"Voici pourquoi a paru le Fils de Dieu, c'est pour détruire les oeuvres du diable" 1 Jean 3, 8.

Remerciements Je remercie les Frères Carmes pour leur aimable autorisation à recopier et diffuser cet ouvrage sur le site. Merci à l'Abbé B. LUCIEN qui m'a permis de compléter le corpus de textes. Vous pouvez télécharger le livre (zip de 6,1 mo) - Édition complétée le 27-1-2008.


Copyright © 'Satan' © Desclée De Brouwer - 1948 pour la première édition papier de 666 pages
© Etudes Carmélitaines
© www.sosparanormal.com pour la première édition en fichier numérique


SATAN - ÉTUDES CARMÉLITAINES

TABLE DES MATIÈRES

Avertissement

EXISTENCE

A. LEFÈVRE, S. J. Ange où bête?
HENRI-IRÉNÉE MARROU. Un ange déchu, un ange pourtant.
P. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, o. c. d. Du péché de Satan et de la destinée de l'Esprit d'après SAINT THOMAS D'AQUIN.
P. LUCIEN-MARIE DE SAINT-JOSEPH, O. C. D. Le démon dans l'oeuvre de saint Jean de la Croix.
MARCEL LÉPÉE. Sainte Thérèse de Jésus et le démon.

HISTOIRE

P. JOSEPH HENNINGER, S. V. D. L'Adversaire du Dieu bon chez les primitifs.
P. LAURENT KILGER, O. S. B. Le diable et la conversion des païens.
P. DE MENASCE, O. P. Note sur le dualisme Mazdéen.
HENRI-CHARLES PUECH. Le prince des ténèbres en son royaume.
LOUIS MASSIGNON. Les Yezidis du Mont Sindjar « adorateurs d'Iblis ».

ASPECTS

ALBERT FRANK-DUQUESNE. Réflexions sur Satan en marge de la tradition Judéo-Chrétienne.

RÉPRESSION

MGR F. M. CATHERINTET. Les démoniaques dans l'Évangile.
F. X. MAQUART. L'exorciste devant les manifestations diaboliques.
NOTE ADDITIONNELLE par le P. DE TONQUÉDEC.
ÉMILE BROUETTE. La civilisation chrétienne du XVIè siècle devant le problème satanique.
APPENDICE - PROCÈS D'ANNE DE CHANTRAINE (1620-1625)
PIERRE DEBONGNIE, C. SS. R. Les confessions d'une possédée, Jeanne Fery (1584-1585).
P. BRUNE DE J.-M. La confession de Boullan.
SUZANNE BRESARD. Étude graphologique.
DR JEAN VINCHON. Étude psychiatrique.

THÉRAPEUTIQUE

DR FRANÇOISE DOLTO. Le diable chez l'enfant.
MARYSE CHOISY. L'Archétype des trois S. : Satan, Serpent, Scorpion.
DR JOLANDE JACOBI. Les démons du rêve.
DR JEAN VINCHON. Les aspects du diable à travers les divers états de possession.
PROF. JEAN LHERMITTE. Les pseudo-possessions diaboliques.
JOSEPH DE TONQUÉDEC, S. J. Quelques aspects de l'action de Satan en ce monde.

FORMES

GERMAIN BAZIN. Formes démoniaques.
AUGUSTE VALENSIN, S. J. Le diable dans la Divine Comédie.
PIERRE MESSIAEN. Satan dans le Paradis perdu.
ALBERT BÉGUIN. Balzac et la fin de Satan.
PAUL ZUMTHOR. Le Tournant romantique (1850-1870).
JACQUES MADAULE. Le diable chez Gogol et chez Dostoïevski.
CLAUDE-EDMONDE MAGNY. La part du diable dans la littérature contemporaine.
JACQUES MADAULE. La part du diable.

DÉICIDE

PAULUS LENZ-MEDOC. La mort de Dieu.
DOM ALOÏS MAGER. Satan de nos jours.

BIBLIOGRAPHIE

ROLAND VILLENEUVE. Bibliographie démoniaque.


**


GERMAIN BAZIN
ALBERT BÉGUIN
SUZANNE BRESARD
ÉMILE BROUETTE
P. BRUNO DE JÉSUS-MARIE
MGR R. M. CATHERINET
MARYSE CHOISY
P. PIERRE DEBONGNIE
Dr FRANÇOISE DOLTO
ALBERT FRANCK-DUQUESNE
P. JOSEPH HENNINGER
Dr YOLANDE JACOBI
DOM LAURENT KILGER
P. ANDRÉ LEFÈVRE
PAUL LENTZ-MÉDOC
MARCEL LÉPÉE
PROF. JEAN LHERMITTE
P. LUCIEN-MARIE DE SAINT-JOSEPH
JACQUES MADAULE
DOM ALOÏS MAGER
CLAUDE-EDMONDE MAGNY
HENRI-IRENÉE MARROU
LOUIS MASSIGNON
FRANÇOIS-XAVIER MAQUART
P. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, o. c. d.
P. PIERRE DE MÉNASCE
PIERRE MESSIAEN
HENRI-CHARLES PUECH
JOSEPH D ETONQUÉDEC
AUGUSTE VALENSIN
ROLAND VILLENEUVE
Dr JEAN VINCHON
PAUL ZUMTHOR


ont collaboré à cet ouvrage des

ÉTUDES CARMÉLITAINES



Avertissement

      Que Satan existe, la question est résolue de manière affirmative par la foi chrétienne. Que la croyance au démon soit un fait d'histoire, afin de s'en assurer il suffit de jeter un coup d'oeil, même rapide, sur les civilisations. Pour peu que l'on s'enhardisse, par méditation et confrontation, des aspects inattendus apparaissent. Le Malin aide merveilleusement la malice humaine, aussi la répression ne fut-elle pas toujours accomplie à la manière divine de Jésus. Il ne s'agit ici que d'exposer loyalement les faits et les intentions.

      Il est arrivé que, dans le but de faire cesser une épidémie d'offrande de soi à Satan, qui infestait à leur époque la Bretagne et la Normandie, Marie des Vallées et Catherine Daniélou s'offrirent à porter elles-mêmes les souffrances des possédés qui s'étaient ainsi livrés au diable en vue d'exercer la sorcellerie. Ce genre de « répression » pour être plus charitable que d'autres, nous semble périlleux du point de vue psychologique, aussi ne nous arrêterons-nous pas à recommander cet état victimal. Par ailleurs, le Père Surin ne sera traité qu'accidentellement dans ce volume, puisqu'il a fait l'objet de plusieurs études lors de notre Congrès international de Psychologie religieuse de 1938, lesquelles ont paru dans
Nuit mystique et dans Le Risque chrétien.

      Le développement de l'esprit critique et l'avènement de la psychiatrie ont provoqué une indulgence nécessaire. L'homme pervers est-il vraiment coupable de son intensité maléfique? Peut-on toujours se dépasser? Le sacrifice est une nécessité vitale; celui qui s'arrête devient névrosé et la névrose se met à penser pour lui, mais alors de façon diabolique. Et C. G. Jung de conclure: le démon était jadis projeté au dehors; aujourd'hui grâce à son intelligence l'homme n'y croit plus et il le recèle en lui-même. Après la présentation de la
thérapeutique elle-même, une sorte de psychanalyse du diable à travers les formes sera pratiquée. On trouvera au cours de l'ouvrage l'illustration de l'étude de M. G. Bazin. Enfin, la métaphysique étant le domaine angélique par excellence, c'est dans la sphère orgueilleuse de l'esprit que va s'accomplir le déicide. Pourtant celui qui triomphe ainsi par le truchement de l'homme reste un vaincu. « Le démon, dit Ruysbroek, voit comme à travers une cloison de diamant qu'il ne rompra jamais sa beauté d'archange éternellement subsistante dans la pensée divine; l'unité de son être est à jamais brisée et il sait que cette splendeur de lui-même, il ne la rejoindra plus. ».

      Ce vaincu sert aux desseins de Dieu. « Le diable porte pierre ».

« Je suis l'Esprit qui toujours nie...
A cette Force j'appartiens
Qui toujours fait le Mal, mais n'aboutit qu'au Bien ».

(GOETHE, Faust. Prologue).      



1. EXISTENCE

Ange ou bête?

La puissance du mal dans l'Ancien Testament

      Jésus, au désert, tenté par le Satan, était avec les bêtes (Mc. 1, 12). A Jésus, que servent les anges, s'oppose le chef des forces mauvaises, le Satan ou le Diable; l'homme, sauvé ou perdu, est l'enjeu de la lutte. Le prince des démons, prince de ce monde, tient l'empire de la mort; le prince de la vie vient lui ravir la primauté qu'il a usurpée sur les rois de la terre (Mt. 9, 34; Jn 12, 31; Hbr. 2, 14; Act. 3, 15; Apc. 1, 5).

      Il est difficile de croire au Christ Rédempteur sans croire en même temps à son antagoniste, le Diable. Nous cherchons cependant des subterfuges. Ne pourrait-on reléguer parmi les masques de théâtre ce personnage encombrant? La poésie sémitique et l'imagination populaire se plaisent à personnifier les forces de la nature, y compris les forces psychiques; c'est une convention du langage dramatique. Quelle réalité, dira-t-on, se cache sous ces images? Jésus et ses Apôtres ont emprunté à l'Ancien Testament, et même aux apocryphes ou à la gnose, ce bric-à-brac littéraire; ils étaient bien obligés de parler la langue de leurs compatriotes. A nous de transposer aujourd'hui; garder ce langage désuet en s'adressant à des esprits modernes ce serait trahir la pensée du Maître.

      Or Jésus parlait la langue religieuse de son peuple, que nous a conservée la Bible; un rappel des textes de l'Ancien Testament nous fera mieux comprendre la portée de ces images et de ce vocabulaire.

LA BÊTE

      Les bêtes du désert.

