"Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme; craignez plutôt Celui qui peut perdre dans la géhenne à la fois l'âme et le corps." Matthieu 10, 28

2. HISTOIRE

L'adversaire du Dieu bon
chez les primitifs



      On éprouve un certain embarras à parler du diable en histoire des religions, ce terme étant souvent employé mal à propos. Est-on autorisé à en faire usage à propos des primitifs? Oui, mais à la condition de préciser en quel sens il est alors adopté. Et l'on prendra soin de définir en même temps ce qu'on attend par primitifs.

      Si l'on parle en théologien, en se basant sur la doctrine de l'Ancien et du Nouveau Testament, il est facile de dire ce que c'est que le diable; mais quand il s'agit de religions, mise à part la religion révélée, la terminologie devient extrêmement confuse. Point n'est besoin de remonter jusqu'aux premiers siècles du christianisme pour découvrir qu'on donne le nom de diable ou de démon à tout être supérieur adoré par les païens; de nos jours encore, on rencontre, principalement dans des ouvrages non-scientifiques, cet usage ou plutôt cet abus d'un terme bien défini en lui-même (nous disons abus, parce que de cette manière on suggère au lecteur une idée bien nette, trop nette qui, cependant, dans la plupart des cas, ne correspond pas aux croyances du peuple dont il s'agit).

      Une confusion non moins grave règne en ce qui concerne l'usage du mot de primitif ou non-civilisé. N'a-t-on pas vu un auteur célèbre, M. Lucien Lévy-Bruhl, dont les théories sur la mentalité primitive ont fait grande sensation et suscité beaucoup d'adeptes, traiter comme primitifs - non en théorie, mais en fait - pour ainsi dire tous les peuples extra-européens, y compris les Chinois et les Japonais? (Voir surtout son premier ouvrage: Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures (Paris, 1910); consulter la critique du R. P. W. SCHMIDT, dans : Anthropos VII(1912), pp. 268-269). En outre, on parle quelquefois des primitifs comme s'ils étaient une masse homogène, comme s'il y avait chez eux partout et toujours les mêmes coutumes, les mêmes croyances, une mentalité identique. Ou, du moins, si l'on admet des changements, on suppose qu'ils se sont produits dans le sens d'une évolution uniforme. Il n'est pas de notre dessein de nous occuper ici des théories psychologiques de M. Lévy-Bruhl (Voir à ce sujet: Olivier LEROY, La raison primitive. Essai de réfutation de la théorie du prélogisme (Paris, 1927); R. P. H. PINARD DE LA BOUILLAYE, L'étude comparée des religions, 3è édition (Paris, 1929), t. II, pp. 214-223 (§ 424 b); contre la théorie de l'évolution uniforme, ib. pp. 195-242 (§ 413-435); W. SCHMIDT, Handbuch der vergleichenden Religions-geschichte (Münster i. W., 1930), pp. 127-129; K. L. BELLON, Autour du problème de la mentalité primitive, dans: Anthropos XXXIV (1939), pp. 118-129, et la bibliographie citée dans ces études.) (qu'il a, du reste, considérablement modifiées plus tard); ce qui nous importe c'est de savoir quels peuples peuvent être classés comme primitifs (Dorénavant, nous préférons le mot primitif à celui de non-civilisé car, à proprement parler, il n'y a pas d'hommes privés de toute civilisation, mais seulement des hommes dépourvus d'une civilisation supérieure).

      Une délimitation précise est difficile. Car il ne s'agit pas de classer des réalités naturelles, mais de distinguer entre différentes formes de la civilisation humaine: celle-ci dérive de la libre volonté de l'homme et n'est pas soumise à des lois aussi rigoureuses que le monde des êtres irrationnels. Cependant, on peut dire qu'en général la plus haute civilisation commence avec l'écriture et que les peuples n'ayant pas d'écriture en propre appartiennent aux civilisations inférieures et constituent les primitifs (Sur l'importance de l'écriture comme moyen de fixer le patrimoine spirituel d'une civilisation, voir: W. SCHMIDT et W. KOPPERS, Völker und Kulturen. I. Teil: Gesellschaft une Wirtschaft des Völker. (Regensburg, 1924), pp. 44-45). Au reste, d'autres différences distinguent les hautes civilisations des civilisations inférieures. Qu'il suffise de citer la technique, l'économie, l'organisation sociale et politique: en général, une plus grande richesse d'éléments culturels - ce qui ne signifie pas une plus haute valeur de la civilisation dans son ensemble.

      Cette délimitation une fois tracée, il reste à voir quelles différences on peut établir à l'intérieur de la catégorie « primitif ». Une différence très frappante se manifeste dans l'activité économique: il faut distinguer, d'une part, le régime de la simple cueillette et de la chasse (Jagd- une Sammelstufe), activité économique purement réceptive où l'on se contente de s'approprier ce que la nature offre spontanément, et d'autre part, le régime de la production qui dirige l'activité des forces naturelles en vue de la multiplication soit des plantes (agriculture) soit des animaux (élevage) (Voir PINARD, op. cit., t. I, pp. 435-436).       La transition du simple régime réceptif à l'activité productrice forme un hiatus tellement important qu'on est autorisé à faire une première classification des civilisations d'après ce principe. Le R. P. W. Schmidt a distingué dans ce sens les civilisations primitives (au sens plus strict, Urkulturen (Ce qui ne veut pas dire que ces civilisations soient identiques à la civilisation originelle du genre humain, mais qu'elles représentent le type le plus ancien que nous puissions constater par nos moyens de recherches. CF. Fritz BORNEMANN, Die Urkultur in der kultur-historischen Ethnologie (Mödling bei Wien, 1938).) caractérisées par la cueillette et par la chasse, et les civilisations primaires (Primär-kulturen) qui sortent des premières en passant à une activité économique productrice.

      Les recherches ultérieures ont montré que des différenciations très significatives dans l'organisation sociale et même dans la religion vont de pair avec le changement dont nous venons de parler. Dans les sociétés vivant sous le régime de la cueillette et de la chasse, on observe une assez grande égalité: la situation juridique des deux sexes ne présente guère de différences notables; la propriété privée existe, mais elle est répartie assez également; l'organisation tribale est très rudimentaire, il n'y a pas d'aristocratie, pas d'esclavage. En religion prédomine la croyance à un Être Suprême, créateur du monde et des hommes.

      Dans les civilisations primaires, l'organisation sociale devient plus compliquée et se spécialise de différentes manières. Chez les peuples nomades pasteurs, la dépendance de la femme et sa subordination à l'homme sont plus marquées; davantage encore chez les chasseurs supérieurs dont l'organisation se base sur le totémisme (croyance en l'origine animale du clan, ou, du moins, en certaines relations entre tel clan et telle espèce animale). Au contraire, dans la civilisation des agriculteurs la plus ancienne, la femme prend plus d'importance, car c'est elle qui a créé l'art de la culture. Par des influences réciproques, des mélanges et des échanges d'éléments culturels, l'organisation sociale va se différencier toujours davantage. C'est ainsi que les civilisations secondaires et tertiaires prennent leur origine.

      En religion, on observe des phénomènes analogues: l'Être Suprême est relégué au second plan par le culte de la lune, du soleil, des ancêtres humains, par l'animisme, la magie etc., souvent à un tel degré qu'il tombe totalement dans l'oubli. Chez les nomades pasteurs, l'Être Suprême reste l'objet d'une croyance relativement forte; cependant, il commence à se confondre avec le ciel matériel, et beaucoup de ses fonctions sont attribuées à des divinités dérivées (Absplitterungsgestalten (Voir sur le mouvement historique en ethnologie, ses méthodes, ses résultats et la critique de l'école évolutionniste: PINARD, op. cit., t. I, pp. 392-401 (§§ 184 a-186), pp. 419-444 (§§ 196 a-202), pp. 478-192 (§§ 225-231); t. II, pp. 195-304 (§§ 413-484); W. SCHMIDT et W. KOPPERS, op. cit.; W. SCHMIDT, Handbuch des Methode der kulturhistorischen Ethnologie. Mit Beiträge von W. KOPPERS (Münster i. W., 1937); beaucoup d'articles importants aussi dans: Compte rendu de la Semaine d'Ethnologie religieuse, 5 vols. (Paris-Bruxelles etc., 19313-1931).).

      Cette esquisse des différentes catégories de primitifs, bien que très succincte et très sommaire, doit nous permettre de répondre aussi à la deuxième question: En histoire des religions, que faut-il entendre par diable? Le diable, satan: ces noms désignent l'adversaire du dieu bon, de l'Être Suprême; l'être mauvais par excellence; généralement aussi l'auteur de tous les maux dans le monde. La croyance au diable suppose donc la croyance en l'Être Suprême: c'est pourquoi, lorsqu'il s'agit des primitifs, on ne peut parler du diable que dans les civilisations les plus anciennes (Urkulturen) et dans les civilisations des peuples nomades pasteurs (Hirtenkulturen). Où l'Être Suprême est inconnu ou joue un rôle très effacé, il peut bien y avoir des esprits, souvent même des esprits malfaisants, des génies mauvais; cependant, à aucun d'entre eux nous n'avons le droit de donner le nom de diable. Du reste, nous nous abstiendrons le plus possible de nous servir de ce mot, même en parlant des peuples susdits, afin d'éviter toute confusion.


L'ADVERSAIRE DU DIEU BON DANS LES CIVILISATIONS PRIMITIVES
DE LA CUEILLETTE ET DE LA CHASSE (Urkulturen).


      Autrefois, la diffusion de ce type de civilisations était beaucoup plus grande qu'elle n'est à présent. Elles ont été dans la suite refoulées par les civilisations supérieures en sort qu'elles n'occupent plus aujourd'hui qu'une partie minime de la surface du globe. On les trouve surtout dans les parties extrêmes des continents soit au nord soit au sud. Le R. P. Schmidt a distingué trois groupes principaux: le groupe méridional, comprenant quelques tribus du sud-est de l'Australie; le groupe central, comprenant les pygmées et pygmoïdes en Afrique et en Asie sud-orientale (y compris Ceylan, les Andamanes, les Philippines) et le groupe septentrional ou artique-américain, dont les représentants se trouvent dans l'Asie du nord et sont aussi disséminés parmi les Esquimaux et les Indiens américains. Dans ce troisième groupe, se rencontre l'idée d'un adversaire de l'Être Suprême au sens défini plus haut, tandis qu'une telle conception n'existe ni dans le groupe central (W. SCHMIDT, Der Ursprung des Gottesidee, t. VI (Münster i. W., 1935) pp. 214, 248-249, 290, 390, 412. - Dorénavant, nous nous appuyons surtout sur cet ouvrage important (abrégé: UdG); ont paru jusqu'ici: t. I-VII (Münster i. W., 1912-1940); le t. VIII est sous presse; les t. IX-XIII n'existent qu'en manuscrit (voir Ethnos [Stockholm] VII [1942], pp. 127-128). On y trouve toujours les références aux sources originales.) ni dans le groupe méridional (UdG VI, 324); tout au plus n'y en a-t-il, dans ce dernier groupe, que de faibles indices (UdG VI, 390, 412; ib. II, 648, 659-660, 727, 878-882, 884-885).

      Les mythes de certaines tribus indiennes, surtout parmi les habitants du nord de la Californie centrale et parmi les Algonquins, mentionnent un représentant du mal très caractéristique. En Californie, il est identifié au loup des prairies (Coyote, Canis Lysiscus latrans) et il est désigné sous ce nom; il apparaît dans les mythes souvent en forme humaine, mais il est toujours désigné sous le nom de Coyote parce qu'il finit, selon le mythe, par être transformé en cet animal (UdG II, 306). Il intervient quand l'Être Suprême a achevé ou presque achevé l'oeuvre de la création; il tente de gâter l'oeuvre divine ou de s'en approprier quelque chose. Dans plusieurs mythes, c'est lui qui introduit dans le monde la mort qui n'avait pas été voulue par le créateur. Pour faire mieux comprendre cette croyance, donnons quelques exemples.

      Dans le mythe cosmogonique des Lenapes (Delawares), tribu algonquine, il est raconté comment le Grand Esprit créa la terre et le ciel avec le soleil, la lune, les étoiles, puis les hommes et les animaux. « Mais un esprit mauvais ne fit que des êtres mauvais, des monstres; il fit les mouches et les moucherons » (ce fléau qui gâte le bref été arctique). Puis, après la description du bonheur des premiers hommes, le mythe continue: « Mais un être mauvais, un magicien puissant vint sur la terre en secret. Il apporta avec lui l'injustice, le péché, le malheur; il apporta la tempête, la maladie, la mort ». Dans la suite, le mythe parle d'un grand serpent qui haïssait les hommes, qui les chassa de leur patrie et causa une grande inondation dans laquelle une partie des hommes furent dévorés par des monstres marins, d'autres furent sauvés par leur ancêtre Nanaboush sur une tortue (UdG II, 417-419). Ce grand serpent est probablement identique à l'esprit mauvais mentionné auparavant (Ib., 420; cf. 837-838).

      Les Arapaho, autre tribu algonquine, possèdent un récit sur la création qui est extrêmement long (sa récitation dans les cérémonies sacrées dure quatre nuits) et d'une grande beauté littéraire (UdG II, 691-717 (le texte: 692-714)). Dans ce mythe, l'adversaire intervient tandis que le créateur continue de former la terre et s'apprête à l'achever. Cet adversaire s'appelle Nih'àsà (« homme amer ») et, comme il résulte d'une comparaison avec d'autres mythes, il est le seul survivant d'une génération êtres mauvais, de cannibales, créés avant le genre humain actuel, puis anéantis par , le créateur (UdG II, 714-715, 805, 808; V, 667-670). Nih'àsà arrive, avec un bâton, dans l'assemblée des hommes en présence desquels le créateur travaille à l'achèvement de son oeuvre, et il demande la puissance créatrice et une part de la terre. Le créateur lui accorde la première de ces deux demandes, Nih'àsà étend alors son bâton et commence de former des collines et des ruisseaux. Toute l'assemblée est stupéfaite de son audace. Ensuite, le créateur prend un peu de moelle d'un peuplier et la jette à l'eau; la moelle s'enfonce, mais bientôt remonte à la surface. « Vous autres hommes, vous vivrez ainsi » (c'est-à-dire vous mourrez, mais vous revivrez bientôt). Mais Nih'àsà dit: « La terre n'est pas grande, elle serait vite surpeuplée. J'ai une meilleure proposition à faire ». Puis, il prend un caillou et le jette à l'eau; le caillou s'enfonce et disparaît à jamais. « Ainsi sera la vie de l'au-delà ». Alors le créateur dit: « Tu as demandé une part de la terre, j'en ferai une autre pour toi. » Il prend une poignée de terre et la lance sur l'océan. « Où cette terre tombera, là sera ton pays -au-delà de l'océan. » (UdG II, 707-709; cf. ib. 714-717; V, 675-676).

      D'après les mythes des Maïdou, tribu de la Californie centrale, le créateur veut que, devenus vieux, les hommes se plongent dans un certain lac et se rajeunissent de cette manière. Il le leur montre en rajeunissant Kuksu, le premier homme. Mais Coyote veut que les hommes meurent, et il leur dit que ce sera mieux ainsi: on aura alors des cérémonies solennelles pour les morts, les veuves pourront se remarier, etc. Le créateur cède, à contre-coeur, et permet ce changement. Puis Coyote organise une fête qui sera ouverte par des courses. Le fils unique de Coyote, coureur excellent, dépasse vite les autres et passe près d'un trou où le serpent à sonnettes est caché. Le serpent le mord, et en quelques instants il meurt. Coyote, voyant que son fils est mort, commence à se lamenter. Puis il le porte au lac que le créateur a destiné au rajeunissement des hommes et le jette à l'eau, mais le mort ne revient pas à la vie. Telle est la punition de Coyote qui a introduit la mort dans le monde. (UdG II, 128-131; voir aussi V, 219-220; 300, 305, 315-316, 349, 374, 377-378, 380-381, 453-455. 726 note I, 751).

      Un des plus beaux mythes sur l'origine de la mort est celui des Wintun, autre tribu californienne; malheureusement, nous n'en pouvons donner ici qu'un abrégé très succinct. Olebis, le créateur, veut que les hommes vivent comme frères et soeurs, qu'il n'y ait point de naissance, point de mort, et que la vie soit agréable et facile. Selon ce dessein, il forme une espèce de glands (cette même espèce est restée jusqu'aujourd'hui très importante pour la nourriture de la tribu) qui croissent sans écorce et tombent d'eux-mêmes quand ils sont mûrs. En outre, il charge deux frères de construire un chemin en pierre qui permettra aux hommes, quand ils seront devenus vieux, de monter au ciel, de se baigner dans une source merveilleuse, de boire d'une autre source et de rajeunir de cette manière. Tandis que les deux frères sont occupés à ce travail, un homme s'approche d'eux qui est Sedit, l'adversaire d'Olelbis. Il leur déclare son avis: mieux vaudra qu'il y ait des mariages, des naissances, des morts, du travail dans le monde. L'un des deux frères se laisse séduire, et tous les deux se mettent à détruire le chemin qu'ils avaient presque achevé. Ils sont changés en gypaètes et s'envolent. Sedit se repent d'avoir introduit la mort dans le monde, car il sait maintenant qu'il doit mourir lui aussi. Il se construit un appareil de feuilles pour voler au ciel, mais les feuilles se dessèchent, il tombe, il est fracassé. Olelbis le regarde du haut du ciel: « Voilà », dit-il, « la première mort; dorénavant les hommes mourront ». (Voir le texte complet du mythe: UdG II, 88-96, avec explication, ib. 96-101; cf. ib. V, 216-219,374, 377).

      Chez les Samoyèdes, dans l'extrême nord de la Sibérie, il existe un mythe sur la création assez semblable à celui des Arapaho que nous avons relaté plus haut. Au commencement, il n'y a pas de terre, mais seulement de l'eau. Num, le créateur, vit dans les hauteurs, et avec lui plusieurs oiseaux. Il les envoie plonger et chercher un peu de terre au fond de l'océan. Du peu de terre qui lui est apporté Num forme la grande terre. Lorsqu'elle est devenue assez vaste pour qu'on y construise une demeure, Num dit aux oiseaux: « Reposons-nous pendant cette nuit. » Arrive alors un vieillard mystérieux qui demande un abri pour la nuit. Num refuse d'abord: car l'inconnu ne l'a pas aidé dans la formation de la terre. Mais le vieillard insiste, et Num finit par le recevoir. A l'aube, le vieillard n'est plus dans la hutte. On le trouve enfin à l'extrémité de la terre; il fait semblant de se laver la figure, mais en fait il essaie de morceler la terre. Num lui dit: « Que fais-tu là? Tu as déjà mis en pièces la moitié de mon oeuvre! Va-t-en! Le vieillard s'en va. Puis Num agrandit la terre, la pourvoit de fleuves, d'arbres, d'animaux, assigne leurs demeures aux hommes. A ce moment, le vieillard revient et demande un lieu pour y habiter. Num refuse de nouveau, mais le vieillard insiste: « Laisse-moi seulement l'endroit où j'ai planté mon bâton, cela me suffit. » Num dit: « Ce n'est pas grand'chose; soit! » Avec son bâton, le vieillard fait un trou dans lequel il se glisse en ricanant: « Eh bien, maintenant je suis sous la terre et j'irai ravir les hommes » (en les faisant mourir). (UdG III, 352-353; cf. ib. 353-355, 554; V, 809-810, 834. - Chez les Samoyèdes, il y a aussi des mythes dans lesquels l'être mauvais est invité par le créateur à créer, à former la terre, etc., mais il n'y réussit pas (UdG II, 354; V, 809-810). Le même motif se retrouve en Amérique du nord, lors de la création des hommes (UdG II, 114-117; cf. ib. 202-203).

      Ces mythes attestent la croyance à l'existence d'un être mystérieux, adversaire du créateur, qui dérange et gâte son oeuvre, qui introduit dans le monde la mort et tous les maux (UdG VI, 36-42, 47, 81, 90, 95, 203, 299-300, 390-391; voir aussi, outre les mythes déjà cités: UdG V, 42-44, 59, 85-86, 108-109, 111, 116-117, 151, 174, 313, 315-317, 319, 369, 380-382, 750-751, 766, 771). Les mythes que nous avons choisis sont les plus complets parmi ceux que nous possédons; certains semblent néanmoins présenter des lacunes, et quelques-uns de leurs détails ne sont compréhensibles que moyennant la comparaison avec les différentes variantes d'un même thème. Il n'y a pas lieu d'en être surpris si l'on considère que ces mythes sont très anciens et ont été transmis oralement jusqu'à une époque toute récente.

      Cette même croyance existe aussi chez beaucoup d'autres tribus de l'Amérique du nord (UdG II, 32, 41, 43, 59, 78, 79, 105, 127-134, 150, 177-179, 249, 304, 369-370, 399-400, 414, 416, 440, 446, 482, 509-510, 535-536, 575, 606, 636-637, 717, 783, 805, 808-810, 834-838, 840-841, 846, 853-856, 868, 959; V, 369, 373, 405-407, 417, 511-512, 517, 529, 542-543, 553, 617-618, 626-627, 659, 667-672, 750-751, 766, 887; VI, 126, 179, 202-203, 269, 527-528), et on trouve ces traces chez plusieurs peuples chasseurs de l'Asie du nord (UdG III, 353, 448-449, 451-452, 468-469, 554; V, 809-810, 834, 892; VI, 63-64, 269), plus explicitement parmi les nomades pasteurs dont on traitera au paragraphe suivant. Certes, ces idées sont loin d'être claires et systématiques; elles s'obscurcissent quelquefois par suite de la migration et du mélange des mythes. C'est ainsi que l'adversaire de l'Être Suprême se confond quelquefois avec le premier homme ou avec le héros culturel (Kulturheros); quelquefois il prend même les fonctions de l'Être Suprême, devient créateur, etc. Mais l'analyse détaillée de l'immense matériel mythique entreprise par le R. P. Schmidt prouve qu'il s'agit là de contaminations postérieures. (UdG II et V, passim).

      Une question très intéressante reste cependant à débattre: qu'est-ce que les hommes de cette civilisation, de toutes la plus primitive, ont pensé de l'origine de l'être mauvais? Est-il indépendant du créateur? Très souvent, cette grave question reste sans aucune réponse. L'Adversaire est là; il arrive, on ne sait d'où, ou il est simplement introduit comme existant en même temps que l'Être Suprême. (Voir, outre les mythes déjà cités: UdG II, 90, 105, 112, 214, 307, 854-855, 868; V, 151; VI, 399). Dans un mythe Maïdou, Coyote est son « chien », le serpent à sonnettes, sortent de la terre. (UdG II, 114).

      Mais il ne manque pas de récits selon lesquels l'origine de l'être mauvais semblerait n'être pas indépendante de l'Être Suprême. Quelquefois, il est le résultat d'une action créatrice mal réussie qui a précédé la création du genre humain actuel (Ib., 606, 637, 690; cf. 714-715, 805, 836), ou il est une espèce de déchet de l'action créatrice. Dans la mythologie des Aïnou, aborigènes du nord du Japon, les esprits mauvais ont une origine assez curieuse: après la formation du monde, le créateur rejette les haches d'obsidienne dont il s'est servi pour son oeuvre; elles pourrissent en terre, et de là naissent les esprits mauvais (qui sont très nombreux, mais ont un chef suprême) (UdG III, 448-449, 488-489). Chez les Koryakes, tribu du nord de la Sibérie, il existe un mythe selon lequel le Grand Corbeau prend naissance de la poussière qui tombe du ciel sur la terre quand l'Être Suprême aiguise son couteau de pierre. (Ce Grand Corbeau n'est pas, à proprement parler, l'adversaire de l'Être Suprême, mais plutôt l'ancêtre des hommes et le héros culturel; il lui arrive cependant de sopposer à l'Être Suprême; c'est pourquoi nous sommes autorisés à nous servir de ce mythe pour la comparaison) (Ib. 403; cf. 554). Le Gluskabe des Wawenocks tribu algonquine, être d'un caractère semblable, s'est fait lui-même des restes du limon aspergé d'eau dont le créateur avait formé le premier homme. (UdG V, 523-530).

      Il ne manque même pas l'insinuation mystérieuse d'une certaine familiarité existant aux temps primitifs entre l'Être Suprême et son adversaire. Selon un mythe des Maïdou, le corps du créateur était lumineux, mais sa face était toujours cachée, personne n'a jamais vu la face du créateur (UdG II, 109; cf. ib. 143, 306); seul Coyote l'a vue, dit-on (Ib., II, 114, 143). Ce serait évidemment trop hardi, car une donnée isolée est un fondement trop fragile pour une telle interprétation; celle que nous venons de signaler excite notre curiosité plutôt qu'elle ne la satisfait.

      Cependant, il reste incontestable que, dans ce groupe des civilisations les plus primitives, la croyance à un représentant du mal est bien enracinée, et les mythes qui nous l'attestent sont si répandus et tellement originaux dans leur contenu et leur forme qu'il est impossible d'y voir des emprunts faits à la doctrine chrétienne.

      Au contraire, il faut y voir un élément très ancien et appartenant en propre à des groupements religieux importants, encore qu'on ne le rencontre pas universellement dans toutes les religions de la même ancienneté (UdG VI, 61-64, 88, 95, (Nos 10, 11, 19), 98, 179-182, 298-300, 390-391, 399, 412, 484-485, 489, 507).

      Cette croyance a continué d'être vivante dans celle des civilisations primaires qui a gardé la plus grande ressemblance avec la civilisation la plus primitive, nous voulons dire dans la civilisation des nomades pasteurs (Hirtenkultur).


