 12 : 12). Dieu, d'ailleurs, ni le Diable, n'en sont à quelques siècles près: le Psaume 89, comme saint Pierre, nous rappellent que Yahweh ne mesure pas la durée à notre aune. Lorsqu'approchera la fin de son règne, Satan risquera le tout pour tout; sa dernière tentative s'en prendra désespérément, brûlant ses vaisseaux, au Sauveur Lui-même. Et ce sera pour lui le désastre définitif (ibid., 20 : 7-10). Mais, de même que d'innombrables « crises » secondaires amorcent et réalisent graduellement le Jugement final - comme une saturation prépare en chimie la cristallisation - ainsi, depuis la mission des Soixante-Dix (Luc, 10 : 18), le témoignage de l'Église expulse le Diable inchoativement (Jean, 12 : 31). Ce n'est pas encore la victoire ultime pour l'Église: l'agonie du Diable provoque d'effroyables soubresauts et revenez-y de haine, de fureur et de force. Mais, à travers les siècles, la guerre soutenue par l'Épouse (Matt., 16 : 19), cette Passion qu'elle subit ici-bas, militante, est l'ombre, dans le monde physique, de la bataille livrée par Michel et ses Anges dans le ciel. nous y reviendrons dans un instant. Mais, pour l'heure, la « voix forte » proclame: « Malheur à la terre et à la mer! » Car, battu dans les cieux, l'Ennemi tente une diversion, voire une revanche, ici-bas. Refoulée des sphères supérieures, la puissance du Démon se rapproche dangereusement de nous (Jean, 15 : 22 et 9 : 39, qui vaut aussi pour toute la durée terrestre de l'Église). Le péché serait invincible, si l'Incarnation ne lui avait pas arraché son venin mortel. Mais, du coup, pour qui l'accueille malgré le salut si chèrement payé sur la Croix, sa gravité devient beaucoup plus redoutable (Hébr., 6 : 4-8). La « terre » et la « mer » sont, dans les apocalypses juives, les symboles courants d'Israël et de la Gentilité (cf. Apoc., 10 : 2); l'Église y recrute les siens. Pendant ce « peu de temps » qui s'écoule entre l'Ascension et la Parousie, « Satan  les réclame pour les cribler comme du froment »; mais le Sauveur, semper vivens ad interpellandum pro nobis, « ne cesse de prier pour eux, afin que leur foi ne défaille point » (Luc, 22 : 31; Hébr., 7 : 25). Écrasé dans les sphères spirituelles, le Diable cherche, avec la folle astuce d'un esprit dévoyé, à provoquer la persécution sur la terre (Éph., 6 : 12). C'est un signe excellent: plus l'Église déracine le péché, plus elle doit s'attendre à la persécution. La seule Église qu'on ne persécute pas, c'est une Église morte!

      « Précipité sur terre, le Dragon persécuta la Femme qui avait mis au monde l'Enfant mâle ». Depuis Titus et Hadrien, l'antisémitisme fait partie de cette tactique. C'est surtout lorsqu'il s'attaque aux Juifs convertis qu'il est diabolique, particulièrement si ces frères de Jésus - selon la chair aussi - ne renient pas la gloire première de leurs origines. Mais le fanatisme talmoudique qui, souvent, a provoqué l'antisémitisme, relève, lui aussi, de l'offensive démoniaque. Une certaine bassesse de rancoeur et de haine a, pendant des siècles, inspiré toute une littérature et toute une attitude de vie envers « le fils de la Coiffeuse prostituée Miriam » et les minnîm, les « apostats » qui le suivent (car le goï n'est pas le Chrétien, mais le Païen de l'Empire romain). Si la malédiction contre les minnîm (Justin, Adv. Tryph., 96; Jérôme, In Esaiam, 5 : 8) a cessé d'être fulminée publiquement, elle fait encore partie, à titre strictement individuel, chez les « orthodoxes », du Schmoné Esré, ensemble de... bénédictions quotidiennes: « Que les apostats n'aient point part à la Vie! »

      « Les deux ailes du Grand Aigle furent données à la Femme pour s'envoler au désert » (Apoc., 12 : 14). Dans le symbolisme de l'Ancien Testament, les ailes signifient les soins empressés de Yahweh envers son peuple aimé: « Je vous ai portés sur des ailes d'aigle, pour vous amener vers Moi », dit-Il aux Juifs (Exode, 19 : 4). eT, dans la bénédiction de Moïse mourant: « Comme l'aigle excite sa couvée, voltigeant au-dessus de ses petits, ainsi Yahweh déploie ses ailes, prend Israël, le porte sur ses plumes » (Deut., 32 : 11). Toute l'Église vole ainsi « dans le désert », qui prend ici valeur de condition, non de région géographique. Comme Agar à Beerschéba - qui veut dire: la Source de l'Assouvissement (Gen., 21 : 19) - comme les Juifs dans la péninsule sinaïtique, l'Église est, par la Grâce et la Providence de Dieu, « nourrie », de sorte que rien ne lui manque. Le Serpent ne peut l'y rejoindre: cette région de la pénitence, du « jeûne » intégral, il ne s'y risque pas (Matt., 17 : 21). C'est donc de loin qu'il « lance de sa gueule, après la Femme, de l'eau comme un fleuve, afin de l'entraîner par le fleuve » (Apoc., 12 : 15). Mais la terre engloutit dans son sein ce torrent: les sables du « désert », l'austérité pénitentielle, la dénudation radicale de l'âme humiliée, la réduction de l'Église à l'impuissance et à la sécheresse du sable désertique, tout cela, salué, voulu, accepté, ratifié par amour sincère de Dieu premier servi, absorbe, engloutit, neutralise le jet de poison (Marc, 16 : 18), la persécution séductrice, l'ignoble torrent qui doit faire perdre pied, faire glisser et trébucher la Femme.

      Alors, en sa rage, le Dragon, déçu de n'avoir pu s'emparer de la Femme, « s'en va faire la guerre au reste de ses enfants », à cette « semence » qui doit lui fracasser la tête (Gen., 3 : 15; Psaume 109 : 7). Qui sont ces frères du Mâle premier-né? Ceux qui « observent la Loi de Dieu et gardent les commandements de Jésus » (donc les fils de la Double Alliance: celle du Sinaï et celle du Sermon sur la Montagne). Cette fois, abandonnant la « fille de Sion », le Démon s'en prend au « nouvel Israël de Dieu ». Titus, d'après Sulpice Sévère citant Tacite, résolut de détruire le Temple hiérosolymite « pour abolir plus complètement la religion des Juifs et des Chrétiens ». Sans doute, à l'inverse, Julien l'Apostat favorise-t-il les premiers aux dépends des seconds. Telle sera, suivant certains Pères, la tactique de l'Antéchris (Mgr Benson prénomme Julien le héros de son Master of the World.), mais elle échouera complètement lorsque les Juifs, auxquels il aura rendu le plein empire de la Terre Sainte pour les récompenser de leur incroyance, se convertiront au Christ après le martyre et la résurrection des « deux prophètes ». Il va sans dire qu'on mentionne ici cette interprétation, sans se prononcer le moins du monde à son égard.


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7. Coup d'oeil sur la Guerre décrite


      Ce chapitre XII, que récapitule pour ainsi dire le verset 9, appelle deux séries d'observations: 1° des problèmes comme les rapports du temps et de l'éternité, du phénomène et de la réalité, de l'universel et du particulier, les Juifs les connaissaient, en avaient même le sens et l'intuition, mais n'essayaient pas de les résoudre, surtout discursivement. L'impersonnel de l'abstraction leur faisait horreur (On se souviendra d'un profond opuscule du P. Laberthonnière sur L'idéalisme grec et le réalisme chrétien.). Dès lors, ce qui, diraient les modernes, N'existe QU'à l'état de projet dans les conseils divins, y possédait d'ores et déjà, pour les Juifs, une préexistence concrète et objective, bien que sui generis. Il existe donc un ultramonde où les êtres et les événements sublunaires, ces ombres, ont leur authentique substance; cette conception se retrouve dans l'Épître aux Hébreux et dans l'Apocalypse. Telle est aussi, chez Saint Paul, la notion devenue toute franciscaine (Ces vues trouvent une magnifique expression dans Le Christ est l'âme franciscaine du P. Valentin Breton.), du Christ préexistant comme tel. Mais Hénoch voit déjà le Messie comme l'Homme céleste, vivant auprès de Dieu avant de descendre ici-bas. Commentant Exode 25 : 40 et 1 Chron., 28 : 11-12, l'Épître aux Hébreux (8 : 1-5) recourt à cet exemplarisme dont les Alexandrins feront leurs choux gras. Dès lors, où les modernes parleraient d'un idéal de l'Église, insubstantiel comme une catégorie kantienne, « universal » in re, n'ayant de présence, d'existence concrète qu'en l'Église terrestre, qu'il contribue cependant à façonner, comme une « forme », comme une « loi » immanente, pour réaliser ici-bas les desseins de Dieu, les Juifs parlaient de la « Jérusalem qui se trouve (effectivement) en-haut » et qui descend sur terre. Par un curieux et amusant quiproquo, les Hébreux faisaient du platonisme sans le savoir (les « Idées »), et les modernes en sont aux « formes substantielles » de la scolastique et du Stagirite. A la lumière de cette distinction, on comprendra comment les communautés chrétiennes, à qui Jean adressa son Apocalypse, comprirent, more judaico, la « guerre dans les cieux ».

      Et 2° le conflit terrestre du Bien et du Mal était, pour les Juifs, conformément à l'attitude de l'esprit qu'on vient de résumer, l'ombre projetée sur le plan des créatures sensibles par un conflit céleste, à l'échelle cosmique et même hypercosmique. Entre les deux, correspondance. Exemple: la victoire d'Israël sur Moab, c'est le triomphe de Yahweh sur Chemosch (Saturne) et donc la substitution du véritable au faux Sabbat (On sait que les satiristes romains (Juvénal, Martial, Horace) reprochent aux Juifs du Transtévère « les froids sabbats saturniens de leur dieu ».). Plus tard, les dieux hostiles font place aux Anges opposés à Israël (Daniel, 10 : 13, 20). Si le lecteur « moderne » devait, ici, faire la grimace devant ces « conceptions prélogiques et primitives », révélons-lui que leur survivance tenace et même leur approfondissement au cours des siècles de « culture » est due à ce qu'elles expriment pour tous les hommes, de toute race et de toute époque, des vérités profondes, qu'aucun autre vocabulaire mental, surtout pas celui du concept abstrait et du discours logique, ne peut rendre aussi puissamment, avec une telle force d'évocation, un tel don de communication, de symbiose, de connaissance « connaturelle » (c'est d'ailleurs la raison des paraboles).