      La fière citadelle du péché est réduite en désert:

Babylonne, la perle des royaumes,
      l'orgueilleuse parure des Chalédéens,
      sera comme Sodome et gomorrhe que Dieu ruina.
Elle ne sera plus jamais habitée,
      ni peuplée dans les siècles futurs.
L'Arabe n'y dressera point sa tente;
      les pasteurs n'y parqueront pas leurs troupeaux.
Mais les bêtes sauvages s'y parqueront,
      et les hiboux rempliront ses maisons;
Les autruches y habiteront,
      et les satyres y feront leurs danses.
Les chacals hurleront dans ses palais,
      et les loups dans ses maisons de plaisance.
(Is. 13, 19-22, Condamin).

      Ce genre de description est classique chez les prophètes. Isaïe (23, 13), Sophonie (2, 14) voyaient les ruines de Ninive hantées par l'une ou l'autre de ces bêtes. Babylone dévastée en abrite une demi-douzine (Is. 13, 21s; Jer. 50, 39). plus tard, en Édom, type des nations liguées contre Israël, le nombre sera doublé. Chiens et chats sauvages, chouettes et corbeaux, d'autres plus difficiles à identifier, mènent un sabbat démoniaque sur la terre d'Édom déserte, brûlée, retournée au tohu-bohu primitif (Is. 34).

      Que signifie cette accumulation d'horreurs? Corbeaux et vautours sont bien à leur place sur un champ de carnage. Le chacal et l'autruche, réputés pour la tristesse de leurs gémissements, évoquent une lamentation funèbre (Mi. 1, 8; Job. 30, 29). Bon nombre de ces animaux sont choisis sur la liste des bêtes impures, interdites, abominables à Iahvé (Lev. 11, 14-18; Dt. 14, 13-17). Tristesse et désolation, souillure et péché, tel est le tableau.

      Deux bêtes sont plus étranges: Lilit et les satyres. Lilit est le nom d'un démon femelle bien connu à Babylone. Les satyres (ceïrîm, velus, boucs) sont bonnement traduits démons par la vulgate; nous savons par ailleurs qu'on leur offrait des sacrifices idolâtriques (Lev. 17, 7). Ainsi cette troupe funèbre, abominable, que l'imagination populaire grossit d'éléments plus hideux encore, évoque une sarabande de démons dansant dans les ruines, emplissant la nuit de pleurs et de grincements de dents.

      C'est que le désert est le refuge du péché. Assistant à la purification de Jérusalem restaurée, Zacharie voyait l'impiété emportée à Babylone, où on lui bâtirait un trône. Le rituel lévitique chasse ainsi au désert l'oiseau chargé de l'impureté du lépreux, le bouc qui porte le péché du peuple (Lev. 14, 7; 16, 10. 21s). Les monstres réels ou fabuleux qui peuplent le désert, sont dans la Bible le signe du péché, triste et laid.


      Morsures de la maladie.

      Une autre classe d'êtres démoniaques s'attaque à l'homme dans sa chair. Ici, plus de bêtes visibles, mais leur morsure est sensible, et il faut bien leur prêter un corps.

      Les figurines babyloniennes à destination magique nous apprennent comment l'Orient ancien représentait les maladies: tel Pazouzou, le vent du sud-ouest, qui apporte la malaria. Son corps nu, d'une maigreur extrême, porte une tête monstrueuse, aux cornes de chèvre plaquées sur le front; quatre ailes, des pattes de rapace, soulignent la rapidité avec laquelle il fond sur sa proie, lui enfonçant dans la chair ses doigts armés de griffes. « Je suis Pazouzou, fils de Hanpa, dit l'inscription; le roi des mauvais esprits de l'air qui sort violemment des montagnes en faisant rage, c'est moi. » Crabes et scorpions, lions et panthère, reptiles et rapaces fournissent les éléments du bestiaire démoniaque représenté sur les plaques talismans. (G. CONTENAU, Manuel d'Archéologie orientale, fig. 826, p. 1310ss; voir fig. 152s, p. 1306-1310; fig. 829, p. 1316; fig. 830, p. 1320; fig 1038, p. 1913s.).

      La Bible utilise un langage analogue. l'auteur du Ps. 91 exhorte l'Israélite à mettre sa confiance dans la protection du Très-Haut; ainsi passera-t-il indemne à travers les plus redoutables épidémies:

Tu ne redouteras ni la terreur nocturne,
      ni la flèche qui vole le jour,
Ni la peste qui chemine dans les ténèbres,
      ni l'épidémie qui sévit à midi.
(Ps. 91, 5s, Clès).

'ancienne version latine disait « le démon de midi ». « On peut penser, dit à ce propos le P. Calès, que la peste (débér) qui chemine la nuit et la contagion (qétéb) qui sévit à midi font allusion, par réminiscence, à deux démons, l'un de nuit, l'autre de jour, auxquels la foi populaire d'ancien Orient attribuait la responsabilité de ces êtres malfaisants; protégé par les anges, il foulera aux pieds aspic et basilic, lion et dragon. Nous retrouvons ici les animaux figurés sur les amulettes babyloniennes.

      Mais en Israël la magie n'est pas tolérée. Les fléaux sont dans la main de Dieu; on les voit dans sa garde du corps quand il paraît pour juger la terre (Hab. 3, 5), ce sont les exécuteurs de ses hautes oeuvres:

J'accumulerai sur eux les fléaux,
      contre eux j'épuiserai mes flèches;
Exténués par la faim, dévorés par la fièvre
      et la contagion funeste,
J'enverrai contre eux la dent des bêtes,
      le venin de ceux qui rampent dans la poussière.
(Dt. 32, 23s).

La théologie tardive exalte ces instruments de la justice divine:

Feu et grèle, fléau et peste,
      eux aussi sont créés pour le jugement;
Dent des bêtes, scorpion et aspic
      et l'épée vengeresse qui extermine les impies,
Tous ont été créés pour servir à cette fin,
      ils sont en réserve pour le jour de la visite.
(Ecli. 39, 29s hébreu).

      Ces créatures terribles sont-elles des démons méchants ou de simples personnifications? Réservons la question; notons seulement ici que dans les prières du psautier le malheureux qui crie justice, décrit ses persécuteurs trop réels sous les traits de bêtes démoniaques:

      Ils ont du venin, venin de serpent,
      comme l'aspic qui se bouche les oreilles...,
O Dieu, casse-leur les dents dans la gueule;
      leurs crocs de lion, brise-les, Iahvé.
(Ps. 58, 5. 7).

      Le spectre de la Mort.

Plus terrible que les épidémies aux dards empoisonnés est leur père, le roi des terreurs, la Mort. Le poète de Job décrit l'agonie de l'impie:

De tous côtés des terreurs l'épouvantent
      et poursuivent ses pas;
Le malheur qui le frappe est affamé,
      la calamité se tient à son côté;
Sa peau est dévorée par la maladie;
      le premier-né de la Mort dévore ses membres.
Il est arraché de sa tente où il dévorait en sécurité,
      on le traîne au roi des frayeurs.
(Job. 18,11-14).

      « Ce personnage, note Mgr Weber, rappelle le Dieu des enfers mythologiques... la poésie peut se permettre de ces réminiscences sans aucun danger pour la foi des lecteurs. » Il n'y a rien de plus ici qu'une personnification littéraire, comme dans la lamentation des pleureuses:

La mort est montée par nos fenêtres,
      elle a pénétré dans nos palais.
(Jer. 9, 20).

      Le Cheol (Hadès, Enfer), royaume de la Mort et séjour des morts, est lui aussi personnifié. Une gueule insatiable, c'est tout ce qu'on voit de lui:

Le Cheol a redoublé d'activité,
      il a ouvert sa gueule sans mesure.
(Is. 5, 14, Condamin).

Il avale, il engloutit. C'est lui qui dévore vivants Dantan, Coré et Abiron, lui qui avale l'armée de Pharaon, quand la terre ouvre sa gueule (Nb. 16, 30-34; Ex. 15, 12).

      Monstre non moins avide, l'Abîme (tehom), l'élément liquide qui est sous la terre et tout autour, a bien des traits communs avec le Cheol. Il est lui aussi une puissance de mort. Dans sa détresse le malheureux crie vers Dieu:

Délivre-moi du bourbier, que je ne m'enlise pas.
      Que je sois délivré des eaux profondes.
Que le courant des eaux ne m'entraîne pas;
      que le gouffre ne m'engloutisse pas;
      que le puits béant ne se ferme pas sur moi.
(Ps. 69, 15s, Calès).

      Le gouffre, le puits béant, c'est le Cheol. L'association de l'Abîme avec le Cheol est fréquente:

Les vagues de la Mort m'avaient environné;
      les torrents de Bélial m'avaient épouvanté;
Les chaînes du Cheol m'avaient enveloppé;
      les filets de la Mort m'avaient surpris.
(Ps. 18, 5s, Calès).

Sous terre le Cheol est comme la poche stomacale de cette pieuvre gigantesque dont les courants des eaux seraient les tentacules:

Ils se sont enfoncés comme du plomb dans les eaux profondes...
      ils ont été engloutis par la terre.
(Ex. 15, 10. 12).

      Ces tentacules sont assez puissantes pour entraîner un vaisseau de haut bord de la taille du rocher de Tyr:

L'Abîme montera à l'assaut contre toi,
      les grandes eaux t'envelopperont;
Tu descendras avec ceux qui descendent dans la fosse.
(Ez. 26, 19s).

Bien plus, les eaux de l'Abîme ont pu recouvrir la terre entière, et les ténèbres formaient autour comme une carapace (Gen. 1, 2; Ps. 104, 6).

      Ce monstre vorace, qu'on le nomme Mort, Cheol, Abîme, Abaddon (perdition), Bélial (vaurien, néant) ou de tout autre nom, ce monstre a-t-il quelque rapport avec les êtres démoniaques relevés précédemment?

      Tout naturellement les maladies sont au service de la Mort; le texte de Job cité plus haut montrait le roi des frayeurs lançant sa meute. La peste (débér) et la contagion (qétéb) sont dans Osée les armes de la mort (Os. 13, 14). Ainsi la Mort centralise les puissances mauvaises, elle en fait un empire organisé. On traite avec elle comme avec une personne; les impies font un pacte avec la Mort, avec l'Enfer (Is. 28, 15. 18; Sag. 1, 16); ne sont-ils pas insatiables comme elle pour dévorer les malheureux (Hab. 1, 13; 2, 5; Prov. 1, 12)?