L'ADVERSAIRE DU DIEU BON DANS LES CIVILISATIONS DES
NOMADES PASTEURS (Hirtenkulturen)


      L'origine de cette forme de civilisation est à chercher dans les steppes immenses de l'Asie centrale et septentrionale. Il y a de graves raisons pour croire que le premier animal domestiqué par l'homme fut le renne: les conditions géographiques et climatiques de ces régions rendent extrêmement facile une domestication graduelle et presque insensible de l'animal. Chez les Samoyèdes, on observe encore aujourd'hui la transition progressive de la chasse du renne à l'élevage du renne. Après avoir suivi dans leur déplacements les rennes sauvages pour les chasser, on continue de passer, avec les troupeaux de rennes domestiqués ou semi-domestiqués, d'un pâturage à l'autre (UdG III, 340; W. KOPPERS (op. cit., plus haut, p. 110, note 3), pp. 507-510, 512-514). Plus tard, ce nouvel art, l'élevage, a été appliqué au cheval, au chameau et à d'autres animaux. On trouve les formes les plus caractéristiques de la civilisation des nomades pasteurs parmi les peuples ouralo-altaïques; les peuples indo-européens et plus encore les peuples sémitiques et chamitiques ont reçu d'eux de fortes influences, mais plus tard ils ont passé en grande partie (et s'il s'agit des Indo-Européens, presque en totalité) à la vie sédentaire. En Asie du nord, au contraire, on trouve encore beaucoup de peuples ouralo-altaïques à l'état de nomades pasteurs ayant gardé, avec leur régime économique, au moins une grande partie de leur organisation sociale et de leur religion primitives. C'est parmi ces derniers qu'on trouve aussi des idées assez nettes sur l'adversaire de l'Être Suprême tel que nous le connaissons déjà par les civilisations les plus anciennes.

      Dans un mythe des Yakoutes qui vivent à l'extrême nord-est de la Sibérie, l'origine de la terre est racontée comme suit. Au commencement, la terre est tout entière couverte d'eau; on ne voit rien qu'une mer infinie. Ai-tojon, l'Être Suprême, plane au-dessus des eaux et voit flotter une sorte de bulle d'où monte une voix. Il interroge: « Qui es-tu et d'où viens-tu? - Je suis le diable et je vis sur la terre qui est au-dessous des eaux. - S'il est vrai, dit Ai-tojon, qu'il y ait là de la terre, apporte-m'en un morceau. » Le diable plonge et revient avec une quantité de terre. Ai-tojon la prend, la bénit et se couche dessus. Ce que voyant, le diable cherche à le noyer et se met à tirer l'îlot flottant pour le faire couler; mais plus il tire, plus la terre s'étend, à sa grande colère, jusqu'à ce qu'elle couvre presque entièrement les eaux. Ainsi fut formée la terre sur laquelle les hommes vivent aujourd'hui. (Uno HOLMBERG, The Mytholohy of All Races. Vol. IV: Finno-Ugric, Siberian (Boston, 1927), p. 313; L. WALK, Mitteilungen der Anghropl. Gesellschaft in Wien LXIII (1933), p. 72-73, n° 22 [voir l'article entier: Die Verbreitung des Tauchmotivs in den Urmeerschôpfungs - (und Sintflut -) Sagen. A. Das eurasische Gebiet, ib., pp. 60-76]. - Dorénavant, nous donnons des références plus détaillées, parce qu'il s'agit de sujets traités surtout dans les tomes non encore publiés de l'UdG, dont le manuscrit a été mis gracieusement à notre disposition par l'auteur.)

      D'après un autre mythe des Yakoutes, le créateur fait la terre petite, belle et lisse. Arrive l'esprit mauvais, qui commence à la gratter comme un chien et à la déchirer pour la détruire. Le créateur le voit, mais il le laisse faire; et pendant que l'esprit mauvais s'acharne à sa besogne, la terre ne cesse de croître, tandis que les fleuves et les mers coulent des fissures qu'il fait. Ainsi l'esprit mauvais contribue, malgré lui, à donner à la terre son extension et sa forme actuelles. (HOMBERG, op. cit., p. 319; Oskar DÄHNHARDT, Natursagen, t. I (Leipzig und Berlin 1907), p. 73; Joseph FERDMANN, Paradies und Sündenfall (Münster i. W., 1913), p. 376).

      Dans un mythe des Tartares de l'Altaï (du reste assez répandu en Sibérie) la création de la terre est racontée ainsi. Au commencement il n'y a rien que de l'eau; pas de terre, pas de ciel, pas de lune, pas de soleil. Le créateur avec « un homme » plane au-dessus de la mer, chacun sous la forme d'une oie de couleur noire. Cet homme excite le vent et projette de l'eau sur la figure du créateur, mais il tombe et manque de se noyer. Le créateur le sauve; puis il commande qu'une pierre dure sorte de l'eau, et l'homme s'asseoit dessus. Le créateur le charge ensuite de plonger au fond de la mer et d'apporter un peu de terre, dont il forme la grande terre. Quand l'homme sur l'ordre du créateur plonge pour la deuxième fois, il prend deux poignées de terre dont il met l'une dans sa bouche pour en former une terre à part; il ne donne au créateur que l'autre poignée. Tandis que celui-ci continue de former sa terre, la terre cachée dans la bouche de l'homme commence à s'enfler, et il manque s'étouffer. Enfin, il ne peut plus cacher sa fraude: sur l'ordre du créateur, il est obligé de cracher ce qu'il a dans la bouche. C'est ainsi que les marécages et les monts prennent leur origine (c'est-à-dire les parties de la terre les plus incommodes aux nomades pasteurs qui ont besoin de steppes étendus et unis pour les pâturages, surtout pour les chevaux). Alors, le créateur dit à l'homme: « Maintenant, tu es dans le péché. Tu as voulu me faire du mal. Ton nom sera Erlik, et les hommes qui ont aussi des sentiments mauvais seront ton peuple, mais les hommes qui ont de bons sentiments seront mon peuple » (W. RADLOFF, Proben der Volkslitteratur des türkischen Stâmme Süd-Sibirien, t. I (St. Petersburg, 1866), pp. 175-177; W. RADLOFF, Aus Sibirien, t. II (leipzig, 1893), pp. 3-4; FELDMANN, op. cit., pp. 361-362; HOLMBERGE, op. cit., 317-318; WALK, l. c., pp. 72-73, n° 16).

      Ce mythe contient plusieurs motifs qui se retrouvent fréquemment en Sibérie: un être qui est (ou devient) l'adversaire du créateur est obligé de plonger pour chercher de la terre; il fait une tentative de fraude mais ne réussit jamais à garder la matière cachée et à former une terre à part; il est forcé de la cracher, et les parties moins belles et moins utiles de la terre prennent ainsi leur origine. (Cf. DÄHNHARDT, op. cit., pp. 60-62, 66-68, 70-74, 338-339; FELDMANN, op. cit., pp. 370-372, 374, 377-380, 383-384; HOLMBERG, op. cit., pp. 313-320, 325; WALK, l, c., surtout pp. 70-73 (n° 3, 4, 5, 7, 8, 12, 17, 21-24, 28), UdG VI, 36-42, 568-570).

      Dans un mythe des Bouriates, autre tribu sibérienne, l'être mauvais, en compensation du travail qu'il a dû s'imposer en plongeant, demande une part de la terre, suffisante seulement pour y planter son bâton. L'ayant obtenue, il fait avec son bâton un trou duquel sortent les serpents, les souris et les autres animaux nuisibles (HOLMBERG, op. cit., p. 315; des variantes: ib., p. 320; UdG VI, 570).

      Lors de la création de l'homme, l'esprit mauvais joue aussi un rôle fatal. Un mythe répandu en Sibérie, surtout chez les Tatares (au sud), raconte la création de l'homme comme suit. Le créateur fait un homme d'une masse de terre; puis il forme aussi un chien qui est nu (sans poils) et lui donne l'ordre de garder le corps humain (qui est encore sans âme), tandis qu'il s'en va. Le créateur parti, Ngaa, son adversaire (la mort personnifiée), arrive et dit au chien: « Tu auras froid, car tu es nu. Livre-moi l'homme, et je te donnerai un vêtement ». Après une brève résistance, l'animal cède. Ngaa prend l'homme et le dévore. Revient le créateur qui demande au chien: « Où est l'homme ? » La bête répond: « Ngaa l'a dévoré. » Le créateur se met en colère et dit au chien: « Parce que tu as permis cela, dorénavant tu mangeras des excréments humains. » puis il recommence la création de l'homme; il forme un homme et une femme, qui sont les parents du genre humain tout entier. (UdG III, 354-355; cf. ib. VI, 47).

      D'autres variantes de ce mythe ont une fin un peu différente; voici par exemple celle des Mordvines, peuple sibérien aujourd'hui plutôt sédentaire, mais qui appartient originairement aux nomades pasteurs. (Dans ce mythe, l'adversaire de l'Être Suprême a le nom arabe de Chaïtan, où l'on reconnaît une influence musulmane, mais le fond du mythe est original): Tscham-Pas, le créateur, après avoir formé le corps humain de limon, le confie à la garde du chien qui est encore nu. Chaïtan excite alors un froid terrible de manière que le chien manque de périr. Il réussit de cette manière à persuader l'animal qu'il accepte un vêtement de poils et qu'en échange il lui livre le corps humain. Chaïtan crache alors sur l'homme de tous les côtés, et de ces crachats les maladies prennent leur origine; enfin, il insuffle en lui une âme mauvaise. Survient Tscham-Pas; il chasse Chaïtan, et, pour guérir le corps humain, il tourne au dedans la partie extérieure souillée par les crachats de Chaïtan, et insuffle à l'homme une âme bonne. Mais les maladies restent, et parce que l'homme a deux âmes, une bonne et une mauvaise, ses inclinations sont en partie bonnes, en partie mauvaises. (DÄHNHARDT, op. cit., pp. 101-102; FELDMANN, op. cit., pp. 380-381).

      On le voit: cette forme du mythe est plus « philosophique », car elle explique l'origine du mal physique et du mal moral par l'intervention d'un être mauvais qui gâte l'oeuvre du créateur. En revanche, la première variante semble contenir une allusion à l'origine de la mort, car Ngaa, la mort, dévore le premier homme. (Sur ce mythe et ses variantes, voir: DENHARDT, op. cit., pp. 98-110, 340; FELDMANN, op. cit., pp. 371-372, 374-378; 385-386; HOLMBERG, op. cit., pp. 373-379; UdG VI, 47-51).

      Il y a aussi un récit dans lequel le mauvais Erlik séduit les hommes pour leur faire manger d'un fruit défendu; ce mythe, pourtant, est tellement semblable au récit biblique dans quelques détails qu'il vaut mieux ne pas s'y appuyer, bien que d'autres détails du même mythe soient incontestablement d'origine sibérienne (RADLOFF, Proben des Volkslitteratur, t. I, pp. 177-180; FELDMANN, op. cit. pp. 362-364; HOLMBERG, op. cit., pp. 381-383. - Autres récits d'une chute des premiers hommes, mais sans intervention du diable, dans HOLMBERG, op. cit., pp. 383-385).

      Peut-être les deux derniers exemples rendraient-ils suspecte toute l'argumentation. On pourrait objecter en effet que partout en Sibérie la mention d'un adversaire du dieu bon est due à des influences chrétiennes ou islamiques (Voir HOLMBERG, op. cit., pp. 313-314) (Quelquefois aussi manichéenne ou bouddhique); mais le fond de l'histoire consiste presque toujours en détails tout différents du récit biblique. La même réponse s'appliquerait, mutatis mutandis, à la théorie qui voudrait dériver ces idées de l'ancienne religion iranienne avec son dualisme (Voir DÄHNARDT, op. cit., pp. 36-38, 107-110; HOLMBERG, op. cit., p. 379; voir aussi ib., pp. 315-316, 321-322).

      L'antagonisme entre le dieu bon et son adversaire pénètre la religion tout entière des peuples vieux turcs. Le chamanisme avec ses pratiques bizarres est mis en rapport avec l'être mauvais, tandis que dans le culte de l'Être Suprême il n'y a pas de chamanisme proprement dit (« chamanisme noir ») mais seulement un sacerdoce exercé primitivement par le père de famille. (UdG XIII (manuscrit) )

      Une preuve de l'antiquité et de l'originalité de ces idées est que le nom Erlik, ou des formes étymologiquement connexes, se trouvent presque partout en Sibérie et même en dehors des frontières de ce pays (chez les Mongols), tandis que les mythes ayant trait à ce personnage se sont beaucoup différenciés; ainsi, chez certains groupes, il n'y a plus d'opposition de principe et d'ordre moral entre l'Être Suprême et Erlik, mais ce dernier est simplement le prince du monde souterrain, cependant que l'Être Suprême réside au ciel. Ailleurs, ces deux êtres sont même devenus des associés, des alliés, des frères. Mais l'analyse détaillée des mythes en question montre qu'il s'agit là d'une décadence, de changements postérieurs, dus en partie à la pénétration d'une mythologie lunaire qui n'appartient pas en propre à ces nomades pasteurs. Parallèlement avec ces modifications dans la mythologie, le culte de l'être mauvais se développe sur une large échelle; on lui offre des sacrifices pour l'apaiser, parce qu'on craint sa méchanceté, mais l'on a peu de révérence pour lui. De préférence, on lui immole des animaux de couleur noire; en revanche, les animaux de couleur blanche sont les victimes préférées dans le culte de l'Être Surpême qui réside au ciel, dont le royaume est dans la lumière. (Tout ceci est traité longuement dans les volumes IX à XIII de UdG (manuscrit) ).

      Nous avons choisi ici quelques mythes où, d'une part, l'opposition entre l'Être Suprême et son adversaire apparaît plus nettement, d'autre part, la ressemblance avec les mythes d'Amérique du nord se reconnaît plus facilement. Un groupe de mythes très important, unissant ces deux civilisations, consistent en récits sur la création dans lesquels il faut plonger pour chercher de la terre (Tauchmotiv); toutefois, dans les mythes américains, l'être mauvais ne survient que pendant ou après la formation de la terre; tandis que dans les mythes des nomades pasteurs, il est présent dès le commencement et plonge souvent lui-même pour chercher de la terre. (UdG VI, 32-42). Il est clair que l'idée centrale de ce cycle de mythes ne peut pas être dérivée du récit biblique sur la création. Du reste, même s'il subsiste quelque doute sur le caractère biblique ou original de tel ou tel trait dans les mythes des peuples nomades pasteurs de la Sibérie, les mythes américains, avec ce personnage étrange qu'est Coyote (et les êtres correspondants), sont évidemment autochtones, et les ressemblances des mythes asiatiques avec ceux-là montrent clairement qu'il faut chercher leur origine dans la civilisation primitive arctique-américaine.



      Tout ceci nous permet de voir comment le problème de l'origine du mal a donné beaucoup à réfléchir déjà aux primitifs (Ce sujet a été traité dans une thèse, malheureusement non encore publiée: Karl ALTDORFER, Der Ursprung der Sünde in religions geschichtlicher Beleuchtung (Fribourg en Suisse, 1943) ). Ce problème devient spécialement angoissant dans une religion monothéiste qui admet un dieu bon, créateur, tout-puissant. (Une pluralité d'êtres supérieurs qui sont moralement indifférents ou même immoraux, permet une solution plus facile, mais superficielle.) Il n'est donc pas étonnant que chez beaucoup de peuples primitifs où existe la croyance en un dieu bon et unique, le problème de l'origine du mal, physique et moral, soit resté sans solution. D'autres peuples cependant ne s'y sont pas arrêtés. Convaincus de l'existence de l'Être Suprême, tellement bon que de sa part il ne peut venir que du bien, ils ont trouvé l'explication des imperfections et des déficiences multiples de ce monde dans l'existence d'un être mauvais qui a gâté l'oeuvre du créateur, et ils décrivent son intervention fatale dans leurs mythes d'une manière naïve, mais souvent impressionnante.

      Un nouveau problème toutefois est ainsi posé: d'où vient l'être mauvais? Existe-t-il indépendamment du créateur? Nous avons vu que, là aussi, il y a des tentatives tâtonnantes pour résoudre la difficulté; mais il s'en faut de beaucoup qu'elles aient abouti. Ne nous en étonnons pas; en présence du mysterium iniquitatis, nous sentons toute la limitation de l'intelligence humaine, à laquelle la révélation est moralement nécessaire; faute de celle-ci, nous ne pouvons que nous égarer dans la recherche des suprêmes solutions.


Joseph HENNINGER, S. V. D.      
de l'Institut Anthropos       


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Le diable et la conversion des païens


      Des missionnaires qui ont vécu longtemps en pays de mission, reviennent souvent sur le fait que, dans les milieux païens, la puissance des esprits malins se fait remarquer plus sensiblement qu'en pays chrétiens. Dans son oeuvre Le diable dans les missions (Vol. I: XX-346 pp., vol. II: 347 pp. Paris et Lyon (1893-65) ), Paul Verdun a recueilli en deux volumes de nombreux récits missionnaires, datant en grande partie de la seconde moitié du XIXè siècle, qui ont pour but de démontrer l'influence diabolique dans les missions. Ces rapports sont tirés pour la plupart de revues missionnaires populaires. Ils sont racontés librement et accompagnés de quelques réflexions pieuses. Ce qui fait défaut, c'est la qualité du choix et l'étude critique des cas. En général, Verdun se base sur l'authenticité des témoignages des missionnaires, mais fait preuve d'une certaine crédulité qui rattache trop facilement à tous les phénomènes occultes et extraordinaires l'intervention du surnaturel.

      Toutefois, il est évident que l'introduction de la vérité divine répugne à l'Esprit des ténèbres. Il se défend de mille manières lorsque les païens veulent se libérer des liens de leur vieille superstition. Aussi pourrons-nous considérer les cas d'influence diabolique comme significatifs pour les missions, là où il s'agit de retenir dans le paganisme un catéchumène ou d'y ramener un néophyte.

      A cette catégorie appartiennent aussi les quelques cas de possession survenus au début des missions japonaises, et cités par le Père Luis Frois S. J. dans son histoire du Japon (Le Père Luis FROIS, chroniste assidu et soigneux des missions des Indes et du Japon, était aux Indes de 1548 à 1562, et au Japon de 1562 à sa mort en 1597. En 1593 il acheva au Japon son Historia do Japào (1549-1578) qui resta comme manuscrit à la Bibliothèque Ajuda à Lisbonne jusqu'à ce que G. Schurhammer et E. A. Voretzsch l'aient publiée en 1926, à Leipzig, dans une traduction allemande). Ces récits ne sont que très brefs. En 1554 « il y avait à Kutami une femme possédée dont le diable se servit pour troubler ceux qui voulaient être sauvés. Aussitôt qu'elle vit un grand nombre de gens rassemblés pour entendre la parole de Dieu, elle fit tant de bruit et causé une telle confusion qu'il semblait que la personne ne pût entendre à cause d'elle. Or, Notre Seigneur donna tant de grâces aux néophytes qu'ils furent au contraire affermis dans la foi, ayant reconnu clairement l'intervention du diable fâché de voir prêcher notre sainte foi (FROIS, cap. 12, p. 37 s.).

      Ce qui est important dans ce cas, c'est que les Japonais admettaient eux-mêmes la possession de la femme et tout au moins croyaient à l'influence du diable. La même année, dans le district de Funai, une Japonaise, âgée de trente ans, déclarait vouloir se faire chrétienne. Or, lorsqu'on voulut lui enseigner le signe de la croix, elle commença à trembler fortement. Le Père Balthasar Gago « prononça l'exorcisme et lui ordonna de dire les noms de Jésus et de saint Michel, ce qui lui causa beaucoup de peine. Elle finit par dire en chantant, que si nous supprimions Shaka et Amida, qui sont leurs idoles, il ne leur resterait rien à adorer, et qu'il n'y aurait personne pour le vaincre et que lui n'adorerait plus rien non plus ». Le lendemain le Père réussit à achever l'exorcisme et à délivrer complètement la femme (FROIS, CAP. 12, P. 39). Les deux noms, cités par la femme sont ceux de Bouddha à qui on rendait des honneurs divins. Aussi est-ce là une preuve que le paganisme résistait et s'opposait à la conversion de cette femme.

      En 1574, un village, situé près de Matsubara, s'était converti au christianisme tandis que les habitants de Matsubara s'opposaient à la foi chrétienne et avaient formellement décidé de ne point permettre la prédication de l'Évangile. « Dans la même nuit où ceux de l'autre village furent baptisés, le diable entra dans une fille païenne au village de Matsubara. Tout en la tourmentant, il disait par sa bouche: ''J'ai fui dans ce village parce que les autres m'ont chassé.'' Craignant que celui qui était le méchant hôte de la fille, ne s'emparât également d'eux tous, les gens de Matsubara prièrent le Père de les faire chrétiens pour échapper au diable. Et ainsi tous devinrent chrétiens. (FROIS, cap. 104, p. 462). » Ces trois événements - attestés par plusieurs témoins - sont attribués et par les chrétiens et par les missionnaires à l'influence de l'esprit malin. En tous cas, la résistance à l'introduction du christianisme est visible. Trop souvent cependant, par leur forme violente, ces tentatives de l'ennemi du Christ n'aboutissent qu'à l'effet contraire.

      Dans ce qui suit, deux événements survenus dans la mission de l'Angola au XVIIè siècle, seront l'objet d'une étude plus approfondie. Ce sont des épisodes de la vie de l'étrange et célèbre reine Nzinga (La maravigliosa conversione... della regina Singa... descritta con historico stile dal P. F. Francesco Gioia... e cavata da una relatione de là mandata dal P. F. Antonio da GAETA..., Napoli 1669 (je cite: G). - Istorica descrittione de'tre regni Congo, Matamba et Angola... compilata dal P. Gio Antonio CAVAZZI da Montecucullo... nel presente stile ridotta dal P. Fortunato Alamandini..., Milano 1690, lib. V, n. 106-lib. VI, n. 1-112 (je cite: C). - Archives Congolaises, éd. De Jonghe et Simar, Bruxelles 1919, spéc. p. 47-50: Relation par Serafino da Cortona (1656). - L. KILGER, Die Missionen im Kongoreich mit seinen Nachbarländern nach den ersten Propagandamterialen, dans: Zeitschrifs für Missionswissenschaft und Religionwissenchaft XX, Münster i. W. 1930, spéc. p. 120-122). Fille de Nbandi Ngola, roi de l'Angola, elle est née en 1582. son frère Ngola Mbandi, successeur de son père, étant en guerre avec les Portugais, désirait négocier. Dans cette intention, il envoya Nzinga à Loanda où elle fut baptisée en 1622. Son royal frère eut de nouveaux conflits avec les Portugais; la situation devint fort grave, lorsqu'il mourut en 1627; le bruit courait que sa soeur Nzinga l'avait fait empoisonner. Mais devenue reine elle poursuivit la guerre contre les Portugais. Elle adhéra au clan anthropophage des Jagga. Trente ans durant, elle continua la lutte cruellement et sans pitié. En 1627, elle avait renié sa foi chrétienne. Dès ce moment, sa dévotion principale s'adressait aux mânes des héros des Jaggas et surtout à son frère Ngola Mbandi dont elle conservait les ossements dans une cassette doublée d'argent. A la suite de la capture de deux capucins, faits prisonniers par ses gens, et grâce à un crucifix tombé entre ses mains, l'idée lui vint de faire la paix avec les Portugais et de redevenir chrétienne. Avant l'arrivée des capucins, Nzinga convoqua ses conseillers spirituels, cinq sorciers singhilli (excepté dans les relations des Capucins sur l'Afrique, je n'ai pu trouver nulle part ce nom spécial de sorcier, même pas dans: La Sorcellerie dans les pays de mission (semaine de missiologie Louvain 1936), Louvain 1937) (G: scinghili) qui, au nom des cinq défunts, devaient dire, si la reine pouvait abolir la loi des Jaggas. Les singhilles offrirent les sacrifices habituels et tout ce qui était nécessaire pour que, par eux, les mânes puissent parler. Les deux capucins qui racontent cet événement, P. Antonio da Gaeta et P. Giovanni Antonio Cavazzi da Monte-cuccolo, ont été missionnaires à la cour de Nzinga. Malheureusement, la langue des deux récits a été remaniée avant la publication. Les deux missionnaires admettent que les déclarations des singhilles proviennent d'esprits malins, forcés de dire la vérité. En comparant les deux textes, on remarquera que la tradition ancienne de Gaeta est plus pure tandis que Cavazzi ou celui qui a fait la retouche du texte, a recours à de nombreuses explications pour démontrer clairement l'origine diabolique des réponses (Cavazzi paraît ne pas avoir utilisé le livre de Gaeta; mais avoir eu recours à une tradition orale, connue à Matamba même. En tout cas, ses récits sur les deux cas de 1655 et de 1658 sont apparemment indépendants de Gaeta). Gaeta assure qu'il connaît les réponses du sorcier par l'entremise de D. Callisto Zelote, témoin oculaire, plus tard interprète de la mission.

      Tout d'abord la reine demanda, s'il était bien d'abandonner la loi des Jaggas, puisqu'alors elle devrait se séparer des coffrets des défunts et qu'elle ne pourrait plus leur sacrifier.

      « Le démon qui simulait être l'âme de Casà répondit alors (G 225; C 525: Kasa):

      ''Majesté, nous sommes des Jaggas morts, nous sommes des esprits; nous ne vivons pas dans les cassettes qui nous sont dédiées. Retenir des cassettes dédiées aux Jaggas défunts, c'est une coutume dont nous faisions aussi usage du temps où nous vivions sur la terre, de même que nous avons sacrifié des hommes et des animaux. Si Votre Majesté veut vivre selon la loi chrétienne et faire disparaître nos cassettes, elle le peut, c'est dans son pouvoir de le faire, et pour moi, je le fais également, jetant la cassette qu'elle m'a dédiée.'' »

      Dans un accès de colère, le sorcier donna un coup de pied à la cassette qui se tenait devant lui et continua:

      « Les autres Jaggas, cesseront-ils, pour cette raison, de nous honorer dans les cassettes? Certainement non. Que Votre Majesté fasse comme elle veut. Nous aurons tout de même de ceux qui nous honoreront. » (C 525 remarque que le sorcier s'affaissa écumant et à moitié mort après avoir fait sa déclaration).