      Puisque l'univers forme un gigantesque Tout organique, au point que saint Paul peut le qualifier, non seulement de « création », ****, mais de ****, de « créature » unique en quelque sorte (La « matière » purement intellectuelle, conceptuelle, de cette vue paulinienne, peut avoir été inspirée par la notion stoïcienne de l' « animal cosmique ».), l'Incarnation et la Rédemption impliquent des rapports et des répercussions cosmiques (Rom., 8 : 19-22 pour les créatures inférieures à l'homme; Col., 1 : 16-20 pour celles qui lui sont momentanément supérieures). Dès lors, lorsque, dans notre conflit avec le Mal, nous remportons une victoire qui n'est, en réalité, que celle du Christ, explicitée, faisant tache d'huile (Jean, 16 : 33), la Croix qu'avec Lui nous portons, sur laquelle avec Lui nous sommes, comme dit l'Apôtre, « cocrucifiés », et par laquelle nous triomphons, nous constitue les vainqueurs du Mal sous une forme plus universelle, plus foncière que nous n'en rencontrons ici-bas: c'est aux hiérarchies invisibles, aux puissances spirituelles de perversité que nous résistons (Éph., 6 : 12; Col., 2 : 15). Croire en l'existence et en l'action de Satan, c'est croire qu'avant d'être humain, individuel, fortuit, épisodique, le Mal est planétaire, cosmique, comme une atmosphère universelle où, non les corps, physiquement, mais l'être même de toutes les créatures, ontologiquement, subit une déviation, une désorientation, analogue à celle que subiraient nos organismes dans un habitat planétaire non fait pour eux (1 Jean, 5 : 19). Croire en Satan, c'est être convaincu que tout le Mal se ramène en dernière instance à une Volonté pervertie. Aussi, quiconque nie l'existence et l'action du Démon perd spirituellement et moralement beaucoup, sans rien gagner intellectuellement - sinon de se gaver de formules savantes et, actuellement, de galimatias freudianisant.

      Mais, si nous avons le droit de voir en Satan l'ennemi personne du Verbe incarné, notre diffamateur devant Dieu - mais ce qui nous salit, nous accuse aux pieds du Trône céleste, c'est uniquement que nous acceptons d'incarner accidentellement cette Volonté pervertie (l'Enfer, c'est que cette « incarnation », d'accidentelle, devienne quasiment essentielle; cf. Matt., 25 : 41) - il nous est interdit d'affirmer, à la mazdéenne, que le Diable est l'ennemi de Dieu (Le salut consiste en ce qu'en vertu de l'Incarnation, de la Croix et de la Résurrection, Dieu peut, en nous, voir le Christ, en qui le prince de ce monde n'a rien (Jean, 14 : 30). A l'inverse, si cet archonte de l'éon mauvais possède tout en nous, que veut-on que Dieu découvre en nous, qui veut-on qu'Il voie en nous, sinon Satan (Matt., 25 : 41)? ). Car ce langage ne serait pas chrétien, mais dualiste; il exalterait avec une grossière exagération le rôle et l'efficace de Satan dans l'ordre universel. L'antagoniste véritable de ce personnage est saint Michel, comme l'indique telle prière à dire après la Messe. Si, dans le monde invisible, les forces ténébreuses sont rangées contre nous en ordre de bataille (Éph., 6 : 12), nous avons, par contre, les armées de la Lumière - mais nos yeux sont fermés - et « ceux qui sont avec nous sont en bien plus grand nombre que ceux qui sont avec eux » (2 Rois, 6 : 14-17).


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8. Que peut être une Guerre d'Anges?


      Oui, que faut-il entendre concrètement par cette guerre « dans le ciel », isolée de ses répercussions chez les hommes?

      Que veut Satan? Se substituer à l'Être absolu, nécessaire? Il n'est pas fou! Il en veut à l'Homme déifié, dont la session à la droite du Père outrage ses « droits » de suprême Archange et Métatron. C'est donc l'empire du Christ qu'il convoite. Le Sauveur entré dans la gloire régit les univers comme Dieu et comme Nouvel et définitif Adam. Il s'agit de substituer l' « ordre » satanique au sien, donc l'égoïsme, l'égocentrisme, l'****, dit Paul après Jésus. C'est le « chaos » de Soloviev dans la troisième partie de La Russie et l'Église universelle. Satan hait moins Dieu qu'il ne s'aime lui-même. Il accepterait même d'honorer Dieu, si « justice » lui était rendue « à lui », si Dieu vivant pouvait être réduit au rôle d'impersonnelle force cosmique, d'universel étalon du haras ontologique. Si Dieu n'était que « source de vie », nisus aveugle (Renan). Si le panthéisme se substituait en fait au théisme. Il accepterait Dieu, si Dieu acceptait son échelle des valeurs. Pour le Diable, Dieu n'est pas le Père, mais le « suprême axiome » de M. Taine, l'être au sens univoque qu'on peut parasitairement vampiriser. Non plus in Ipsum vivimus et movemur et sumus, mais: in hoc. « Le divin », qui prend conscience et reçoit lumière grâce à nous... Das Göttliche, et non ho Theos.

      Et Satan sera son Fils bien-aimé, siégeant à sa droite, puisqu'il n'a pas la tare de la nature charnelle, épaissement matérielle, semi-animale, de l'homme. Puisqu'il est le plus spirituel des êtres. Le but de cette « guerre dans le ciel » - qui est tout simplement une guerre entre êtres célestes, un conflit sur le plan, au niveau, à l'étage ontologique supra-humain, dit « céleste », d'esprit à esprit, sans le moindre passage par le truchement des créatures matérielles - ce but, c'est de ravir au Christ, en tant qu'Il est, non Dieu, mais Adam déifié, l'empire universel que Yahweh lui confie au seuil de la Genèse (en la personne du premier Adam), que le même Yahweh Lui restitue de par la Résurrection (« Toute puissance M'est donnée, au ciel et sur la terre »), et que le Christ doit « présenter » au Père à la fin des temps, comme, lors d'une prise d'armes, le général commandant la place présente au Souverain ses troupes. Le Christ est, en tant qu'Homme - et là est le scandale qui a jeté le Diable dans la révolte, et d'autres Anges (dit St Paul) (Voir plus loin, page 297 La « Fin de Satan »?) dans la perplexité, l'hésitation, la temporisation dans le choix - souverain du « ciel », du monde angélique, et de la « terre », de la nature physique, humaine et subhumaine. La « guerre dans le ciel » consiste donc, pour une armée d'esprits, à subjuguer celle d'en-face et à lui ravir ce rôle d'intendants (d'après Galates et Hébreux) pour en faire une fonction de propriétaires. On trouvera dans Vacant et Mangenot une longue liste des activités angéliques: envers l'homme, envers la « nature », etc. Tout cela, qu'anime la charité théologale (Psaume 148), bénit et glorifie le Seigneur, Le loue et Le sert, est orienté vers Lui. Il s'agit d'annexer tout cela, pour soi-même, pour sa propre gloire. Et l'homme, « inférieur aux Elohîm », sera remis à sa place, en la Personne du Crucifié, ce Raté parvenu par la grâce d'un odieux arbitraire! (Satan est un mandarin dépité)... Voilà pour le but de cet entrechoc entre « êtres célestes ».

      Mais reste le comment. Or, qui n'a pas assisté au heurt, sans gestes, sans violence extérieure, sans paroles, parfois même sans le défi du regard, sans roidissement visible et perceptible, de deux volontés? Qui fera plier d'abord l'autre? Qui baissera le premier les yeux? On se regarde en silence... ou l'on ne se regarde même pas... Et qui ne connaît ces vieilles haines macérées dans la passivité pure, dans la mutité, parfois dans le cloître, à la Trappe (j'en connais un cas, au moins)? On se hait sans motif, puissamment, à en ressentir une froide ivresse, un vertige parfaitement délibéré et consenti. On se hait, non de ces chétifs sentiments, de ces superficielles émotions qui sont comme la pellicule de notre psyché, mais de tout son être, de tout son tréfonds, ontologiquement, dès sa naissance, ab origine mundi!... On n'échange pas un mot, on ne se livre à aucune activité hostile; on est haineux, non par ses actes, mais par son état: dans l'invisible, par les courants de force psychique qu'elle déchaîne, une pareille haine est bien plus redoutable, passive, moteur immobile, que la haine, fiévreuse et qui se dépense, du commun. Qu'on relise, d'Edgard Poë, L'Absolu dans le mal, intitulé aussi: L'homme des foules. On m'en dira des nouvelles!

      A un degré plus « spirituel », supra-normal sinon supra-humain, il y a toutes les forces, tous les maléfices de la magie. J'ai assez étudié ces cas pour y croire. Au siècle dernier, une Cour d'Appel normande a dû connaître d'une terrible affaire de « sorts » et d'envoûtements: celle du « sorcier de Cideville », dont un curé de village fut la victime, sous l'oeil des autorités municipales. La plus scientifique métapsychie connaît des cas, par centaines, de batailles à travers l'espace, par « ondes » psychiques. Qui ne se souvient de l'abbé Boullan (le « Docteur Johannès » de Là-Bas), de Stanislas de Guaïta, de Papus (Gérard Encausse), mais surtout de tout ce qu'a pu constater, après Huc, aux Indes, en Chine, en Indochine, au Thibet surtout, une Alexandra David-Neel? Les maladies, les malheurs, les morts même, causés par des moyens hyperphysiques, sont un fait. Mais, dans les laboratoires matérialistes eux-mêmes, depuis Féré, Charcot, Maxwell (médecin et procureur général à Bordeaux il y a quarante ans, que ses expériences ont fait admettre la magie), depuis les observations d'Osty, de Galey, d'Harry Price, on sait qu'il y a, dans l'âme humaine, des forces capables, lorsqu'elles sortent de leur latence, non seulement d'agir, même à distance, sur la matière (voir les récentes et indubitables expériences de momification, par le Dr Leprince et d'autres, de tissus vivants empêchés de se putréfier pendant des années), mais encore sur les esprits. Nos pères ont connu, en simple sorcellerie rurale, le fameux coup - sauf votre respect, amis lecteurs - de « l'aiguillette (ou braguette) nouée ». Mais cet envoûtement existe aussi sur le plan mental et moral. La Psychical Research Society de Londres - qui a compté, parmi ses membres, des savants de réputation mondiale, comme Crookes (qui a découvert la « matière radiante »), Lodge, Lord Kelvin, Rutherford, Myers et Podmore - a, dans ses Proceedings, et par centaines, des procès-verbaux de paralysie soit physique soit intellectuelle, imposée par maléfice à distance. Voici cinquante ans, Jules Bois a raconté les luttes épiques, entre Paris et Lyon, de deux groupes d'occultistes s'envoyant mutuellement des « décharges psychiques ». La chose est courante dans certaines sociétés secrètes taoïstes (Albert de Pouvourville - « Magioï » - en a fait jadis l'aveu); j'ai connu, par M. André Savoret (en « druidisme » Ab Gwalwys), le cas de deux victimes de l'Agartha, foudroyées à distance après avertissement.

      On peut donc se représenter, maintenant, l'inouï déploiement de force spirituelle - auprès duquel les jets de flamme solaire sont un jeu d'enfant: et les « rosicruciens » veulent que les protubérances et les taches solaires manifestent physiquement les « explications » d'entités spirituelles dont le soleil serait l'habitat - on peut, dis-je, commencer d'entrevoir ce que peut avoir été la « guerre des célestes ». Une formidable tension des volontés, jusqu'à « éclatement »; un bombardement d'idées suggérées (complexes de faiblesse, d'égocentrisme, d'infériorité) avec une puissance dont les plus redoutables hypnotiseurs des lamaseries thibétaines sont incommensurablement loin; l'insinuation de la crainte, du doute, de la revendication, du caractère contre-nature du surnaturel... Et rappelons-nous que ces intuitions sont facilitées par le contact direct des essences et la nature même de la connaissance angélique. Enfin, suivant l'Aquinate, en cela disciple du Pseudo-Aréopagite, la connaissance des hiérarchies inférieures est participation à celle, et donc à l'être, des supérieures. Sans l'écran de la matière, du concept, du phantasme, la suggestion angélique est bien plus insinuante, plus labile, plus saturante que la nôtre (l'analogue des molécules d'eau). La réponse des hiérarchies fidèles se résume dans le Quis ut Deus, dans l'épanouissement de pensées positives, d'amour et d'adoration. Pour Michel et les siens, « lutter » a consisté à chanter la gloire de Yahweh. Leur contemplation même, leur ontologique jubilation, leur marée de gratitude - Psaume 148 et Cantique dans la Fournaise - voilà leur combat! A mesure que, vainement, les démons s'épuisent - car ils n'ont rien d'infini - gaspillent leur substance spirituelle, leur vitalité psychique, à tenter de miner le moral de leurs adversaires, l'Hosannah in excelsis - « dans le ciel » - gagne en ampleur et enthousiasme. Enfin, se produit, pour les esprits mauvais, ce que les aviateurs appellent la « perte de vitesse ». C'est, aussitôt, la précipitation « au sol ».