      La puissance infernale acquiert ainsi un caractère moral et religieux: elle s'oppose à Dieu. Contre l'Abîme l'activité créatrice est une lutte. Une parole suffit pour le mettre en déroute; un cri de Iahvé réduit l'adversaire au silence. Le verbe gaar (et son équivalent grec epitimân) est spécialisé comme cri de guerre et de victoire contre les puissances du mal. Ce cri met en fuite l'Abîme, les grandes eaux, aussi bien que les armées ennemies (Is. 17, 13; 50, 2); il refoule Satan en personne: Imperet tibi Dominus (Zac. 3, 2) (Dans le Nouveau Testament, c'est ainsi que Jésus commande à la mer, aux démons, et à saint Pierre, qualifié de Satan (Mc. 1, 25; 4, 39; 8, 33; 9, 25). Sur ce mot: P. JOUON, Biblica 6 (1925), 318-321). Ailleurs la lutte est décrite plus en détail:

De la fumée montait de ses narines,
      et de sa bouche sortait un feu dévorant;
      des charbons de feu y brûlaient.
Il abaissa les cieux et descendit.
      Sous ses pieds était une nuée sombre.
Porté sur un chérub, il volait;
      il planait sur les ailes des vents.
Il se fit des ténèbres un voile;
      autour de lui, formant sa tente,
      des eaux ténébreuses et d'épais nuages.
Devant l'éclat de sa face, les nuages
      s'en allèrent en grêle et en charbons de feu.
Et Iahvé tonna dans les cieux,
      et le Très-Haut fit entendre sa voix.
Il décrocha ses traits et les dispersa,
      lança ses éclairs et les poussa en avant.
Et les lits des océans apparurent,
      et les fondements de la terre furent mis à nu.
Devant ta menace, Iahvé,
      au souffle du vent de ta colère.
(Ps. 18, 9-16, Calès).

On pense spontanément à la lutte de Mardouk contre Tiamat (R. LABAT, Le poème babylonien de la création, Paris, 1935, tablette IV et p. 52-56). En fait Tiamat n'est pas mentionné dans la Bible, et le rapprochement verbal avec tehom ne suffit pas pour affirmer un contact littéraire avec le mythe babylonien. D'autres monstres de l'élément liquide sont désignés nommément, Rahab et Léviathan; leurs noms, retrouvés à Ras-chamra, suggèrent une origine cananéenne ou phénicienne.

      Ces vieux dragons mythiques servent à désigner les grands empires. A propos de la sortie d'Égypte, Isaïe 51 rappelle l'antique victoire de Iahvé contre Rahab. Il peut y avoir allusion à la mer fendue pour livrer passage aux Hébreux; mais la Basse-Égypte, toute en marais et en canaux, était une puissance de la mer: le crocodile du Nil fournira à Job le portrait de Léviathan, et Rahab est un nom poétique de l'Égypte (Ps. 87). Ailleurs le dragon de Bel (G. CONTENEAU, O. C., FIG. 137), qui engloutit le peuple d'Israël, n'est autre que Nabuchodonosor (Jer. 51, 34-44; compt. Jonas 2).

      Ces assimilations sont anciennes. Déjà Isaïe (28, 15. 18) appelait alliance avec la Mort, pacte avec le Cheol, l'alliance que les conseillers d'Ézéchias négociaient avec l'Égypte; et il décrivait l'invasion assyrienne comme un déluge des grandes eaux (Is. 8, 7; 28, 15. 18; comp. Ps. 46).

      La Mort, l'Abîme, le Néant sont les ennemis de Dieu et de son peuple. Ils restent cependant eux aussi dans la main du Créateur: c'est Dieu lui-même qui avait enveloppé la terre dans l'abîme, et il a emmaillotté la mer dans les ténèbres au jour de sa naissance (Job. 38, 8s; Ps. 104, 6); il a créé Léviathan pour en faire le jouet de ses enfants (Ps. 104, 26; Job. 40, 29). Dieu fait descendre qui il veut au ventre du Cheol et il en ramène quand il lui plaît (Jonas 2; Ps. 88; 1 Sam. 2, 6), de même qu'il a fait descendre son peuple d'Égypte et dans les profondeurs de la mer pour l'en tirer au jour du salut.

      Les bêtes démoniaques.

      A quel ordre de réalité appartiennent toutes ces bêtes? Le chacal au hurlement lugubre, le scorpion qui blesse sournoisement, la mer avec ses dangers et ses monstres sont des créatures bien réelles. Cachent-elles aussi sous leurs traits repoussants des êtres invisibles qui seraient démons impurs, démons de la fièvre ou de la mort? Quelle était sur ce point la pensée des auteurs sacrés?

      Lorsque, vers le deuxième siècle, les Juifs traduisirent en grec leurs livres saints, ils appelèrent démoniaques, daimonia, soit les idoles et divinités païennes, soit quelques-uns des animaux fantastiques rappelés plus haut. (Il est remarquable que les LXX aient préféré l'adjectif neutre daimonia, êtres démoniaques, au nom masculin usuel daimôn, démon. Le NT emploie une fois daimones (Mt. 8, 31) en parallèle avec daimonia (Luc. 8, 31ss) et esprits impurs (Mc. 5, 10-13); les démons y ont un caractère personnel plus accentué. Pour l'usage du grec profane, voir les encyclopédies, DARREMBERG-SAGLIO, PAULY-WISSOWA, suppl. III, et G. SOURY, La démonologie de Plutarque, Paris, 1932.)

      Faut-il en conclure que la Mort, la Peste, le Péché, avaient aux yeux des Juifs une sorte d'existence séparée? Sont-ils, sinon des êtres personnels doués d'une volonté mauvaise, du moins des énergies malfaisantes analogues à l'animal poussé par son instinct? Le vivant saisi par ces bêtes de proie tombe dans le péché, la maladie, la mort; mais on peut aussi chasser ces vilaines bêtes loin de la demeure des hommes, au désert ou au Cheol.

      Pour la pensée moderne, le péché, la maladie, la mort, ne sont rien hors d'un pécheur, d'un malade ou d'un mort. L'Orient ancien n'avait pas nos manières de voir. Il n'est pas douteux qu'à Babylone par exemple, Pazouzou, Labartou, les Sept mauvais et autres monstres funestes, avaient une existence réelle; on ne peut comprendre autrement les textes magiques. En est-il de même à Jérusalem?

      La religion populaire était mêlée de pratiques superstitieuses; les Prophètes et la Loi en témoignent. Spontanément les Israélites partageaient la croyance commune aux forces du mal; ils ne devaient d'ailleurs pas avoir sur leur nature des idées bien nettes. Mais la pure religion que reflètent les textes bibliques - et qui est seule porteuse de révélation - pouvait-elle s'en accommoder? La magie était proscrite à l'égal de l'idolâtrie. Le monothéisme refusait l'existence à tout être qui n'aurait pas été créé par Dieu; et toute oeuvre de Dieu était bonne. La Sagesse dira explicitement:

Dieu n'est pas l'auteur de la Mort,
      il ne veut pas la perte des vivants;
Il a tout créé pour être,
      tout ce qu'engendre le monde est salutaire.
(Sag. 1, 13s).

C'est un écho fidèle du premier chapitre de la Genèse.

      Faut-il donc reléguer la Mort avec les maladies ses filles dans le monde de rêve qu'utilise le langage symbolique? Les textes nous imposent un jugement plus nuancé. La Mort n'est qu'une personnification littéraire; la Bible, soucieuse d'éviter le dualisme, s'est gardée de camper en face de Dieu un personnage réel qui eût incarné la puissance du mal. Pour les monstres mythiques, Rahab et Léviathan, on peut déjà hésiter davantage. Le P. Lagrange estimait que « ce sont bien, pour les écrivains sacrés, des êtres réels et redoutables. Ils ont lutté contre Dieu à l'origine; c'est une première esquisse de la lutte des anges réprouvés. » (Rev. Bibl., 1916, p. 598). Quant à la fièvre et autres êtres malfaisants, la religion officielle n'avait pas à réagir contre eux avec la même énergie; ils ne présentaient pas un grand danger, pourvu qu'au lieu de les combattre par la magie, on recourût à Dieu dans la prière en se frappant la poitrine et en criant miséricorde. Pourtant sous leurs peaux de bêtes on aura de plus en plus tendance à découvrir, non une force aveugle instinctive, mais une volonté bonne ou mauvaise, un esprit, un ange.

L'ANGE

      Puissances célestes.

      Passant au monde angélique, nous retrouvons les grandes forces de la nature; mais au lieu des puissances chthoniennes et abyssales ce sont les puissances célestes.

      Au jour de la création, dit le poète de Job:

Les astres du matin chantaient en choeur
      et les fils de Dieu poussaient des cris d'allégresse.
(Job. 38, 7).

      L'armée des cieux combattait pour Israël contre Jéricho (Jos. 5, 14) ou contre Sisara:

Des cieux combattirent les étoiles,
      de leurs chaussées elle combattirent contre Sisara.
(Jug. 5, 20, Dhorme).

      Quand Iahvé paraît en guerrier pour confondre ses ennemis ou sauver ses fidèles, il s'entoure de toutes les armées des cieux (Ps. 18 cité plus haut). Ainsi s'est-il manifesté au Sinaï (Ex. 19, 16-20) et à la sortie d'Égypte (Ps. 77, 18s), ainsi déjà à la création:

Des nuées il fait son chat,
      il descend sur les ailes du vent.
Les vents sont ses anges,
      la flamme vibrante est à son service.
(Ps. 104, 3s).

      Chérubin et flamme tourbillonnante gardent l'entrée du jardin de Dieu (Gen. 3, 24), et les puissances célestes forment dans les palais divins des choeurs de louange (Ps. 148).