      Or, la reine demanda ce que les esprits penseraient dans le cas où, le prêtre chrétien l'exigeant, dorénavant, les enfants nouveau-nés ne seraient plus tués, comme la loi des Jaggas l'ordonnait.

      Cassange répondit (G 225 s.; C 525: Cassange):

      « Majesté, naturellement, vivant, j'étais Jagga, car dès mon enfance, j'ai vécu cette vie; en tout cas, j'eus des fils, à mon gré, et j'en ai fait élever un grand nombre; néanmoins, je n'ai jamais cessé d'être Jagga: Votre Majesté peut le faire, d'autant plus qu'elle est reine. De chrétienne, ne s'était-elle pas de nouveau faite Jagga parce que les blancs lui avaient pris le règne? Elle peut bien le faire, ce qui sera bien; pour cette raison, je ne cesserai pas de la suivre ».

      La reine interpella les trois autres sorciers pour avoir leur opinion.

      Chinda prit la parole (G 226): « Je suis Jagga; j'ai toujours vagabondé par les forêts, lorsque je vivais dans le monde. De toute ma vie, je n'ai jamais eu de maison, et maintenant aussi, je ne me soucie pas de votre cassette. Si jusqu'ici, vous m'y avez honoré, vous l'avez fait librement, sans que je l'eusse demandé. Maintenant qu'elle dit vouloir suivre une autre loi, qu'elle vive selon celle qui lui fera du bien. »

      Chinda s'adressa à Calanda (C 525: Calenda) pour lui demander son avis. Celui-ci répliqua (G 226):

      « Ce que tu dis, je le dis aussi: mais à quoi bon tant d'opinions? Nous avons là notre roi, Ngola Mbandi, frère de la reine, qu'il dise son avis et nous l'approuverons. »

      « Alors le démon qui simulait être l'âme du roi défunt, Ngola Mbandi, frère de la reine, répondit (G 226 s.):

      ''Je n'ai pas été Jagga, lorsque je vivais dans le monde; les ancêtres de mon sang ont vécu cette vie; ce n'est que ma soeur qui est une Jagga; aussi, parlez avec elle, quant à moi, je suis content de tout ce qu'elle pense faire. Les sacrifices qu'elle m'a offertes ne m'ont jamais plu; et si mon singhille l'a persuadée de faire cela, c'était de son invention; je n'y avais aucune part. Or, si elle veut abandonner la vie des Jaggas, elle fera bien de vivre selon le vieil usage de Dongo, comme vivaient ses ancêtres. Et maintenant, en sa présence, tout ce que je peux lui dire, c'est que si elle accepte la foi du Christ et vit en chrétienne, les Blancs ne lui feront plus la guerre, elle jouira d'une grande paix et de la tranquillité dans son règne.'' » (En raison de l'importance de cette déclaration, je cite le texte parallèle chez C 525: « Io non professai in alcun tempo la stta de' Jagga, oh mia sorella. Quando risolvesti di abbandonare la Religione de' Christiani, che ti constrinse? A' che dunque, se da te stessa dasti al tuo cuore un consiglio insano, richiedi ora dall' altrui parete cio che dentro di se sei tenuta risolvere. Cosi havess' io ripreso i miei primi, e saggi consigli: ma poiche, a costo d'eterni tormenti, io pago miei deliri, almeno ti sia specchio il moi fallire, e da' casi miei (già che non puoi negare un intiera cognitione dello stato in che mi ritrovo) impara ad emendarti, oh sorella, Risolviti, o Nzinga sorella. Accetta la pace, che ti presenta il Portoghese invitto, e la possiderai nell' anima tua. »)

      Les deux missionnaires expriment leur étonnement à propos des voies mystérieuses de Dieu: de ce qu'il avait été possible de porter les esprits malins à dire la vérité. Certes, on pourrait objecter à l'égard de cette consultation des singhilles que la reine Nzinga avait dirigé par sa forte volonté les sorciers en état de « transe » et qu'elle les avait forcés à déclarer ce qu'elle désirait dans son for intérieur. Cependant les sorciers de ce genre n'avaient pas l'habitude de se faire prescrire leurs oracles. En tous cas, le témoin Don Callisto n'avait pas l'impression qu'il s'agît d'un jeu de la reine. En plus, le cas de possession survenu trois ans plus tard, prouve qu'on ne peut prendre à la légère la consultation de 1655.

      Lorsqu'en effet au printemps 1656, le Père Antonio da Gaeta arriva à la cour de Nzinga, sa seconde conversion eut lieu. Elle commença sérieusement à introduire la vie chrétienne à sa cour et dans tout le pays de Matamba et soutint le travail missionnaire. Elle conclut un traité de paix avec les Portugais. Dans la ville royale de Matamba, les églises et des oratoires furent érigés et des cimetières chrétiens bénits (G 375, C 546). C'est là que se vérifié en 1658 un cas de possession qui est évidemment en relation avec l'étrange sentence des singhilles. (Dans la description du cas, C se montre indépendant de G. - Cavazzi qui avait été assez longtemps missionnaire à Matamba, doit y avoir trouvé une bonne tradition. Il décrit plus en détail la marche extérieure des événements; les discours directs du P. Gaeta, je les tire de G qui doit s'en souvenir le mieux - quoiqu'il ne soit pas exclu que le « styliste » Gioia y ait fait des retourches). Le père Antonio da Gaeta peut en rendre compte en tant que témoin oculaire directement intéressé.

      La reine Nzinga fit amener un singhille au Père Antonio da Gaeta. Elle avait fait arrêter et enchaîner le sorcier et voulait que le capucin le fît exécuter, « parce qu'il est un démon de l'enfer qui, agité par les esprits malins, cause de très grands dommages » (G 384). Puis le capucin narre sa rencontre avec le possédé:

      « Le susdit singhille paraît alors devant moi, chargé de chaînes, les yeux hagards, le visage bouffi et défiguré, la bouche écumante, poussant des hurlements horribles et épouvantables; je reconnus tout de suite (!) qu'il était possédé par des esprits malins. M'adressant au démon, je lui demandai quel était son nom, s'il avait d'autres compagnons pour tourmenter et affliger ce corps. Le démon répondit que son nom était Ngola Mbandi et qu'il était le créateur de toute chose, du ciel et de la terre, le maître et seigneur de l'univers » (G 385 s.).

      L'esprit qui parlait dans le possédé prenait donc le nom du frère de Nzinga, ce roi dont elle avait, selon l'opinion commune, causé la mort. Tant qu'elle avait été païenne, elle avait fait transporter avec elle ses ossements dans une cassette doublée d'argent. S'il s'agit d'une vraie possession - et on ne peut guère en douter - c'était la dernière tentative pour séparer la reine de la foi chrétienne, et pour la gagner de nouveau au culte des ancêtres et aux coutumes des Jaggas.

      Le capucin affronta le possédé et son orgueilleux démon avec courage et rudesse (G 385) (Cf. C 547 s. Je me tiens à G, bien qu'on y remarque un peu le style rhétorique de Gioia) :

      « Ah, menteur! Ah, trompeur! Téméraire et orgueilleux! Tu tiens encore à cette folie de vouloir te faire semblable à Dieu? Ne te souviens-tu pas que pour cette raison, tu as été projeté du ciel, au fond des abîmes? Si Dieu t'a tiré du néant, comment oses-tu, que tu es, t'arroger le nom de Dieu et usurper le titre de créateur? Je te commande donc, vilain démon, de mettre ta tête par terre afin que je puisse la fouler de mon pied, comme tu le mérites. »

      Ceux qui l'entouraient, croyaient que le sorcier, enragé, allait se ruer sur le missionnaire. Cependant il se jeta à terre, frappa le sol de sa tête avec une telle véhémence que tous croyaient qu'il s'était cassé la tête. Mais ce n'était qu'une illusion; car on ne vit trace de blessure (C 550). Le Père posa le pied sur la tête du possédé et s'écria:

      « Esprit rebelle, esprit félon, esprit vil, où est ta prétendue grandeur? Où est ta menteuse divinité? Où caches-tu tes forces? Parle, réponds, venge-toi, si tu en as le courage! »

      L'esprit malin dans le possédé ne fit que de se plaindre à voix basse de la violence avec laquelle on le traitait. Le capucin s'adressa dans une vigoureuse allocution à ses spectateurs et à la reine pour leur démontrer l'impuissance du célèbre singhille et de l'esprit malin, qui parlait en lui (C 550, G 385-387). La reine Nzinga était bouleversée et tremblait de peur. Elle dit au Père Antonio de Gaeta:

      « Mon Père, je vous prie de le faire mourir afin que cette peste de l'enfer disparaisse de ce monde » (G 387, C 550: « essendo risoluta (la regina) di falo abbruciar vivo con quel suo demonio in corpo »).

      Mais le missionnaire n'était pas de cet avis: « Je ne le ferai jamais, je veux plutôt qu'il vive pour pouvoir, par la force des exorcismes de l'Église, le libérer de la puissance du démon qui le possède; car lorsqu'il sera guéri, j'ai l'intention de le catéchiser, de l'instruire dans la foi, et puis de lui donner le saint baptême, avec l'espoir de le sauver de cette manière et de gagner son âme au Christ » (G 387).

      Entre-temps, le soir était venu. Aussi le Père Antonio renvoya-t-il l'exorcisme au lendemain. Il commanda à l'esprit malin de laisser en paix le malheureux. Puis il ordonna de le ramener à sa demeure habituelle et dit aux gens de le reconduire à l'église le lendemain. (C 550. D'après la description plus courte de G 387, l'épisode se serait terminé sans interruption; on fera mieux cependant de s'en tenir à la tradition de Cavazzi).

      Tôt le matin suivant la reine était présente. Le possédé était enchaîné. L'exorcisme commença devant l'autel de la Sainte-Croix: « Ne pouvant soutenir la puissance et la force de l'exorcisme, le malin hurlait, frémissait, se débattait et éclatait de rage. Et bien que, plusieurs fois, je l'aie contrait d'obéir à mes ordres, néanmoins il déclara et dit que jamais il ne quitterait ce corps; car cela c'était la volonté de Dieu » (G 387).

      L'exorcisme dura plusieurs heures. Enfin le missionnaire demanda directement au sorcier s'il voulait se convertir au vrai Dieu et recevoir le baptême. Il semble alors que l'homme prit conscience d'être possédé, et il répondit insolemment à haute voix:

      « Je ne reconnais point d'autre Dieu que celui que j'ai dans ma poitrine. (C 550) ».

      Enfin, on le fit sortir de l'église. (D'après C 550, le possédé se libéra de ses chaînes dans l'église même et se précipité au dehors.) « A peine fut-il dehors que le diable éclata de fureur; il arracha avec violence les chaînes, des mains de ceux qui le tenaient, les mit en pièces, et pourchassa, dans une course folle, les chaînes en mains, tous ceux qui s'enfuyaient. Nombreux étaient ceux qu'il blessait avec les fers des chaînes qu'il lançait contre eux. A ce bruit un grand nombre de soldats et d'autres hommes armés accoururent. Ne pouvant lutter contre eux, le possédé s'enfuit, courant vite et rapidement; il se précipita dans un trou, fosse assez profonde. Par suite de la chute, le malheureux fut si mal en point, lorsqu'on le retira, qu'il mourut au bout d'une heure. Il remit son âme entre les mains du même diable à qui il l'avait donnée et qui depuis si longtemps était demeuré tranquillement dans son corps. La reine ordonna de le brûler tout de suite et de le livrer aux flammes sur la place du marché » (G 388).

      Ces deux événements authentiques dont nous trouvons les détails dans la vie de la reine Nzinga, témoignent de l'étonnante influence du diable. Ils ont tous les caractères propres à ces phénomènes, dans les missions parmi les païens. Pour exercer son influence, le diable se sert chaque fois des ministres du culte combattu par le christianisme. Dans notre cas, ce sont les singhilles, ces sorciers qui présidaient au culte des mânes des Jaggas, qui exigeaient des sacrifices humains et qui prétendaient aussi que, par eux, parlaient les mânes vénérés. Cette espèce de culte des mânes dépasse certainement les limites d'un innocent occultisme et du spiritisme expérimental; plutôt il fait partie d'une religion démoniaque, ennemie de Dieu. Le rôle principal dans ces manifestations est tenu chaque fois par Ngola Mbandi, auquel sa soeur Nzinga vouait un culte spécial et rendait même des honneurs divins. C'est sur son ordre, qu'en 1655, Nzinga prend l'étonnante décision d'abolir la loi des Jaggas; c'est son nom que le démoniaque de Matamba donne au seigneur et au créateur qu'il sert. Ainsi, lors de la conversion de Nzinga, l'esprit malin essaie, par eux fois, d'attirer son attention sur celui auquel elle avait voué, trente ans durant, un véritable culte, après avoir renié la foi chrétienne, pratiquée si peu de temps. Satan, le tentateur, a fait sentir sa puissance, au cours de la conversion de l'Angola.

      Dans l'histoire des nouvelles missions africaines, le cas de possession le plus extraordinaire, qui fut traité publiquement, est celui de 1906-07, en Afrique du Sud, dans la station de Saint-Michel, des missionnaires de Marianhill. Deux jeunes filles noires, Germaine Célé et Monique, furent diaboliquement tourmentées; elle manifestèrent des phénomènes extraordinaires comme lévitation, connaissance de langues inconnues, etc. Toute la mission fut bouleversée. Bien des mois se passèrent jusqu'à ce qu'enfin, après des exorcismes répétés, l'état des jeunes filles redevint normal. On a beaucoup écrit à ce sujet (P. WENZEL SCHÔBITZ, C. ss. R. : Gibt's auch heute noch Teufel? Authentischer Bericht über zwei Teufelsbeschwörungen in wissenchaftlich-kritischer Beleuchtung. éd. V. St-Josephs-Verlag, Reimlingen 1925, 11 pp. - Cet opuscule contient en effet de précieux documents, bien qu'il ne soit pas scientifique au sens strict du mot.); on a même contesté le caractère de possession diabolique de ces événements. W. Wanger, missionnaire connu par ses études sur les Zoulous, s'est prononcé positivement. Mais ces cas n'ont pas l'empreinte typiquement missionnaire, comme nous l'avons décrite plus haut. Les deux jeunes filles étaient chrétiennes depuis leur première enfance, et les attaques diaboliques n'avaient pas pour but de les ramener au paganisme.


      Uznach

Dr P. Laurent KILGER, O. S. B.      


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Note sur le dualisme Mazdéen


      Un exposé du dualisme iranien - celui du mazdéisme, car le manichéisme est d'une toute autre inspiration et il n'a jamais été la religion nationale de l'Iran - ne saurait se faire en dégageant une vue « moyenne » des textes religieux iraniens: Avesta, inscriptions achéménides, livres pehlevis. Précisément en ce qui concerne le dualisme et le caractère de l'archi-démon, des textes en apparente continuité présentent des divergences si profondes que l'on n'échappe pas au problème de leur chronologie relative. Sans entrer ici dans le détail de ces recherches laborieuses et souvent décevantes, esquissons sommairement les étapes de cette évolution telle qu'elle nous apparaît.

      Rappelons que la plus ancienne littérature, excessivement lacunaire, surtout en regard de sa riche soeur indienne, celle de l'Avesta, comporte principalement un recueil d'hymnes (les Yashts) aux vieilles divinités du panthéon inso-inranien, une série de poèmes gnomiques attribués à Zarathushtra lui-même, les Gathas, qui s'insèrent dans un rituel (le Yasna) enfin des livres d'exorcismes, le Videvdat et le Visprat. Quant aux livres pehlevis, écrits dans une langue qui est l'ancêtre immédiat du persan moderne, quoique d'époques très postérieures, ils nous ont conservé un grand nombre d'éléments parfois très anciens.

      Les Yashts les plus anciens chantent des dieux, peut-être des « grands dieux » au sens où l'entendent les ethnologues, qui ont presque tous leur équivalent dans le Veda indien. Tant ici que là, on est en présence non seulement de dieux, mais aussi de « démons », d'adversaires des dieux; mais le vocabulaire qui les désigne dans l'Inde est très loin d'être clair et fixe: asura désigne de préférence mais pas exclusivement des êtres néfastes, mais rien ne nous est dit de l'origine ou de la permanence de ces puissances du mal. Au contraire, dans les Gathas, il n'est qu'un dieu suprême, Ahura Mazdah, le Sage Seigneur (ahura), entouré de six entités qui représentent des aspects de ses compétences diverses dans le cosmos et en regard de la société humaine: plus tard, ces « aspects » deviendront des créatures primordiales, des « archanges ». Pour le moment, ils coexistent avec deux « esprits », le bon (spenta manyu) et le mauvais (ahra manyu), « jumeaux » à l'origine et dont l'opposition foncière est une doctrine capitale du zoroastrisme. Ces esprits ont opté pour le bien ou pour le mal, sans qu'on puisse savoir quoi que ce soit de leur condition avant ce choix. A la suite du mauvais esprit, viennent les daevas (ici, des êtres nettement malfaisants) et certains hommes. Le choix est libre, il n'implique pas de nécessité de nature et, semble-t-il, par d'irréversibilité. Mais assez vite, dès le Videvdat et constamment dans les livres pehlevis, le Malin apparaît comme une « nature » inchangeable, principe d'une contre-création qui vient doubler la création d'Ahura Mazdah (Ormazd) et la contrecarrer. Ahra Manyu (Ahriman) nous dira-t-on, était dès l'origine l'ennemi d'Ohrmazd et résidait loin de ses lumières: en s'en approchant, il se prit de convoitise et entreprit la conquête de la sphère lumineuse; pour l'arrêter, Ohrmazd crée le monde, en guise d'armée défensive, à laquelle répondra ensuite toute la cohorte des créatures mauvaises.

      Faisons ressortir les particularités de ce dualisme cosmique stylisé et durci:

      1° Il est résolument créationniste (à l'inverse de l'émanationnisme gnostique);

      2° La matière n'est pas au principe du mal: tant dans l'ordre du bien que dans le désordre du mal, le monde est peuplé de spirituel et de matériel;

      3° Les êtres bons et les êtres mauvais coexistent, en promiscuité, dans un monde qui est l'univers du Bien, parasité par les créatures du Mal.

      4° Contre les démons s'exerce la puissance des exorcismes, des purifications sacramentelles, des sacrifices, mais aussi de l'action morale et c'est le Bien qui l'emportera, lorsque le feu purgera le monde de toute démonie.

      L'histoire a dont un sens: mais on s'est interrogé pour savoir s'il s'agissait d'une sorte de « retouche » au plan originel d'Ohrmazd, en faveur de sa création saccagée. L'orthodoxie mettant une insistance croissante à affirmer d'une part la toute-puissance et l'omniscience de Dieu, de l'autre, le caractère naturel (et non plus volontaire) du mal et des malins, elle se devait, nous semble-t-il, de faire remonter l'économie du salut au plan originel de Dieu. Elle enseignera donc que les créatures d'Ohrmazd ont été préconformées de manière à soutenir la lutte contre les mauvais rejetons d'Ahriman et à les abattre dans un temps donné, qui est celui de l'histoire du monde. Indépendant de Dieu dans sa nature et son activité, le mal n'échappe pas à la science ou à la providence divine: c'est la marque la plus patente de son infériorité. Par contre, on ne s'élèvera jamais jusqu'à dire que le mal est permis par Dieu pour un bien supérieur: tout au plus certains textes parlent-ils d'une tentative de conciliation, d'un pacte, offert mais refusé, aux termes duquel le Malin, faisant sa soumission à Ohrmazd serait devenu son allié et son collaborateur dans la conduite du monde. Mythe qui atteste que l'on ne s'est pas résigné à envisager le monde comme exclusivement orienté vers la destruction du mal, et qui suggère d'autre part que le démon n'est pas si irrémédiablement fixé dans le mal qu'on n'ait pu, un instant, songer à l'en retirer. S'il y persiste cependant, à la fin des temps, il sera non point annihilé mais rendu impuissant. Les créatures mauvaises une fois expulsées du monde du bien, les créatures bonnes n'auront plus qu'à être transfigurées dans une « restauration » universelle: la résurrection des corps et leur glorification signalent à nouveau l'abîme qui sépare le mazdéisme de l'anti-hylisme manichéen.

      Ces flottements sont inhérents à la donnée fondamentale du dualisme qui nous occupe ici. (On me permettra de reproduire ici ce que j'écrivais dans mon édition du Shkand Gumânîk Vitchâr (La solution décisive des doutes), Une apologétique mazdéenne du IXè siècle. (Collectanea Friburensia fasc. XXX, Fribourg, Librairie de l'Université, 1945.) p. 85). « Consciemment ou non, toute substantification du mal entraîne une certaine subordination du bien par rapport au mal: la doctrine mazdéenne de la création nous le fait saisir sur le vif. Puisque la créature bonne, pas plus que Dieu lui-même, ne saurait être principale du mal, force est de recourir pour expliquer le péché, à un autre Principe premier qui, s'il ne saurait s'attaquer à Dieu même, a pris sur sa créature, bien plus: en spécifie, négativement mais très réellement, l'activité et donc la nature. Le monde apparaît comme l'organe suscité par Dieu tout exprès pour l'éviction du mal. En ce sens, on peut dire que c'est le mal qui finalise le bien et s'impose comme motif à la toute-puissance créatrice. Aussi la créature, effet propre de la bonté divine, porte-t-elle, plus encore que la ressemblance de cette perfection, le reflet de l'antagonisme dont elle tient toute sa raison d'être puisqu'elle ne trouve sa fin qu'en l'affrontant. » De là l'attitude essentiellement militante de la religion mazdéenne.

      Mais d'autre part, il est frappant de constater que, dans les Gathas le Principe mauvais n'est pas situé au même plan que le Dieu suprême: il est à l'étage inférieur, face au Bon Esprit dont les rapports avec Ahura Mazdah sont loin d'être clairs. Le même schéma va se retrouver dans une doctrine également iranienne mais d'origine obscure, et qui s'est développée en marge du mazdéisme officiel, tout en le contaminant ça et là, et que l'on est convenu d'appeler le zevanisme: le Dieu suprême (Zervan, Kronos) engendre à la fois Ohrmazd et Ahriman, celui-là en vertu de ses mérites, celui-ci en conséquence de son « doute ». Si Ahriman est ici au même « étage » qu'Ohrmazd, c'est que celui-ci est ravalé au rang d'une sorte de démiurge. Tout se passe comme si l'arrivisme du mal, sa prétention à égaler le bien, se heurtait à une impossibilité de nature. Son caractère « second », parasitaire, ne s'efface jamais.

      A mesure que s'obnubilait le caractère volontaire et spontané du mal, affirmé dans les Gathas, à mesure qu'Ahriman devenait plus « nature », il perdait en spiritualité: sa science « retardataire » l'empêche de déjouer la stratégie d'Ohrmazd. On trouvera même impensable que les créatures du dieu bon puissent à jamais se fixer dans le mal, fût-ce dans le mal de peine: sur la question de l'éternité de l'enfer, le mazdéisme s'opposera jusqu'au bout aux divers monothéismes bibliques (Judaïsme, Christianisme, Islam). La liberté de l'homme reste affirmée, de plus en plus nettement, contre tout ce qui, dans l'Islam, suggère un « fatalisme ».

      L'archi-démon iranien est entouré d'une troupe assez hétéroclite de démons mineurs dont certains portent les noms d'anciennes divinités indiennes, chassé-croisé lexical qui n'a pas encore reçu d'explication pleinement satisfaisante. C'est un des problèmes les plus obscurs de l'histoire des religions. Comment une divinité en vient-elle à se transformer en démon, en antagoniste? On répond souvent: en tant qu'elle est envisagée exclusivement comme relevant d'une communauté étrangère ou hostile dont elle assure le patronage. Mais c'est le fait de cette conversion qui fait apparaître comme étranger et mensonger ce qui naguère était vrai et familier, c'est cela qu'il s'agit d'expliquer. Or on ne sait rien de la séparation des rameaux du tronc indo-iranien et, d'autre part, le dualisme rigide, presque mécanique, des livres rituels et de la théologie tardive de l'Iran n'a pas de véritable équivalent dans l'Inde.

      On notera surtout que le thème de la lutte - théomachie ou gigantomachie - ne se présente pas en Iran comme en Babylonie ou même comme dans l'épopée indienne. C'est qu'il est fondé non point sur une quelconque contrariété - esprit-matière, un-multiple, dieux-démons, ciel-terre, mâle-femelle - mais sur une opposition radicale, sur la division du bien et du mal comme tels. Et sans doute sont-ils représentés par deux Principes personnels et spirituels; il n'en est pas moins vrai que le Mauvais n'est tel que parce qu'il a choisi le mal: même lorsque l'on aura quelque peu oublié ce choix primordial, même lorsqu'un esprit de système assez plat et l'obsession de la magie purificatoire auront « organisé » les deux univers rivaux, même alors, la caractéristique du Malin sera avant tout d'ordre moral. Il est celui qui ment et trompe, qui souille et qui détruit. La notion que l'on se fait de l'activité du malin comme « désordre » et « accident » est d'autant plus pure qu'elle est plus abstraite. L'imagerie manichéenne puisera à des sources plus troubles; il n'est pas impossible que, par elle, nous soit révélé un iranisme populaire dont la trace aurait disparu de la littérature officielle du mazdéisme, telle qu'elle nous est parvenue, c'est-à-dire en lambeaux.