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9. L'irrémédiable défaite


      Comme nous l'avons dit au début de cette étude, l'Apocalypse ne nous intéresse ici que dans la mesure où Satan s'y trouve nommément mis en scène. C'est pourquoi nous passons, maintenant, tout de suite au chapitre XX, où nous le voyons agir directement, alors qu'au XIIIè c'est par procuration.

      Nous avons laissé le Diable, à la fin du chapitre XII, « arrêté », comme en contemplation, « sur le sable de la mer ». Comme les divinités hindoues, dont le rêve, l'extase, la « transe » contemplative engendrent leurs émanations immédiates, Satan, fixant du regard la « mer » de la Gentilité, en fait surgir la Bête. Il y aurait beaucoup à dire sur la Contre-Trinité du Dragon, de la Bête et du Faux Prophète (Dans ses Trois Dialogues, Soloviev fait dire par le Diable à l'Antéchrist ( = la Bête): « Tu es mon Fils, Je T'ai engendré aujourd'hui ». Il y a là plus qu'une figure de style...), mais l'espace nous fait défaut. Dans Apoc., 9 : 1, Michel, Dompteur du Fauve, lui permet d' « ouvrir le puits de l'abîme »; d'où tentative d'envahir le ciel. Sur quoi, Michel le précipite sur terre (Apoc., 12 : 9). Maintenant, Michel enchaîne le Diable et, pour « mille ans » (Pour saint Pierre comme pour le Psaume 89, « mille ans », devant Dieu sont une valeur relative, tout comme « un jour ».), « le jette dans l'abîme, qu'il ferme à clef et scelle sur lui, pourqu'il ne séduise plus les nations (païennes) jusqu'à ce que soient écoulés les mille ans » (ibid., 20 : 2-3). Pourquoi pas pour toujours? Pourquoi « ces temps et ces moments » dont le Christ nous dit que le Père S'est réservé le secret? Pourquoi permettre ces vexations envers le peuple aimé? C'est tout le problème de l'Histoire, mais spirituelle et surnaturelle. Pourquoi Dieu permet-Il le mal? Nous ne pouvons que renvoyer le lecteur au Livre de Job, et particulièrement au discours d'Élihu, confirmé par Yahweh parlant du sein de l'ouragan (Job, d'ailleurs, a compris: 33 : 16-30). Non seulement chaque événement a « son temps », prédestiné; mais, surtout, dans un schéma créateur et glorificateur, où la créature intelligente est appelée à « collaborer avec Dieu », comme dit l'Apôtre, en vue de sa déification (Dieu n'a pas besoin de nous, mais Il nous honore...), notre participation à l'oeuvre divine, vouée au fieri, ne permet à Dieu, qui condescend à prendre au sérieux notre alliance (Il reçoit de nous comme nous recevons de Lui (Apoc., 3 : 20). Le plus profond mystère de l'Amour divin, est son abîme d'humilité, auquel s'oppose, et cela se conçoit, l'orgueil de ce parvenu qu'est Satan. Derrière tout orgueil, il y a un complexe d'infériorité. Dieu est humble, parce qu'Il est l'Être absolu.), de vaincre Satan que graduellement.

      Plusieurs Pères, au premier rang desquels saint Augustin, voient les « mille ans » commencer lorsque, par sa mort sur la Croix, le Christ inaugure la défaite du Démon. Les « mille ans » désigneraient « mystiquement » l'éon s'écoulant du Calvaire à l'Antéchrist. Mais toute l'Apocalypse nous montre, au contraire, Satan ne cessant, entre le Premier et le Second Avènement, de lutter contre le Christ, tantôt considéré personnellement, tantôt dans les membres de son Corps mystique. L'expérience chrétienne nous fait voir que le Diable n'est pas lié, qu'il n'est pas incapable d'attaquer l'Église, bien que son pouvoir soit restreint: il ne peut lui ravir la vie (Matt., 16 : 18; Apoc., 12 : 13-17). Peut-être pourrait-on utilement chercher là le secret de 2 Thess., 2 : 6-8, sur lequel tant d'exégètes, depuis Lactance et Tertullien, se sont penchés pour lui trouver les plus stupéfiantes solutions. Alors que, généralement, les mêmes hommes voient dans l'Empire romain la puissance terrestre dont le Diable se sert pour combattre le Christ (interprétation prétériste), ils tiennent le même Empire pour « ce qui retient encore la manifestation du mystère d'iniquité » (2 Thess., 2 : 6-7). Satan reste donc ce « lion rugissant, cherchant qui dévorer », dont nous avons toujours à redouter l'affût (1 Pierre, 5 : 8; Éph., 6 : 11). Enfin, le chapitre XX de l'Apocalypse fait suite, chronologiquement, au chapitre XIX, où Jean décrit la Parousie qui ne précède pas immédiatement le Jugement final, d'après l'Apocalypse, mais y est suivie d'une période où l'Histoire et l'eschatologie se compénètrent; nous laissons au magistère le soin de préciser la nature et la teneur de cet éon, nous bornant à ne pas tenir les versets 2 à 7 d'Apocalypse, XX, pour inexistants. C'est donc « après l'Histoire » que doit venir le « millénaire »; le Diable n'est pas enchaîné avant la victoire du Christ sur l'Empire mondial antichrétien, qui s'opposera de toutes ses forces à son Second Avènement. Tout comme la chute du Dragon dans Apoc., 12 : 10-11 dépend de l'Église, car la « guerre dans les cieux » et la lutte ici-bas se reflètent et se déterminent réciproquement, ainsi l'enchaînement dans l'Abîme de ce personnage est conditionné par le témoignage et le sacrifice de l'Église, par votre vie, par la mienne. Sans doute, c'est l'oeuvre du Seigneur, mais bienvenue, accueillie avec confiance, appropriée par son peuple. Dieu même, devant les réactions libres des hommes, Se prend à murmurer: peut-être (Luc, 20 : 13). Si la grande apostasie collective de 2 Thess., 2 : 3 se réalise - et il semble bien que nous n'en soyons, à l'heure actuelle, pas loin! - la grande pierre scellée qui ferme l'entrée de l'Abîme (inversion de Matt., 28 : 66) sera roulée, la gueule d'ombre s'ouvrira, Satan reparaîtra sur terre pour séduire les nations repaganisées. Ce sera sa dernière attaque contre le Christ et son Royaume. (Il va sans dire que nous rejetons toute systématisation « millénariste » condamnée par l'Église. D'autre part, si le « cadre » des événements à venir est déjà fixé, leur détail comporte une marge de « possibilité », que doit déterminer encore la conduite même des Chrétiens.)

      Dans Apoc., 12 : 9, il lutte contre les milices célestes, est vaincu, précipité sur terre. C'est là qu'il mène la guerre contre les serviteurs de Dieu, frères de Jésus; mais il est jeté dans le Puits, incarcéré mille ans, après que les États païens - ils le sont aujourd'hui plus que jamais - se sont soulevés, inspirés par lui (ibid., 10 : 2-3). Mais sa haine de Métatron, de Trônant-détrôné, contre l'Homme usurpateur de « son » héritage grâce au « coup de Jarnac » de l'union hypostatique - cette « passe non permise »; car lui, Satan, respecte les « règles du jeu »! - cette rancoeur et rancune ne s'en trouve qu'attisée. Dieu lui permet donc une dernière reprise de cette guerre qui est devenue pour lui comme une seconde nature (Apoc., 20 : 7): son irrémédiable défaite manifestera d'autant mieux la puissance et la gloire de ce dieu « miséricordieux et compatissant, lent à la colère, riche en bonté, longanime, qui patiente jusqu'à mille générations, gardant sa grâce, qui pardonne l'iniquité, la révolte et le péché » (Exode, 33 : 7). Relâché de l'Abîme (cf. 2 Pierre, 2 : 4; Jude, 6), Satan séduit tous les peuples repaganisés (***): « Leur nombre est comme le sable de la mer », ce « sable » qu'il foule aux pieds, qu'il couve pour ainsi dire, sur lequel il accroupit ses ignobles volutes, pendant qu'il « fixe » la mer pour en faire surgir son « fils bien-aimé »: la Bête (Apoc., 20 : 7; 12 : 18). Même pendant le Règne de Mille ans, alors que s'accomplit, sous l'égide d'une Église enfin réunie et d'une Papauté apostolique comme aux premiers temps après la Pentecôte (le « Pape angélique » des Franciscains primitifs), la dernière grande évangélisation de toute la terre (Matt., 24 : 14), même alors, les hommes, parce qu'ils sont hommes, resteront exposés aux suggestions du Mauvais. Le répit écoulé, l'oeuvre maudite éclate, se manifeste à ciel ouvert (2 Thess., 2 : 8; Apoc., 20 : 7). Il ne s'agit plus de persécution, mais de séduction, de cet humanisme dans lequel tant des nôtres donnent encore pour être « à la page ». Comme au troisième chapitre de la Genèse, le Diable se présentera comme l'Illuminateur des intelligences, le Bienfaiteur des corps, le Confirmateur invigorant en nous les sources de la vie, jusqu'à la conquête de l'aséité (comme si celle-ci se gagnait! Cf. Gen., 3 : 5-6; 2 Cor., 11 : 14). Soloviev a prophétiquement décrit, dans ses Trois Dialogues, l'évolution satanique de l'humanisme moderne, à la fois humanitaire, bourré de « compassion cosmique » à la bouddhiste, tolérant avec une égale et orgueilleuse indifférence le naturalisme matérialiste et certain pseudo-Christianisme défaitiste et « de son temps », donc sans la Croix, pour favoriser un syncrétisme où l'interprétation « initiatique » de la seule vraie Religion en neutralise tout le « poison »: le « venin du Magnificat » et du Sermon sur la Montagne. C'est ainsi que Satan pousse les peuples à la révolte contre les chefs de la « libre théocratie » (Soloviev), car l'Apocalypse ne parle plus de rois depuis leurs défaite commune avec la Bête et le Faux Prophète (19 : 19-21). Le Christ règne sur terre par ce délégué du Messie dont Ézéchiel a prophétisé la venue: le Nabi. S'en prendre à ce « prince », c'est s'en prendre au Verbe incarné Lui-même.