      Naturellement bonnes, même quand Dieu s'en sert pour détruire ses ennemis, ces puissances peuvent-elles devenir mauvaises? Certains passages de Job font allusion aux impuretés que Dieu trouve jusque dans les astres, jusque dans ses anges (Job. 4, 18; 15, 15; 25, 5); on n'est pas obligé de reconnaître ici la chute des anges; la formule est générale, il s'agit plutôt de l'imperfection inhérente à toute créature même céleste. Au livre d'Isaïe (14, 12-14) la chute du roi de Babylone est décrite comme la chute d'un astre (Lucifer); un emprunt littéraire à la chute d'Enlil était tout indiqué; c'est par le même procédé que la ruine de la ville est décrite comme l'effondrement de Bel (Mardouk) et Nabou (Is. 46, 1). Il n'y a pas dans l'Ancien Testament de révélation nette sur une chute d'ange. (Les apocryphes se chargeront de combler cette lacune à grand renfort d'imagination).

      Mais les puissances célestes peuvent devenir pour l'homme une cause de chute. Charmés par leur beauté, les hommes ont pris ces créatures pour des dieux (Sag. 13, 3). La tentation est ancienne: Babylone et Canaan adoraient les astres. Les puissances célestes sont ainsi devenues pour les hommes des maîtres durs (Dt. 4, 19; Jer. 16, 11ss); mais il n'y a pas là à proprement parler une perversion des puissances célestes elle-mêmes. Les hommes en font leurs idoles; eux seuls sont coupables et ils en portent la peine. (Saint Paul voit juifs et gentils soumis aux puissances astrales. Associant d'une certaine façon la loi mosaïque aux observances païennes, il étend aux juifs infidèles ce que Dt. disait des nations. Mais Principautés et Puissances ne sont pas pour autant mauvaises, pas plus que la Loi.)

      Les esprits.

      Lorsque Dieu veut tromper Achab, de l'armée des cieux se détache un esprit, qui s'offre à devenir dans la bouche des prophètes esprit de mensonge (1 R. 22, 22). Pour exécuter ses volontés, Dieu utilise ses anges.

      Il envoie des anges exterminateurs contre Sodome (Gen. 19, 13), contre les Égyptiens (Ex. 12, 23; Ps. 78, 49), contre Sennachérib (Is. 37, 36), même contre son peuple (2 Sam. 24, 16s). Plus tard la Sagesse appelle « exterminateur » la plaie qui frappa au désert les Hébreux révoltés (Sag. 18, 25; Cf. NB. 17, 13ss); et le nom d'Asmodée (Tob. 3, 8) pourrait venir de l'araméen achmed, exterminer. Mais une mission vengeresse ne suppose pas nécessairement un agent mauvais lui-même; la Parole de Dieu en personne peut s'en charger. (Sag. 18, 15).

      Plus étonnants sont les esprits tentateurs: esprit de jalousie (Nb. 5, 14), de malveillance (1 Sam. 18, 10), de discorde (Jug. 9, 23), de mensonge (1 R. 22, 22), de fornication (Os. 4, 12; 5, 4). Cependant c'est envoyés de Dieu qu'ils assaillent Saül, Abimélech et les Sichémites, aussi bien que les prophètes d'Achab. Ces faits sont très anciens et, il faut se souvenir qu'alors David n'eût pas été étonné que Iahvé en personne excitât contre lui le mauvais vouloir de Saül (1 Sam. 26, 19); lui-même ne fut-il pas excité par la colère de Iahvé à commettre une faute en ordonnant le dénombrement du peuple (2 Sam. 24, 1)?

      Satan.

      Lorsque, beaucoup plus tard (4è siècle), le Chroniqueur reprit l'histoire du règne de David, à la colère de Iahvé, qui poussait le roi à dénombrer son peuple, il substitua Satan (1 Chr. 21, 1). Est-ce de sa part un scrupule théologique, ou précision nouvelle?

      Que savons-nous de ce personnage? Son nom est significatif. L'étymologie du mot hébreu satan (et de son double satam) est douteuse; mais l'usage est clair. Le verbe doit signifier « faire obstacle », comme l'ange de Iahvé qui barre la route à Balaam et s'oppose à ses maléfices (Nb. 22, 22. 32). Cette hostilité peut se manifester à la guerre; plus souvent c'est au tribunal, où le satan est l'accusateur, le calomniateur, le diabolos (vg. Ps. 109, cf. Apoc. 12, 10-12).

      Il y a des satans humains, comme les princes, l'un édomite, l'autre araméen, que Iahvé suscite contre Salomon, après qu'il s'est laissé séduire par des femmes étrangères (1 R. 11).

      Deux autres fois, la Bible mentionne un satan angélique. Le texte de Zacharie est daté avec précision. Le 24 chavat an 2 de Darius - mi-février 520 - Zacharie eut une vision la nuit. Devant l'ange de Iahvé Jésus le grand-prêtre comparaissait en posture d'accusé, en vêtements de deuil, à sa droite le Satan faisait opposition. Imperet tibi Dominus! le cri de Iahvé retentit à l'adresse du Satan. Jésus est justifié, et l'ange lui fait reprendre les insignes de son sacerdoce (Zac. 3, 1-5). Le Satan est ici l'accusateur qui cherche à perdre celui que Iahvé veut sauver.

      L'autre texte, au prologue de Job (Ch. 1s), est assez connu. La date en est controversée; nous adoptons comme plus probable le 5è siècle. Le conseil de Iahvé avec les fils de Dieu ressemble à celui qu'il tenait avec l'armée des cieux du temps d'Achab. Le Satan s'y présente en accusateur. On voit dès l'abord paraître ses intentions perverses. Sa fonction est d'enquêter. Sans doute est-ce Dieu qui l'a établi dans cette charge; mais le bien l'irrite, il n'y croit pas, il ne voudrait pas y croire. Si Job est fidèle, c'est par intérêt; et le Satan jette à Dieu un défi. Il veut trouver Job en faute, et Dieu aussi par le fait même.

      Iahvé lui donne carte blanche, et on sait ce qu'il en coûte au pauvre Job. D'accusateur malveillant, le Satan est devenu tentateur. Tous les démons du désert et des maladies sont à ses ordres; il arrive à mettre dans son jeu la femme de Job, mais il n'obtient pas le blasphème escompté, qui mettrait Job à sa merci et le livrerait à la mort.

      Le but du Satan, c'est la révolte contre Dieu et la perte de l'homme. Mais sa puissance est limitée. Pour déchaîner les fléaux du désert, il lui faut un ordre de Dieu, et un ordre nouveau pour lancer la meute des maladies. On ne mentionne pas d'ordre divin pour mettre à son service la femme de Job; c'est le mystère de la liberté humaine et de sa faiblesse. Ce mystère a aussi son côté fort; le Satan ne peut triompher d'une liberté qui reste soumise à Dieu, non par intérêt, mais parce que c'est Dieu.

L'ANGE ET LA BÊTE

      Le Satan de l'Ancien Testament est un personnage énigmatique. C'est une mauvaise tête parmi les fils de Dieu; il est toujours contre. On dirait Judas parmi les Douze. Il ne se révèle pas encore comme le chef des puissances du mal, le dieu de ce monde en face du roi du ciel. mais il a déjà partie liée avec toutes les forces mauvaises, il va les chercher au fond du désert, il sait les trouver au coeur de la femme. Il n'est pas le roi des frayeurs, qui personnifie la mort; mais il est son allié et son pourvoyeur.

      C'est lui qui a introduit la mort dans le monde, dira la Sagesse (2, 24), et la pensée se reporte à la Genèse. Satan n'était pas nommé alors; mais un serpent, créature de Dieu, le type même de l'habileté et de la prudence, se glissait parmi les arbres du Paradis; il fascinait la femme et lui insinuait son venin, précipitant ainsi l'humanité dans la mort. Dieu ne maudit pas l'homme pécheur; mais le serpent est maudit sans recours.

      A travers l'Ancien Testament l'image du serpent restera associée à la tentation, où la femme et le fruit de la vigne servent volontiers d'instrument:

      Ne regarde pas le vin; il est rouge, il fait de l'oeil dans la coupe, il se présente en homme de bien. Mais à la queue c'est un serpent qui mord, une vipère venimeuse; tes regards se porteront sur des étrangères, ton coeur parlera de travers, et tu seras comme couché au creux de la mer, comme couché sur la crête d'une vague. (Prv. 23, 31-34).

      Au contraire le comble de la paix messianique, quand le fils de Jessé fera régner une justice et une sagesse, qui ne s'appuieront pas sur l'estimation des sens, mais uniquement sur l'esprit de Iahvé, le comble de la paix messianique, quand le lion et l'ours mangeront l'herbe en compagnie du mouton et de la vache, c'est que le petit de la femme mettra sa main dans le trou de l'aspic, l'enfant à la mamelle jouera sans danger avec le petit du serpent (Is. 11, 1-8).

      Le serpent est image qu'utilisent Prophètes et Sapientiaux; Satan est une réalité. Serpent venimeux et sournois, il s'efforce de faire régner la mort sur la terre. Il mobilise dans ce but les forces de la nature et aussi les hommes qui se livrent à lui. Dieu l'y autorise dans la mesure jugée convenable par sa Sagesse; il se sert de la méchanceté de Satan comme de celle des hommes.

      Vos desseins contre moi étaient pervers, mais Dieu s'en est servi pour le bien, afin de donner la vie à un peuple immense. (Gen. 50, 20).


PUISSANCE DE NÉANT

      Les traits sous lesquels l'Ancien Testament décrit les puissances du mal, ne diffèrent pas des produits spontanés de l'imagination humaine. Cauchemars des nuits sans sommeil, délire de la fièvre, peur de la mort, représentent sous forme d'animaux hideux les forces occultes contre lesquelles l'homme se sent impuissant. La psychologie et le folklore comparé ont ici droit de regard.

      La Parole de Dieu s'empare du langage humain; c'est pour révéler à l'homme son propre langage. Les puissances de mort sont des bêtes immondes, images de rêve enfiévré; le Créateur lui-même entre en lutte avec ces monstres. Qu'est-ce que cela signifie?