      En méthode comparative les analogies particulières n'ont pas grande portée historique: est significative non pas la présence d'un même élément ici et là, mais la structure dans laquelle il s'intègre. Pour pouvoir dire, par exemple, que le Satan du Livre de Job soit « d'origine » mésopotamienne ou iranienne, il faudrait non seulement résoudre certains problèmes de chronologie, mais encore retrouver chez lui certains traits spécifiques. Or la notion d'un premier rebelle qui s'oppose à Dieu et séduit ses créatures ou les tente est trop courante parmi les peuples les plus divers pour autoriser, à elle seule, des rapprochements historiques, même entre peuples voisins. Le besoin d'expliquer l'intervention du mal dans le monde, oeuvre d'un Dieu bon et tout-puissant, conduit facilement à imaginer d'abord la production d'un premier péché par un premier pécheur, quitte ensuite à expliquer ce « premier », d'ordre créé, par un Premier, plus radicalement primordial, antérieur à la création, pour autant que la notion de création elle-même soit nette. Mais il est normal que la pensée ne se décide que rarement à choisir entre les deux « systèmes »: tout en cherchant au mal substantifié une cause première où se reposer, elle perçoit obscurément et par intermittence que le mal ne saurait jamais revendiquer de priorité ou d'égalité par rapport au bien. Son indécision est sa manière fruste d'affirmer ce qu'elle ne réussit pas à formuler du premier coup et abstraitement, à savoir que le mal n'a pas de cause propre. La personification du Principe mauvais en Iran et les tiraillements de la théologie mazdéenne ne font qu'accuser ce fait. Le monde du mal n'y est le symétrique du monde du bien qu'en apparence et à la faveur d'une systématisation tardive, très superficielle et toute populaire. Le rituel combat « localement » les petits démons impurs, ceux des maladies et des souillures, mais les sages, même dualistes avoués et militants, ne mettent pas en question la suprématie du Bon Dieu.

      La personnalité dont est revêtu le Principe du mal est « héritée » d'une personnalité créée, seconde, celle du Mauvais Esprit, inférieur et postérieur au Dieu créateur. L'anti-dieu manichéen, lui, est plus originel, étant avant tout hylique: il gagne en solidité et en subsistance ce qu'il perd en « spécificité maligne », ce qui ne l'empêchera pas de s'approprier certains traits de l'Ahriman mazdéen. Plus moral dans sa rébellion comme dans son antagonisme, celui-ci cadre mieux, en définitive, avec la conception très pure de la transcendance divine que se fait le Zarathushtra des Gathas: c'est par là avant tout, bien au delà des contacts épisodiques et périphériques entre l'Iran et Israël, que s'affirme sa ressemblance avec le Malin de la Révélation biblique.


      Fribourg

P. DE MENACE O. P.      


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Le prince des ténèbres en son royaume


Puisses-tu me délivrer de ce profond néant,
du gouffre ténébreux qui est tout consomption,
qui n'est rien que tortures, blessures jusqu'à la mort,
et où ni secoureur ni ami ne se trouvent!

Jamais, au grand jamais, le salut ne s'y trouve.
Tout est plein de ténèbres...,
tout est plein de prisons; nulle issue ne s'y trouve,
et l'un blesse de coups tous ceux qui y arrivent.

Aride de sécheresse, brûlé du vent torride,
aucune verdure jamais ne s'y trouve.
Qui m'en délivrera, et de tout ce qui blesse,
et qui me sauvera de l'angoisse infernale?

Et je pleure sur moi: « Que j'en sois délivré,
et des créatures qui se dévorent entre elles!
Et les corps des humains, les oiseaux de l'espace,
et les poissons des mers, les bêtes et les démons,
qui m'en éloignera et me libérera
des Enfers destructeurs sans détour ni issue? »

            Psaume manichéen de Tourfan.


(Fragment T II D 178 (en parthe ou « iranien du nor »). Texte et traduction allemande dans E. WALDSCHMIDT et W. LENTZ. Die Stellung Jesu im Manichäismus (APAW = Abhandlungen der Preussichen Akademie der Wissenschaften, 1926, IV, pp. 112-113). La traduction française ici reproduite est due à M. É. BENVENISTE et a paru dans le numéro du 25 août 1937 de la revue Yggdrasill, p. 9).
      Il y a dans le manichéisme profusion innombrable de démons ou d'entités maléfiques (Archontes, Puissances des Ténèbres, Dèvàn ou Dêvs, Yakshas, Péris, Raksas, Râzân, Mâzandarân, Avortons, etc.) (Sur ces appellations et d'autres dénominations qu'il serait oiseux de rapporter ici, voir, p. ex., les textes publiés par E. WALDSCHMIDT et W. LENTZ (APAW, 1926, IV, p. 101), par F. C. ANDREAS et W. HENNING (SPAW = Sitzungsberichte der Preussischen Akademie der Wissenschaften, 1932, pp. 182-183, pp. 184-186, et 1934, p. 875) ou par W. HENNING (NGGW = Nachrichten von der Gesellschaft der Wissenschaften zu Göttingen, 1932, pp. 215-223, et BSOAS = Bulletin of the School of Oriental and African Studies, XII, 1947, pp. 39-57). Cette engeance infernale ne va cependant sans être répartie entre certaines classes, ni ce foisonnement sans comporter une certaine hiérarchie. De l'ensemble, qu'elle domine, émerge la figure d'un chef, d'un Archidémon qui est en même temps un Anti-dieu et qui, dans les formes les plus simples, sinon les plus primitives, du système, porte le nom sinistre et prestigieux de « Roi » ou de « Prince des Ténèbres ».

      De cette incarnation majeure du Mal, de ce Diable ou, du moins, de cet équivalent du Satan chrétien, la meilleure et la plus compète description est donnée par les Manichéens eux-mêmes aux chapitres XXVII et VI de leurs Képhalaïa, recueil d'entretiens - réels ou supposés - de Mani avec ses disciples découvert en 1931 à Médinet Mâdi, en Égypte, en même temps que d'autres écrits de la secte également traduits en copte subakhmîmique. Comme l'étrangeté de ces textes, l'artifice qui affecte la composition du second d'entre eux, leurs lacunes, l'obscurité de certains de leurs détails risquent de déconcerter le lecteur, je fais suivre leur traduction d'une sorte de commentaire général, qui, si succinct soit-il, suffira, je l'espère, à dissiper la plupart des difficultés, et, à l'aide de traits parallèles ou nouveaux, étoffera le portrait du personnage.


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      Voici d'abord le Képhalaïon XXVII, intitulé « Sur les cinq formes du Prince des Ténèbres » (Manichäische handschriften der staatlichen Museen Berlins. Kephalaia, t. I (Stuttgart, 1935), p. 77, 22-p.79, 12. Pour ce texte comme pour le suivant, tenir compte des corrections ou des lectures nouvelles fournies par les éditeurs en 1936, à la suite de la page 146 de la livraison 5/6, et par A. BÖHLIG, dans ZntW( = Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft), XXXVII, 1938, pp. 13-19. Les points entre crochets indiquent les lacunes du manuscrit.):
      Derechef, comme il était assis au milieu de l'assemblée, l'Apôtre dit à ses disciples: « En ce qui concerne le Prince qui est à la tête de toutes les Puissances des Ténèbres, cinq formes se trouvent en son corps, selon la forme du sceau des cinq créatures qui sont dans les cinq mondes de l'Obscurité. Sa tête a la figure d'un lion issu du monde du Feu; ses ailes et ses épaules ont l'aspect (de celles) d'un aigle, conformément à l'image des fils du Vent; ses mains et ses pieds sont (de) démons, à l'image des fils du monde de la Fumée; son ventre a l'aspect d'un serpent, à l'image des fils du monde des Ténèbres; sa queue, celui du poisson qui appartient au monde des fils de l'Eau. En lui se trouvent ces cinq formes, issues des cinq créatures des cinq mondes des Ténèbres. S'il le veut, il va sur ses deux pieds [...] du monde de la Fumée. Quand il le désire, il [...] quatre [...] par ses mains et ses pieds [...] à la façon des fils du Feu. S'il le veut, il s'élève au moyen de ses ailes à la façon des fils du Vent. S'il le veut, il plonge dans les eaux à la façon des fils de l'Eau. S'il le veut, il rampe sur son ventre à la façon des fils des Ténèbres. Ces cinq formes se trouvent en lui. Il y a encore en lui trois (choses). La première: [...] ses Puissances [...]. La seconde: il [...] ses sortilèges. Le veut-il, il se conjure lui-même et se cache de ses Puissances. S'il lui plaît, il se manifeste à elles et il frappe et tue par sa magie. Sa parole, qu'il émet souvent, il s'en sert comme d'un charme. La troisième (propriété) est que son corps est si solide que [...] toutes les dents et les griffes de ses Puissances ne peuvent le pénétrer. Tous les corps de fer et de cuivre n'auront sur lui aucun pouvoir; ils ne pourront le détruire, car il a été formé et façonné par la pensée insensible (insensée?) de la Matière, la mère des démons et des Esprits mauvais. Il y a encore en lui trois (choses). Lorsqu'il le désire, son feu brûle (?) et tout son corps devient comme [...] du feu. Lorsqu'il le veut, il émet du froid et tout son corps devient glacé comme [...] neige. Troisièmement: quand ses Puissances se tiennent devant lui, il les regarde et remarque ce qui est en leur coeur; à leur visage, il remarque ce qui est en leur coeur, aussi longtemps qu'elles se tiennent devant lui. Se retirent-elles de devant lui et s'éloignent-elles de lui, il ne sait pas ce qui est en leur coeur. En lui, nulle vie; mais sa vie est la bile de la colère, visible (?) sur sa face, et dans sa peur il [...] prison (?) qui est devant lui. - Voici, ne revêtez pas, mes bien-aimés, les formes de ce Prince, la racine de tous les maux qui tuent et le camp de toute abomination. Mais gardez-vous de leur milieu et de leur doctrine maléfique qui habite dans votre corps, afin qu'ils ne se mêlent point à vous, ne corrompent point votre douceur et ne changent point votre vérité en mensonge. Au contraire, devenez zélés et parfaits en présence de l'Esprit de Vérité qui s'est révélé à vous afin que vous [...] coeur, et qu'il vous élèvent vers les Hauteurs, et que vous héritiez la Vie, dans les siècles des siècles. »

      Plus ample, le Képhalaïon VI replace ce portrait au sein d'une galerie infernale et déroule le panorama du Royaume et des provinces du Mal. Il a pour titre: « Sur les cinq « poches » (Ma traduction est très approximative. Le copte emploie le mot grec tamieïa, lui-même sans doute traduit d'un terme syriaque encore indéterminé. Tamieïon signifie proprement « réserve », « grenier », « magasin », « dépôt », « trésor », et aussi « cabinet », « chambre », « demeure ». On le rencontre dans les autres écrits manichéens coptes du Fayoum, où il désigne soit, comme ici, les régions du monde des Ténèbres (Psautier, t. II, p. 9, 17-18 et p. 129, 16), soit la fosse où l'Obscurité sera finalement précipitée (Psautier, t. II, p. 11, 15; cf., peut-être, Homélies, II, p. 41, 17?), soit la résidence du Père des Grandeurs, de la Vie ou de la Lumière (Psautier, t. II, p. 200, I, p. 203, 14-15, p. 210, 20, et cf. p. 208, 11). Dans ce dernier sens, le mot n'est pas étranger au langage proprement chrétien (Cf. Ps. - CHRYSOSTOME, De caemeterio et cruce, P. G. XLIX, 395: ta tamieïa ta basilika). Il s'agit ici en gros des habitations des démons, des recoins du monde infernal d'où ils sont issus, des repaires où ils se tapissent. Compte tenu des témoignages grecs, latins, iraniens et chinois signalés plus loin (p. 151, n. 7) qui parlent de « cavernes » (antra) ou de « gouffres », j'ai cru pouvoir conserver à peu près les nuances de l'expression en la rendant par « poches ».) qui ont jailli hors de la Terre des Ténèbres depuis le commencement, sur les cinq Princes (Archontes), les cinq Esprits, les cinq Corps, les cinq Goûts » (Kephalaia, t. I (Stuttgart, 1935), p. 30, 12-p. 34, 12).

      Derechef l'Illuminateur dit à ses disciples: « Il y a, depuis le commencement, cinq « poches » dans la Terre des Ténèbres. D'elles sont issus les cinq Éléments, cependant que des cinq Éléments les cinq Arbres ont été formés, et des cinq Arbres, à leur tour, les cinq espèces de créatures propres à chaque monde, mâles et femelles. De leur côté, les cinq Mondes ont cinq Rois, cinq Esprits, cinq Corps, cinq Goûts, particuliers à chaque monde, dissemblables les uns des autres.

      Le Roi du monde de la Fumée (est celui ?) [...] qui est sorti de la profondeur, de l'Obscurité, le chef de tout le Mal et de toute perversité. Par lui est advenu le principe de la manchination de la guerre: toutes les batailles, les mêlées, les querelles, les dangers, les ruines, les combats, les luttes athlétiques. C'est lui qui, au commencement, a suscité les périls et la guerre avec ses mondes et ses Puissances. Il a ensuite combattu avec la Lumière, machiné une bataille avec le Royaume d'En-Haut.

      Pour ce qui est du Roi des Ténèbres, il y a cinq formes en lui: sa tête a une figure de lion; ses mains et ses pieds ont une figure de démons et d'esprits mauvais; ses épaules, une figure d'aigle; son ventre, une figure de serpent; sa queue, une figure de poisson. Ces cinq formes - les sceaux de ses cinq Mondes - se trouvent dans le Roi du Royaume des Ténèbres. Il y a encore en lui cinq aspects: le premier est sa noirceur, le second sa puanteur, le troisième sa laideur, le quatrième son amertume - sa propre âme - , le cinquième son ardeur, qui brûle à la façoin d'un morceau (?) de fer fondu au feu. Il y a, en outre, trois choses en lui: la première est son corps qui est dur, d'une extrême solidité, tel que l'a bâti en son insensibilité (dans son coeur insensé?) la Matière, la Pensée de la Mort, qui l'a formé de la nature du Pays des Ténèbres. Ainsi en est-il du corps du Prince des Ténèbres: il est plus dur que tout fer, que l'airain, l'acier et le plomb (?),et il n'y a couteau ni instrument de fer, quel qu'il soit, capable de le [...] et de l'entailler. La Matière, en effet, sa plasmatrice, l'a construit, solide et dur. En second lieu: il frappe et tue par les magies de son verbe. Qu'il invoque ou réponde, tout son langage insensé produit pour lui charmes et sortilèges. Tantôt, lorsqu'il lui plaît, il se conjure lui-même et se dérobe par enchantement aux regards de ses compagnons; tantôt aussi, lorsqu'il lui plaît, il se découvre à ses Puissances et se révèle à elles, en sorte qu'aujourd'hui les sortilèges dont les hommes font usage en ce monde sont les mystères du Roi des Ténèbres. C'est pourquoi, je vous l'ordonne: abstenez-vous toujours des arts magiques et des ensorcellements des Ténèbres, car, qui les apprend, les met en oeuvre et s'en sert, à la fin, là où sera enchaîné le Roi de l'Empire des Ténèbres avec ses Puissances, là aussi sera enchaînée son âme - l'âme de qui - homme ou femme - leur a consacré sa vie et aura passé celle-ci parmi les prestiges de l'Erreur [...]. Troisièmement: le Roi de l'Empire des Ténèbres connaît les propos et le langage de ses cinq Mondes; il saisit tout ce qu'il entend de leur bouche, ce qu'ils se disent les uns aux autres, chacun en son langage. Tout plan qu'ils projettent contre lui, toute perfidie qu'ils trament entre eux pour lui nuire, il les sait. Il connaît aussi les clignotements d'yeux qu'ils échangent en manière de signes. Ses Puissances, au contraire, et ses Archontes, qui lui sont soumis, ne comprennent pas son langage. Tout cela lui est manifeste, mais leur coeur lui demeure caché. Il ignore leur esprit et leur pensée; le principe et la fin (de leurs ruminations) lui échappent: il ne connaît et ne perçoit que ce qui est présent à son regard. Il y a encore une particularité propre au Roi de l'Empire des Ténèbres: veut-il se déplacer, il étire tous ses membres et va; l'idée lui en vient-elle à l'esprit, il contracte ses membres, les ramène à soi et les rassemble (?) et (pelotonné sur lui-même?) s'abat au sol comme une grappe de raisin et une grosse boule de fer. Sa voix est formidable; il est terrible; il répand avec sa voix l'épouvante parmi ses Puissances, car, lorsqu'il parle, il ressemble au tonnerre dans les nuées ou à [...] de la pierre. Quand il vocifère, qu'il [...] et qu'il crie [...], ses Puissances tremblent, vacillent, tombent à ses pieds, ainsi que des oiseaux qui [...] et s'abattent à terre. Mais il n'y a qu'une chose qu'il ne connaît pas: ce qui est loin de lui. Il ne voit pas ce qui est au loin, et ne l'entend pas; mais, ce qui est devant sa face, il le voit, l'entend, le sait. Ces signes et ces marques mauvaises sont propres au Chef des démons et des Esprits malins, au Roi de toutes les montagnes de l'Obscurité [...], lui que la Terre des Ténèbres a engendré et mis au jour dans sa stupidité (son insensibilité), dans sa méchanceté, dans sa colère [...] plus que tous les Princes (les Archontes), ses compagnons, qui habitent tous ses mondes.

      L'or est le corps du Roi de l'Empire des Ténèbres; le corps de toutes les Puissances qui appartiennent au Monde de la Fumée est or. Mais le goût de ses fruits est le salé. L'esprit du Roi de l'Empire des Ténèbres est celui qui règne aujourd'hui dans les Principautés et les Puissances de la terre et du monde entier, j'entends: ceux qui dominent toute la création, humiliant les hommes sous leur tyrannie, au gré de leur coeur.

      De son côté, le Roi des mondes du Feu a une figure de lion, le premier de tous les fauves. L'airain est son corps; le corps de tous les Archontes qui appartiennent au (monde du) Feu est airain. Leur goût est la saveur aigre qui est en toute forme (sous toutes ses formes ?). Quant à l'esprit du Roi des choses qui appartiennent au Monde du Feu, c'est celui qui domine chez les Supérieurs et les Chefs soumis aux ordres des Principautés, des Puissances et des Rois du monde. C'est aussi un esprit (issu) de lui qui se trouve dans ces fausses religions qui vénèrent le feu, en offrant au feu un sacrifice.

A son tour, le Roi des mondes du Vent a une figure d'aigle. Son corps est le fer; également, le corps de tous ceux qui appartiennent au Vent est le fer. Leur goût est la saveur âcre qui est en toute forme (sous toutes ses formes?). Son esprit est celui de l'idolâtrie des Esprits de l'Erreur qui habitent tout temple, les demeures des idoles, les lieux de culte, les statues et les images, les sanctuaires, (?) de l'Erreur du monde.

      Le Roi du Monde de l'Eau a, lui, une figure de poissons. Son corps est l'argent; d'argent est le corps de tous les Archontes qui appartiennent à l'Eau. Le goût de leurs fruits est la douceur (la fadeur?) de l'eau, la saveur douce (fade ?) qui est en toute forme (sous toutes ses formes ?). L'esprit du Roi des Archontes de l'Eau est celui qui règne aujourd'hui dans les sectes de l'Erreur, (chez ceux) qui bptisent avec les eaux, mettent dans le baptême d'eau leur espoir et leur foi.

      Quant au Roi du Monde des Ténèbres, il est un serpent (dragon). Son corps est le plomb et l'étain; tous les Archontes qui appartiennent au Monde des Ténèbres, leur corps, à eux aussi, est de plomb et d'étain. Cependant le goût de leurs fruits est l'amertume. Et l'esprit qui règne en eux est l'esprit qui, jusqu'aujourd'hui, parle dans les voyants, rendant des oracles, dans les devins de tout acabit, dans les possédés et les autres esprits qui prolifèrent des oracles, de quelque sorte qu'ils soient.

      C'est pourquoi, je vous le dis, à vous, mes frères et mes membres, Croyants parfaits, saints Élus: Ramenez à vous votre coeur, et tenez-vous loin des cinq servitudes des cinq Esprits ténébreux. Abandonnez le service de leurs cinq corps. Ne cheminez pas selon leurs voies, afin d'achapper aux chaînes et au châtiment qui sera le leur pour l'éternité ».


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      A ces deux textes manichéens, transmis en copte, il faut en joindre un autre, cette fois rédigé en araméen oriental et tiré d'un des livres sacrés d'une secte distincte, le Ginzà ou « Trésor » des Mandéens, gnostiques baptistes de Basse-Babylonie dont les communautés subsistent encore en Iraq et en Iran et qui, au cours des temps, ont eu avec les Manichéens des rapports effectifs, mais mal débrouillés ou interprétés par les savants modernes en des sens différents (Est-ce auprès d'un groupement de cette sorte que Mani lui-même a passé une partie de sa jeunesse? Comment expliquer l'identité des mythes, des entités, du vocabulaire, que nous trouvons ici et là? Malgré l'hostilité que les uns n'ont cessé d'afficher à l'égard des autres, y a-t-il eu emprunt des Manichéens aux Mandéens, ou inversement? Ont-ils, au contraire, les uns et les autres, puisé indépendamment à un même vieux fonds babylonien? Etc.) (les réponses des critiques à ces questions peuvent en gros se répartir ainsi: pour les uns, le manichéisme s'explique par le mandéisme (G. P. WETTER, phös, Uppsala Leipzig, 1915, pp. 106-120; I. CHEFFBLOWITZ, Die Entstehung der manichäischen Religon, Giessen, 1922, et Is Manichaeism an Iranic Religion? Dans Asia Major, I, 1924, pp. 460-490); pour d'autres, le mandéisme est postérieur au manichéisme et en dépend en partie (F. C. BURKITT, dans l'édition posthume de C. W. MITCHELL, S. Ephraim's Prose Refutations of Mani, Marcion, and Bardaisan, vol. II, London-Oxford, 1921, p. CXLI, et The Madaeans, dans Journal of Theological Studies, XXIX, 1928, pp. 225-235); quelques-uns admettent que certains éléments doctrinaux et certains textes du manichéisme ont été utilisés par les compilateurs des écrits mandéens ou par les fondateurs de la secte mandéenne (H. POGNON, Inscriptions mnadaïtes des coupes de Khouabir, Paris, 1898, pp. 252-258; A. LOISY, Le mandéisme et les origines chrétiennes, Paris, 1934, pp. 92-99); d'autres, enfin, supposent que mandéisme et manichéisme s'inspirent, chacun de son côté, d'une même source, babylonnienne ou iranienne (K. KESSLER, Mani, Berlin, 1889, pp. XIV-XV, pp. 71-73, et art. « Manichäismus » dans Realencyclopädie für protestantische Theologie und Kirche, 3è éd., t. XX, Leipzig, 1903, p. 183, 8-32; W. BRANDT, Die mandäische Religion, Utrecht, 1889, pp. 198-199, Mandäische Scriften, Göttingen, 1893, pp. 223-228 (à la réserve de certains cas), art. « Mandaeans » dans Encyclopaedia of Religion and Ethics, vol. VIII, p. 585b, Die Mandäer, dans Verhandeligen der Kominklijke Akademie van Wetenschappen te Amsterdam, Afdeeling Letterkunde, Nieeuwe Reeks, WVI, 3, Amsterdam, 1915, p. 31; R; REITZENSTEIN, Das mandäische Buch des Herrn der Grösse und die Evangelien-Ueberlieferun, dans Sitzungsberichte der Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Phil.-hist. Klasse, IX, 12, Leipzig, 1919, p. 254, et Die Vorgeschichte der christlichen Taufe, Leipzig-Berlin, 1929, p. 87 et n. 1). C'est à cette dernière position que s'est récemment rallié M. GEO WIDENGREN, notamment dans son livre Mesopotamien Elements in Manichaeism. Studies in Manichaean, Mandaean, and Syrian-Gnostic Religion, Uppsala-Leipzig, 1946, où il rattache en particulier (pp. 31-32) la description du Prince des Ténèbres donnée par les textes manichéens et mandéens ici mentionnés aux anciennes représentations mésopotamiennes du Dragon.) Le passage suivant offre, en tous cas, trop de ressemblance avec nos Képhalaïa pour n'être pas traduit à son tour.

Ginzà de Droite, XII, 6 [278]-[282]:



Texte dans H. PETERMAN, Thesaurus s. Liber magnus vulgo « Liber Adami » appellatus opus Mandaeorum summi ponderis (Leipzig, 1867), I, pp. 278-282. Traduction allemande et commentaire de Th. NÖLDEKE dans Aufsätze zur Kultur- und Sprachgeschchte (Festschrift für Ernst Kuhn), 1916, pp. 131-138; nouvelle traduction allemande annotée de M. LIDZBARSKI, Ginzà. Der Schatz oder das grosse Buch des Mandäer, Göttingen-Leipzig, 1925, pp. 277-279).

            Au nom de la Grande Vie!

      Hommes véridiques et croyants, voyants, êtres à part, je vous le crie, vous l'enseigne, vous le dis: Séparez-vous du monde de la défectuosité, qui est plein d'agitation et d'erreur!

      Je vous ai d'abord instruit sur le Roi de Lumière, qui est en toute éternité glorifié. Je vous ai parlé des mondes bénis de la Lumière, qui sont immortels, sur les Uthras, Jourdains et Skïnàs, qui sont merveilleux et resplendissants. Je veux maintenant vous parler des mondes des Ténèbres et de leur contenu, qui sont, eux, laids et terribles et dont l'aspect est tortueux.