      « Gog et Magog... cernent le camp des Saints et la Ville bien-aimée » (Apoc., 20 : 7-8). Chez Ézéchiel, Gog est le nom dynastique ou personnel du roi qui règne sur Magog, empire dont font partie, comme peuples pricipaux, Rosch, Meschech et Tubal. Peu importe l'identité de ces derniers, en qui des commentateurs ont voulu reconnaître les Russes et les Moscovites (?!)... Il s'agit, ici, non plus d'un souverain envahisseur de la Palestine et de son pays, mais du « monde » entier, rangé sous l'étendard de Satan pour détruire Israël, mais tout Israël enfin complet, réconcilié: selon la chair et selon l'esprit. Suivant la Tradition juive, répandue déjà du vivant de Notre-Seigneur, lors de son Second (et triomphal) Avènement, le Messie commence par subir une période d'obscuration, d'humiliation, causée par la révolte universelle. Les « jours du Messie » (Alma déathé diMeschicha), qui doivent inaugurer son « Royaume » (Malkhoutha diMeschicha), s'ouvrent en réalité par ses « souffrances » (Cheblé schel Maschiach), préalables, insistons-y, à son Second Avènement. D'où la stupeur indignée des Juifs et l'étonnement des Apôtres, lorsque le Christ, ayant revendiqué la dignité messianique, n'a pas fait, à son obscurité première, succéder la guerre et le triomphe (c'est l'origine de la question posée par les disciples et de la réponse faite par le Sauveur; cf. Matt., 24 : 3-29). Ces « douleurs », qui se traduisent par des guerres, ont valeur de parturition (d'où leur durée symbolique de neuf mois: toujours la même idée!)... Ces luttes ayant mis fin au monde présent (Olam hazzeh), la période de transition, dite « jours du Messie » ou « Royaume du Messie », toute remplie des « guerres » ou « souffrances puerpérales du Messie », fait place à l' « âge futur » ou « dispensation à venir » (Athid labo), qui équivaut au « millénaire » de l'Apocalypse. A l'expiration de ce saeculum futurum, Gog et Magog se ruent sur la théocratie messianique; toute l'iniquité du monde se concentre maintenant et se donne libre cours. Jérusalem assiégée doit subir trois assauts, chaque fois repoussés: la dernière fois, pour l'entière destruction de l'adversaire. La Cité sainte est rebâtie, s'élevant jusqu'au trône de Yahweh; les sacrifices sont tous abolis, sauf celui d'actions de grâces; plus de distinction entre aliments purs et impurs, car l'univers entier se trouve rendu à sa perfection primitive. Ainsi débute, non plus l' « âge futur » (Athid labo), qui s'achève au contraire, mais le « monde à venir » (Olam habba), qui est le Règne définitif de Dieu manifesté (saint Paul dirait: tout en tous). Mais, auparavant, comme nous l'avons vu, l'univers révolté doit suivre Gog et Magog pour une ultime bataille de sept années (cette guerre, qui clôt l'ère messianique, n'est pas à confondre avec les « douleurs puerpérales du Messie », qui l'ouvrent). Suit alors le Jugement, après la Résurrection finale. Un point curieux, c'est que la Messie change d'attitude: lors des premières « souffrances », causées par les péchés d'Israël, Il accepte et prend volontairement sur Lui les pires épreuves, mort incluse, afin que tout son peuple (passé, présent, futur) soit sauvé; de sorte que son oeuvre, toute de patience et de soumission à la volonté de Yahweh, réconcilie Dieu et les Juifs, et que Satan soit jeté en Enfer (Yalkouth Schiméoni sur Isaïe, 60 : 1.). Cette fois, par contre, le Messie « détruit Satan par le souffle de sa bouche ». Ainsi, dans 2 Thess., 2 : 8, pour « l' Impie », quem Dominus Jesus interficiet spiritus oris sui... (Sur cet anéantissement « par le souffle de la bouche du Messie, voir Tanchouma (ou Yélamdénou), éd. Warsh, 2 : 115 A. C'est Israël qui, par ses péchés, a transformé ce qui devait devenir l'empire universel de David en asservissement aux Païens. Ce changement date du jour où Salomon épousa la fille Pharaon; à la minute Gabriel descendit sur terre, prit au bord de l'océan un roseau, le planta dans de la vase prise au fond de la mer, et Rome fut fondée sur cette « base » (Siphré, 86 A). Quand Jéroboam inaugura le culte des veaux d'or à Dan et à Béthel, Yahweh riposta en suscitant Romulus et Rémus (ibid.). Pour la date où, les dix nations païennes écrasées, le Messie doit instaurer son Règne universel, c'est l'un des sept secrets inconnus des hommes (Béreschîth Rabba, 65; Kethoubôth, III A; cf. Marc., 13 : 32).)

      Satan, qui a commencé par combattre le Christ sur terre par les tentations de l'astuce au Désert, puis a tenté de Le vaincre dans les cieux par la force, ensuite a dû se rabattre sur la guerre menée ici-bas contre « le reste des enfants de la Femme », s'en prend une dernière fois sur terre au Christ, Dieu et Homme, mais cette fois par la violence. Dieu dévore le Diable et les siens par le feu céleste (Apoc., 20 : 9; Ézéch., 28 : 18: producam ignem de medio tui, qui comedat te). Toutes les puissances hostiles à Dieu sont anéanties; jamais plus, la Contre-Trinité ne molestera l'Église. « Le Diable, (le) Séducteur, fut jeté dans l'étang de souffre et de feu... pour y être tourmenté, jour et nuit, dans les siècles des siècles » (Apoc., 20 : 10). Le Mauvais, par qui tout le mal est entré dans le monde, après avoir atteint le paroxysme de son hostilité au Christ et à son Règne, sombre, par sa défaite, au plus profond du châtiment; le voilà jeté dans la Géhenne préparée pour lui et pour quiconque, à son instar, hait ses frères (Matt., 5 : 22; 25 : 41). La théologie rabbinique, contemporaine de Jésus, veut que le Diable expie lédoré dorôth, « d'éon en éon » (notre per saecula saeculorum); mais dans l'Apocalypse (20 : 10), le châtiment comporte comporte des « jours » et des « nuits », expression suggérant une persistance cyclique qui, sans qu'on la puisse comparer à l'intemporalité pure et simple, à l'éternité de Dieu, n'est pas davantage assimilable au temps, mais est aevum, durée subjective, créaturelle et relative. Sur la vie infernale, nous aurions bien des choses à dire encore, comme sur deux curieux textes prophétiques (Isaïe, 14 : 12-15; Ézéch., 28 : 12-19) dont la connaissance des diverses doctrines ésotériques permet d'élucider certains mystères (celui des « joyaux » chez Ézéchiel, par exemple). Mais l'espace nous manque. Il nous reste à envisager une dernière question; mais d'abord, rappelons qu'en étudiant Satan en marge de la Tradition judéo-chrétienne, nous exposons les divers aspects de cette dernière, sans pour cela reprendre à notre compte tous les éléments que nous rapportons. C'est ainsi que nous allons maintenant résumer certaines considérations qui ont eu leur importance à certains moments du passé chrétien, sans pour cela, pas plus d'ailleurs que pour la corporéité des Anges, les entériner personnellement. Tout simplement, la probité intellectuelle envers l'histoire des idées chrétiennes exige que nous soyons complet.


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10. La « Fin de Satan » ?


      Sous ce titre, Victor Hugo a fait de l'origénisme sans le savoir. Mais citons d'abord quelques textes scripturaires... Saint Pierre, traitant de « ce salut qui a fait l'objet des recherches et méditations des prophètes », évoque le secret des « souffrances réservées au Christ et de la gloire qui doit s'ensuivre ». Telles sont « les réalités annoncées » à ses correspondants par les prédicateurs de l'Évangile. « C'est en cela que les Anges désirent plonger leur regard stupéfié » (1 Pierre, 1 : 12). Cet Apôtre use du verbe *****, comme fait saint Jacques pour la contemplation émerveillée de l'inattendue Loi parfaite (Jacques, 1 : 25: *****); mais le même verbe sert à exprimer le regard éperdu de stupeur que Pierre et Madeleine jettent dans le tombeau vide de Jésus-Christ (Luc, 24 : 12; Jean, 20 : 5, 11). Les Septante en font usage dans Eccli., 14 : 23 et 21 : 23, pour bien rendre la nature avide et fureteuse d'un regard. Dans l'Exode, 25 : 20, la même idée est représentée par les Chrérubins tournés vers le mystère du Propitiatoire, figure du Rédempteur. Chez Daniel, le mystère des derniers temps, de la lutte suprême et du salut final amène les Anges à s'interroger les uns les autres (Dan., 8 : 13; 12 : 5-7). Et nous apprenons de saint Paul que, si Dieu a caché depuis toujours aux plus hautes hiérarchies spirituelles le mystère de la Rédemption, les Anges peuvent maintenant s'en instruire, à la vue de l'Église qui le manifeste enfin (Éph., 3 : 10). La Sagesse divine, qui veut amener toutes choses à la perfection, échappe à toute prise créée; mais les Anges peuvent en quelque sorte la ,contempler dans l'Église, comme localisée, concentrée, « mise au point » sous l'objectif, et, dès lors, trouver une clé qui leur permette de pressentir la nature et le but du plan divin sur la création toute entière. Car c'est le monde entier (****), dont Dieu veut opérer la réconciliation, puisque « toutes choses » (****) proviennent de Lui (2 Cor., 5 : 18-19). « Lorsque sera mûrie la plénitude des âges, toutes choses seront récapitulées en Jésus-Christ, les célestes aussi bien que les terrestres » (Éph., 1 : 10). Dans Rom. 8 : 19-22, c'est la création tout entière qui gémit, espérant le salut, le « rétablissement de toutes choses » (Actes, 3 : 21). Or, que nous ont révélé la Bible et l'Église?

      Ceci: au Dernier Jour, le Mal, actuellement mêlé au Bien comme l'ivraie au bon grain, en sera totalement et définitivement séparé, donc incapable de jamais nuire encore, et contraint, non par la violence mais par des moyens moraux, par l'évidence victorieuse de la lumière, sinon d'admettre et de reconnaître, au moins de ressentir la faiblesse et la folie qui lui sont inhérentes. Voilà le Mal soumis au Bien et forcé de le constater. Si donc, imaginait il y a près de dix-huit siècles Origène, certaines de ces Puissances célestes, qui observent avidement le drame de la vie humaine et en tirent une leçon (Éph., 3 : 10), pouvaient douter au début et se demander qui l'emporterait, elles ne peuvent, maintenant, que voir et s'incliner. Si le loyalisme de quelques autres envers Dieu a pu « flotter » quelque peu, au point qu'elle ont peut-être considéré avec « compréhension » la révolte de Satan, voici venu le moment, pour elles, de faire amende honorable et d'être, par le Christ, « par le Sang de sa Croix », tout comme les créatures terrestres, enfin « réconciliées avec Dieu » (Col., 1 : 20). A voir le salut des Saints, la consommation de cette oeuvre menée à bien malgré tout par l'adorable Amour, le dernier vestige de doute et d'hésitation disparaît: tous les anges qui n'ont pas encore pris parti définitivement contre Dieu se prosternent devant le Trône pour un définitif « Amen » (Apoc., 7 : 12). Il n'y a plus de problèmes: le Mal a pu épuiser toutes les occasions, toutes les chances qu'un Dieu longanime lui a généreusement laissées - « follement », diraient les incrédules de 1 Cor., 1 : 23-25 - et il les a toutes gâchées, galvaudées, stupidement jouées; en dernière instance, il est retombé, comme un boomerang, sur ceux qui, crachant leur défi à l'amour et à la sainteté, se sont vendus à lui.