      Notre théologie dit que Dieu a créé du néant, et elle corrige immédiatement ce du. L'Ancien Testament dirait plutôt que Dieu a créé contre le néant, et il n'est pas non plus dupe de ses formules. (On peut rapprocher servatis servandis l'interprétation du poème babylonien de la création par R. LABAT, o. c., p. 67: « Ce n'est pas contre les eaux de la mer que se bat Marduk, mais contre le principe d'anéantissement que Tiamat personnifie dans le monde. » C'est nous qui soulignons.) Mais sa formule est riche d'enseignement. Au néant, à la mort est associé le péché. Le péché replonge la terre au sein de l'abîme, la ramène à l'état de désert, de tohu-bohu (Is. 6, 11s; Jer. 4, 22-26), d'où l'avait tirée l'acte créateur.

      C'est que toute créature est une volonté de Dieu: Dixit et facta sunt; mais la créature libre a reçu le pouvoir de se réaliser elle-même en entrant dans le jeu de la volonté de Dieu sur elle:

Quand Dieu au commencement créa l'homme,
      il le remit aux mains de son ravisseur,
      il le remit aux mains de sa volonté.
Si tu veux garder le commandement,
      si tu as la sagesse de faire son bon plaisir,
      si tu t'appuies sur lui, tu vivras.
On t'offre le feu et l'eau;
      choisis ce que tu veux.
Devant l'homme sont la vie et la mort;
      ce qu'il veut lui sera donné.
(Ecli. 15, 14-17, hébreu).

      Tandis que la volonté divine atteint toujours son effet, la volonté créée peut défaillir en s'écartant du dessein créateur; c'est le péché, qui arrête l'homme dans son développement, l'empêche d'arriver au but: il reste en partie plongé dans le néant, il tombe au pouvoir de la mort. Mais le néant et la mort ne sont rien; ce qui existe, c'est une créature manquée, un vase brisé, un tronc séché, une bâtisse en ruine. Dieu a créé le monde contre le néant; la créature libre doit se créer contre le péché.

      Les bêtes démoniaques ne sont que des images. Mais il existe des hommes enlisés dans le péché, possédés par la malice; l'envie les rend venimeux contre leurs frères qui continuent à monter. Il existe aussi des masses plus monstrueuses que Rahab, marées humaines que des dragons furieux, tels Nabuchodonosor ou Pharaon, lancent à l'assaut du peuple de Dieu. Il existe même des esprits non empêtrés dans notre boue, créés pour la lumière, mais qui l'ont refusée; ils voudraient nous entraîner dans leurs ténèbres. Ce sont là les vraies puissances démoniaques.

      En face de ces puissances du mal, l'Ancien Testament nous laisse au pouvoir de notre libre arbitre, avec l'exemple de Job et, pour nous aider, la prière des psaumes. A vrai dire Satan tient peu de place dans l'Ancien Testament; son empire n'est pas encore révélé. Le Nouveau Testament nous le dévoile comme chef des forces du mal coalisées; en le dévoilant, il révèle sa défaite. (Démasquer Satan, c'est le vaincre: Exercices de saint Ignace, Discernement des esprits, R. 13).

      Judas a pu rester caché parmi les Douze, alors que depuis longtemps il était un satan. En s'attaquant ouvertement à son Maître, il se démasque; il croit un moment gagner, il en crève: crepuit medius; Satan, voilé dans l'Ancien Testament, attaque le Christ du désert à l'Agonie; il pense triompher à la Croix: Si tu es le Fils de Dieu... Puissance de néant il éclate comme une bulle de savon, il se dissipe comme une brume sans consistance au soleil de Pâques.

      La puissance du mal, c'est l'impuissance. Tromperie et illusion, voilà tout ce que peut faire le Diable. Le néant est vaincu par la Création; la mort et le péché sont anéantis par la Croix et la Résurrection. C'est par une grâce de Dieu que Jésus s'est soumis à la mort; par sa mort il réduisait à néant celui qui détenait l'empire de la mort, le Diable, et libérait du même coup ceux que la crainte de la mort tenait toute leur vie dans un véritable esclavage (Héb. 2, 9-14).

      La vie de l'Église se déroule sur le même rythme. Jésus en a averti ses Apôtres; saint Paul et saint Jean sont remplis d'appels au combat et de cris de victoire (Sur le Diable et les démons dans le Nouveau Testament: J. SMIT, De demoniacis in historia evangelica, Rome, 1913, G. KURZE, Der Engels une Teufelsglaube des Apostels Paulus, Fribourg en Br., 1915; dans le Judaïsem: J. BONSIRVEN, Le Judaïsme palestinien, Paris, 1935, t. 1, p. 239-246.):

      Soyez sages en vue du bien, simples à l'égard du mal, et le Dieu de paix écrasera le Satan sous vos pieds sans tarder. (Rom. 16, 19s).

      Enghien

A. LEFÈVRE, S. J.   



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Un ange déchu, un ange pourtant...

      Ce qu'on appelle « examen de conscience » ne s'applique guère, d'ordinaire, qu'à la vie morale; il serait pourtant instructif de voir cet exercice spirituel s'étendre au domaine de la foi: au moyen d'une technique psychologique appropriée, on s'efforcerait d'expliciter et d'amener à la conscience claire les croyances réellement acceptées et vécues, qui seraient l'objet d'un acte de foi positif; le Credo professé non d'une façon théorique et implicite, mais véritablement: celui dont s'alimente la vie spirituelle.

      Une telle pratique, si elle était ou devenait d'un usage général, révèlerait bientôt des faits curieux: cette foi effective n'est pas toujours conforme à la doctrine de l'Église à laquelle le fidèle fait profession, même très sincèrement, d'adhérer: elle n'en est souvent qu'un reflet partiel ou déformé. Mieux encore, un tel effort de prise de conscience découvrirait des phénomènes psychologiques complexes, analogues à ceux que la psychanalyse nous a rendus familiers dans le domaine de la vie affective: sur le plan dogmatique, on observe aussi des inhibitions, des refoulements, dont il devient singulièrement instructif de rechercher les causes.

      Si nous abordons, de ce point de vue,le problème qui nous occupe ici, celui de la croyance au Démon, je suis persuadé qu'une telle « analyse de la croyance » mettrait en évidence une difficulté générale, devant laquelle butent la plupart des consciences religieuses de notre temps. Mis à part, bien entendu, les théologiens de profession, ces professeurs habitués à parcourir d'un pas égal et méthodique l'encyclopédie du dogme, traité par traité et question par question; mises à part également les âmes privilégiées, assez avancées dans la voie de la perfection et la vie de l'esprit, pour en connaître, si je puis dire expérimentalement, tous les aspects, on peut assurer que bien rares sont, parmi les Chrétiens de notre temps, ceux qui croient réellement, effectivement, au Démon, pour qui cet article de la foi est un élément actif de leur vie religieuse.

      Même, j'y insiste, parmi ceux qui se disent, et se pensent et se veulent, fidèles à l'enseignement de l'Église, on en rencontrera beaucoup qui ne font pas difficulté de reconnaître qu'ils n'acceptent pas de croire à l'existence de « Satan ». D'autres ne s'y résolvent qu'à la condition d'interpréter aussitôt cette croyance de façon symbolique, identifiant le Démon au Mal (aux forces mauvaises, au péché, aux tendances perverses de la nature déchue), auquel ils confèrent de la sorte une existence propre, détachée de tout suppôt, de toute être personnel subsistant. Au plus grand nombre, ce thème paraîtra gênant: il n'est que de voir les précautions oratoires que prennent, avant d'en parler, les écrivains les mieux intentionnés. C'est un sujet que minimisent systématiquement, si elles ne le passent pas simplement sous silence, l'apologétique contemporaine et même la catéchèse, devenue si pusillanime, si attentive à ne point trop exiger. Cette impression de gêne et de désagrément que cause l'idée de l'existence du Diable au commun des hommes d'aujourd'hui est facile à observer chez tout lecteur, disons par exemple de la littérature ancienne relative aux Pères du Désert, si familiers avec la présence quotidienne des démons (Ainsi, sous la plume d'Henri Bremond, si sympathique pourtant au vieux récits du Désert d'Égypte: « En vérité, beaucoup d'histoires de diables, moins qu'on ne l'a prétendu, un peu plus cependant que nous ne voudrions, avec cela moins malfaisantes qu'on ne le croirait d'abord, voire presque toute bienfaisantes... » (Introduction à : Jean Bremond, Les Pères du Désert (Coll. Les Moralistes Chrétiens), t. 1, p. XXVII); même André Gide agace souvent son public, par l'insistance avec laquelle il utilise la notion du Démon; ce n'est pourtant chez lui qu'un thème mythologique, mais, même réduit à l'état de mythe, nos contemporains n'aiment pas entendre parler de Satan.

      Il faut s'enquérir avec plus d'attention sur la motivation d'un tel refoulement, car c'est bien d'un refoulement qu'il s'agit: nous touchons là à un point douloureux sur lequel la conscience n'aime guère se voir interroger, résiste souvent à tout effort d'explication, cherche à écarter le problème...

      Je proposerai, pour en rendre compte, une hypothèse, simple application d'ailleurs d'un fait d'observation très général: souvent les difficultés qui s'opposent par une méconnaissance profonde de l'objet réel de cette foi: les objections qu'on lui oppose, parfaitement valables et fondées, s'adressent en réalité non à la vraie foi mais à une image déformée jusqu'à la caricature, à un « fantôme », phantasma, pour reprendre un mot de saint Augustin (Conf. IV, 4 (9); on se souvient du contexte: entre dix-huit ou vingt ans, saint Augustin pleure sur la mort de son ami: « J'interrogeais mon âme... Elle ne savait que me répondre et si je lui disais: « Espère en Dieu », elle n'obéissait pas et elle avait raison, l'homme très cher que j'avais perdu étant plus réel et meilleur que le mirage en qui je lui ordonnais d'espérer », quam phantasma in quod sperare jubebatur (trad. DE Mondadon); cf. encore Conf. VII, 17 (23).)