      En dehors de la Terre de Lumière, vers le bas, en dehors de la terre Tibil, vers le Sud, se trouve la Terre des Ténèbres. Elle est d'une forme tout autre que la Terre de Lumière, d'une forme toute dissemblable, car elles diffèrent l'une de l'autre en toute propriété et sous tout aspect. L'Obscurité existe dans sa propre nature mauvaise: hurlantes ténèbres, opacité solitaire, elle ne connaît ni principe ni fin. (Cependant, le Roi de Lumière connaît et comprend le principe et la fin. Il savait et connaissait que le Malin est là; il ne voulait pourtant lui faire aucun mal, conformément à la parole: « Ne fais aucun mal au Malin, à l'Adversaire, jusqu'à ce que lui-même ait fait du mal ».) Sa mauvaise nature subsiste depuis le commencement et en toute éternité.

      Les mondes des Ténèbres sont étendus et infinis. L'on disait: « Vaste et profonde est la demeure des Mauvais, dont les peuples n'ont montré aucune fidélité au lieu où leur séjour est infini, dont c'est là l'empire propre. La terre en est une eau noire, la partie haute une obscurité opaque ».

      De l'eau noire le Roi des Ténèbres fut, de par sa propre nature mauvaise, formé et surgit. Il devint grand, fort et puissant. Il évoqua (créa) et propagea des milliers et des milliers d'espèces à l'infini, des myriades et des myriades d'horribles créatures sans nombre. Et les Ténèbres s'agrandirent et se grossirent de ces Démons, Dëws, Génies (Seden), Esprits, Hmurthäs, Liliths, Esprits des temples et des chapelles (Èkurs, Parakkë), Faux Dieux, Archontes, Anges (Malakkë), Vampires, Kobols, Génies maléfiques, Démons de l'opoplexie, Diables, Esprits des lacs et des noeuds, Satans
(Sur tous ces noms et leur signification probable, cf. M. LIDZBARSKI, Uthra und Malakha, dans Orientalische Studien Theodor Nöldeke zum siebzigsten Geburtstag gewidmet (Giessen, 1906), I, p. 541 et les notes.) , toutes les hideuses formes des Ténèbres de toute sorte et de tout genre, petits mâles et petites femelles issus des Ténèbres: sombres, noirs, balourds, indociles, colériques, rageurs, venimeux, prompts à la révolte (amers ?), insensés, fétides, épouvantables, sales et puants. Certains d'entre eux sont muets, sourds, bouchés, obtus, bégayeurs, sans ouïe, muets, sourds, égarés, ignorants; tels autres, hardis, fougueux, puissants, énergiques, emportés, lascifs, enfants du sang, de la flamme attisée et du feu dévorant; tels autres, magiciens, faussaires, menteurs, trompeurs, larrons, artificieux, conjurateurs, sorciers (« Chaldéens »), devins. Ils sont maîtres en toutes perversités, instigateurs du mal; ils commettent le meurtre et font couler le sang sans compassion ni pitié. Ils sont artisans de toutes les oeuvres laides, connaissent des langues sans nombre et comprennent ce qui tombe sous leur regard.

      Il y en a de toutes sortes. Certains rampent sur le ventre; d'autres glissent furtivement dans l'eau; certains volent; d'autres ont plusieurs pieds comme les vers de terre; d'autres portent des centaines de [...]. Ils ont molaires et incisives en leur bouche. Le goût de leurs arbres est poison et fiel, leur saveur pétrole et goudron.

      Ce Roi des Ténèbres a revêtu toutes les formes des enfants du monde: sa tête est celle d'un lion, son corps celui d'un serpent, ses ailes celles d'un aigle, ses flancs ceux d'une tortue, ses mains et ses pieds ceux d'un Démon. Il va, rampe, glisse, marche, est plein d'audace, menace, rugit, siffle, clignote des yeux, émet des sons flûtés. Il connaît toutes les langues du monde. Cependant, il a l'esprit obtus et confus; ses pensées sont embarrassées, et il ne connaît ni le principe ni la fin (ni les initiatives ni les buts). Il sait néanmoins ce qui se passe dans tous les mondes. Il est de multiples sortes. Il est plus grand que tous ses mondes; il est plus puissant et plus vaste qu'eux tous, plus fort que toutes ses créatures et plus vigoureux qu'elles. Quand il lui plaît, il se cache à leurs yeux, de façon à n'en être point vu, mais il sait ce qui se passe dans le coeur de qui se tient devant lui. Les engeances (démoniaques) s'enfuient-elles de lui, il les rappelle de la voix; les Dëws, qu'il désire, il les fait revenir et les place devant lui. A son gré, il dilate son corps; à son gré, il se fait petit. Il ramasse ses membres et les étire à nouveau, et il tient de l'homme comme de la femme. Il perçoit tous les secrets. Sa colère s'exprime par cents moyens ou effets: voix, parole, souffle, haleine, oeil, bouche, main, pied, force, fiel, fureur, discours, peur, angoisse, tressaillement, tremblement, rugissements; alors tous les mondes des Ténèbres sont plongés dans l'épouvante. Son apparence est horrible, son corps fétide, sa face distorse. L'épaisseur des lèvres de sa bouche mesure mille quatre cent quarante-quatre mille milles. Au souffle de sa bouche le fer entre en fusion, et le roc est par son haleine échauffé. Lève-t-il les yeux, les montagnes s'ébranlent; au murmure de ses lèvres les plaines sont secouées.

      Il médita en son for intérieur, délibéra en son coeur insensé, réfléchit en son esprit rusé. Il monta alors et contempla les mondes des Ténèbres, étendus à l'infini. Il en prit de l'orgueil, s'éleva au-dessus d'eux tous et dit: « Y a-t-il quelqu'un qui soit plus grand que moi? Y a-t-il quelqu'un qui me dépasse? Y a-t-il quelqu'un qui soit plus grand que moi, plus vaste et plus parfait que tous (ces) mondes? Y a-t-il quelqu'un dont les montagnes soient la nourriture, dans le ventre de qui nul sang ne se trouve? Y en aurait-il un qui fût plus fort que moi, je veux me dresser contre lui pour le combattre, me dresser pour le combattre et voir d'où sa force est venue »...


      Suivent la vision des mondes de la Lumière et le début du récit de l'attaque tentée contre ceux-ci par le Roi des Ténèbres.


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      Ces trois morceaux ont entre eux des rapports évidents, déjà, au reste, reconnus par les critiques et qu'il n'y a pas lieu ici de s'attarder à analyser.

      L'auteur mandéen s'est visiblement inspiré des descriptions manichéennes. La gaucherie de sa compilation, les bévues de détail qu'il a çà et là commises suffisent à prouver sa dépendance vis-à-vis de telles sources et à exclure l'hypothèse inverse d'un emprunt du manichéisme au mandéisme. S'il copie certains traits, il les intègre maladroitement à la trame de son récit, au point de les rendre incompréhensibles ou pus que vagues: que signifient les « arbres » des démons ou le « goût » de ces arbres, « les formes des enfants du monde » ou « toutes les langues du monde », ou les phrases: « Il (le Roi des Ténèbres) ne connaît ni le principe ni la fin », « Il sait néanmoins ce qui se passe dans tous les mondes. Il est de multiples sortes »? Ces allusions, ces détails rapportés abruptement et comme au hasard s'éclairent, au contraire, immédiatement à la lumière des contextes manichéens d'où ils ont été détachés. Des passages ont été à peu près littéralement reproduits, mais le sens en a été quelquefois forcé ou mal saisi (la capacité que le Diable mandéen a, comme son prototype manichéen, de connaître « ce qui se passe dans le coeur de qui se tient devant lui » tend à se transformer en omniscience: cet esprit pourtant obtus « perçoit tous les secrets », « sait ce qui advient dans tous les mondes »; le résumé passe rapidement, sans les bien comprendre, semble-t-il, sur les restrictions apportées par les Képhalaïa aux facultés de connaissance du Prince des Ténèbres). Ailleurs, le plagiaire s'est contenté de substituer gratuitement un détail à un autre (les flancs de tortue du Roi de l'Obscurité) ou il a amplifié telle ou telle donnée de sa source, la diluant et la noyant dans les flots de son imagination (énumération des diverses sortes de démons et de leurs caractères; descriptions des mouvements, de la mimique, de la colère du Diable; sans doute, ce qui est dit de la fusion du fer au souffle de la bouche du monstre ou, plus loin, de l'absence de tout sang dans le ventre de celui-ci). Étoffant ici, condensant là, brodant et simplifiant tout l'ensemble, il n'a pu aboutir qu'à composer un tableau chaotique dont la confusion fait un vif contraste avec la rigidité systématique et toute scolastique de son modèle, tout entier bâti, au contraire, sur des distinctions, des symétries, des correspondances formelles et divisé en sections successives, elles-mêmes mécaniquement ordonnées en la suite de leur détail. En particulier, les lignes de l'original ont été brouillées du fait que le compilateur mandéen a, au petit bonheur, mis au compte de la masse des démons tel trait qui, dans les textes manichéens, se rapportait en propre au Roi des Ténèbres, et inversement. Ainsi a-t-il transféré aux génies malfaisants les pouvoirs magiques ou divinatoires, la connaissance de langues innombrables et la compréhension de l'objet présent, le fiel, ailleurs réservés au Grand Archonte, ou, au contraire, a-t-il doté celui-ci des clignotements d'yeux donnés par le Képhalaïon VI comme constituant les signes de reconnaissance et le langage muet des Puissances des cinq mondes infernaux. Abrégeons une confrontation dont les résultats ne sauraient être douteux: le sixième morceau du livre XII du Ginzà n'est qu'une adaptation maladroite et peu originale du texte même de nos deux Chapitres. Plus généralement, d'ailleurs, l'épisode qu'il narre (le prélude de l'attaque contre le Royaume de la Lumière et les débuts de l'assaut lui-même) est, dans son ensemble, calqué sur le mythe mandéen de l'invasion du monde lumineux par les forces de l'Obscurité, et la couche rédactionnelle à quoi appartient le traité est, parmi celles que l'on s'accorde à distinguer au sein de la littérature mandéenne, la couche dite « du Roi de Lumière », en raison de l'intervention de ce personnage, c'est-à-dire relève d'un état évolué et postérieur au système où le manichéisme a laissé par endroits les marques incontestables de son influence. (Cf., entre autres, les remarques de V. SCHOU PEDERSEN, Le mandéisme et les origines chrétiennes, dans Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses, XVII, 1937, p. 383).

      Quels rapports, d'un autre côté, établir entre les deux textes manichéens? Le lecteur n'a pas pu ne pas être frappé par le parallélisme du Képhalaïon XXVII tout entier et du développement consacré par le Képhalaïon VI (exactement, dans l'édition allemande, de la ligne 33 de la page 30 à la ligne 1 de la page 33) au Roi des Ténèbres, et, en outre, par l'impression de confusion ou d'incohérence que laisse l'insertion à cet endroit d'un tel développement; non seulement l'étendue donnée à celui-ci paraît disproportionnée eu égard à la longueur des notices qui concernent respectivement le Roi de la Fumée, le Roi du Feu, le Roi du Vent, le Roi de l'Eau et l'Archonte distinct nommé cependant lui aussi « le Roi des Ténèbres », mais encore il est peu naturel de rencontrer cette peinture de l'Archidémon à la suite de l'esquisse, amorcée p. 30, 25-33, du portrait du Roi de la fumée, et de la voir s'achever, aux lignes 2-8 de la page 33, sur quelques traits (son corps est d'or, son goût est le salé, etc.) qui, étant donné le contexte et la structure symétrique des notices relatives aux quatre autres Archontes, sembleraient devoir revenir à nouveau au Roi de la Fumée. Le développement fait donc figure de pièce rapportée et malhabilement encastrée dans un contexte qui primitivement ne la comportait pas. En d'autres termes, tout se passe comme si le rédacteur avait interpolé la version originale du Képhalaïon VI en y insérant en bloc, en comme en coin, le texte du Képhalaïon XXVII ou - puisque le parallélisme des deux morceaux ne va pas sans quelques différences - un texte analogue à celui de notre Képhalaïon XXVII. L'addition a de la sorte rompu l'ordonnance et l'équilibre du sixième Chapitre, dont la composition originellement très simple et toute mécanique, fondée qu'elle était sur la description successive, et répartie en parts égales, des cinq Rois des mondes infernaux (de la Fumée, p. 30, 25-33 et p. 33, 2-4, peut être aussi 4-8; du Feu, p. 33, 9-17; du Vent, p. 33, 18-24; de l'Eau, p. 33, 25-32; des Ténèbres au sens restreint, p. 33, 33-p. 34, 5), s'est trouvée, au beau milieu de la section réservée au premier de ces Rois, compliquée d'une excroissance parasitaire et grevée d'une double ambiguïté: le nouveau Roi des Ténèbres ainsi introduit ne risque-t-il pas d'être confondu avec son homonyme, l'Archonte du cinquième Monde? Est-il identique au Roi de la Fumée ou distinct de lui et supérieur à lui comme aux quatre autres Princes? Nous aurons à revenir plus loin sur ces difficultés qui ne tiennent pas uniquement à un artifice de rédaction, mais demeurent inhérentes à la nature même du Prince des Ténèbres tel que le manichéisme le conçoit. Il reste, en effet, à expliquer le motif qui a incité le remanieur du Képhalaïon VI à amalgamer sans toutefois les confondre tout à fait, les descriptions du Roi du monde de la Fumée et du Roi de l'Empire des Ténèbres. Mais, pour l'instant, ce que l'on vient de dire suffit, je pense, à éclairer le principal des relations qui unissent étroitement l'un à l'autre de nos deux Chapitres. (Voir A. BOEHLIG, Eine Bemerkung zur Beurteilung der Kaphalaia, dans ZntW, XXXVII, 1938, pp. 13-19).


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      Il y a plus d'intérêt, tous ces points une fois fixés, à tenter de dégager le sens profond des trois morceaux traduits - ou plutôt puisque l'essentiel du troisième s'y ramène, des deux premiers - en soumettant à une analyse d'ensemble la figure du Diable manichéen. Question dès l'abord difficile, le manichéisme étant un système susceptible d'être formulé soit en termes conceptuels ou abstraits, soit en termes mythiques, et cette transcription sur le plan du mythe pouvant revêtir des formes différentes selon que l'on a affaire ou à l'une des expressions primitives du système ou à telle ou telle de ses adaptations postérieures, ajustées au vocabulaire et aux croyances de tel ou tel pays de mission. (Cf. le mémoire fondamental de H. H. SCHAEDER, Urform und Fortbildugen des manichäischen Systems, dans Vorträge der Bibliothek Warbung, 1924-1925 (Leipzig-Berlin, 1927), pp. 65-157) D'un registre à l'autre, la même entité se retrouve, fondamentalement, sous des noms divers, mais les équivalences sont loin de correspondre à une identité rigoureuse. Des décalages se produisent, qui affectent d'un certain flottement les rapports réciproques de tel concept et de tel personnage chargé d'en être la traduction mythologique, ou, si l'on passe d'un terrain de propagande à un autre, de telle hypostase mythique et de telle autre qui est cependant censée lui répondre. Ainsi, pour le Prince des Ténèbres.

      Le dualisme manichéen repose, on le sait, sur l'opposition absolue de deux Substances, Natures ou Racines, de deux Principes l'un et l'autre incréés et infinis, par conséquent coéternels et égaux, en tout incompatibles: le Bien et le Mal, Dieu et la Matière. Mais, en raison du type de pensée dont il relève, et quelles qu'aient été là-dessus les prétentions de son fondateur, le manichéisme n'est jamais parvenu à maintenir cette opposition sur le plan strictement rationnel ni à en saisir et à en formuler les termes sous forme de purs concepts. Les deux Principes sont tout aussi fondamentalement désignés comme Lumière et Ténèbres et imaginés à la façon de forces dont la direction définit la nature, de masses physiques, étendues et extensibles, dont l'expansion détermine le champ. Ainsi, tandis que le Bien va toujours vers le Haut, s'étendant à l'infini en direction du Nord, de l'Est et de l'Ouest, le Mal, au contraire, ou la Matière, qui est en son fond pur mouvement incoordonné ou désordonné, (Sur cette conception de la Matière, dont l'intérêt est, on le verra, capital, ALEXANDRE DE LYCOPOLIS, Contra Manichaei opiniones 2, p. 5, 8, éd. Brinkmann, et 6, p. 10, 5 et 24. Cf. SÉRAPION DE THMUIS, adv. Manichaeos, XXXI, 8-9, p. 47, éd. Casez, et TITUS DE BOSTRA, adv. Manich. I, 15-20 et 27. L'expression de « mouvement désordonné » (ataktos kinêsis) employée par ALEXANDE DE LYCOPOLIS (cf. déjà PLATON, Timée 30A, et HERMOGÈNE, dans HIPPOLYTE, Elenchos VIII, 4, 17) est confirmée par SHAHRASTANI (Religionspartheien, I, p. 286, trad. Haarbrücker) et par le fragment de Tourfan M 33 (dans SPAW, 1934, p. 876).), tend vers le Bas et n'a d'extension illimitée et libre qu'en direction du Sud, ces deux expansions infinies, l'une en trois directions, l'autre en une seule, se bloquant réciproquement à leur rencontre, ce qui fait que la masse lumineuse est finie par le bas et la masse ténébreuse par le haut, où elle est enfoncée « comme un coin » dans la Lumière qui l'enserre de trois côtés. (Sur tous ces points, on trouvera les principales références dans F. C. BAUR, Das manichäische Religionssystem (Tübingen, 1831), pp. 26-28, ou dans P. ALFARIC, L'évolution intellectuelle de saint Augustin (Paris, 1918), pp. 98-99. L'image du « coin » est due à saint Augustin, c. Faustum IV, 2, p. 271, 2-3, éd. Zycha: quasi non ita terram luminis describatis ex una porte a terra gentis tenebrarum, tanquam cuneo coartato discissam. Cette théorie de l'illimitation et de la limitation relative du monde lumineux et du monde obscur est, dans l'ensemble, à rapprocher de certaines théories mazdéennes (cf. H. S. NYBERG, dans Journal Asiatique, CCXIV, 1929, p. 209, et CCXIX, 1931, p. 226).). Pensons à deux gaz dont l'un, poussé par un dynamisme immanent et incohérent, en arrivera, à un point fortuit de sa dilatation, à rejoindre l'autre et s'efforcera de l'envahir, de le pénétrer toujours plus avant afin de se combiner de plus en plus indissolublement à lui et de l'absorber entièrement en soi. De même, dans l'épisode initial du mythe manichéen, l'Obscurité, à la suite d'une accumulation casuelle d'agitations chaotiques et de révolutions intestines, se haussera jusqu'à la limite supérieure de son Empire et, séduite par la splendeur du Royaume de la Lumière ainsi entrevue, attaquera celui-ci, puis, l'ayant vaincu, engloutira en elle une partie de la substance divine, provoquant de la sorte le mélange des deux Natures originellement séparées. Ou encore, en empruntant l'analogie au manichéisme lui-même (Cf. le traité manichéen chinois traduit par E. CHAVANNES et P. PELLIOT dans Journal Asiatique, nov. -déc. 1911, pp. 546-548), et puisqu'aussi bien l'essence de la Matière est pour lui l'appétit déréglé et brutal de la concupiscence tout autant qu'un mouvement physique désordonné, comparons la Lumière à la conscience claire et les Ténèbres au désir refoulé qui se développe librement dans la nuit de l'inconscient ou d'une demi-conscience: le désir, en se dilatant, affleure à la conscience dont il rompt brutalement, avec la barrière qui lui était opposée, la sérénité et l'équilibre; une bouffée obscure de Mal tend à envahir et à occuper, en l'absorbant de plus en plus, le champ de la pensée lucide. Tel, dans le microcosme, le mécanisme de la tentation et - selon qu'il y a adhésion ou non - du péché; tel, dans le macrocosme, le déploiement progressif des forces des Ténèbres.

      L'idée que le manichéisme se fait de la Matière est cependant l'objet d'autres transpositions mythiques, et sur un registre cette fois plus statique. L'Obscurité est également imaginée sous les espèces d'un Arbre - l'Arbre Muavais ou de Mort dressé en face de l'Arbre Bon ou de Vie - (Cf. THÉODORET, Haer. Fab. Comp. I, 26 (P. G. LXXXIII, 378B) et, surtout le document manichéen cité par Sévère d'Antioche dans sa CXXIIIè Homélie (M. -A KUGENER et Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, II, Bruxelles, 1912, p. 96, pp. 102-105, et babylonniennes (cf. KUGENER-CUMONT, op. cit., p. 164); mais elle provient au premier chef d'un interprétation mythique et dualiste - sans doute empruntée en partie à Marcion - de la parabole évangélique du « bon arbre » et du « mauvais arbre » (Matth. VII, 17-19, Luc VI, 43-44; ajouter également Matth. III, 10, XII, 33 et XV, 13). Le point est définitivement prouvé par Kephal. II (t. I, p. 16, 32-p.23, 13).) ou sous la forme d'un espace relativement stable qui s'étale et s'étage au Sud de la Région occupée par la Lumière et dont la topographie et les divisions peuvent être établies. (Sur la disposition et la composition des deux mondes de la Lumière et des Ténèbres, je revoie, pour simplifier, aux textes de Théodore bar Könaï (traduits notamment en commentés par Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, Bruxelles, 1908, pp. 7-13), d'Ibn an-Nadïm (traduits et annotés par G. FLÜGEL, Mani, Leipzig, 1862, pp. 86-88, pp. 93-94, pp. 177-208, pp. 271-278) et saint Augustin (signalés et exploités, conjointement avec les témoignages d'autres auteurs, par P. ALFARIC, op. cit., pp. 96-101). Exposés d'ensemble dans H. J. POLOTSK, Abriss des manichäischen Systems (= PAULY-WISSOWA, Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, Supplementband VI), Stuttgart, 1934, col. 249, 14-254, 47, ou dans H. JONAS, Gnosis und spätantiker Geist, I (Göttingen, 1934), pp. 287-293). C'est une terre immense en longueur et en profondeur, noire et pestilentielle, antithèse parfaite de la Terre resplendissante, parfumée et bienheureuse qui la surplombe à des hauteurs infinies; un Enfer, en somme, la réplique infernale d'un Paradis. (C'est la tenebrarum terra, la terra pestifera, opposée par l'Épître du Fondement à la lucida et beata terra (S. AUGUSTIN, c. Epist Fundam. 15, p. 212, 10, 28, p. 229, 3-4, et 13, p. 209, 27, éd. Zycha), la « Terre Noire » ou « Ténébreuse » (tär zamïq) des textes de Tourfan (M 98, édité par F. W. K. MÜLLER, dans APAW, 1904, IX, p. 40, et par A. V. W. JACKSON, Researches in Manichaeism, New-York, 1932, p. 32). Cf. Théodore bar Könaï, dans Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, p. 11: « Le Roi des Ténèbres réside dans sa terre ténébreuse ».) En voici, due à un écrit manichéen que cite Ibn an-Nadïm, (Fihrist, p. 94, trad. FLÜGEL. Autre traduction dans K. KESSLER, Mani, Berlin, 1889, pp. 397-398.) une description moins sommaire:

      « La Terre des Ténèbres, enseigne Mani, est coupée de gouffres profonds, d'abîmes, de fosses, de fondrières, de digues, de marécages, d'étangs, d'étendues de terre divisées et ramifiées en longs espaces pleins d'épaisses forêts, de sources d'où, de pays en pays et de digue en digue, s'exhale une fumée, d'où, au loin, de pays en pays, s'élèvent du feu et des ténèbres. L'une de ces parties est plus haute que l'autre, l'autre plus basse. La fumée qui en sort est le poison de la Mort. Elle monte d'une source dont le fond est de vase trouble, recouverte de poussière, réceptacle des éléments du Feu, des lourds et sombres éléments du Vent, des éléments de l'Eau épaisse. »

      Cette terre accidentée, crevassée de poches fangeuses et - à suivre aussi un détail du Képhalaïon VI (p. 32, 32) - bossuée de montagnes, ce grand espace désolé parcouru d'exhalaisons empoisonnées et où, dans une brume perpétuelle, parmi les horreurs des gouffres béants et des profondeurs sylvestres, miroite l'éclat sinistre des marais, (Cf. la description analogue du « palais des Démons » dans l'Hymnaire chinois de Londres, str. 20-23 (APAW, 1926, IV, p. 101, ou BSOAS, XI, 1943, p. 177.) se divise en cinq « membres », en cinq régions superposées. Ces cinq « mondes » (syr. àlmïn; gr. et copte kosmoï), qui, ici encore, répondent, en antithèse symétrique, aux cinq « membres » ou « demeures » (syr. s'khïnàthà) du Pays de la Lumière (l'Intelligence, la Raison, la Pensée, la Réflexion, la Volonté) ou, plus spécialement, aux cinq parties de la Terre Lumineuse (l'Éther ou l'Air, le Vent, la Lumière, l'Eau, le Feu), sont, en descendant du plus haut au plus bas: 1. le monde de la Fumée; 2. le monde du Feu; 3. le monde du Vent; 4. le monde de l'Eau; 5. le monde des Ténèbres, au sens restreint. (Quelques-uns de ces cinq éléments se présentent dans les sources arabes sous une forme un peu différente. Sur la question, voir, par ex., É. CHAVANNES et P. PELLIOT, dans Journal Asiatique, nov.-déc. 1911, p. 511, n. 2, ou H. J. POLOTSKY, Abriss, col. 249, 59-66. Cinq éléments mauvais (l'eau trouble, opposée à l'eau vivante; l'obscurité opaque, opposée à la lumière brillante; le vent violent, opposé au vent agréable; le feu destructeur, opposé au feu vivant; le corps de néant, opposé à l'âme, au pur Mânâ), dans un écrit du Livre mandéen de Jean (p. 56, trad. LIDZBARSKI). ) C'est l'énumération même du second des documents d'où nous sommes partis. On la retrouve ailleurs, notamment dans les textes suivants, cités, le premier par saint Augustin d'après l'Épître du Fondement de Mani lui-même, l'autre par un écrivain syriaque, Théodore bar Könaï, d'après quelques écrits de la secte:

      Iuxta unam uero partem ac latus inlustris illius ac sanctae terrae (la Terre de la Lumière) erat tenebrarum terra profunda et immensa magnitudine, in qua habitabant ignea corpora, genera scilicet pestifera. Hic infinitae tenebrae ex eadem manantes natura inaestimabiles cum propiis fetibus; ultra quas erant aquae caenosae ac turbidae cum suis inhabitatoribus; quarum interius uenti horribiles ac uehementes cum suo principe et genetoribus. Rursum regio ignea et corruptibilis com suis docibus et nationibus. Pari more introrsum gens caliginis ac fumi plena, in qua morabatur immanis pricepts omnium et dux habens circa se innumerabiles principes, quorum omnium ipse erat mens atque origo: haeque fuerunt naturae quinque terrae pestiferae. (S. AUGUSTIN, c. Epist. Fundam. 15, p. 212, 9-22, éd. Zycha).