      Voilà qui doit suffire à notre connaissance. Y a-t-il encore une suite? L'Esprit-Saint n'a pas jugé utile de nous le révéler. Ni l'Écriture, ni la Tradition n'ont rien à nous dire à ce sujet. Mais que sera donc, à proprement parler, « cette fin, lorsque le Christ remettra le Royaume à Dieu, son Père, après avoir réduit à rien toute Principauté, toute Puissance, toute Force », soumettant même la Mort, l'ultime Ennemi, et la foulant aux pieds »? Alors « toutes choses Lui seront soumises », par la volonté du Père, dont l'omnipotence « Lui aura tout assujetti ». Et, « lorsque tout lui aura été soumis » - le passage ne comporte pas moins de dix tout en cinq versets; dira-t-on que ce n'est pas intentionnel? - « alors le Fils fera Lui-même hommage à Celui qui Lui aura soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous » (1 Cor., 15 : 24-28; les deux derniers tout sont au neutre, ce qui en généralise encore l'application). La Parousie, la Résurrection, le Jugement enfin, voilà, pour l'Église actuellement militante, qui se profile à l'horizon, qui le configure. Plus loin, l'on devine les vagues linéaments du Ciel et de l'Enfer. Se peut-il, comme le voulait Origène, qu'en un avenir absolument irrévélé, le Mal cesse d'être exhibé, comme un ilote ivre, pour la leçon qui se dégage du salaire qu'il a lui-même provoqué? Se pourrait-il qu'il perdît toute existence concrète et objective? S'il en était ainsi, le comment nous échapperait totalement. Anéantir des créatures résolument accrochées au Mal, disait le didascale d'Alexandrie, ne serait pas un triomphe du Bien, mais un aveu d'échec. Pour Origène, ici résumé: guérir, persuader, convertir Satan et ses séides - car il ne serait guère logique de les dissocier - donc ramener le Mal à l'existence purement abstraite, hypothétique et « notionnelle » dont le Diable l'avait tiré, c'est la seule manière dont l'homme puisse se représenter l'abolition du Mal. Une pareille conversion dépasse-t-elle la puissance de Dieu-Amour? N'agit-Il pas suaviter autant que fortiter? Elle n'impliquerait pas nécessairement l'admission des ex-réprouvés à une Béatitude dont la Parabole des dix Vierges veut qu'on y parvienne à temps. Nous n'avons d'ailleurs pas à discuter ici le sens de l'adjectif ***** dans le Discours du Sauveur sur les Fins Dernières.

      Mais voici qui tranche tout: l'enseignement positif de l'Église, le poids de son silence aussi bien que de ses paroles dans l'exercice, même implicite et passif, de son « magistère ordinaire ». Il suffit aux actuels besoins de nos âmes de savoir avec certitude que justice sera faite, que le drame de l'Histoire débouchera sur un indubitable dénouement - en d'autres mots, que la guerre du Bien et du Mal, inaugurée par Satan, ne s'achèvera pas dans l'indécision, par une « paix blanche », que la victoire du Bien n'en sera pas une « à la Pyrrhus », et que le Mal ne s'en tirera pas sans irrémédiable dommage. Le désastre du Démon sera parfait, radical, foncier, irréparable; il ne laissera rien à désirer, ni la moindre dépouille aux mains de l'Ennemi (Luc, 11 : 21-22). Dieu aura triomphé d'une manière digne de Dieu; ses enfants, sauvés et déifiés, verront toute l'étendue de sa victoire et s'en réjouiront: Exsurgat Deus, et dissipentur inimici ejus, et fugiant qui oderunt eum a Facie ejus!... Sicut deficit fumus, deficiant; sicut fluit cera a facie ignis, sic pereant peccatores a Facie Dei! Et justi epulentur; et exultent in conspectu Dei; et dilectentur in laetitia!


Albert FRANK-DUQUESNE.      


P.-S. - Nous ne pouvons que signaler au lecteur les clartés que fournissent, pour l'interprétation d'Apocalypse, 12 : 1-2, les perspectives ouvertes par Éphésiens, 1 : 3-10 et 3 : 5-11. Nous tenons, d'autre part, à préciser combien nous ont été précieuses, pour « solidifier » la section consacrée pp. 207-218 à la théologie rabbinique, les confirmations apportées par les ouvrages, devenus classiques, d'ABRAHAMS, BONSIRVEN, DELITZSCH, EDERSHEIM, FRIEDLAENDER, LAGRANGE, MOORE, OBSTERLEY, STRACK ET BILLERBECK, VOLZ enfin. Nous avons aussi profité des indications fournies par la CAMBRIDGE BIBLE, la JEWISH ENCYCLOPAEDIA, le WESTMINSTER COMMENTARY et le NEW COMMENTARY. Nos interprétations scripturaires sont, dans les neuf dixièmes des cas, référables à l'une ou l'autre de ces collections si rigoureusement scientifiques.


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EXCURSUS I
L'a u t r e « corps mystique »


      Quant au contre-Corps mystique, voici ce que nous en disions dans Cosmos et Gloire, Paris, Vrin, 1947. Nous attirons surtout l'attention sur la citation de Romains, 5 : 14 : « De meure qu'en le Chrétien racheté le Christ demeure, Homme nouveau, ainsi dans le dégénéré habite le protoplaste, l'Adam premier. Nous portons en nous l'un des deux, le terrestre ou le céleste. Et, comme la Grâce rend présent en nos coeurs l'Homme d'en-haut et nous incorpore à Lui, pour ne former tous ensemble qu'un seul Christ, ainsi la Chute faisait de nous l'habitacle de l'Homme d'en-bas, jusqu'à ne former tous ensemble qu'un seul Vieil-Homme de perdition, un anti-Corps mystique, un corps de péché, de mort, d'humiliation. Voilà pourquoi, rencontrant notre propension pécheresse - dont E: A. Poe a fait le tableau clinique, en mode « existentiel », dans L'Absolu dans le Mal et William Wilson, avec une force inégalée de suggestion - l'Apôtre va jusqu'à personnifier ce Drang sous l'appellation de « corps de péché... de notre humiliation (littéralement : de l'humiliation unique de nous tous)... de (notre ignominie collective, au singulier, avec le pos­sessif au pluriel)... de cette mort » particulière, objet du contexte, de cette mort à la vie surnaturelle, chevauchant chez l'homme à la fois le divin et l'humain, l'incréé et le créé (Rom., 6 : 6 ; 7 : 24 ; 8 : 23 ; Phil. 3 21).

      » En cette propension pécheresse, qui nous rend la pratique du mal plus aisée et (sans que nous voulions en convenir) plus agréable que celle du bien, de sorte que la voie du péché est pour nous une pente savonnée, mais celle des vertus une abrupte montée (avec vertige et pesanteur), en cette attirance vers le mal, dis-je, l'Apôtre voit une véritable Entité tentatrice, installée en nous, ou plutôt la manifestation (symptôme et signe) de cette authentique présence ; car c'est toujours quelqu'un qui attire : Dieu dans le Christ, du haut de la Croix, qui atteint le ciel; ou l'Autre dans le Vieil Homme, du fond de cc que l'Apocalypse appelle les altitudines Satanae. Saint Paul a là-dessus un texte inoui, extraordinaire : « Le Péché, sautant sur l'occasion (offerte) par le commandement (divin), a provoqué en moi tout le déchaînement de la concupiscence » (Rom., 7: 8). Ici, note bien, lecteur : le péché ne suit pas la tentation, la « convoitise », comme dit l'Apôtre ; il n'est pas le fruit de la concupiscence victorieuse, le résultat de la convoitise acceptée... mais, renversement unique dans toute la pensée paulinienne, inversion hautement significative de toute la pathopsychologie néotestamcntaire, c'est ici le Péché qui suscite la tentation - la rivière donnant l'etre à la source ! - le Péché, donc, qui provoque la tentation comme s'il était à la fois atmosphère favorable, facteur déterminant, metteur en scène ; il lui préexiste en quelque sorte, comme une cause à la fois formelle, efficiente et finale. Il est clair que Romains, 7 : 8 ne peut s'appliquer à nos actes transitoires, ni même en fin de compte à notre état permanent de péché, à notre contre-état de grâce, qui est, dit l'Apôtre, une servitude, une stase de passivité, alors que, précisément, « le Péché » est une puissance male, virile, activissime, débordante d'initiative, accapareuse de notre agir, de nos virtualités d'action spirituelle, un parasite dominant et « suçant », « pompant » sa victime, lui faisant tirer les marrons du feu à sa place (activité passive, contre-action, action négative, marquée du signe moins, parce que, chez l'homme déchu, elle procède de sa passivité). Notre état permanent de péché est comme le sillage du Navire infernal...

      » Si l'on poussait à la limite un parallèle sans aucun doute amorcé, sug­géré par saint Paul, on opposerait ce corps qui nous communique le péché - comme l'organisme physique transmet sa diathèse pathogène à chacun de ses membres - ce corps dans lequel nous participons, en termes pauliniens, au « péché », à la « mort », à l' « humiliation », et dans lequel nous recevons la vie, souillée, corrompue, du Vieil Homme, du premier Adam - on l'opposerait, dis-je, à cet autre Corps qui nous dispense, au lieu du péché la justice, au lieu de la mort la vie, au lieu de l'humiliation la gloire, et au sein duquel nous avons part à l'Homme nouveau, au second Adam. Église et contre-Église, Homme céleste et Homme terrestre, l'un et l'autre Archétypes d'hommes portant l' « image » de l'Un ou de l'autre... De même qu'en l'homme racheté, régénéré, le Christ présent est un gage, une « espérance de gloire » (Col., I : 27), ainsi, « par » un seul homme - per ou (gamma-l-alpha) - « à travers » lui, donc en lui, je suis constitué pécheur et voué à la Mort (Rom., 5 : 12). Et cet homme, cet Adam, « était la figure, le symbole de Celui qui devait venir » (Rom., 5 : 14). Passage capital pour notre thèse. Le premier Adam, fons et origo du genre humain, l'est en ce sens que de lui procède toute une humanité qui naît à la vie dans le péché. Le second Adam est, Lui aussi, fons et origo, en ce sens que de Lui procède toute une humanité qui naît à la vie dans la justice. L'un est le chef, le germe et déjà, cependant, le type parfait de la vieille création naturelle ; l'Autre, le chef (saint Paul), le germe (Zacharie) et déjà, cependant, le type parfait de la nouvelle création spirituelle (saint Paul et saint Jean). Le quinzième chapitre de la Première aux Corinthiens, tout comme l'Apocalypse (surtout 2 : 7 et 22 : 2), mettent vigoureusement en lumière ce parallèle. Pourquoi la ressemblance-dissemblance, la similitude inversée (comme dans un miroir, dirons-nous à la paulinienne), s'arrêterait-elle tout juste au seuil de la notion d'Anti-Corps mystique?...