      Si tant de nos contemporains, je parle des Chrétiens, refusent de croire au Diable, c'est, le plus souvent, parce qu'ils s'en font une idée fausse, et réellement contraire à l'essence de la Foi; si bien qu'il est non seulement normal mais en quelque sorte légitime de voir leur conscience religieuse réagir avec violence et se cabrer contre cette erreur.

      A l'analyse, on se rend compte en effet que l'idée que les modernes se font communément du Démon est moins chrétienne que « manichéenne » (pour parler la langue traditionnelle des hérésiologues; disons, si l'on exige un vocabulaire historiquement plus précis, « gnostique » ou « dualiste »): le Satan auquel nos contemporains ne peuvent se résoudre, ou ne se résolvent que difficilement à croire est une sorte d'Ahriman, un Être personnel en qui s'incarne le Principe du Mal, conçu comme terriblement réel, et qui répond antithétiquement au Principe du Bien actualisé d'autre part en Dieu; si puissant au demeurant qu'il est non seulement un antagoniste mais un rival de Dieu: à la lettre un Contre-Dieu, Antitheos. (J'emprunte le terme à l'apologiste Athénagore (c. 24) qui toutefois ne l'emploie que comme adjectif et dans un contexte qui en limite le rayonnement: « une Puissance opposée-à-Dieu, non que Dieu ait son contraire comme la haine s'oppose à l'amitié selon Empédocle, et la nuit au jour... »).

      On notera, comme symptôme caractéristique de cet état d'esprit, qu'il est le plus souvent moins question des démons que du Démon: cette conception monarchique de la Puissance des Ténèbres est sans doute, pour une part, suggérée par la tradition de l'Église: déjà dans le Nouveau Testament, Satan, le Prince de ce monde, le Prince de la Puissance de l'air, Celui qui a l'empire de la mort, le Diable, s'oppose synthétiquement au Christ (saint Paul, 2 Cor., 4, 4, va jusqu'à risquer l'expression « le dieu de ce siècle »). Ce mode de présentation a été souvent repris, dans un mouvement oratoire, par les Pères, et en particulier les Latins d'Afrique: déjà Tertullien oppose, dans un balancement symétrique, Dieu, tout bon, optimus, et le Diable, tout mauvais, pessimus (de Patientia, 5); saint Augustin plus souvent encore, chez qui, on l'a souvent observé, l'antithèse n'est pas seulement un procédé de style, une recette héritée de Gorgias, mais comme une catégorie fondamentale de pensée: bien souvent chez lui, et de façon par moment abusive, dans son rôle, et sa personne même, le Démon est mis en parallèle avec le Christ. (Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, dans le de Trinitate, au 1, IV, c. 10 (13) - 13 (18).)

      Mais chez les Modernes, ces textes (ou du moins l'écho, combien indirect parfois, de leur enseignement) ne sont (ou n'est) plus compris ainsi qu'il devrait l'être comme un raccourci saisissant, une façon commode, ou émouvante, de présenter les choses, rassemblant toutes les forces infernales autour de leur chef pour mieux opposer leur rôle à celui de notre unique Sauveur, mais sans pour autant nier l'existence d'autres Puissances, d'autres Esprits mauvais. (Il est intéressant par exemple de relire l'Epître aux Ephésiens, 6, 11-18: on y verra alterner le singulier et le pluriel: le Diable... le Malin, s'y opposant aux mentions des Principautés, des Puissances, des Maîtres de ce monde de ténèbres, des Esprits de malice.)

      Tels qu'on les comprend, ou les retiens, ces textes « monarchiques » inclinent dangereusement la réflexion (si l'on peut qualifier ainsi l'embryon de pensée théologique dont se satisfont les hommes d'aujourd'hui) vers un dualisme pur et simple: il y a Dieu d'un côté et de l'autre Satan; la réalité de celui-ci paraît inséparable de la réalité, positive, ontologique et substantielle, du Mal dont il est le véhicule et comme le symbole.

      Or, quoi qu'il en soit du rôle éminent qu'une exacte théologie reconnaîtra, parmi les démons, à Lucifer, à Satan, leur prince, il reste que la pensée moderne (je parle toujours de la pensée réelle, celle qui, quoique souvent implicite, anime la vie spirituelle) ignore profondément la véritable doctrine orthodoxe sur le Diable, la seule qui soit acceptable pour une âme chrétienne, car, seule, elle sauvegarde la toute-puissance, l'unicité de Dieu, ce joyau de notre Foi: le monothéisme.

      A savoir que Satan, comme les autres démons, car il n'est que l'un d'eux, encore que le premier, est un ange. Ange rebelle prévaricateur et déchu, soit; un ange, pourtant, créé par Dieu avec et parmi les autres esprits célestes et à qui sa chute même, la déchéance qu'elle a entraînée, n'ont pu enlever cette nature angélique qui définit son être.

      Pour le théologien, les démons ressortissent au traité de Angelis; (Ainsi: saint Thomas, 1a, qu. 63-64; Salmaticenses, Curs. Theol. VII, disp. 12; Suarez, de Angelis, VII-VIII.) c'est là une doctrine qui appartient à la tradition la plus solidement établie: elle apparaît, nettement exprimée, dès les Apologistes du IIè siècle; (Justin, Apol. II, 5, etc.; Tatien, 7; Athénagore, 24.) l'Église n'a pas cessé de réaffirmer avec force, chaque fois qu'un renouveau du péril dualiste (une des tentations pérennes de l'esprit humain) l'a amenée à préciser sa frontière de ce côté: dès la fin du IIè siècle, contre les Gnostiques avec saint Irénée (Adv. Haer. V, 24, 3), en 563, au concile de Baga contre les infiltrations manichéennes du priscillanisme (Denzinger 17è ed. 237), en 1215, au IVè Concile du Latran, contre les Cathares (Denz., 428).

      Il n'est pas nécessaire d'insister plus longtemps: il s'agit là d'une doctrine bien connue. Le fait dont il faut rendre compte est précisément que ces vérités, banales, répandues dans la conscience de tout fidèle par le catéchisme élémentaire, en un sens toujours présentes, aient aujourd'hui si peu de rayonnement, d'efficacité d'action. Notre analyse de la psychologie dogmatique des modernes doit faire ici un pas de plus: si, autour de nous, on a tant de peine à croire au Démon, c'est qu'en fait on ne pense plus guère aux Anges.

      Une fois réservé, ici encore, le cas des théologiens et des âmes spirituelles, comment ne pas constater l'effacement du rôle des Anges dans la pensée et la vie chrétiennes de notre temps? Seule la dévotion à l'Ange gardien conserve peut-être quelque vitalité mais elle apparaît comme à l'état isolé, coupée dur reste de la théologie des Anges. Qu'on songe à ce qu'a été, par exemple, au moyen âge, le culte de saint Michel, à tous les témoignages qu'en conservent nos monuments, la toponymie, l'onomastique, le folklore! La fête du 29 septembre est toujours cataloguée, par nos liturgistes, « double de 1è classe », mais que signifie-t-elle, en général, pour le Chrétien, surtout instruit, de nos jours? Il y a là, certainement, un effet du « matérialisme » caractéristique du milieu culturel de notre époque. - disons, plus précisément de la valeur trop exclusive donnée à la seule expérience sensible au détriment de tout ce qui relève du monde interne, intelligible, spirituel. Le peuple chrétien chante chaque dimanche le symbole de Nicée et prétend professer sa foi dans un Dieu créateur « de toutes choses, visibles et invisibles », mais en fait, il ne pense pas sérieusement à l'existence, à la réalité, des créatures spirituelles de ce monde invisible. Nous touchons, là aussi, à un aspect de la foi volontiers rejeté dans l'implicite.

      C'est ce sentiment, inavoué mais profond, qui explique la gêne, que nous observions pus haut, ressentie par les lecteurs, même croyants, même sympathisants, de la littérature du Désert. Ils s'étonnent et souvent se scandalisent du caractère si naturel, si normal des rapports que les bons moines d'Égypte, et d'ailleurs, entretenaient avec ces êtres invisibles (ils ne l'étaient plus guère, si j'ose dire, à leurs yeux!). C'est un fait, que l'historien se doit d'abord d'enregistrer: pour les hommes du IVè siècle de notre ère, l'existence des Anges, Bons et Mauvais, relevait non seulement de la conviction la plus ferme et la plus explicite, mais, il faut aller jusque là, de l'expérience la plus concrète, la plus vécue, la plus quotidienne. Il leur paraissait aussi naturel de redire avec le Psalmiste: In conspectu Angelorum psallam Tibi (Ps. 137 (LXX ou Vulg.) 1; bonne occasion de surprendre la foi des modernes en train d'hésiter. On sait que l'hébreu (Ps. 138, 1) parle ici d'elohim: la version Crampon (suivant en cela saint Jérôme et les traductions grecques d'Aquila, Symmaque et « Quinta ») nous propose: « en présence des dieux » (c'est de l'achéologie); Segond interprète, et évacue la difficulté « en la présence de Dieu », le nouveau Psautier latin, pour une fois traditionnel, maintient in conspectu Angelorum.), que d'admirer les héros de l'ascèse qui s'en allaient, au désert (Sur le désert, comme séjour des démons, il faut, avant de se référer au folklore antique se souvenir de l'Écriture: Lév. 16, 10sq; Tob., 8, 3; Is. 13, 21; Matth. 12, 43.) combattre les démons. (Ainsi, saint Athanase, Vit. Anton. 49-53).