      « Le Roi des Ténèbres réside dans sa terre ténébreuse, dans ses cinq mondes: le monde de la Fumée, le monde du Feu, le monde du Vent, le monde des Eaux, le monde des Ténèbres. » (THÉODORE BER KÖNAÏ, Scholies XI, dans Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, p. 11, n. 4.)

      A quoi s'ajoutent les témoignages de saint Augustin:

      Haec dixi, ut, si fieri potest, tandem dicere desinatis malum esse terram per immensum profundam et longam; malum esse mentem per terram uagantem; malum esse quinque antra elementorum, aliud tenebris, aliud aquis, aliud uentis, aliud igni, aliud fumo plenum. (De moribus eccl. Cathol. Et de moribus Manichaeorum II, IX, 14 (P. L. XXXII, 1351).)

      Quinque enim elementa, quae genuerunt principes proprios, genti tribuunt (sc. Manichaei) tenebrarum, eaque elementa his nominibus nuncupant, fumum, tenebras, ignem, aquam, uentum. (De haer. 46 (P. L. XLII, 35).).

      Nouimus enim tenebras, aquas, uentos, ignem, fumum. (C. Epist. Fundam. 31, p. 233, 12-13 (cf. 28, p. 229, 2-8).)

      Les cinq « éléments » de la Fumée, du Feu, du Vent, de l'Eau, des Ténèbres sont respectivement sortis de cinq « chambres », « dépôts » ou « resserres » (gr. et copte tamieïa) (Sur cette expression embarrassante, cf. supra. p. 138, n. I. Faut-il faire ici un rapprochement avec les « quatre dépôts » (nïrämïsn tchahär) constitués en quatre Terres au-dessus de la « Terre Noire » ou « Ténébreuse », d'après le fragment de Tourfan M 98, et appelés par un autre fragment, le M 472, « l'habitation des Démons » ? (cf. A. V. W. JACKSON, Researches in Manichaeism, p. 32, et p. 50, n. 39). Les cinq tamieïa (Fumée, Feu, Vent, Eau, Ténèbres) se retrouvent dans le Psautier du Fayoum (Ps. CCXXIII, p. 9, 17-19). Ajouter Kephal. XXIII, p. 68, 22, et XXIV, p. 74-17-18, et le passage de Simplicius cité dans la note suivante.) de cinq « gouffres », « failles » ou « cavernes » (lat. et gr. antra) (SIMPLICIUS, in Epict. Enchirid. XXVII, p. 71, 18, éd. Dübner: kaï gar kaï ta pente tamieïa ôs antra tina hupotithentaï; S. AUGUSTIN, De mor. Eccl. Cathol. et de mor. Manich. II, IX, 14, P. L. XXXII, 1351: quinque antra elementorum; frament de Tourfan M 98 (JACKSON, Researches, p. 32 et p. 48, n. 35): panz kandar 'marg, « cinq cavernes de mort »; traité chinois, dit traité Chavannes-Pelliot: « gouffres d'obscurité » (JA, nov.-déc. 1911, p. 511), « cinq gouffres » (p. 514), « quintuples gouffres obscurs non lumineux » (p. 558; trad. Rectifiée, JA, mars-avril 1913, p. 383), « antres obscurs non lumineux » (p. 561); hymnaire chinois de Londres, str. 21: « auch den fünffachen Graben des Reichs der Finsternis und die fünf giftigen Höfe der Dunkelheit » (trad. WALDSCHMIDT-LENTZ, APAW, 1926, IV, p. 101), « also the five-graded pit of the world of Darkness, also the five poisonous enclosures of Lightlessness » (trad. TSUI CHI, BSOAS, XI, 1943, p. 177). ), et donc des cavités dont la Terre et l'Obscurité est percée. D'eux, à leur tour, ont jailli et poussé cinq Arbres (ipsa autem arbores [ibidem natas] ex quinque illis elementis [Manichaei opinantur exortas], rapporte saint Augustin, (C. Faustum VI, 8, p. 297, 18-19, éd. Zycha.) faisant ainsi écho au début du Képhalaïon VI). En ces cinq Arbres s'est divisé et multiplié l'Arbre de Mal ou de Mort, symbole déjà mentionné de la Matière. (cf. l'écrit manichéen cité par Sévère d'Antioche dans sa CXXIIIè homélie (M.-A. KUGENER-Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, II, p. 117, et commentaire pp. 168-170): « L'Arbre de la Mort est divisé en un grand nombre d'(arbres) »; SIMPLICIUS, in Epict. Enchirid. XXVII, p. 71, 19, éd. Dübner: dendra.). L'image en réapparaîtra plus tard au cours du déroulement du mythe cosmogonique: le « péché », c'est-à-dire la semence, des Archontes, par la suite vaincus, se mettra, tombé sur la partie sèche de la terre de notre actuel univers, « à germer sous la forme de cinq arbres » (THÉODORE BAR KÖNAÏ, Scholies XI (dans Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, p. 40).), et, le microcosme correspondant exactement au macrocosme, ce sera également de cinq arbres que seront faits nos enfers intérieurs, la nature mauvaise ou « le vieil homme » qui nous compose dans notre condition charnelle et qui maintient captifs les éléments bons et divins primitivement arrachés au Monde de la Lumière par les Puissances diaboliques.

      « Le démon » - écrit un traité manichéen traduit en chinois (Journal Asiatique, nov.-déc. 1911, pp. 528-530) - « conçut des sentiments envieux et empoisonnés; il enferma les cinq natures lumineuses dans le corps charnel dont il fit un petit univers (microcosme)... Ainsi donc, ce démon de la convoitise (t'an-mo) enferma l'éther pur dans la ville des os; il établit la pensée obscure dans laquelle il planta un arbre de mort. Puis il enferma le vent excellent dans la ville des nerfs; il établit le sentiment obscur, dans lequel il planta un arbre de mort. Puis il enferma la force de la lumière dans la ville des veines; il établit la réflexion obscure, dans laquelle il planta un arbre de mort. Puis il enferma l'eau excellente dans la ville de la chair; il établit l'intellect obscur, dans lequel il planta un arbre de mort. Puis il enferma le feu excellent dans la ville de la peau; il établit le raisonnement obscur, dans lequel il planta un arbre de mort. Le démon de la convoitise planta ses cinq arbres de mort empoisonnés dans les cinq sortes de terrains abîmés; il les fit en toute occasion décevoir et troubler la nature primitive lumineuse, tirer au dehors la nature étrangère et produire des fruits empoisonnés dans les cinq sortes de terrains abîmés; il les fit en toute occasion décevoir et troubler la nature primitive lumineuse, tirer au dehors la nature étrangère et produire des fruits empoisonnés: ainsi, l'arbre de la pensée obscure pousse à l'intérieur de la ville des veines: son fruit est la luxure; l'arbre de l'intellect obscur pousse à l'intérieur de la ville de la chair: son fruit est la colère; l'arbre du raisonnement obscur pousse à l'intérieur de la ville de la peau: son fruit est la sottise. C'est ainsi donc, que des cinq sortes de choses qui sont les os, les nerfs, les veines, la chair et la peau, il fit une prison et y enferma les cinq corps divisés ».

      Et plus loin, décrivant l'oeuvre libératrice du Messager divin: (ibid., pp. 560-561)

      « Quand l'Envoyé de la Lumière bienfaisante eut fait les cinq libéralités, il abattit et enleva les cinq sortes d'arbres de mort empoisonnés et mauvais. Il commença par chasser la pensée obscure non lumineuse, dont il abattit et enleva l'arbre de mort: la racine de cet arbre est la haine; son tronc est la violence; ses branches sont l'irritation; ses feuilles sont l'aversion; ses fruits sont la division; son goût est le fade; sa couleur est le dénigrement. Ensuite il chassa le sentiment obscur non lumineux, dont il abattit et enleva l'arbre de mort: cet arbre a pour racine le manque de foi; son tronc est l'oubli, ses branches sont l'hésitation et la négligence; ses feuilles la violence; ses fruits les tourments; son goût, l'avidité et la concupiscence; sa couleur, la résistance. Il chassa ensuite la réflexion obscure non lumineuse, dont il abattit et enleva l'arbre de la mort: la racine de cet arbre est la concupiscence; son tronc, la paresse; ses branches, la violence; ses feuilles, la haine des supérieurs; ses fruits, la raillerie; son goût, la convoitise; sa couleur, l'amour sensuel... Puis il chassa l'intellect obscur, dont il abattit et enleva l'arbre de mort: la racine de cet arbre est la colère; son tronc est la stupidité; ses branches sont le manque de foi; ses feuilles sont l'initelligence; ses fruits sont le dédain; son goût, c'est l'orgueil; sa couleur, c'est le mépris pour autrui. Ensuite il chassa le raisonnement obscur, dont il abattit et enleva l'arbre de mort: la racine de cet arbre est la stupidité; son tronc est l'absence de mémoire; ses branches sont la lenteur d'esprit; ses feuilles sont de regarder son ombre et de se croire sans rival; ses fruits sont de surpasser le commun des hommes par le luxe des vêtements et des parures; son goût est d'aimer les colliers, les perles, les bagues, les bracelets et de se couvrir le corps de toutes sortes de bijoux; sa couleur, c'est le désir immodéré des boissons et des aliments de toutes sortes de saveurs afin d'en faire profiter le corps charnel. Les arbres que nous venons de décrire sont les arbres de mort. Le démon de la convoitise, dans ces antres obscurs non lumineux, avait mis tout son zèle à les planter. »

      Ainsi, à l'origine, les cinq Arbres du Mal avaient-ils surgi hors des cinq Éléments, eux-mêmes issus des cinq Gouffres. La Région infernale est de la sorte compartimentée en cinq Mondes étagés les uns au-dessus des autres et habités chacun par une population grouillante d'êtres particuliers dont les différentes espèces répondent à cinq classes d'animaux: la Fumée par les bipèdes, ancêtres des hommes, le Feu par des quadrupèdes; le Vent par des volatiles; l'Eau par des poisssons; les Ténèbres, au sens restreint du terme, par des reptiles. Reprenons la suite des textes augustiniens cités plus haut:

      (Dicere desinatis) malum esse animalia in illis singulis nata elementis, serpentia in tenebris, natantia in aquis, uolatilia in uentis, quadrupedia in igne, bipedia in fumo. (De mor. eccl. catho. et de mor. Manich. II, IX, 14, P. L. XXXII, 1351).

      In fumo nata animalia bipedia, unde homines ducere originem censent (sc. Manichaei); in tenebris sepentia, in igne quadrupedia, in aquis natatilia, in uento uolatilia. (De haer. 46, P. L. XLII, 35).

      Nouimus etiam animalia serpentia, natantia, uolantia, quadrupedia, biepedia. (C. Epist. Fudam. 31, p. 233, 13-14, éd. Zycha, et cf. 28, p. 229, 8-16. Démons, oiseaux, quadrupèdes et reptiles sont mentionnés dans la strophe 20 de l'Hymnaire chinois de Londres (APAW, 1926, IV, p. 101, ou BSOAS, XI, 1943, p. 177); oiseaux, poissons, quadrupèdes, démons, dans l'hymne parthe du fragment de Tourfan T II D 178 (APAW, 1926, IV, p. 113). Simplicius (loc. cit.) parle, plus généralement, de zôa khersaïa kâI enudra. Sur les cinq sortes d'animaux, le fragment de Tourfan T III 260, dans SPAW, 1932, pp. 182-183, et cf. la note à ce passage.)

      Chacun de ces districts forme un royaume ou une principauté que préside un roi ou un prince, un Archonte propre, ces cinq chefs - entre qui est réparti l'ensemble du territoire de l'Obscurité - pouvant être globalement désignés du titre de « princes des Ténèbres ». (Tenebrarum principes (Acta Archelai VII, 4, p. 10, 23, éd. Beeson) = oï tou skotuous oarkhontes (ÉPIPHANE, Panarion LXVI, 25, 6, t. III, p. 55, 4, éd. Holl), ou, tout court, principes (Act. Arch. VIII, 1, p. 11, 18) = arkhontes (ÉPIPHANE, Pan, LXVI, 25, 82 t. III, p. 56, 10); principes tenebrarum, dans le passage de saint Augustin cité ci-après.) Ces princes sont respectivement nés d'un des cinq éléments qui spécifient chacun de leurs cinq mondes (quinque elementa quae genuerunt principes proprios, avons-nous lu dans saint Augustin) ou, plus directement, d'un des cinq Arbres de Mal et de Mort qui les ont engendrés à la façon de vers. Le même saint Augustin précise ailleurs, en effet (et le trait se retrouve peu ou prou dans un document manichéen utilisé par Sévère d'Antioche (Cf. M.-A. KUGENER-Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, II, p. 169) ):

      Nam ipsa prima corpora principum tenebrarum ex arboribus ibidem natis tanquam uermiculos opinantur exorta, ipsas autem arbores ex quinque illis elementis. (C. Faustum VI, 8, p. 297, 16-19, éd. Zycha).

      Et à la ligne suivante:

      Primi principes tenebrarum, quorum parentes arbores fuerunt. (C. Faustum VI, 8, p. 298, 28-29).

      De cette vermine, une autre innombrable, a pullulé. Comme l'indique un passage du Képhalaïon IV (Kepahl. IV, p. 26, 11-17), la Matière a formé par couples « toute la gent archontique qui est dans les mondes des Ténèbres »; chaque Archonte mâle fait paire avec une Archonte femelle, « comme le Feu avec la Volupté qui habite les hommes et les femmes, les poussant les uns vers les autres ». unis avec leurs compagnes, les Princes ont donc engendré, chacun pour son compte, les animaux des deux sexes qui sont leurs sujets respectifs et qui, en s'accouplant à leur tour, propagent indéfiniment leur espèce. Sous ce jour, la hiérarchie des chefs du Pays de l'Obscurité s'établira ainsi:

1. Le Roi des bipèdes= l'Achonte du monde de la Fumée
2. Le Roi des quadrupèdes= l'Archonte du monde du Feu
3. Le Roi des volatiles= l'Archonte du monde de l'Air
4. Le Roi des poissons= l'Archonte du monde de l'Eau
5. Le Roi des reptiles= l'Archonte du monde des Ténèbres.


      Tel est bien l'ordre suivi par notre Képhalaïon VI. Et l'on comprend en même temps, grâce aux correspondances indiquées, le motif qui a incité l'auteur de ce texte à attribuer à chacun des Princes successivement énumérés et décrits la figure particulière de tel ou tel animal. Celle du Roi de la Fumée, qui normalement devrait être une figure de bipède ou de démon, ne nous est pas donnée, le passage ayant été, on l'a vu, interpolé et sans doute remanié: le portrait d'un personnage en apparence distinct et de nature composite - le « Roi des Ténèbres », que son nom ne doit pas faire confondre avec le cinquième Archonte de notre liste - a été substitué à celui que nous étions en droit d'attendre. Mais, pour ce qui est des quatre autres Princes, on s'explique fort bien que le Roi du Feu, chef des quadrupèdes, ait été doté d'une figure de lion, le Foi de l'Air, chef des oiseaux, de celle d'un aigle, le Roi de l'Eau, chef des animaux nageurs, de celle d'un poisson, et le Roi des Ténèbres, chef des reptiles, d'une figure de serpent ou de dragon. (Des figures d'animaux (celles du lion, de l'aigle et du dragon, entre autres) sont également attribuées par les Gnostiques aux Puissances mauvaises, plus particulièrement aux sept Archontes planétaires (ORIGÈNE, c. Celsum, VI, 30; Apokryphon Iohannis, trad. C. SCHMIDT, dans Philotesia, Berlin, 1907, p. 332, ou, dans le texte nouveau tout récemment découvert à Nag Hammadi, fol. 17-18; Théodore bar Könaï, Scholies XI, notice sur les « Ophites », trad. H. POGNON, dans Inscriptions mandaïtes des coupes Khouabir, pp. 213-214). En outre, la description est ici enrichie de traits inédits et corsée de corrélations nouvelles. A chacun des Archontes correspond un métal, dont son corps est fait: à l'Archonte du monde de la fumée, l'or; à l'Archonte du monde du Feu, l'airain; à l'Archonte du monde du Vent, le fer; à l'Archonte du monde de l'Eau, l'argent; à l'Archonte du monde des Ténèbres, le plomb et l'étain. Cinq goûts leur sont de même attachés: le salé au premier; l'aigre au second, l'âcre au troisième, le doux (vraisemblablement, le fade) au quatrième, l'amer au dernier. De chacun d'eux, enfin, relève le principe d'une de ces cinq erreurs actuelles que sont: l'astrolâtrie ou la mystique astrologique, la croyance en la puissance universelle et tyrannique des Planètes (du nombre desquelles le manichéisme exclut le Soleil et la Lune) ou, plus vaguement, les Principautés du ciel visible, attitude ou opinion inspirée par le Roi de la Fumée ou, à suivre exactement notre texte, par le Roi de l'Empire des Ténèbres tout entier (le sens du passage (Kephal. VI, p. 33, 5-8) est loin d'être assuré. A première vue, « les Principautés et les Puissances de la terre et du monde entier » dont il est ici question sembleraient devoir être, tout ainsi que « les Principautés, les Puissances et les Rois du monde » mentionnés plus loin (p. 33, 15-16), des souverains temporels, des chefs d'État et des gouverneurs de provinces, et la « tyrannie » visée dans ces lignes le despotisme politique. Toute autorité, tout pouvoir civil se verrait ainsi attribuer une origine diabolique, et le manichéisme anticiperait sur ce point les vues du bogomilisme (cf. H.-Ch. PUECH et A. VAILLANT, Le traité contre les Bogomilles de Cosmas le Prêtre, Paris, 1945, pp. 274-277). Une telle interprétation n'est pas exclue; j'hésite cependant à l'adopter et crois plutôt, étant donné la teneur des développements parallèles qui suivent, qu'il s'agit ici de la « tyrannie » astrale, de la domination exercée sur ce bas-monde et sur tout l'univers matériel par les « Principautés » et les « Puissances » qui habitent le ciel visible, agents et ministres de la Fatalité.); le culte du feu est tout naturellement donné comme l'instigateur; l'idolâtrie, qui dépend du Roi de l'Air; le baptisme (le mandéisme ou quelque secte voisine, peut-être aussi le christianisme), religion de l'eau rapportée en conséquence au Roi de l'Eau; la mantique et les autres formes de pratiques oraculaires, à quoi préside le Roi des Ténèbres.


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      Cependant ces cinq Royaumes n'en forment qu'un, ou ne sont que les subdivisions d'un seul et même royaume: le Royaume de l'Obscurité opposé au Royaume de la Lumière, et l'ensemble en est dominé par un chef unique, un Monarque, qui règne sur eux comme Dieu ou le Père de la Grandeur sur ses cinq « Demeures » et la totalité du monde lumineux. C'est ici que surgissent la figure gigantesque et monstrueuse de l'Archonte suprême, de cet Archonte par excellence qu'est le Diable manichéen, et, du même coup, les difficultés de toutes sortes qui nuisent à l'intelligence du Képhalaïon VI, et, plus généralement, pèsent d'un lourd poids sur toute étude d'un tel personnage.

      De même que son adversaire, le souverain du Royaume de la Lumière, est appelé « le Roi de la Lumière » ou « des Lumière », le souverain du Royaume de l'Obscurité porte, par contraste et par symétrie, le titre de « Roi » ou de « Prince des Ténèbres » (syr. Melèkh hèsukhà; lat. Princeps tenebrarum; copte arkhôn empkêkê, ou erro empkêkê, ou, plus spécialement erro ennapkêkê (note du copiste: les accents sont « approchant » car les caractères exacts ne sont pas disponibles sur mon pc.), cette dernière formule équivalent littéralement à « roi de ceux qui appartiennent (ou « de ce qui appartient ») à l'Obscurité ») (Sur le titre syriaque, Fr. CUMONT, Recherches sur la manichéisme, I, p. 11 et n. 1; sur le second titre copte, Kephal. IV, p. 26, 19 et la note à cette ligne. Princeps tenebrarum, dans la traduction latine des Acta Archelai (XII, 4, p. 20, 14, éd. Beeson = o orkhôn tou skotuous, ÉPIPHANE, Pan. LXVI, 30, 2, t. III, p. 69, 5, éd. Holl) et chez saint Augustin (p. ex., c. Faust. XXI, 14, p. 586, 8) On trouve aussi les désignations voisines de « chef de la Méchanceté », o tes kakias arkhôn (TITUS DE BOSTRA, adv. Manich. I, 33, P. G. XVIII, 1120 C), de « Grand Archonte », princeps magnus, o Arkhôn megas (Act. Arch. IX, 3, p. 14, 21 = ÉPIPHANIE, Pan. LXVI, 27, 3, t. III, p. 62, 2) ou de « Roi des démons » (S 13, dans NNGW, 1933, p. 216).). Ce titre, tout d'abord, prête à une double confusion: chacun des cinq Archontes des cinq Royaumes ténébreux peut, pour sa part, y prétendre, et, de fait, on l'a vu, certains documents les qualifient collectivement de « princes des Ténèbres »; d'autre part, et surtout, le nom de « Roi » ou de « Prince du monde des Ténèbres » (erro emplkosmos empkêkê) étant également donné, par une homonymie fâcheuse entre deux personnages pourtant bien distincts: le chef particulier de la plus basse des cinq zones infernales et son suzerain, le maître suprême de l'ensemble du territoire formé par son « monde » ou son « royaume » et par ceux de ses collègues.

      Mais l'ambiguïté ne tient pas seulement à une terminologie malencontreuse: elle est inhérente à la nature même de l'Archidémon manichéen. Où le situer, en effet? Au-dessus de la hiérarchie diabolique, qu'il préside, ou à l'intérieur même de cette hiérarchie, dont il serait l'un des membres et occuperait le premier rang, seigneur en propre du plus élevé des cinq Royaumes et tenant la supériorité de son siège sa primauté sur les quatre autres? En d'autres termes, faut-il, comme ce serait le cas dans la première hypothèse, le distinguer des cinq Archontes, de l'Archonte de la Fumée aussi bien que des Archontes du Feu, de l'Air, de l'Eau et des Ténèbres proprement dites, ou, au contraire, si la seconde supposition est la plus juste, l'identifier avec le Roi du monde de la Fumée et des bipèdes? On ne peut en décider sans hésitation.

      Certains textes - à commencer par le Képhalaïon XXVII et la partie parallèle du Képhalaïon VI - sembleraient favoriser la première solution. Le Prince des Ténèbres y est décrit comme réunissant en lui les cinq formes caractéristiques des cinq espèces qui peuplent les cinq mondes infernaux et, par conséquent, de leurs cinq gouverneurs, y compris le gouverneur du monde de la Fumée: il a des pieds et des mains de démons, « à l'image des fils du monde de la Fumée », une figure de lion, comme le foi du Feu, souverain des quadrupèdes, des ailes d'aigle, à la façon du chef des volatiles, le Roi de l'Air, une queue de poisson, tout ainsi que le Roi de l'Eau qui règne sur les animaux aquatiques, un ventre de serpent ou de dragon semblable à celui de son homonyme, le Roi des Ténèbres, père et maître des reptiles (cf. Psautier copte du Fayoum, Ps. CCXLVIII, t. II, p. 57, 18; « ce dragon à face de lion et sa mère, la Matière ». Dans le Gnosticisme, le Premier Archonte, le chef des Archontes planétaires, Ialdabaoth (assimilé à Kronos-Saturnes et au dieu des Juifs) est également représenté avec une figure de lion (ORIGÈNE, c. Cels. VI, 31, t. II, p. 101, 10, éd. Koetschau) ou même sous les formes combinées d'un serpent et d'un lion (Apokryphon Iohannis, trad. SCHMIDT, dans Philostesia, p. 330, ou, dans le nouveau papyrus de Nag Hammadi, fol. 15); il marche dressé sur ses deux jambes comme les bipèdes, ou à quatre pattes, à la manière des quadrupèdes, vole comme les oiseaux, plonge et nage comme les poissons, rampe comme les serpents. Le philosophe néo-platonicien Simplicius, qui l'appelle le « Pentamorphe », mentionne expressément trois de ses formes, dont il avoue avoir oublié les deux autres: celles de lion, de poisson et d'aigle. (In Epict. Enchirid. XXVII, p. 71, 20 et p. 72, 16-19, éd. Dübner). Il y a plus: ce monstre composite est par endroits donné comme le produit collectif de la Terre et de l'Obscurité, comme issu des cinq éléments (à l'inclusion de la Fumée) des cinq Royaumes.

      « Alors », rapporte Ibn al-Murtadà (Al-bahr az-zahhàr, trad. Kessler, dans Mani, p. 352), « l'Obscurité imagnia et façonna ensuite de toutes ses parties une forme horrible ».