      » Concluons avec l'Apôtre : « En Adam, tous meurent ; exactement de même, en Christ tous seront vivifiés » (1 Cor., 15 : 22 ; cf. Rom., 5 : 12-18). S'il existe un Corps mystique du Second Adam, « esprit vivifiant », donnant sa vie pour tous les hommes, ses amis (r Cor., 15 : 45 ; Jean, 15 : 13), la logique. des positions pauliniennes ne débouche-t-elle pas sur l'hypothèse d'un autre Corps « mystique » - au sens de : métempirique, requérant la foi en l'invisible manifesté par le visible - et c'est celui de l'autre Adam, « recevant la vie », et s'y cramponnant comme le voleur au butin (Phil., 2 : 6)?... Seulement, si le Christ a pu faire jaillir la fontaine de la Grâce, c'est en vertu de l'union hypostatique, et parce que le Verbe, c'est-à-dire Dieu, le Parfait Lui-même, « a voulu devenir (comme une créature dans Jean, 1) participant de notre humanité, pour que nous-mêmes soyons (comme le Logos dans Jean, 1) participants de sa divinité » (Ordinaire de la Messe). Mais, si l'humanité de Jésus doit sa justice à sa divinité, parce que la Personne même du Christ, étant divine, n'a pas, mais est, sa propre divinité, Adam, créé dans la justice, comment a-t-il pu contracter cette syphilis spirituelle qu'il a transmise à tous ses descendants? Par un contact, et par un contact atteignant et souillant les sources les plus intimes de la vie (spirituelle). Il y a donc un trans­metteur premier de la pollution ontologique. Il joue, bien entendu mutatis mutandis - car il y a ici toute la distance de l'Infini au fini - vis-à-vis du protoplaste le rôle qu'assuma le Verbe à l'égard de la sainte humanité : l'asservissement d'Adam à Satan caricature l'union hypostatique en vertu de laquelle la nature humaine du Christ trouve en soi de quoi « apprendre l'obéissance » parfaite (Hébreux). Le Verbe est l'éternel Archétype de l'Homme déiflable et déifié; la déification, opérée par l'Esprit-Saint, a son point d'insertion, pour nous, en Jésus. La « justice », la « nature divines en tant que la créature intelligente et responsable y participe, débute, pour le monde en dégringolade vers le chaos, par le Christ et dans le Christ ; elle a pour modèle, archétype, le Verbe, en qui l'idée du Bien se trouve objectivée, concrète, vivante et personnelle. Le Péché, le Mal moral, la Pravtté spirituelle, a commencé su carrière humaine par Adam et dans Adam. A défaut d'Archétype divin - on le conçoit! - le Péché possède, quant à bon existence concrète, sa présence objective, manifestée dans une « forme » - toute « forme » n'est pas nécessairement matérielle - son modèle et, au sens le plus rigoureux du terme, son Protagoniste, en qui l'idée du Mal se trouve individualisée, vivante et personnelle. En voulant s'égaler au Verbe, le Diable, desservi par l'essentielle précarité de ses ressources, n'a réussi qu'à se faire la caricature déformante, la simiesque pseudo-effigie du Logos. A la Parole de Dieu, il n'a pu opposer que le Mensonge, derrière lequel il n'y a rien. Tertullien, donc, avait raison : Le diable est le singe de Dieu D. Il l'est, jusqu'au plus profond de son être intime, de la constitution qu'il s'est donnée, de son ontologie acquise, de la seconde nature dont il est si fier d'être le seul et unique créateur, comme un employé filouteur qui fonde une firme rivale avec l'argent pris dans la caisse de son patron »...

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EXCURSUS II
Une mystification : le « Jéhovah noir »


      Le R. P. Bruno de Jésus-Marie a bien voulu attirer notre attention sur une thèse « nouvelle » au sujet du prétendu dualisme Dieu-Satan. Selon les tenants de cette doctrine « récente », Yahweh aurait d'abord été conçu, de manière « primitive » (?), comme une espèce de croquemitaine, tantôt bonhomme, tantôt féroce. A mesure que progressait et se purifiait la religion d'Israël, « on » aurait compris l'incongruité de cette ambivalence et l'on aurait créé le personnage de Satan, pour déverser en cette poubelle hypostasiée toutes les scories de Dieu. J'en suis bien fâché pour les inventeurs de cette théorie « récente », mais c'est une antiquité ! Grant Allen la présente déjà dans son Evolution of the Idea of God ; Davidson l'insinue assez vigoureusement dans son Book of job ; Simcox le fait, plus sommairement, dans The Revelation of St. John the Divine, dont, par ailleurs, l'Excursus I traite - à propos d'Apoc., 1 :20 - des *****, des « Anges des Sept Églises », des elemental Angels, etc. Mais il y a plus : cette doctrine « nouvelle », dont nous parlions plus haut, ne fait que renouveler la thèse que certains kabbalistes excentriques ont exposée à propos de Satan, « ombre de Dieu D. Sous la signature d' « Éliphas Lévi », l'ex-abbé Constant l'a surabondamment mise en vedette, il y a cent ans, dans plusieurs de ses ouvrages : Dogme et Rituel de la Haute Magie, Histoire de la Magie, Le Tarot égyptien, etc. C'est la conception, chère à tant d'occultistes (sauf à l'hébraïsant A: O. Waite, qui la combat avec une puissante érudition dans The Secret Doctrine in Israël), du « Jéhovah noir » et du « Jéhovah blanc », souvent fondée sur une interprétation « géométrique » d'Isaïe, 45 : 5-7. On dédouble Yahweh, pour Lui faire jouer le double rôle de Çîva, créateur et destructeur, qui fait le mal parce qu'Il est supérieur au bien, parce que le point de vue moral - ellipse à deux foyers - est métaphysiquement inférieur, pour les tenants de cette thèse, à la sphère de l'absolu, de l'inconditionné, où le Dieu de Çânkara possède, je ne dis même pas son être, mais sa « non-dualité », son adwaïta, « au delà du bien et du mal ».

      Dans le Sépher Yetsirah ou Livre de la Création - que nous citons d'après l'édition de David Castelli, et dont Paul Vulliaud a démontré la très haute antiquité (pré-chrétienne) dans sa précieuse Kabbale juive - on lit au péreq IV, mischnach i : « Sept lettres duelles (il s'agit sans doute des Sept Esprits devant le Trône, auxquels appartenait d'abord Satan, nous avons vu que chacun de ces Esprits a son « contraire logique ») adaptées à deux langages (= idées en corrélation)... pour la formation (= création) des oppositions complémentaires : vie et mort, paix et mal, sagesse et folie, etc. » Et, au péreq VI, mischnah 2 : « Le Dragon est dans le monde comme le Roi (céleste) sur son trône (cf. r Jean, 5 : 19)... En tout ce qui se développe, Dieu a créé l'un contre l'autre : le bien contre le mal; le bien procédant du bien, et le mal du mal; le bien mettant le mal à l'épreuve, et le mal le bien ; le bien subsistant pour les bons, et le mal pour les mauvais ». A ce curieux texte, correspond Ecclésiastique, 33: 13-15 : « Comme l'argile est aux mains du potier, qui en dispose selon son bon plaisir (cf. Rom., 9 : 21), ainsi les hommes dans la main de leur Créateur : Il leur donne selon son jugement. Au mal, Il oppose le bien ; à la mort, la vie ; au pécheur, le juste. De même pour toutes les oeuvres du Très-Haut : elles sont toutes deux à deux, l'une opposée à l'autre ». Ainsi, « tout a l'être par couples, l'un s'opposant à l'autre, mais Il n'a rien fait qui aille à la ruine » (ibid., 42 : 24). Est-il vraiment nécessaire de citer les innombrables textes où se trouve affirmée, à travers tout l'Ancien Testament, la parfaite sainteté d'un Dieu qui ne veut même pas abaisser son regard sur le mal (Habacuc, 1 : 13), mais qui le permet précisément pour que « rien n'aille à la ruine » (ici, le lecteur voudra bien se reporter, dans l'ordre, à : Job, 2 : 3 ; 1 : I I ; 1 Cor., Io : 13 ; Job, 38:2 ; 40:2 ; Psaume 91 : 15 ; Job, 33 : 16-30 ; Hébr., 12:7, 11 ; Job., 37 : 2I ; 13 : 15 ; 42 : 5 ; Hébr., 4 : 15 ; 5 : 8-9 ; Phil., 2 : 7-11 ; Job., 42 : 12)?

      Or, il est radicalement impossible de trouver, dans les midraschîm et targoumîm, un seul texte permettant d'interpréter les passages satanologiques de l'A. T. dans le sens du « Jéhovah double » (« noir » et « blanc »). On allègue, contre la notion de Satan comme individu distinct de Dieu, le fait que son nom n'indiquerait qu'une fonction (l'Adversaire). C'est ignorer qu'en hébreu tous les noms d'Anges désignent leur mission respective. Suivant la plus ancienne tradition juive, très antérieure à l'ère chrétienne, la carence de désignations fonctionnelles aurait pour suites la confusion, l'anarchie et la rivalité (Abhôth de Rabbi Nathan, 8). C'est pourquoi, puisqu'ils n'ont d'être que pour faire telle volonté de Dieu, précise et déterminée, puisque chacun d'eux est telle vérité particulière hypostasiée, le nom qui qualifie leur être est significatif de la mission qu'ils ont pour but essentiel et pour raison d'être d'accomplir. Chaque fois que Dieu formule une volonté, un Ange jaillit dans l'être ; cette volonté accomplie, l'Ange disparaît dans le « fleuve de feu » ou Nahar-de-Nour (« matière première » angélique) dont il est issu. Chaque jour, il « naît » donc et il « meurt » des Anges (Chaghigah, 14 A ; Bereschîth Rabba, 78). C'est ainsi qu'on interprétait Lamentations, 3 : 23. Chaque parole ou pithgama qui sort de la bouche de Yahweh devient un Ange ou Messager (unité parfaite de la Parole et de l'Action). Le « message » accompli, la « mission » achevée, l'Ange n'a plus de raison d'être et se résorbe dans le « fleuve de feu ». N'ont de permanence que les « esprits » : Ophanîm, Kheroubîm, Séraphîm, etc. Mais tous ont un nom composé : EL (qui est le Nom du Très-Haut comme principe de force) + la désignation de la mission momentanément accomplie par l'Ange (Schémôth Rabba, 29). Donc, le nom de chaque Ange dépend de sa fonction : que celle-ci vienne à changer, l'Ange portera, ipso facto, un autre nom (Ber. R., 78). Chaque Ange porte, sur son coeur, une tablette portant le Nom de Yahweh et le sien combinés (Yalkouth Schiméoni, vol. II, § 797). On rapprochera ce dernier trait de l'Apocalypse, où les élus portent sur leur front leur nouveau nom, « qui est aussi celui de leur Dieu » (Apoc., 2 : 17; 3 : 18; 94 : 1). Quand Dieu change le nom d'un Ange, celui-ci se trouve incapable d'accomplir encore ses anciennes fonctions (Yalkouth Sch., II, § 1.001). Où voit-on que la valeur « fonctionnelle » des noms angéliques permette de considérer Satan comme un « aspect » hypostasié de Yahweh, sa « face noire », comme dit « Éliphas Lévi »?... Cette équivoque était si étrangère à la tradition juive, qu'elle rapporte ceci : le jour où un Rabbin apostat, ayant vu l' « Ange de la Face » (Malakh' Yahweh ou Metatron) siégeant glorieusement au plus haut des cieux, seul avec Yahweh « de l'autre côté du Voile », il proclama, comme un chien de Chrétien, que « double est la Puissance suprême », Dieu fit administrer à l'Ange de sa propre Face, pour bien démontrer son infériorité, une formidable raclée par un esprit d'ordre inférieur (Chaghigah, 15 A et B)... Quand Manué, futur père de Samson, interroge l'Ange qui vient d'annoncer à sa femme stérile qu'elle engendrera : « Quel est ton nom? », l'autre répond : « Pourquoi m'interroges-tu sur mon nom? Je m'appelle Miracle » (Juges, 13 : 18). Et l'Annonciation est confiée à l'Ange Gabriel (virilité de Dieu), celui qui préside à la fécondation de tout ce qui vit, jusqu'à faire mûrir les fruits (Débharîm Rabba, 5). Mais en quoi ces constatations, pour intéressantes qu'elles soient, justifient-elles une interprétation d'Isaïe, 45 : 7 et d'Amos, 3 : 6 (voire de Genèse, 19 : 19), qui, négligeant délibérément la portée « médicinale » des châtiments divins, leur attribue un sens de perversité pure, de mal pour le mal? Au surplus, si l'idée de Satan devait l'existence à je ne sais quelle « purification » de celle de Dieu, débarrassée de tout ce qui implique l'opération du « mal », il faudrait conclure que cette catharsis n'a servi à rien, puisque, après comme avant la prétendue « invention » du Diable, Yahweh Lui-même ne cesse pas d'être et de Se proclamer, à travers les deux Testaments, un Dieu qui récompense et qui châtie, qui met à l'épreuve et fait passer par le creuset ceux qu'Il aime, qui émonde sa Vigne - bref, dira saint Paul après le Deutéronome, « un Feu dévorant ». Ce n'était, vraiment, pas la peine d'imaginer l'Adversaire, pour en arriver à ce Père qui, par amour, « livre » à la Croix son Fils bien-aimé !... En réalité, Satan apparaît constamment, dans la Bible, comme « l'esprit qui toujours nie », par amour du désordre, de l'****, du chaos. S'il arrive qu'il soit, comme dit Goethe, « celui qui veut le mal, mais réalise le bien », c'est qu'un Autre fait servir, en dernière instance, au bien, les oeuvres d'une volonté uniquement appliquée au mal : « Le Diable porte pierre ». C'est ce qu'affirme expressément l'Épître de saint Jacques, 1 : 12-18 : « Bienheureux l'homme tenté » par le Démon ; ce qui l'attend, c'est « la couronne de vie » !