      C'est de la façon la plus concrète, la plus réaliste que les Chrétiens de ce temps entendaient l'enseignement de saint Paul: nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les Princes, contre les Puissances, contre les Dominateurs de ce monde de ténèbres, contre les Esprits mauvais répandus dans l'air (Eph. 6, 12): écoutons chez saint Athanase (Id, 21): le grand saint Antoine, le Père des moines, commenter ce verset: « Nombreuse est leur troupe dans l'air qui nous entoure, ils ne sont pas loin de nous... » Ce n'est pas là une opinion isolée: l'abbé Serenus assura de même Jean Cassien que la multitude des esprits mauvais qui s'agitent entre ciel et terre est si nombreuse qu'il faut remercier la Providence de nous les avoir rendus habituellement invisibles (Jean Cassien, Conl, VIII, 12, 1) et l'abbé Isidore, pour rassurer son disciple Moïse de Pétra, lui fait apparaître, d'un côté, à l'Occident, la foule des démons qui s'agitent et se préparent au combat et de l'autre, à l'Orient, l'armée beaucoup plus nombreuse des saints Anges, « glorieuse et plus resplendissante que la lumière du soleil » (Héraclide, Parad. 7). Loin de minimiser, comme nous avons inconsciemment tendance à le faire, l'importance du monde invisible par rapport à celui des sens, les Chrétiens des premiers siècles insistaient sur ce caractère innombrable, anarithmètos (Cf. Saint Cyrille de Jérusalem, Catech. XV, 24, P. G. t. XXXIII, c. 904 B.), des cohortes angéliques: c'est une opinion très fréquente chez les Pères que d'évaluer à 99/1 le rapport du nombre des Anges à celui de l'ensemble de tous les hommes passés, présents et à venir (on appliquerait à ce problème la parabole évangélique de la brebis perdue, l'humanité, et des 99 brebis fidèles, les bons Anges). Et si, dans la même veine de spéculation numérique (On trouvera les textes essentiels sur ces deux points ap. Diction. De Théol. Cath. t. 1, 1, c. 1205-1206 (s. v. Ange d'après les Pères); t. IV, 1, c, 353s. (s. v. Démon d'après les Pères pass.)), en invoquant cette fois le texte de l'Apocalypse, 12, 4 (le dragon faisant tomber du ciel le tiers des étoiles), on calculerait que le nombre des démons devait représenter la moitié seulement de celui des Anges fidèles, combien ce nombre demeurerait disproportionné à celui d'une génération humaine!

      Mais plus que ces approximations incertaines, ce qui nous frappe, en fréquentant les écrits de l'antiquité chrétienne, c'est le profond sentiment de la réalité de ce monde invisible qui s'y exprime: c'est tout naturellement que saint Augustin fait commencer l'histoire parallèle de la Cité de Dieu et, ô paradoxe, de la cité « terrestre » à la chute de Lucifer (Cité de Dieu, XI, 1, p. 462 Dombart-Kalb: de duarum civitatum, terrenae scilicet et caelestis... exortu et excursu et debitia finibus... disputare... adgrediar, primunmque discam quem ad modum exordis durarum istarum civitatum in angelorum diversitate praecesserint.), car les Anges et les hommes, à ses yeux, participent au même Souverain Bien, ne forment qu'une même société, une même Cité (Cité de Dieu, XII, 9, p. 525: habent... inter se sanctam societam, et sunt una civitas Dei.). Il suffit de lire, sans idée préconçue, les témoignages si concrets qui nous restent de la vie des Pères, pour constater dans quelle familiarité nos vieux moines vivaient avec ce double monde des esprits angéliques qui de tant de manières leur paraissait se manifester. On pense aux vers de Fr. Thompson:

O world invisible, we view thee,
O world intangile, we touch the...

      Comme le poète, les récits des anciens Pères paraissent nous dire: vous ne savez plus sentir la présence des Anges, les voir, ni les entendre; mais c'est parce que vous n'osez plus croire en leur réalité: ils sont toujours là pourtant!

The drift of pinions, would we hearken,
Beats at our clay-shutterded doors.
The angels keep their ancient places: -
Turn but a stone, and start a wing!
'Tis ye, 'tis your estranged faces,
That miss the many-splendoured thing.

      Mais pour bien interpréter la valeur de ce témoignage, il faut se souvenir que ce sentiment de réalité n'était pas, pour les Chrétiens des premiers siècles, un article de foi, de leur Foi chrétienne. Ils partageaient cette croyance en un monde d'esprits invisibles, les uns bons, les autres mauvais, avec tous les hommes de leur temps: c'était là un des biens communs à toute la civilisation méditerranéenne d'époque hellénistique ou impériale, qu'elle soit d'expression grecque ou latine, plus ou moins influencée par les infiltrations « orientales ». L'histoire de cette démonologie antique n'a pas encore été élucidée de façon tout à fait satisfaisante (Qu'il me suffise de renvoyer aux articles classiques d'Andres, au Pauly-Winssowa, Suppl. III, s. vv. Angelos, Daimon, et aux données rassemblées soit par F. Cumont, Les religions Orientales dans l'Empire Romain, (4è éd.), p. 278-281, soit par le P. K. Prûmm, Religions-geschichtliches Handbuch für den Raum der altchristlichen Umwelt, p. 386-392); ajouter les travaux les plus récents, comme, de G. Soury, La Démonologie de Plutarque, Paris, 1942). De même, ils fixent volontiers comme séjour aux démons les couches inférieures de l'atmosphère, et citent à ce propos l'autorité de saint Paul (ainsi, Eph, 6, 14); mais en fait, comme déjà sans doute chez saint Paul lui-même, c'est là un écho direct de tout un ensemble des croyances, dont F. Cumont a retracé l'histoire, qui, dans l'antiquité, considéraient l'air en général et parfois plus spécialement l'air ténébreux, le cône d'ombre projeté par la terre dans l'espace du côté opposé au soleil, comme le séjour normal des âmes affranchies, par la nature ou la mort, du corps de chair (Recherches sur le Symbolisme funéraire des Romains, Paris, 1942, p. 104-146, et notamment p. 115, n. 1; 143, n 6-7; et du même F. Cumont, ap. Pisciculi (Mélanges F. Dôlger), p. 70-75.).

      Mais à l'intérieur de ce cadre emprunté au milieu culturel de leur temps, se fait jour, chez les docteurs de l'Église ancienne, un enseignement proprement révélé. Ce n'est point tant dans ce qu'ils affirment que dans ce qu'ils ont été amenés à refuser qu'on a chance de déceler avec sécurité. Dénoncer dans la croyance juive puis chrétienne aux démons un emprunt au dualisme mazdéen est une des thèses favorites de l'histoire-des-religions: je n'ai pas, ici, à discuter de la réalité de cet emprunt ni des cheminements suivis par la Révélation pour se faire jour dans l'histoire: notre analyse se porte sur des observations plus précises que cette analogie d'ensemble. Il importe peu qu'aux yeux du logicien le christianisme apparaisse entaché d'un certain aspect dualiste (puisqu'il fait place, à côté de Dieu, à la créature); historiquement, nous constatons surtout que l'orthodoxie s'est toujours montrée très vigilante à l'égard du péril représenté par les hérésies ou les religions proprement dualistes: c'est, je l'ai signalé en passant, face à ce péril toujours renaissant que la doctrine des démons s'est trouvée amenée à se formuler.

      Depuis ses premières confrontations doctrinales avec le Gnosticisme, l'Église a toujours proclamé avec force que l'origine et l'être même des démons ne pouvaient provenir d'un Principe du Mal, étranger à Dieu; que Satan, et avec lui les autres démons, étaient au même titre que les Anges des créatures de Dieu, du seul Créateur, Dieu, infiniment bon et tout puissant: « Nous savons bien, fait dire saint Athanase à saint Antoine (Vit. Anton. 22.) que les démons n'ont pas été créés démons: Dieu n'a rien fait de mauvais. Eux aussi furent créés bons », - comme les autres Anges - et s'ils sont devenus mauvais, « déchus de la sagesse céleste », c'est par leur propre faute, par la mauvais usage qu'ils ont fait de leur liberté (Cf. déjà Jude, 6). Tertullien s'est plu à le souligner avec son emphase africaine: en toute rigueur il faut dire que Dieu n'a pas créé le Diable; il avait créé un Ange qui en s'éloignant de Dieu, par un acte libre, s'est fait lui-même démon (C. Marcion, II, 10; cf. de même Saint Jérôme, In Eph. 1, 2, v. 5, P. L. t. XXVI, c. 467).

      Il découle de là une conséquence importante: créés bon, les démons ne sont pas devenus tout mauvais: ils sont « déchus », ce qui ne signifie pas que leur être relève désormais d'un autre Principe que celui dont découlent toutes les autres créatures. Ontologiquement, ce sont toujours des anges: ce sentiment qui se manifeste en particulier par l'expression caractéristique de « mauvais anges » (L'expression vient de Ps. 77 (LXX), 49, dont le sens littéral n'est pas net; mais le Nouveau Testament applique couramment le nom d'Anges aux démons: Matth, 25, 41; 2 Cor. 12, 7; cf. 1 Cor. 6, 3; 2 Petr. 2, 4; Jud. 6; Apoc. 12, 9; etc.), se fait jour de façon très explicite chez plusieurs Pères de l'Église. Ainsi, saint Augustin nous explique que si les maligni angeli subsistent et vivent, c'est par Celui qui vivifie toutes choses (De Trinitate, XIII, 12 (16), P. L. t. 42, c. 1626); ils ont conservé non seulement la vie mais avec elle certains attributs de leur premier état, et d'abord la raison, encore qu'elle soit maintenant chez eux dévoyée (Cité de Dieu, XI, 11, p. 477, 1. 25).

      Saint Grégoire le Grand, à son tour, se demande, en commentant le prélude de Job (1, 6) comment Satan a pu se présenter la cour céleste parmi les Anges élus; c'est, nous explique-t-il, parce que, bien qu'il ait perdu la béatitude, il a conservé la nature qu'il possède en commun avec eux, naturam tamen eis similem non amisit. (Moralia, II, 4, P. L. t. LXXV, c. 557; cf. encore IV, I, c. 641, et déjà Gennade de Marseille, de Eccles. Dogmat. 12, P. L. t. LVIII, c. 984).