      Et en plus longuement Ibn an-Nadîm, d'après une source de première main (Fihrst, trad. FLÜGEL, dans Mani, p. 86, ou trad. KESSLER, op. cit., pp. 387-388):

      « Mani enseigne: De la Terre obscure sortit le Satan. Non qu'il ait été en soi éternel dès le commencement; mais les substances qui le composent étaient en leurs éléments éternelles (infinies). Ces substances, issues de leurs éléments, s'unirent alors et donnèrent naissance à la forme du Satan. Sa tête était comme la tête d'un lion, son corps comme le corps d'un serpent, ses ailes comme les ailes d'un oiseau, sa queue comme la queue d'un grand poisson, et ses quatre pieds comme les pieds des animaux rampants. » (Le texte porte dauàbb (« animaux rampants », « reptiles »), alors qu'ailleurs il s'agit de « démons ». D'après une remarque de W. Henning développée par H. J. Polotsky (Abriss, col. 250, 21-30), l'erreur provient d'un contresens du traducteur arabe qui, dans la source iranienne qu'il avait sous les yeux, a confondu dèv, « démon », et dèvagh, « ver ». Cette explication n'est pas admise par S. WILDANDER, Vayu, I (Lund, 1941), p. 202, et par G. WIDENGREN, Mesopotamian Elements in Manichaesim, Uppsala-Leipzig, 1946, p. 31, n. 2).

      Tout ceci laisserait donc l'impression que, synthèse de toutes les Puissances du monde infernal et, par là, dominateur universel des cinq Royaumes de l'Obscurité qui l'ont engendré, qu'il englobe sous un même pouvoir et où il circule à son gré, le Prince des Ténèbres est différent de l'un ou l'autre des Archontes qui sont ses vassaux et qui, eux, doivent leur naissance, non à l'amalgame des cinq éléments, mais à un seul de ces éléments, l'élément propre à leur fief particulier et restreint. Il n'est, entre autres, ni spécialement issu du monde de la Fumée ni limité à ce monde quant à sa résidence et à l'exercice de sa souveraineté. Autant dire qu'il semblerait autre que le Roi de la Fumée et son supérieur hiérarchique, au même titre qu'il est - indubitablement - le suzerain distinct des rois du Feu, de l'Air, de l'Eau et des Ténèbres.

      D'autres documents, toutefois, et d'aussi bonne qualité (l'un d'eux n'est-il pas extrait d'un écrit de Mani lui-même?), vont à l'encontre d'une telle interprétation et appuient vigoureusement la seconde des hypothèses envisagées: ils affirment avec netteté l'identité du Prince des Ténèbres et du Roi des bipèdes ou du monde de la Fumée. Ainsi, le passage déjà cité de l'Épître du Fondement (S. AUGUSTIN, c. Epist. Fundam. 15, p. 212, 18-22, éd. Zycha):

      Pari more instrorsum gens caliginis ac fum plena, in qua morabatur immanis pricepts omnium et dux habens circa se innumerabiles principes, quorum omnium ipse erat mens et origo,

      ou ce texte de saint Augustin (C. Faustum XXI, 4, p. 586, 13-17, éd. Zycha):

      Huc accedit, quia illi principi (tenebrarum) non tantum sui generis, id est bipedes, quos parentes hominum dicitis, sed etiam cuncta animalium ecterorum genera subdita erant et ad nutam eius conuertebantur faciendo, quod iussisset, credendo, quod suasisset.

      Plaident également dans le même sens, quoique moins directement, les témoignages de divers auteurs arabes (IBN AN-NADÎM, dans FLUEGEL, Mani, p. 90 (et cf. p. 186, n. 77 et p. 240, n. 140); SHAHRASTANI, Religionspartheien, I, p. 287, trad. HAARBRUECKER (avec les corrections indiquées par FLUEGEL, op. cit., p. 240); IBN AL-MURTADA, dans KESSLER, Mani, p. 351. De même, dans le monde lumineux, le « doux souffle » (ou l'Air) est l' « esprit » des quatre autres éléments: le Vent, la Lumière, l'Eau et le Feu.) qui s'accordent à faire de la Fumée opaque à la fois le cinquième des éléments dont, suivant les Manichéens, se composent les Ténèbres, et l'élément recteur des quatre autres, leur « esprit » (cf. mens dans l'Epistula Fundamenti), nommé par la secte al-Humàma. Ailleurs, il est çà et là spécifié que c'est l'Archonte de la Fumée, instigateur et principe de toutes les guerres, ou le Roi des bipèdes, qui a pris l'initiative de l'attaque contre le Royaume de la Lumière et conduit à l'assaut les troupes des cinq genres infernaux (Kephal. VI, p. 30, 25-33): c'est donc lui, sans doute, que l'on doit retrouver en d'autres versions du mythe sous les noms de Roi des Ténèbres (Kephal. XVII, p. 55, 27, XVIII, p. 58, 8; Théodore bar Könaï, dans CUMONT Recherches sur le manichéisme, I, p. 13 et p. 18), ou de Sïmnu (Khuastuanift I B, éd. Et trad. BANG, dans Le Muséon, XXXVI, 1923, p. 145), et qui, après sa victoire, engloutit les cinq éléments lumineux de l'Ame ou de l'armure de ses adversaire, l'Homme Primordial ou Khörmuzta (Ormuzd), et les mêle aux « cinq Fils des Ténèbres » ou aux cinq éléments obscurs dont son corps est formé. En conclusion, le Prince des Ténèbres apparaîtra comme ne faisant avec le premier des cinq Archontes qu'un seul et même personnage, réunissant en lui une double suzeraineté: chef, en son particulier, du Royaume supérieur de la Fumée et maître de l'espèce démoniaque la plus éminente, il est en même temps le monarque - ou, à vrai dire, le tyran - de l'ensemble des cinq zones de l'Obscurité.

      Il n'en subsiste pas moins, à tout prendre, un certain flottement. En tant qu'expression globale de l'univers du Mal et surtout en tant que Roi unique des Enfers symétriquement opposé au Roi, également unique, du Paradis de la Lumière, le Prince des Ténèbres tend à faire figure de personnage autonome, distinct des éléments qu'il régit et transcendant à eux. Mais, d'autre part, composé de ces mêmes éléments, il y est en quelque sorte inclus et leur est immanent; de ce tout il est la partie la plus haute, mais partie néanmoins, comme la tête l'est du corps ou la faculté animatrice et rectrice, de l'ensemble organique des fonctions vitales ou psychologiques. De même Dieu, dans la mythologie de la secte: le Père de la Grandeur est à la fois distingué de la Terre Lumineuse et de ses cinq membres et confondu avec la totalité de cette Terre et l'union de ces membres, qui définissent les divers aspects de son activité spirituelle. (C'est ainsi que, tandis que, chez Théodore bar Könaï, le Père de la Grandeur est « en dehors » de ses cinq « demeures », le Fihrist fait de celles-ci ses « membres » ou ses parties, qu'il occupe entièrement. Sur la contradiction, que relève déjà saint Augustin (c. Felicem I, 18), cf. Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, pp. 8-9). La situation des deux antagonistes oscille ainsi entre deux positions: l'une transcendante, en un sens ou virtuellement, à l'ensemble du monde qu'ils commandent, mais dont, en un autre sens, ils sont l'émanation et la synthèse, qu'ils englobent tout aussi bien qu'ils sont englobés par lui; l'autre intérieure à ce monde dont ils occupent plus spécialement la zone supérieure et constituent l' « esprit ». Distinct, dans le premier cas, ou bien proche d'être distinct du Roi des Bipèdes comme des autres Archontes, le Prince des Ténèbres lui est, au contraire, identique dans le second.

      Et c'est précisément une telle indécision que reflète l'anomalie signalée dans la composition du Képhalaïon VI, cette hésitation où nous sommes nous-mêmes qui l'explique. Le compilateur a voulu corser le texte primitif du Chapitre à l'aide d'une description indépendante et plus développée du Roi des Ténèbres qu'il trouvait dans notre Képhalaïon XXVII ou dans un document fort voisin. Mais la place où il a inséré son addition, la façon dont il a exécuté son projet témoignent de son incertitude. Il n'est pas allé jusqu'à introduire le portrait emprunté avant celui du Roi du monde de la Fumée, mais, tout en l'enclavant à l'intérieur même de la section réservée à ce Foi, il n'a pas osé fondre entièrement ses deux textes l'un avec l'autre, fusionner en une seule les deux peintures; bien loin d'atténuer ou d'effacer le caractère hétérogène des deux morceaux, il l'a souligné, au contraire, en usant, pour agrafer son démarquage, d'une formule gauche et équivoque: « Pour ce qui est du Roi des Ténèbres, etc. » Il paraît ainsi avoir eu scrupule à confondre Prince des Ténèbres et Roi de la Fumée tout autant qu'à les distinguer nettement. Il incline sans doute à les identifier; il n'a pu toutefois s'y résoudre et s'est résigné à une solution bâtarde qui trahit son embarras et laisse le lecteur tout aussi perplexe. Il y a ici plus qu'une simple maladresse de composition, ou, plus exactement, cette maladresse elle-même est l'indice et l'effet d'une difficulté réelle, inhérente au fond même de la conception que la tradition manichéenne s'est faite du Prince des Ténèbres.


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      A cette ambiguïté s'en ajoute une autre, qui ne fait, d'ailleurs, que la doubler et la répéter sur un autre plan, à moins qu'elle ne la fonde. Elle embrouille les rapports de notre personnage avec la Matière. (Cf. H. J. PLOTSKY, Abriss, col. 250, 37-42).

      Tantôt le Prince des Ténèbres est tenu pour le produit de celle-ci ou - ce qui revient au même - de l'Obscurité. Il est engendré par elle, par la « Nuit, mère des Archontes » (Cf., p. ex., Kephal. IV, p. 27, 5-6, ou fragments de Tourfan S 9 et S 13 (« Àz, la mère mauvaise de tous les démon »), dans NGGW, 1932, p. 215. Nos Képhalaïa VI et XXVII disent expressément eux-mêmes que c'est la Matière qui a formé le corps du Prince des Ténèbres. Le psaume CCXLVIII de l'Hymnaire du Fayoum (t. II, p. 57, 18) est plus formel encore: il mentionne, ainsi qu'on l'a vu plus haut, « le Dragon à face de lion et sa mère, la Matière ». D'après Shahrastänï (Religionspartheien, I, pp. 287-288), l'Obscurité enfante l'Archidémon sans conjoint: elle le produit, et les autres démons, à la façon d'une charogne pourrie d'où naissent des larves ou des vers.), et c'est elle qui le pousse à engager avec ses forces la guerre contre les éons de la Grandeur. (Kephal. IV, p. 26, 18-20). Il en est en quelque sorte le fils, un peu comme, dans le mandéisme, l'est de Rühä, la Diablesse monstrueuse qui préside aux « Eaux Noires », le géant Ur, lui aussi « Roi des Ténèbres ». tantôt, en revanche, il apparaît comme équivalant à la Matière elle-même ou comme sa personnification, qui, sous le nom de Diable, se substitue à elle et s'oppose à Dieu en son lieu et place à titre de Principe absolu. (Cf., par ex., TITUS DE BOSTRA, adv. Manich. I, 33, P. G. XVIII, 1120D/1121A ( = SÉRAPION DE THMUIS, adv. Manich. 26, 6-14, p. 41, éd. Casey); ÉPIPHANE, Pan. LXVI, 8, 5, t. III, p. 29, 4-8, éd. Holl; Fauste de Milève, dans SAINT AUGUSTIN, c. Faust. XXI, I, p. 568, 13-15; Khuastuanift I C, p. 145, éd. Et trad. Bang.) Ainsi dans les diverses versions du mythe cosmologique, où l'assaillant du monde de la Lumière et l'adversaire de l'Homme Primordial est identifié, ici, comme on l'a vu, avec le Prince des Ténèbres, là avec la Matière (P. ex., chez Alexandre de Lycopolis, Titus de Bostra, Théodoret, etc.), et où, au cours d'un épisode ultérieur, soit l'un soit l'autre se voit attribuer la création du premier couple humain. (Les traditions sont, à vrai dire, singulièrement embrouillées (principaux textes dans Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, pp. 42-44 et pp. 73-74). Les unes rapportent à la Matière le mythe de la création de l'homme (p. ex. Acta Archelai, ou le fragment de Tourfan S 9, dans NGGW, 1932, pp. 214-224, où Adam est donné comme l'oeuvre de Âz). D'autres font du Prince des Ténèbres (S. AUGUSTIN, De natura boni 46, p. 884, 27-28) ou de Saclas, « l'Archonte de la Matière », (THÉODORET, Haer. Fab. Comp. I, 26) le père ou le plasmateur de l'humanité. Mais ailleurs Saclas-Ashaqloun est désigné comme « fils du roi des Ténèbres » (Théodore bar Könaï) ou comme un des Archontes de la Fumée (S. AUGUSTIN, De haer. 46). Ibn an-Nadïm (pp. 90-91, trad. FLUEGEL) parle plus vaguement d' « un des Archontes » ou de « l'Archonte », du Désir ou de la Convoitise (al-hirs = Âz) et de la Concupiscence (as-sahwat = Avarzög). ) De là la contradiction des témoignages, dont certains affirment le caractère inengendré, éternel, du Démon (TITUS DE BOSTRA, adv. Manich. I, 33, P. G. XVIII, 1120D/1121A = SÉRAPION DE THMUIS, adv. Manich. 26, 6-14, p. 41 éd. Casey. Moins directement, ÉPIPHANE, Pan. LXVI, 8, 5, t. III, p. 29, 4-8, éd. Holl, et Acta Archalai VII, I, p. 9, 18-23, éd. Beeson ( = ÉPIPHANE, Pan, LXVI, 25, 3, t. III, p. 53, 20-p. 54, 4).), tandis que d'autres nient expressément que Satan ait existé en soi depuis toujours et n'accordent l'infinité qu'aux éléments dont il est sorti. Entendons qu'il est, pour les premiers, un synonyme de la Matière et que les seconds l'envisagent comme une hypostase distincte, émanée de l'Obscurité.


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      De là aussi, mais aggravé, le flottement qui s'est produit lorsque les Manichéens ont adapté le système original de leur Maître aux religions des divers pays où la révélation du Paraclet entendait se répandre et tenté d'en transcrire, sur des registres mythologiques ou doctrinaux différents, les termes plus ou moins abstraits ou neutres, qui, par là, se flattait-on, se prêtaient au mieux à être traduits en toutes langues et étaient propres à favoriser, sous des revêtements variés, l'adoption et la diffusion universelles du message oecuménique de Mani.

      En gros, soit immédiatement, soit sous les espèces de la Matière et dans le mesure où il peut équivaloir à celle-ci, le Prince des Ténèbres a été identifié: dans l'Occident chrétien et, comme le suggère saint Augustin, dans les exposés les plus populaires du système, au Diable (Satanas, ou le Diable, dans les passages de Sérapion de Thmuis, de Titus de Bostra et d'Épiphane mentionnés supra dans l'avant-dernière note; le Démon, dans le capitulum de Fauste de Milève rapporté par SAINT AUGUSTIN, c. Faust. XX, I, p. 568, 13-15, éd. Zycha: est quidem, quod duo principia confitemur, sed unum ex his deum vocamus, alterum hylen, aut, ut communiter et usitate dixerim, daemonem. La déclaration du manichéen Fortunat dans SAINT AUGUSTIN, c. Fortunat. disput. 3 (p. 85, 19-20) est plus indirecte: nec tenebras nec daemones nec satanam. Le nom de Satan n'est, du reste, pas absent des textes de Tourfan (par ex., M 42 et M 104, dans SPAW, 1934, p. 307 et pp. 882-883).); dans le monde musulman, à Satan ou au Démon Primordial (Iblïs al Qadïm) (Par ex., IBN AN-NADÏM, Fihrist, pp. 86-88, trad. FLUEGEL.); dans l'Orient mazdéen, à Ahriman (P. ex., les fragments de Tourfan réunis par A. V. W. JACKSON, Researches in Manichaeism, p. 149, et ajouter T III 260 (SPAW, 1932, p. 172 et pp. 184-187; cf. p. 219) et M 49 (SPAW, 1933, p. 307); Skand-gumànsk vicàr XVI, 8-52, pp. 252-255, éd. et trad. de Menasce.); en chinois, à t'an-mo, le « démon de la convoitise » (Traité Chavannes-Pelliot (Journal Asiatique, nov.-déc. 1911, p. 523; pp. 528-529; p. 533: « le démon de la haine, le maître de la convoitise », yuan-mo t'an-tchou; p. 537); chez les Ouigours d'Asie Centrale, à Sïmnu ou Samnu (p. ex., Khuastuanift I B et C, p. 145 et p. 147, éd. Et trad. Bang (cf. commentaire, p. 171); T Ia, dans APAW, 1911, VI, pp. 19-20 (cf. SPAW, 1909, p. 1056).). Cependant les documents iraniens et vieux-turcs personnifient également la Matière en ÂZ, incarnation féminine et diabolique de la Concupiscence (l'ÂZ ou ÂZI du mazdéisme, démon insatiable, et cette fois masculin, de l'avidité, qui dévore tout et, lorsqu'il n'a plus rien à absorber, se dévore lui-même) (Cf. V. HENRY, Le Parsisme, Paris, 1905, p. 74), et dédoublent souvent le personnage en deux démons, l'un mâle, l'autre femelle, qui forment couple: le Désir (la Convoitise) et la Concupiscence. (Cf. A. V. W. JACKSON, Researches, pp. 106-108 et p. 251, n. 134). Parfois aussi ÂZ est distingué d'Ahriman, et t'an-mo peut correspondre tantôt à l'un tantôt à l'autre. Enfin, si Sïmnu (Ahriman) paraît çà et là, en tant que Démon primitif, supérieur au « démon de la convoitise », au soq yäk des textes ouigours, peut-être, là où il est opposé à l'Homme Primordial (Ôhrmizd, Ormuzd ou Khörmuzta), ne représente-t-il qu'une entité spéciale, émanée de la Matière et, en un sens, subordonnée à elle, comme son adversaire l'est relativement à la Mère des Vivants ou à Zurvàn, le Père des Grandeurs. (Cf. les remarques de Chavannes et de Pelliot dans JA, nov.-déc. 1911, p. 523, n. 3).

      Toutes ces correspondances, que je simplifie et abrège, se révèlent ainsi confuses et inadéquates. Sans doute ne pouvait-il en être autrement en raison de l'hétérogénéité des vocabulaires et des systèmes de représentations religieuses dans lesquels les missionnaires manichéens ont eu à transposer les dogmes fondamentaux de la secte. Mais les difficultés qu'ils ont à cet égard rencontrées étaient si accrues, au point de devenir insurmontables, par l'indécision foncière qui affecte, et dès les premières expressions de la doctrine authentique, tout ce qui touche à la figure du Prince des Ténèbres: encore une fois, celui-ci est-il la personnification ou le produit de la Matière? Lui est-il identique ou en est-il distinct? L'un et l'autre, doit-on répondre. C'est la même réalité qui est désignée, sur le plan conceptuel, du nom de Matière et, sur le plan mythique, du nom de Prince des Ténèbres; le Prince des Ténèbres n'est que la traduction en terme de mythe de ce que, spéculativement ou plus abstraitement, représente la Matière. Mais, d'autre part, si l'on se place décidément sur le plan strict de la mythologie, on constate que la Matière y devient à son tour une entité mythique, le Mal, la Nuit ou le Désir incarné, une sorte de grande Démone dont la personnalité tend alors à se distinguer - et se distingue en fait - de celle du Prince des Ténèbres, généralement imaginé en ce cas comme son fils, sans doute aussi comme son amant. Toutefois, même expliquée de la sorte par la coexistence dans le manichéisme de deux plans d'expression du système, la contradiction des deux réponses également affirmatives que l'on est amené à donner à la question posée n'en subsiste pas moins. Le désaccord où l'on aboutit en définitive en passant d'un plan à l'autre renforce l'indécision et la rend irréductible.


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      Qu'il soit identifié à la Matière (et, par là, incréé et l'égal de Dieu) ou conçu comme engendré par elle, le Prince des Ténèbres - disons: le Diable - accède dans la doctrine manichéenne au degré le plus extrême de promotion où un dualisme de type gnostique puisse le hausser. A moins de prétendre à être le Dieu unique de l'univers invisible et sensible, à quelle plus haute exaltation pourrait-il viser?

      Il n'est point, comme dans ces systèmes de dualisme mitigé que sont la plupart des autres gnosticismes, une hypostase dégradée ou le fruit d'une entité déchue du monde supérieur, un des anges du dieu inférieur et créateur, le fils ou le frère du Démiurge, lui-même fils de la Sophia exilée du Plérôme, ou encore - tel le Satanaël des Bogomiles - le fils aîné de Dieu lui-même et le frère du Christ (Cf. H.-Ch. PUECH et A. VAILLANT, Le traité contre les Bogomilles de Cosmas le Prêtre, Paris, 1945, pp. 181-198). Dualisme radical, le manichéisme se refuse à faire ainsi - directement ou indirectement, et ce de quelque manière que ce soit - dériver le Malin d'un lieu transcendant ou d'une substance bonne; il repousse expressément la conception zervanite qui fait d'Ahriman le jumeau d'Ôhrmazd et tire leur double naissance au sein d'une Divinité suprême, antérieure au Bien et au Mal, Zurvân akanâragh, le Temps Illimité (Fragment de Tourfan M 28 (APAW, 1904, IX, p. 94); Khuastuanift I C, p. 147, éd. Et trad. Bang). Dans la gnose ordinaire, d'un autre côté, c'est à sa relation - positive ou négative - à la création et au Dieu responsable de la création que le Diable doit son élévation à un rang et à des pouvoirs de plus en plus considérables. D'abord l'un des anges créateurs ou l'un des sept anges du Démiurge (Par ex., IRÉNÉE, adv. haer. I, 24, 4 (Carpocratiens).), ou, suivant d'autres écoles, produit du Démiurge ou émané en même temps que celui-ci (IRÉNÉE, adv. haer. I, 11, 1 (Valentin) et I, 5, 4 (Ptolémée); Cf. HIPPOLYTE, Elenchon VI, 32-34.), il croît dans l'ombre et aux dépens de cette Entité jusqu'à en prendre peu à peu la place et - « Dieu de ce monde » au sens plein du terme - à être finalement assimilé au Créateur et recteur du présent univers visible, c'est-à-dire, en climat chrétien, au Dieu de la Genèse et de la Loi, au Dieu de l'Ancien Testament, mauvais ou, en tous cas, méchant en sa colère et rigoureux en sa justice, ici opposé au Dieu de l'Évangile, supérieur, miséricordieux, inconnu et « étranger » à ce bas-monde. (Lettre de Ptolémée à Flora, dans ÉPIPHANE, Pan. XXXIII, 7, 1-7 (secte anonyme). Il se peut que les Marcionites aient identifié le Créateur au Diable (cf. A. HILGENFELD, Die Ketzergeschichte des Urchristenthums, Leipzig, 1884, p. 517, n. 867, et A. HARNACK, Marcion, Leipzig, 1924, p. 98). Il en sera, en tout cas, ainsi chez les Pauliciens, les Bogomiles et les Cathares médiévaux.) Ailleurs, au contraire, c'est son antagonisme avec le Démiurge qui vaut au Diable d'être exalté: identifié au Serpent paradisiaque, n'a-t-il pas contrecarré les desseins de Yahvé, révélé à Adam la « gnose » du Bien et du Mal, la connaissance du Père transcendant, enseigné aux hommes à briser les interdits du Créateur et à se révolter contre sa domination illusoire ou tyrannique? (IRÉNÉE, ad. haer. I, 24, 2 (Satornil) et I, 30, 7-8 (par la suite, le Serpent et ses six fils, les « démons cosmiques », se révèlent, d'ailleurs, les adversaires du genre humain: doctrine des Séthiens?). L'exaltation du Serpent est surtout le fait des Ophites ou des sectes apparentées (cf. la notice 37 du Panarion d'Épiphane et les sources indiquées par K. Holl dans son édition). Encore n'est-il pas dit, malgré les hérésiologues, que le serpent ait été, aux yeux des gnostiques de cette sorte, le Diable: il apparaît, au contraire, assimilé au Christ.)