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EXCURSUS III
Spiritualité des démons : relative ou « pure »


      Pour couper court à toute incrimination, citons A. Van Hove, Docteur et Maître en Théologie, Docteur en Philosophie thomiste, Professeur spécial de Théologie dogmatique au Grand Séminaire de Malines, Tract. de Deo creante et elevante, Malines, 1944, cap. II, De Angelis, art. 2, De natura Angelorum : « Les Anges sont des substances uniquement spirituelles, soit de purs esprits. - Cette assertion n'est point de foi. Une définition de l'Église manque, en effet : le quatrième Concile de Latran, du fait qu'il met en parallèle la créature spirituelle et la corporelle, suppose, il est vrai, l'incorporéité des Anges, mais il ne la définit pas directement. Le magistère ordinaire fait la même inférence, de sorte qu'on ne peut affirmer que cette incorporéité nous est proposée comme de foi. Male, d'autre part, cette croyance trouve assez de fondement dans l'Écriture pour qu'on puisse affirmer avec sécurité cette spiritualité. Toutefois, la Tradition manifeste une plus grande hésitation à ce sujet ; au contraire : cette spiritualité s'y trouve carrément niée, pour des raisons relevant du préjugé philosophique et de l'exégèse erronée! Ces raisons ayant aujourd'hui disparu, tous les théologiens catholiques, depuis les grands scolastiques (Toute la théologie de l'Église orientale, depuis vingt siècles, ne compte évidemment, pas. Et, pour commencer, que sait-on d'elle?), affirment avec unanimité, de la façon la plus ferme, la pure spiritualité des Anges ». Contre l'incorporéité absolue, Van Hove cite : Justin, Athénagore, Irénée, Clément d'Alexandrie, Tertullien, Origène, Cyprien, Lactance, Hilaire, Basile, Ambroise, Jérôme, Fulgence. Saint Augustin tient pour probable une certaine corporéité analogique. De même : Grégoire de Nazianze, Rupert de Deutz, saint Bernard, Cajetan et Bannez ; ces deux derniers ne comptent sans doute pas parmi les « grands scolastiques ». Mais Pierre Lombard, Alexandre de Halès, Bonaventure, Duns Scot « et d'autres de l'école franciscaine » - toujours pas de « grands scolastiques » ! - voient, dans les Anges, « forme » et « matière », « élément déterminant » et « élément déterminable ». Les Anges ne sont pas « simples », mais « composés ». Ils tiennent les Anges pour des esprits, « mais estiment, comme philosophes, que la spiritualité en question n'exclut pas absolument la corporéité ». Bref, « aujourd'hui, la conception de saint Thomas est la plus répandue » (pp. 130-134).

      Maurice Blondel écrit dans L'Être et les êtres, Paris, 1935, pp. 411-412 : « Nous ne rejetons pas la possibilité d'êtres spirituels, supérieurs à la pensée discursive, aux dimensions corporelles et à cette extension que Leibnitz définissait continuatio resistentiae. Mais Leibnitz aussi discernait deux degrés de la matière : celle qui est « vêtue » et qui comporte une multiplicité d'éléments subordonnés, telle que nos sens peuvent percevoir cette diversité de rapports et de phénomènes ». (C'est ce qu'on appellerait la matière pondérable, « configurée » ou roupa de l'hindouisme). Mais Blondel admet aussi « une matière « nue », primitive, inaccessible à toute perception empirique... inétendue... exigentia extensions » ; c'est l'impondérable, l'aroupa hindouiste et, chez Shakespeare, the stuff our dreams are made of. Or, d'après Blondel, « saint Thomas ... n'est nullement contraire, il est même conforme à cette doctrine... Car il emploie d'ordinaire le mot « matière » dans le sens habituel où ce terme correspond à ce que Leibnitz appelle la matière vêtue ou seconde... puissance pure qui s'exprime par la quantité et les qualités sensibles... Dans cette acception, les Anges ne comportent aucune matière... Mais, d'autre part, « matière » comporte aussi un sens antérieur et plus exclusivement métaphysique, en tant que l'être créé n'est pas congénitalement tout actualisé ». Il s'agit ici, dit Blondel de la « matière première, transcendante à la qualité sensible comme à la quantification spécifiant des individus dans un genre ; c'est en cette acception proprement métaphysique que nous parlons d'une matière inhérente à la contingence et à l'imperfection native de toute création. C'est cela seulement qui importe à la cohérence de la doctrine ainsi proposée ». Dès lors, ces « natures angéliques, qui par rapport à nous sont légitimement appelées purs esprits (C'est la formule même de St. Ambroise.), (consistent dans) une potentialité qui, au regard de Dieu, marque indélébilement leur inadéquation, non seulement envers la Cause première, mais envers leur propre essence. Saint Thomas envisage donc la matière en deux sens différents : 1° en tant qu'elle est physiquement composée et perceptible par la multiplicité même dont elle est « vêtue », comme dit Leibnitz; - 2° en tant qu'elle entre en composition métaphysique dans tout être imparfait, si simple et si un qu'il paraisse. En ce sens, rien n'est pur devant Dieu que son propre et pur esprit... »

      Ainsi, « l'Ange lui-même n'est appelé pur esprit que relativement à nous et non absolument eu égard à Dieu ». C'est pourquoi « les natures angéliques elles-mêmes entrent - en vertu de leur solidarité avec les hommes « engagés dans l'univers matériel » - « dans l'ensemble de la création, formant une connexion, depuis les fondements cosmiques, jusqu'à la la plus haute élévation concevable des esprits... Sans former jamais par elle-même une substance proprement dite, la matérialité des Anges aurait une fonction coextensive à l'architecture totale du monde. Gardons-nous donc de fonder toute l'ontologie cosmogonique sur une conception anthro­pomorphique de la matière... »


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EXCURSUS IV
Le Serpent, symbole ambivalent?


      Dans un ouvrage qui suscite à la fois notre désaccord total quant à ses positions de base, quant à son « climat », et notre intérêt passionné pour sa richesse et sa densité, M. René Guénon, traitant au passage de l'ambivalence des symboles, se plaint que, pour d'aucuns, « les deux aspects opposés » d'une seule et même réalité symbolisée, n'étant « pas marqués par une différence extérieure, reconnaissable à première vue », il leur est impossible, devant « les figurations de ce qu'on a coutume d'appeler, très improprement d'ailleurs, le culte du serpent », de « dire à priori s'il s'agit de l'Agathodaïmôn ou du Kakodaïmôn; de là... de nombreuses méprises, surtout de la part de ceux qui, ignorant cette double signification, sont tentés de n'y voir partout et toujours qu'un symbolisme « maléfique » ; ce qui est, depuis assez longtemps déjà, le cas de la généralité des Occidentaux ». Et de préciser, en note : « C'est pour cette raison que le Dragon extrême-oriental lui-même, qui est en réalité un symbole du Verbe, a souvent été interprété comme un symbole « diabolique » par l'ignorance occidentale » (Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Paris, Gallimard, 7e édit., 1945, ch. XXX, Le Renversement des Symboles, p. 200 : oeuvre indispensable à qui veut se faire une juste idée des « perspectives » de l'Agartha). Sur la pensée de René Guénon, dans son ensemble, voir, J. Maritain, Les Degrés du Savoir, Paris, Desclée, 4e édit., 1946, pp. 16-17, 545-547. Le drame de la métaphysique à la Guénon, de la « pure contemplation » (Buddhi), et particulièrement de ce dernier livre, c'est qu'après lui avoir, presque à chaque page, accordé un admiratif assentiment, on doive, lorsqu'on s'est dégagé de l'incantation intellectuelle par laquelle il saisit le lecteur, constater que, malgré la lutte menée côte-à-côte contre l'ennemi commun, et en dépit de tels passages dignes d'une signature chrétienne (p. 234, p. ex.), le tout repose sur une équivoque, trahie bien plus par le ton de l'auteur - voir aussi, dans ses récents Aperçus sur l'Initiation, de significatives sorties contre l'humilité, la charité, la déiformité passive de la vie mystique - que par ses doctrines, si souvent pures transpositions de la théologie catholique, mais en mode glacé : ce Mejnour traite de haut Zanoni... « Toute connaissance qui ne mène pas à l'amour est stérile et vaine », dit Bossuet. Elle l'est, suivant Guénon, pour peu qu'elle soit ordonnée à l'amour...

      Or, il est parfaitement exact que des auteurs taoïstes présentent l'anaphore et la descente du Dragon dans le trigramme fondamental comme le symbole du Verbe créateur (suivant un double rythme rappelant le Psaume 103 : 29-30). Le tout est précisément de savoir si le « Verbe » du taoïsme est le> Verbe, le Fils éternel du Dieu vivant, ou un personnage qui serait très satisfait de passer pour Lui, que Claudel identifie au Cinquième Chérubin déchu d'Ézéchiel XXVIII (Présence et Prophétie, Fribourg, 1942, p. 280), mais que Talmoud et Kabbale placent, sous le nom de Métatron, en tête même des Séraphins. Le drame de l'« initiation » - déviée, secrète, nous dirait Jésus, parce qu'elle est le grand oeuvre du Mal (Jean, 3 : 19-21 ; Éph., 5 : 11-13) - mais aussi le fil d'Ariane et la pierre de touche - la « pierre infernale », c'est le cas de le dire ! - c'est que « Satan, vice-roi des Anges avant sa chute, l'Oint de Yahweh (Ézéch., 28 : 14), chef et médiateur-né, croyait-il, de l'univers créé, n'a pu tolérer d'être soumis au représentant d'une race charnelle, faible et méprisable, et n'a cessé, dans son indignation et sa défense de ce qu'il prend pour les légitimes privilèges de l'esprit, de se tenir lui-même pour le Messie ou Christ, pour la manifestation de Yahweh vis-à-vis des créatures » (Jonathan Edwards, Tractate on the Fall of the Angels, dans Works, II, pp. 608-610). Reste à voir si la Révélation chrétienne justifie la thèse de Guénon : le symbole du Serpent y apparaît-il comme ambivalent?

      Nous passerons sous silence les innombrables passages où le Serpent, ou le Dragon, c'est tout comme, personnifie le Mal et même le Mauvais. Nous disons : « C'est tout comme », parce que *****, en grec classique, signifie serpent. Et les monstres marins, les grands ophidiens surgis de la mer, qu'on voit paraître en telles traditions juives reprises par la Bible - le tannin' ou livyathan' - apparaissent, comme le Serpent de la Genèse dans les commentaires rabbiniques, comme des ptérosauriens (Pirqé de R. El., ch. 13 ; Yalkouth Schim., I : 8 C ; Ber. Rab., 19). Toute image d'un Dragon doit être jetée dans la Mer Morte, dans les ondes maudites (Abh. Zara, 3 : 3). L'Apocalypse (12 : 3, 5, 9; 20 : 2) identifie très rigoureusement le Dragon (qui est rouge : un puissant groupe initiatique, d'origine mongole, se réclame du Dragon rouge ; cf. Apoc., 12 : 3), le Serpent, le Diable et Satan. Et le texte hébreu de Job, 3 : 8 associe « ceux qui maudissent les jours », qui les rendent néfastes, les magiciens, au Dragon ou livyathan, que ces sorciers « ont la capacité d'évoquer » (à proprement parler, si l'on s'en tient aux nuances impliquées par les racines, il s'agit ici du « serpent lové », qu'on « réveille », et l'on peut se demander s'il n'y a pas là une allusion au koundalini, connu des hésychastes athonites comme des yoguîn). Mais, en fait, dans toute la Bible, deux textes seulement peuvent être avancés comme connotant une autre conception du Serpent. Voyons-les.

      Ce serait d'abord l'injonction du Seigneur à ses disciples : « Soyez avisés, astucieux (******) comme les serpents, et simples, sincères, tout d'une pièce (******) comme les colombes » (Matt., 10: 16). On en conclut que, ma foi, le serpent «a du bon »... Or, comme très souvent, le Christ reprend ici à son compte une diction populaire de son peuple, tiré du Midrasch sur le Cantique des Cantiques, 2 : 14 : « Envers Dieu, soyez simples comme la colombe ; envers le monde païen, qui vous est hostile, astucieux comme le serpent ». Dans le même verset, le Christ prononce : « Je vous envoie comme des brebis parmi les loups » ; c'est la formule même que le Midrasch sur Esther, 8 : 2, applique au peuple juif environné de nations païennes. Dès lors, si les disciples doivent se conduire comme des colombes, c'est envers le Père céleste ; mais, comme des serpents, c'est envers les « hommes », « gouverneurs » et « rois » dont il est question dans les versets 17 et 18. C'est donc l'astuce du Serpent qu'il faut retourner contre ses serviteurs, précepte analogue à celui qui clôt la parabole de l'Économe infidèle. On se demande où gîte, ici, la bonté, voire la simple ambivalence du Serpent. Un cambrioleur est un criminel ; si, ma clef perdue et ne pouvant rentrer chez moi, je demande à mon voisin le «monte-en-l'air » de cambrioler pour mon compte ma propre porte d'entrée, cesse-t-il, du coup, d'être un criminel, pour devenir un honnête homme?

      Le second (et dernier) texte ambivalent serait Jean, 3 : 14-15 : « Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, il faut, de même, que soit élevé le Fils de l'Homme, afin que tout homme qui croit en Lui (ne périsse point, mais) ait la vie éternelle ». On voudra bien se reporter au chapitre XXI du Livre des Nombres. Que furent les « serpents séraphîm » ou a brûlants » du Désert? D'après certains textes rabbiniques, il se serait agi des Lévites révoltés, en lutte contre Moïse ; car a Dan est un serpent sur le chemin, une vipère sur le sentier » (Genèse, 49 : 17) et l'on appliquait aux Lévites Isaïe, 30 : 1-6 : enfants rebelles... vipères.., dragons brûlants... Peu importe, d'ailleurs. Mais il est certain que le Décalogue interdisait aux Juifs toute représentation figurée ; Josèphe blâme Salomon pour les bas-reliefs de la a mer d'airain s dans le Temple (Ant.,sud., 8 : 7 : 5). Quelle que soit, dès lors, la nature des « serpents-séraphins s (Nombres, 21 : 6 ; on sait trop peu que, chez les serpents « ailés » de la Tradition universelle, ailes, plumes et duvet représentent l'aura, les émanations du mana, l'invisible flamboiement des énergies « subtiles »), ce qui compte d'abord, c'est l'extraordinaire violation du Deuxième Commandement : Tu ne feras pas d'images taillées ». Et quelle image! Celle du Serpent! Au moment même où les « serpents » - peu importe leur nature - « font mourir » physiquement ou spirituellement a beaucoup de gens en Israël » ! Justin le Martyr exige de Tryphon qu'il lui rende raison de cette violation du Décalogue : « Impossible, répond le rabbin, j'ai souvent questionné là-dessus mes maîtres, mais pas un seul n'en sait la clé » (Dial., 94). Le plus ancien commentaire de cet événement se trouve dans les Livres sapientiaux : « Ils (les Juifs refusant la nourriture fournie au Désert par Yahweh) furent pris à partie un moment, en vue de leur correction, recevant un symbole de salut, qui leur rappelât Tes préceptes. Car quiconque se tournait vers ce (signe) était guéri, non par l'(objet) sur lequel il fixait son regard, mais par Toi, le Sauveur de tous s (Sag., 16 : 6-7). Cette interprétation devint classique en Israël : « Quiconque, étant mordu, regardera ce (signe), vivra, s'il dirige son coeur vers le Nom de la Memra (Parole quasi-hypostasiée) de Yahweh » (Targoum du Pseudo-Jonathan sur Nombres, 21 :8-9). Quant à cette morsure des serpents, on pourra se reporter à Genèse, 3 : 15 et à son commentaire rabbinique : « Quand les fils de la femme violeront les commandements de la Loi, ce sera pour les tiens l'occasion de les mordre au talon » (même Targoum, sur Gen., 3 : 15). Alors que l'Ancien Testament ne dit pas, comme Jésus, que le Serpent d'Airain fut élevé (verbe typiquement johannique : Jean, 3 : 14 ; 8 : 28 ; 12 : 32-34), on peut se demander si le Sauveur n'a pas emprunté cette expression au Targoum de Jérusalem sur Nombres, 21 : 8-9 : « Moïse fit un serpent d'airain et l'érigea dans un lieu d'élévation (talé). Or, quiconque, mordu, tendait sa face, pour une humble prière, vers son Père qui est dans les cieux, et regardait (alors) le serpent d'airain, était guéri » (même texte dans Rosch-haSchanah, 3 : 8). Tout le texte sapiential déjà cité se poursuit, axé sur le même thème, pour aboutir à cette conclusion : « C'est Ta Memra (ton Verbe), 8 Yahweh, qui guérit tout » (Sag., 16 : 12). Il n'y a de salut que dans les « rayons » (la grâce) du « soleil de justice », du Messie-Verbe (Mal., 3 : 20). Cependant, sous le nom de Néhouschtan - « Airain » - le Serpent de Moïse, ou quelque relique identifiée à lui, faisait à Jérusalem l'objet d'un culte idolâtrique (2 Rois, 18 : 4), fondé, sans doute, sur la même « magie sympathique » qui apparaît dans l'épisode des « tumeurs d'or » et des « souris d'or » dans I Sam., 5 : 12 à 6 : 10. Les commentaires rabbiniques sont donc en nette réaction contre cette idolâtrie du « bon » serpent, de l'Agathodaïmôn, comme dirait Guénon. Philon, sans doute, avec quelques docteurs juifs, voit dans le Serpent d'airain l'antithèse de celui qui séduisit nos premiers parents : « Le Serpent d'Ëve était jouissance ; celui de Moïse, tempérance et endurance (****** et ****** ; c'est presque les ***** et ****** de Matt., Io : 16). On ne triomphe des enchantements du vice que par cet esprit d'abnégation » (De Loge all., 2 ; De Agric., 1). Quelques Pères ont adopté cette exégèse. Saint Ambroise, par exemple, qui n'est pas sans prédécesseurs, parle de « mon serpent, mon bon serpent, qui, par sa bouche, crache, non du poison, mais les antidotes... (C'est) ce serpent-là qui, l'hiver dépassé, se dépouille de son revêtement charnel pour apparaltre en toute sa beauté » (In Psalm. 143 ; Sermo 6 : 15). Knobel rappelle que le culte du serpent, source de vie et de guérison, avait des fidèles dans les populations païennes environnant les Juifs : de là vinrent les Ophites, selon Tertullien (De Praescr. Haer., 47). Mais, à travers toute l'Écriture, ce symbole reste monovalent (Apoc., 12 : 9 ; 2 Cor., II : 3 ; Gen., 3 : 1 sq.). Il semble qu'au Livre des Nombres le Serpent d'Airain soit exhibé comme le signe du fléau vaincu par Yahweh (cf. Col., 2 : 15 : ainsi la Croix, où le Messie semble englouti dans la mort, anéanti par le mal, « tourne en dérision » les Puissances apparemment victorieuses). Le mal est, au Désert, représenté comme terrassé, non sous sa forme naturelle, individuelle (serpent vivant), mais sous sa forme typique (serpent d'airain). Dès lors, le symbole devait s'entendre dans un sens universel. En Se l'appliquant, le Christ annonce que, « n'ayant point connu le péché, Il a été fait péché pour nous, afin qu'en Lui nous devenions justice de Dieu » (2 Cor., 5 : 21) ; Lui aussi doit être exhibé, pour être source de vie pour peu qu'on fixe avec foi les yeux sur Lui. C'est à quoi fait allusion Jean, 12 : 32. L'Épître de Barnabé fait dire à Moïse : « S'il en est parmi vous qui soient mordus, qu'ils viennent au Serpent pendu au bois; qu'ils espèrent, avec foi, en ce Serpent qui, mis à mort, peut rendre la vie, et, tout de suite, ils seront sauvés » (Èp. Barn., 12). Pour Origène, le Serpent d'airain « n'était pas vraiment un serpent, mais représentait un Serpent », tout comme le Sauveur représentait l'humanité pécheresse (Hom. XI in Ez., 3). « La Loi, nous dit Grégoire de Nysse en sa Vie de Moïse, la Loi nous dit que ce qui apparaît pendu au bois, n'est pas un Serpent, mais l'apparence d'un Serpent, comme l'a dit le divin Paul : dans une chair semblable à celle du péché (Rom., 8 : 3). Le véritable Serpent est péché ; quiconque déserte (Dieu) pour le péché, revêt la nature du Serpent. Dès lors, l'Homme est affranchi du péché par Celui qui assuma (************) la forme extérieure (*****) du péché et S'est fait semblable à nous (********** *** ****) alors que nous-mêmes avions pris la forme du Serpent »...

      En bref : les Juifs, en contemplant le Signe au Désert, y trouvent le symbole d'une Vie nouvelle, ressuscitée, puisque leur Mort est exhibée, non plus active, « vivante », mais morte elle-même, réduite à l'impuissance; Le Serpent d'airain, substitué à l'ophidien vivant, représente l'effacement du passé, l'abolition du péché pardonné, la mort de la Mort ; encore faut-il, suivant l'Écriture, qu'ils lui lancent un regard de foi, d'espérance et de repentir. Cette interprétation juive, Jésus la reprend à son compte en passant immédiatement de Jean, 3 : 14-15 à Jean, 3 : 16. On lit dans le Yalkouth Schiméoni, 1 : 240 C : « Regarde : si Dieu a voulu que, par l'apparence du Serpent qui introduisit la mort dans le monde, les mourants soient rendus à la vie, combien plus Lui, qui est la Vie même, ressuscitera­t-Il les morts eux-mêmes ! » Le Serpent reste donc le signe de la Mort par le Péché ; mais : felix culpa, la Faute, Dieu la tourne à notre rédemption. Nulle trace, ici, d'ambivalence et de Serpent intrinsèquement bon.

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