      A peu près rien de tel, à l'origine de la conception manichéenne de Satan. Sans doute, dans les formulations occidentales du système, le Diable tendra-t-il à prendre l'aspect et à jouer le rôle du Dieu des Juifs (Cf. Acta Archelai V, p. 7, 20-22 Beeson, et, plus généralement, l'argumentation prêtée à Mani dans les Acta XV (XIII) ou les critiques de Fauste contre l'Ancien Testament reproduites dans le Contra Faustum de saint Augustin.); peut-être aussi avait-il déjà emprunté à celui-ci quelques-uns de ses traits dans l'image que Mani lui-même s'en était faite, si du moins, sur ce point comme sur plusieurs autres, la pensée de l'hérésiarque a subi l'influence du marcionisme. Mais ici son rapport à la Création, l'idée même de création n'interviennent que secondairement. Le Prince des Ténèbres est une réalité précosmique. La distinction et l'antithèse du Bien et du Mal sont antérieures à l'apparition du monde, qui n'est qu'une conséquence ultérieure de leur rivalité essentielle et éternelle. A vrai dire, peut-on même parler de « création » dans le manichéisme? L'univers y apparaît constitué par le mélange occasionnel des deux Natures, à la suite de l'absorption par l'Obscurité d'une partie de la substance divine. Ce monde transitoire et le temps lui-même naissent à la rencontre fortuite de deux Intemporels; ils sont le fruit d'une expression de l'amalgame anormal et violent de deux Inengendrés, un aspect épisodique de leur coexistence et de leur lutte. De ce « mélange » (gumècisn, mixis ou kràsis, commixtio) le Prince des Ténèbres n'est pas l'Ouvrier: il n'en est qu'une des deux composantes; tout au plus l'a-t-il provoqué en se lançant à la conquête du Royaume Lumineux et en engloutissant en lui la pars dei, l'Homme Primordial envoyé pour le repousser. En outre, si l'on entend par « création », non pas le « mélange » pris en lui-même, mais l'organisation du « mélange » qui suit la défaite initiale de Dieu, le principal de cette démiurgie est l'oeuvre, non du Mal, mais du Père des Grandeurs et des Puissances bonnes émanées par celui-ci à cet effet, notamment de l'Esprit Vivant, appelé Démiourgos par une notice grecque. (ALEXANDRE DE LYCOPOLIS, c. Manich. opin. 3, p. 6, 8, éd. Brinckmann. Cf. Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, p. 21 et n. 6.) Sur ce point, Mani demeure fidèle à l'une des inspirations fondamentales du mazdéisme, qui attribue la Création au Dieu bon, sage et omniscient, y voit une riposte d'Ôhrmazd aux entreprises d'Ahriman et de ses auxiliaires, l'effet d'une volonté bonne qui trouve dans la Création le moyen de parer à la jalousie et aux attaques du Malin, de paralyser les tentatives des Puissances destructrices, de limiter et de prévenir les dommages qui en résultent ou risquent d'en provenir, de procurer enfin aux créatures une protection efficace. (Cf. Skand-gumànsk viçàr IV, 73-80, p. 57, trad. de MENACE, VII, 14-25, p. 87, et surtout VIII, 50-53, p. 95) Opérer une première discrimination de la Lumière emprisonnée et de l'Obscurité, bâtir le macrocosme en machine à sauver les âmes, en agencer toutes les pièces, en mettre en branle tous les rouages et en assurer le fonctionnement: toute cette industrie a pour agent le Bien et s'exerce aux dépens du Mal, qui n'en fournit que la matière passive. Selon l'excellente formule d'Évodius (De fide, 49, p. 974, 22-24, éd. Zycha), « c'est la nature bonne qui a fait le monde, et de la mauvaise que le monde a été fait » (Manichaeus enim duas dicit esse naturas,unam bonam et alteram malam: bonam quae fecit mundum, malam de qua factus est mundus). Les Ténèbres ne font en tout cela montre d'initiative que comme « formatrices des corps » (Formule fréquente dans les documents utilisés par saint Augustin et qui se retrouve maintenant dans les textes coptes du Fayoum (cf. H. J. POLOSKY, Abriss, col. 250, 38-40), en particulier quand elles incitent deux des principaux Archontes à concentrer en soi, en les dévorant, la substance des autres démons, puis à s'accoupler et à engendrer les deux premiers hommes, Adam et Ève. Ajouterait-on que, suivant une légende, qui n'est d'ailleurs pas spécifiquement manichéenne (Fihrist, pp. 91-92, trad. FLUEGEL. Sur les mythes gnostiques et bogomiles analogues, ainsi que sur certaines légendes juives de teneur voisine, voir les indications que j'ai fournies à l'occasion de diverses études (Mélanges Franz Cumont, Bruxelles, 1936, p.954, n. I; art. « Audianer » du Reallexikon für Antike und Christentum, I, col. 640; Le traité contre les Bogomiles de Cosmas le Prêtre, p. 201 et p. 339, n. 2).), Satan, uni à Ève, donne naissance à Caïn et à sa soeur, le rôle proprement créateur du Mal ou du Mauvais n'en apparaîtrait pas moins, à tout prendre, assez réduit. De toute façon, à la différence des autres gnoses dualistes, et parce que nous avons ici affaire à un dualisme absolu, et non plus relatif, c'est moins de sa connexion avec le Démiurge que de sa nature de Principe (au sens fort du terme) ou de sa parenté avec la Matière (tenue pour Principe irréductible) que le Diable tient, dans le manichéisme, son accession à un degré extrême de promotion. Ou, si l'on veut, cette accession lui est assurée au premier chef et immédiatement par son assimilation ou par sa relation à un Principe, et ses fonctions de créateur et de dominateur des corps, de maître de la partie matérielle de ce mélange qu'est l'actuel univers, ne lui sont attribuées qu'ultérieurement et en conséquence d'une telle assimilation ou d'une telle relation, qui, partout et toujours, demeure fondamentale.

      Égal à Dieu de la sorte, ou bien proche de l'être, le Prince des Ténèbres ne semble pas néanmoins avoir été haussé jusqu'à la qualité de dieu. Sans doute n'est-il pas tout à fait inexact de nommer « dithéisme » le dualisme radical des Manichéens (L'expression de « dithéisme » est employée par Fr. Cumont (Recherches sur le manichéisme, I, p. 7) et critiquée par W. Bang (Le Muséon, XXXVI, 1923, p. 204). Sur la discussion, cf. les justes remarques de H. J. POLOTSKY, Abriss, col. 250, 48-68) puisqu'aussi bien le Mal possède la propriété essentielle de Dieu, qui est d'être incréé, et une omnipotence en théorie équivalente à celle du Bien, et qu'en ce sens les hérésiologues n'ont pas hésité à opposer les deux Natures sous les espèces et le nom de deux Dieux (Par ex., Acta Archelai VII, I, p. 9, 18-23, éd. Beeson = ÉPIPHANE, Pan. LXVI, 25, 3, t. III, p. 53, 20-p. 54, 4, éd. Holl, et ÉPIPHANE, Pan. LXVI, 8, 5, t. III, p. 29, 4-8.). Cependant la secte elle-même semble avoir répugné à décerner au Malin un tel titre. Toute au moins, l'un de ses docteurs africains, Fauste de Milève, s'y refuse-t-il expressément, réservant exclusivement le nom de Dieu à ce qui est bon et bienfaisant (S. AUGUSTIN, c. Faust. XXI, I, p. 568, 9-p. 569, 28, éd. Zychas), et le Khuastuanift, formulaire ouigour de confession, impute-t-il à péché de tenir pour des dieux les démons et les « esprits » (VII B, p. 155, éd. Et trad. Bang). Parce qu'il reste le Mal en soi ou l'hypostase majeure du Mal, le Diable ne saurait être ici « divinisé ». On peut même dire que, plus s'est accrue la capacité maléfique qui lui a été prêtée et qui l'a grandi jusqu'à des proportions gigantesques, plus s'est élargi l'écart qui le sépare et l'éloigne de la sphère du divin. Nulle tendance, en tout cas, au « satanisme » dans l'Église de la Lumière, de la Vérité et de la Justice, malgré quelques accusations, d'ailleurs éparses, banales et purement traditionnelles, de tels ou tels de ses adversaires: offrir des sacrifices aux démons, rendre au Diable l'honneur dû à Dieu sont comptés par les pénitentiels manichéens au nombre des péchés graves. (Khuastuanift VII B, p. 155 et p. 157, éd. Et trad. Bang).


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      Il apparaît par là que, si Dieu et le Diable se contre-balancent l'un l'autre en masse, pourrait-on dire, et en poids, les Ténèbres et leur Roi ne laissent pas d'être en qualité inférieurs à leurs antagonistes. Cette infériorité leur vient de leur nature intrinsèque, qui est mauvaise, qui est d'être le Mal. Elle ne tient pas seulement au fait que le Bien et la Lumière ont une valeur immédiatement et infiniment supérieure à celle du Mal et de l'Obscurité, mais aussi à tout ce que le Mal est et représente par soi. Il est, par exemple, laideur, puanteur, horreur, abjection, et ne saurait être conçu sans que surgissent aussitôt à l'esprit pareilles idées ou pareilles sensations. Ainsi dans son Kephalaïa; ainsi dans ce texte décisif extrait par Sévère d'Antioche d'une source manichéenne (SÉVÈRE, Homélie CXXIII, dans M.-A. KUGENER et Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, II, p. 97):

      « La différence qui sépare les deux Principes est aussi grande que (celle qu'il y a) entre un roi et un porc. L'un (le Bien) vit dans les lieux qui lui sont propres comme dans un palais royal; l'autre (le Mal), à la façon d'un porc, se vautre dans la fange, se nourrit et se délecte de la pourriture, ou, comme un serpent, est blotti dans son repaire. »
      Surtout, tandis que Dieu est intelligent, que la Lumière est Intelligence, la Matière est stupide. (Fragment Pelliot, dans JA, janv.-févr. 1913, p. 115: « la nature de la Lumière est la sagesse, la sagesse, la nature de l'Obscurité est la sottise »; et cf. Traité Chavannes-Pelliot, JA, nov.-déc. 1911, p. 529, p. 537, p. 540, p. 556 (la sottise qui appartient en propre au démon de la convoitise), p. 561, p. 567.) D'une stupidité de brute. Stupide comme le mouvement perpétuel, le mouvement pour le mouvement, le mouvement qui n'a ni commencement ni cesse ni but et qui se déroule, s'épuise et se renouvelle en pure perte; stupide comme le désir violent et aveugle qui ne cherche rien au delà de sa satisfaction instantanée et se repaît de lui-même indéfiniment, à chaque fois condamné à s'anéantir dans son assouvissement et à en renaître. Car c'est bien cela qu'est en son fond la Matière pour un manichéen: agitation incoordonnée et pur appétit, libido, l'un n'étant d'ailleurs que la traduction sur le plan physique; (Se souvenir à cet égard de la conception que saint Augustin avait consignée dans un traité pour la jeunesse, le De pulchro et apto, composé à l'époque où il adhérait encore au manichéisme (Conf. IV, XV, 24): il opposait à une « monade » rationnelle, à une mens sine ullo sexu, une substantia et natura summi mali, non dérivée de Dieu, une « dyade », iram in facinoribus, libidinem in flagitiis.) force brutale et gratuite dans les deux cas et qui, dans le second baigne dans la nuit de l'inconscience d'où elle n'émerge que pour y replonger.

      Telle la mère, tel le fils et les sujets de ce fils; telle la Hylè, tels ses équivalents ou ses expressions mytiques. Le « mouvement désordonné » ne cesse de secouer et de bouleverser le monde infernal, dont il est - bien que ces termes jurent avec le caractère déréglé, quasi mécanique et absurde d'un tel chaos - la loi, la vie et l'âme. Le Royaume du Mal est perpétuel déchirement, lutte constante de soi contre soi, guerre intestine sans relâche, anarchie permanente, autodestruction. Tous les membres en sont soulevés les uns contre les autres: sujets contre sujets, Archontes contre Archontes, vassaux contre monarque. Une hostilité, une fureur, une jalousie implacables les poussent à se jeter les uns sur les autres, à se combattre, à s'entre-déchirer et à s'entre-dévorer. (Aux nombreux textes réunis et cités par H. JONAS, Gnosis une spätantiker Geist, I, p. 294 et mn. 1-5, ajouter SIPLICIUS, In Epict. Enchirid. XXVII, p. 71, 19-22, éd. Dübner, et Kephal. XXIII, p. 68, 25-28) Partout la révolte, ou toujours la menace des complots ourdis par les démons contre leur chef. Sur ce monde de haine et de pourriture qui s'engendre et se corrompt de lui-même, sur le vertige de suicide qui le hante, le rythme de mort qui en scande sans conclusion ni sens l'infinie durée, rien de plus saisissant que cette autre citation, également conservée par Sévère (Hom. CXXIII, dans KUGENER-CUMONT, op. cit., pp. 117-118):

      « L'Arbre de Mort est divisé en un grand nombre d'(arbres); la guerre et la cruauté est en eux; ils sont étrangers à la paix, remplis d'une complète méchanceté et n'ont jamais de bons fruits. Il (l'Arbre de Mort) est divisé contre ses fruits et les fruits (sont divisés) contre l'Arbre. Ils ne sont pas unis à celui qui les a engendrés, mais tous produisent la teigne en vue de la corruption de leur emplacement. Ils ne sont pas soumis à celui qui les a engendrés, mais l'Arbre tout entier est mauvais. Il ne fait jamais rien de bon, mais il est divisé contre lui-même et chacune de ses parties corrompt ce qui est proche d'elle ».

      Et le Prince des Ténèbres, qui règne par la terreur de sa voix ou de ses brusques apparitions sur cet empire où gronde une rébellion latente ou que ravagent des séditions chroniques, incarne lui-même la furie de ce désordre, l'obtuse violence de cet appétit de destruction jamais en paix avec lui-même et acharné contre tous les autres et contre soi (Cf. TITUS DE BOSTRA, adv. Manich. I, 33 (P. G. XVIII, 1120 C). Il est hargne, colère, rage, envie, tout entier mû par les aigreurs de sa bile, qui l'échauffe et lui jaunit le visage. A peine surgi de l'Obscurité, son premier geste a été de se ruer, pour les dévaster, sur ses cinq Royaumes: engloutissant tout sur son passage, frappant au hasard à droite, à gauche, et jusque dans les bas-fonds des Enfers où il a plongé, il a, à chacun de ses mouvements, répandu de haut en bas la ruine et la mort (Fihrist, pp. 86-87, trad. FLUEGEL). Il est affamé de chair et assoiffé de sang (Acta Archalai XV (XIII), 10, p. 25, 1-2, éd. Beeson), soulevé à son tour par une sorte de révolte contre ses sujets et ses rejetons dont il fait sa pâture. Révolte qui, en fin de compte, est tournée contre sa propre substance: image du désir qui, comme le souci, se nourrit de soi, se consomme et se consume lui-même, le Diable manichéen, tout ainsi que l'Âz ou l'Âzi mazdéen, en vient, lorsque son insatiable avidité ne trouve rien d'autre à dévorer, à se dévorer lui-même.

      Il est significatif qu'à tous les degrés ou chez tous les habitants du monde des Ténèbres le désir ait pour effet ou pour expression des actes de cannibalisme et, finalement, d'autophagie. Le désir, et tout particulièrement la concupiscence, qui en est, aux yeux des Manichéens, la manifestation essentielle et la plus ignoble (Cf. l'essai de R. Caillois sur la mante religieuse (Le mythe de l'homme, Paris, 1938, pp. 39-99). Dans le grouillement du cloaque infernal, le corps à corps se distingue mal de l'accouplement et l'absorption du vaincu par le vainqueur, de l'assouvissement de la libido. Entre forniquer (et tout acte sexuel passe ici pour fornication) et manger (singulièrement, de la chair animale) l'imagination et l'éthique manichéennes ont toujours soupçonné d'étroites affinités, soit qu'elles tiennent l'ingestion de la nourriture pour l'aiguillon du désir (Cf. le fragment de Tourfan T II D 173 (APAW, 1911, pp. 16-17), Kephal. LXXXVI, p. 215, 13-25, Acta Archelai XVI, 7, p. 27, 1-6. Théorie analogue chez les Cathares médiévaux, d'après ALAIN DE LILLE, c. haeret. I, 74 (P. L. CCX, 376 B).): soit qu'elles aient vu dans l'une et l'autre de ces actions des manifestations de bestialité abominables au même titre et visant également à la satisfaction charnelle. C'est notamment à une série d'actes de cannibalisme et de sexualité que la suite du mythe attribue l'origine de l'espèce humaine (Cf. Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, pp. 40-46). Les « Avortons », progéniture diabolique, tombent à terre; ils s'unissent entre eux et pullulent, donnant ainsi naissance au règne animal. Puis, deux Démons majeurs - l'un mâle, l'autre femelle - dévorent les enfants des Avortons afin de s'assimiler toute leur substance, s'accouplent à leur tour et engendrent la première paire d'hommes. Descendants d'Adam et d'Ève et, par eux, des Démons, nous restons marqués du double sceau de cette hérédité satanique, des deux stigmates conjoints et indélébiles du Mal: l'un, visible, la forme extérieure de notre corps; l'autre, interne, la concupiscence inhérente à notre chair, à notre « moi obscur », et en nous à jamais renaissante ou menaçante. De là aussi le caractère diabolique de la perpétuité de la race humaine ici-bas: du péché naît le péché; les parents engendrent des enfants qui en engendrent d'autres, dont d'autres seront engendrés pour engendrer à leur tour - indéfiniment. Procès sans but ni terme (à moins que l'usage de plus en plus généralisé des pratiques ascétiques préconisées par la secte ne parvienne à l'arrêter); succession mécanique et criminelle par quoi, exécutrice inconsciente du plan formé par la Matière, l'humanité prolonge son esclavage et retarde l'heure de sa libération définitive, « transvasant » à chaque fois dans les ténèbres d'un nouveau corps les parcelles de Lumière qu'elle retient captives, leur forgeant de nouveaux liens et une nouvelle prison; suite, enchaînement absurde, en fin de compte, et qui est, en tout cela, le reflet ou l'effet du mouvement indéfini et gratuit de la Matière.

      La même absurdité qui, en raison de son agitation chaotique et sans fin, caractérise la Matière ou le Mal, s'attache, en effet, aux conséquences du Désir et fait le fond du Désir lui-même. Le Désir est, lui aussi, stupide par sa perpétuité, la loi contradictoire de son rythme automatique, l'aspect brutal, buté, borné de chacune de ses manifestations. Ne concevant rien d'autre au delà de sa satisfaction immédiate, il s'y absorbe tout entier; sitôt surgi, sitôt anéanti, entêté à s'évanouir dans son assouvissement pour renaître aussitôt après, il vit à chaque fois à court terme, dans l'instantané. De même, notre Prince des Ténèbres. Du Désir il a l'implacable dureté, toute la force virulente et toujours redoutable, qu'il se plaise à cacher pour fondre d'un coup sur sa proie, qu'il se contracte sur lui-même ou se déploie de tous ses membres, qu'il se tapisse ou chemine, dressé, accroupi, rampant ou glissant. Comme de Désir, il brûle et il glace. Comme lui, il s'enveloppe de prestiges, ductile et apte à toutes les métamorphoses, capable de revêtir les plus diverses apparences, d'agir par enchantement ou par les charmes de son verbe. La « magie » du Désir: expression pour nous métaphorique et usée, mais à entendre ici au pied de la lettre; toute l'efficace de Satan est magique, repose sur des conjurations et des sortilèges. Mais les capacités de ce Sorcier maléfique ne dépassent pas, elles non plus, les lisières de la pure actualité. Ses facultés d'appréhension et de compréhension ne jouent pas dans le présent et ne saisissent rien en deçà et au delà de la présence d'un objet immédiat. A peine est-il là-dessus supérieur aux autres Démons, ses subordonnés. Ceux-ci, sans doute, sont plus obtus, n'entendant que leur propre langage et, comme le dit le Képhalaïon VI, ne percevant pas le sens des paroles de leur suzerain, alors qu'il comprend, lui, tout ce qui sort de leur bouche. Cependant, sujets et monarque ont en commun de ne pouvoir appréhender que ce qui tombe momentanément sous leur regard.

      « En effet », dit des premiers le document manichéen cité par Sévère d'Antioche (Hom. CXXIII, dans KUGENER-CUMONT, op. cit., pp. 122-123), « ces membres de l'Arbre de Mort ne se connaissent pas les uns les autres, et n'avaient pas la notion les uns des autres. Car chacun d'eux ne connaissait rien de plus que sa propre voix et ils voyaient (seulement) ce qui était devant leurs yeux. Lorsque quelqu'un (d'entre eux) criait, ils (l')entendaient. Ils percevaient cela et ils s'élançaient avec impétuosité vers la voix. Ils ne connaissaient rien d'autre ».

      Et de même, au sujet du Roi des Ténèbres, nos Chapitres VI et XXVII déclarent, avec une insistance remarquable: « il ne connaît et ne perçoit que ce qui est présent à ses yeux »; « il n'y a qu'une chose qu'il ignore: ce qui est loin de lui; il ne voit pas ce qui est au loin, mais, ce qui est devant sa face, il le voit, l'entend, le sait ». Des autres Archontes il saisit uniquement le dehors et les manifestations extérieures: les signes qu'ils se font entre eux, leur voix, pour autant qu'elle frappe ses oreilles. Mais il ne parvient ni à percer le secret de leur coeur ni à capter à leur naissance leurs pensées et leurs intentions et à deviner où elles tendent: le commencement comme la fin échappent à son entendement. Ou encore: c'est seulement lorsque ses fléaux se tiennent devant lui qu'il est en mesure de les voir et de surprendre leurs desseins; s'écartent-ils de lui, s'éloignent-ils, le voici retombant dans l'ignorance. En d'autres termes, son intelligence est aussi étroite que le champ de sa vision est rétréci. En elle, nul don de pénétration: elle n'appréhende, et de l'extérieur, que la surface et l'aspect matériel des choses et des êtres; sensible aux apparences et aux signes, elle demeure fermée aux réalités, aux profondeurs intérieures. Impuissante à suivre et à s'expliquer l'enchaînement organique de tels ou tels événements successifs ou, chez autrui comme en elle-même, le déroulement continu d'une pensée, elle n'accède et ne réagit qu'à l'instantané. Elle n'embrasse à chaque instant rien d'autre que la présence fortuite et passagère de tel objet, de telle personne, de tel fait. Sans principe ni but elle-même, un pur présent, dont elle ne sait ni induire les antécédents ni prévoir les conséquences, l'occupe et l'absorbe tout entière.

      C'est là, je crois, le trait le plus curieux, sinon le plus fondamental, de la conception manichéenne du Diable, celui, en tout cas, qui résume et prouve au mieux ce que les pages précédentes se sont efforcées d'établir. Le Prince des Ténèbres est la traduction mythique d'une même réalité à la fois physique et psychologique, ou qui s'exprime sur le plan physique sous les espèces de la Matière, sur le plan psychologique sous celles du Désir. Matière ou Désir, le fond de cette réalité est un mouvement désordonné et furieux, ici et là éprouvé comme un mal et conçu comme constituant le Mal en soi. Mal parce qu'il est infini et irrationnel, sans commencement ni achèvement, sans cause ni but, sans raison aucune. Mal parce qu'il est, du même coup, « stupide », contingence nue, l'essence de tout ce qui - pur chaos ou instinct brut - , absurdement et perpétuellement, apparaît, disparaît, reparaît dans l'instant. Hypostase ou fils de la Matière et du Désir, le Satan du manichéisme incarne, en dernière analyse, la condition charnelle de l'homme réduite à soi seule, l'existence dans le champ saisie sous son jour le plus dépouillé, la « vie » insensée, illusoire et contradictoire à laquelle la créature, si elle est privée de tout recours à la paix de l'Esprit, aux lumières salvatrices de la Révélation et de l'Intelligence, est, aux yeux de la secte, présentement et ici-bas condamnée, et qui, abandonnée à soi, n'est que perte, destruction, péché, enfer, mort - une nuit désespérée.


      Paris

Henri-Charles PUECH,            
directeur d'études à l'École pratique      
des Hautes Études.                  


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Les Yezidis du Mont Sindjar
« adorateurs d'Iblis »


      La race kurde, qui peuple les montagnes de Haute-Mésopotamie, se divise, au point de vue religieux musulman, en deux groupes ennemis; sunnites shâfi'ites, allant jusqu'au yézidisme, - shi'ites allant jusqu'à l'extrémisme des Kizilbash et des Ahlé Haqq. Curieux phénomène de clivage, qu'on retrouve au versant sud-est du Pamir, entre Marwâniya (Kelun-chah) et Ismaëliens.

      Les Yésidis sont des sunnites anti-shi'ites, car Yézid, leur éponyme, c'est le khalife umayyade qui fit périr le petit fils du prophète Muhammad, Husayn, le martyr des Shi'ites. Est-ce vraiment là l'étymologie exacte? « Ized », en iranien, veut dire « dieu », et les Kurdes, purs iraniens, ont d'abord été mazdéens.

      En tout cas, le yézidisme est la forme spécifique de l'Islam kurde, et les femmes nobles, des vieux clans kurdes, sont de croyance yézidie.

      Ce groupe religieux s'est aggloméré autour de réfugiés Umayyades, et l'un d'eux, Cheïkh'Adî, mort en 1162 de notre ère, à Lâlish, qui porte maintenant son nom, fonda un ordre religieux, les 'Adawiya, qui vénèrent entre autres saints, un mystique particulièrement haï, de son vivant, par les Shi'ites, qui le firent supplicier, Hallâj (+ 922, à Bagdad). Les Yézidis font de Hallâj le septième et dernier des saints apotropéens, le Héraut du Jugement Dernier. Or Hallâj, condamné à l'unanimité des docteurs pour sa doctrine de la déification par l'amour divin avait été considéré par les premiers scolastiques ash'arites, Bâquillânî, Isfarânî, Juwaynî, comme un suppôt damné d'Iblis, c'est-à-dire Satan; qui, selon les musulmans, se damna par amour jaloux, exclusif, de l'idée pure de la Déité.

      Par prédestination, d'autres théologiens ash'arites, Gurgâ nî et Qushayrî, maintenant que l'amour sanctifie, canonisèrent Hallâj avec Satan; damnés tous deux par pur amour, refusant toute récompense.

      Et Cheïck 'Adî, et les 'Adawiya partagèrent cette doctrine.
      Les livres où elle s'exprime actuellement, en dialecte kurde (étudié par Bitter), sont le kitâb al-jalwa (livre de la révélation), et le mashafé-rash (livre noir); leur rédaction est d'un style populaire très éloigné de l'esthétique raffinée des théologiens précités. Mais il y est recommandé de considérer Satan comme un Archange tombé, puis pardonné, à qui Dieu a abandonné le gouvernement du monde et la transmigration des âmes, qu'il dirige. On l'appelle « Malak Tâwûs », « l'Ange Paon », à cause des colorations spirituelles qu'il a récupérées. A son image, les Sept Saints ou Sandjaq sont représentés en bronze sous la forme de paons, notamment Mansûr (=Hallâj).

      Il y a encore environ 60 000 Yézidis, ils tendent à disparaître à cause des persécutions. Ils s'appellent « Dasni ».

      Manzel a donné une bonne bibliographie (s. v.) dans l'Encyclopédie de l'Islam, en 1934. Depuis cette date, Ismaïl bey Tchôl, M. Guidi, G. Furlani, Lohéac, Ahmad pasha Taymur, R. Lescot ont poursuivi des recherches, dont les premiers promoteurs avaient été Parry et le P. Anastase O. C. D.


      Paris

LOUIS MASSIGNON      


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