      Cette doctrine trouve une illustration remarquable dans l'art chrétien antique. Nous sommes trop habitués, depuis l'art roman, à voir les démons figurés sous les traits de monstres affreux. Cette tradition iconographique, qui, plastiquement, trouvera son apogée dans les créations, d'une inspiration quasi-surréaliste, des peintres flamands, peut invoquer l'autorité de textes remontant à la plus authentique tradition du Désert, et déjà de la source première de toute sa littérature, la Vie d'Antoine de saint Athanase: « Les démons, y lisons-nous, s'ils voient des chrétiens et surtout des moines travailler et progresser... cherchent à les effrayer en se métamorphosant et en imitant des femmes, des bêtes, des serpents, de grands corps, des troupes de soldats... afin de pouvoir suborner par ces apparitions monstrueuses ceux qu'ils n'ont pu tromper par les pensées »; (Saint Athanase, Vit. Anton. c. 23) en fait la Vie d'Antoine ( Id. c. 9; 53...) et tous les écrits du même ordre (Ainsi Cassien, Conf. VII, 32; Palladius, Hist. Laus. XVI, 6. En dehors de ces formes bestiales, la littérature du Désert évoque le plus souvent le Démon sous les traits d'un « affreux nègre tout noir ») sont pleins de récits nous décrivant les démons apparaissant sous les aspects de monstres et de bêtes. Mais il faut bien remarquer que, dans tous ces textes, il s'agit d'apparences revêtues momentanément par les diables pour effrayer les solitaires: de telles représentations ne sont donc légitimes dans l'art chrétien que dans la mise en scène de telles tentations et non lorsqu'il s'agit de représenter le Démon lui-même, en dehors de ce rôle, momentané, d'épouvantail.

      L'art du Spätantike nous offre une image beaucoup moins avilie, beaucoup plus noble, de l'Ange déchu. E. Kirchbaum l'a récemment reconnu (L'Angelo rosse e l'angelo turchino ap. Rivista di Archeologia Cristiano, t. XVII (1940) p. 209-227), sur une mosaïque de saint Apollinaire Neuf de Ravenne, datant de 520 environ, sous les traits d'un beau jeune homme nimbé, pourvu de grandes ailes, noblement drapé, que seule sa couleur violet sombre, bleu de nuit, distingue du Bon Ange qui lui répond symétriquement de l'autre côté du Christ représenté dans la scène du Jugement dernier, en train de séparer les brebis d'avec les boucs. A l'ange bleu s'oppose l'ange rouge, couleur de feu (la même teinte, violette ou rouge s'étend au nimbe, aux cheveux, aux chairs, aux ailes, à la tunique et au manteau): c'est là une représentation symbolique fort claire de la doctrine généralement reçue qui attribuait aux Anges un corps de feu (subitl!) (Par référence au Ps. 103, 4, selon les LXX (et la Vulgate) cité par l'Epître aux Hébreux, 1, 7: « Toi qui fais de tes anges des vents et de tes serviteurs un feu ardent ») et aux Démons un corps d'air « obscur » ou « épais »: échanger pour celui-ci leur corps de feu, élément d'une nature supérieure est une des manifestations de leur déchéance, et en un sens un aspect de leur châtiment (Voir par ex. saint Augustin, de Gen. Ad litt. III, 10 (15), P. L. t. XXXIV, c. 285, ou, de Ruspe, de Trinitate, 9, P. L. t. LXV, c. 505).

      On pourrait peut-être hésiter encore sur la valeur de cette représentation, tant cette figure hiératique, paisible et calme dans sa frontalité, offre peu d'aspect « démoniaque », mais d'autres monuments sont d'une interprétation parfaitement nette. Il me suffira de renvoyer le lecteur à une magnifique miniature du célèbre manuscrit de saint Grégoire de Nazianze à la Bibliothèque Nationale (Ms. Grec 510, f° 165, 2è registre à partir du haut; voir la bonne reproduction (malheureusement en noir) qu'en donne Omont, Les Miniatures des plus anciens manuscrits grecs de la Bibliothèque Nationale, pl. 35). Il a été exécuté vers 880, mais reflète un archétype beaucoup plus ancien remontant au VIè siècle, sinon plus haut. Nous y voyons représentés, à la suite l'une de l'autre sur le même registre horizontal, les trois scènes de la Tentation du Christ selon saint Matthieu. Par trois fois, à côté du Sauveur, apparaît le personnage de Satan, représenté ici aussi sous les traits d'un adolescent plein de grâces, muni de grandes ailes, noblement drapé, tel un philosophe, dans un manteau court (à la différence de la mosaïque ravennate il ne porte pas de tunique); on le prendrait pour un Ange, n'était la couleur mauve uniformément répandue sur ses chairs, ses cheveux et ses ailes (dont l'empennage est rehaussé de traits bruns), couleur inattendue dont le contraste harmonieux avec l'outremer soutenu du fond et le gris-bleu, très pâle, de la draperie, ne produit certes pas un effet bien « satanique ».

      Cette miniature est aujourd'hui en assez mauvais état; elle n'a pas souffert seulement des injures du temps; il semble bien qu'elle ait été intentionnellement mutilée: sur les trois groupes, le visage du Démon a été gratté (Un examen attentif du manuscrit m'a persuadé du caractère intentionnel de cette triple mutilation; sur le visage du dernier Démon, à droite, on peut constater que ses lèvres, comme celles du Christ, étaient rehaussées de carmin et que sa chevelure, si elle n'était pas, comme à Ravenne, cerclée de nimbe, était bordée ou soulignée de quelques touches d'or (le nimbe crucifère du Christ et les bandes de sa tunique de pourpre sont également revêtues d'or), - précaution apotropaïque, mais aussi, il est permis de le conjecturer, réaction indignée de quelque pieux lecteur byzantin qui ne comprenait plus qu'on pût prêter tant de noblesse, de beauté, à la figure de l'Ennemi...

      Il est toujours difficile de lester une représentation figurée d'un témoignage doctrinal: pourtant, à la lumière des textes de saint Augustin ou de saint Grégoire le Grand qu'on a évoqués plus haut, il paraît bien qu'il y ait là plus qu'un effet de l'horreur hellénistique pour le laid, mais bien l'expression de cette vérité fondamentale: le Démon reste un Ange et dans sa déchéance conserve les privilèges de sa nature, inchangée, où transparaît toujours sa grandeur originelle.

      De tels monuments ramènent, une fois de plus, la réflexion sur le problème, si fondamental pour toute âme religieuse, de la nature du Mal. L'opposition, si constante, si profonde, qui sépare le Christianisme orthodoxe de ses hérésies dualistes, se ramène en définitive à un refus de reconnaître au Mal un caractère positif, d'en faire un principe réel, une substance.

      On fait souvent honneur à saint Augustin de cette doctrine de la non-substantialité du Mal. Mais elle est si essentielle à la pensée chrétienne que la tradition doctrinale de l'Église grecque ne l'a pas ignorée: nous la trouvons nettement, encore que brièvement formulée, hors de tout lien avec la pensée augustinienne, chez saint Basile et saint Grégoire de Nysse. Le premier a consacré un Sermon à établir que Dieu n'est pas l'auteur du Mal; il y dit notamment (P. G. t. XXXI, c. 341B; cf. déjà avant lui saint Athanase, Contra Gentes, 6, P. G. t. XXV, c. 12D) : « Ne va pas t'imaginer que le mal a une subsistance propre, hypostasis: la perversité ne subsiste pas comme si elle était quelque chose de vivant; on ne mettra jamais devant les yeux sa substance, ousia, comme existant vraiment, car le mal est privation du bien ».

      De même Grégoire de Nysse, dans son célèbre Discours Catéchétique, expose que le mal n'a pas Dieu pour auteur, mais prend naissance au dedans de nous, par le libre choix de notre volonté, quand notre âme se retire en quelque sorte hors du bien. De même que la cécité est la privation d'une activité naturelle, la vue, de même la genèse du Mal ne peut se comprendre que comme absence, apousia, du Bien: tant que le Bien est présent dans notre nature, le Mal est, de soi, inexistant, anyparkton, et n'apparaît que par suite du retrait, anachôrèsis du Bien (Catech. 5, 11-12, p. 32 Méridier). Le Bien et le Mal ne s'opposent pas dans l'ordre substantiel, kath'hypostasin, mais comme l'être au non-être: le Mal n'existe pas par lui-même, mais se conçoit comme l'absence du Meilleur (Id. 6, 6, p. 38).

      Sermon, Catéchèse: on aura noté le caractère des discours dont ces textes ont été tirés. C'est donc que cette définition « apophatique » du Mal était considérée, en Cappadoce, dans la deuxième moitié du IVè siècle, comme une doctrine assurée que les évêques estimaient utile de porter à la connaissance du peuple chrétien, et qui faisait partie de l'enseignement officiel de l'Église.

      Ce rappel effectué, il reste vrai de reconnaître que c'est bien saint Augustin qui, au cours de la longue polémique qui l'a opposé à ses anciens coreligionnaires manichéen, a donné son expression la plus profonde et la plus élaborée à cette doctrine classique de la non-substantialité du Mal. Cette doctrine n'était pas pour lui un problème d'école, spéculativement posé: il l'a vécue et douloureusement découverte dans les difficiles débats intérieurs qui l'ont conduit, tardivement, mais dans la pleine maturité de son génie, du dualisme de sa jeunesse à l'acceptation de la Foi orthodoxe. Il n'est pas nécessaire ici d'exposer par le détail cette doctrine de la genèse: l'une et l'autre sont bien connues (Qu'il me suffise de renvoyer, par exemple, au petit livre de R. Jolivet, Le Problème du Mal d'après saint Augustin, Paris, 1936, qui en particulier montre bien comment la doctrine augustinienne se distingue de la théorie de Plotin (Enn. 1, 8: le Mal est la Matière première), encore que la lecture de Plotin ait joué un rôle décisif dans son élaboration: Jolivet, p. 137; Confessions, VII, 11 (17); Ennéades, III, 6, 6). Il suffira à notre propos d'insister sur quelques points.

      Dire que le Mal n'est pas une substance (Conf. VII, 12 (18) ), une réalité, dire qu'il est « un rien » (Solil. 1, 1 (2), P. L. t. XXXII, c. 869) n'est pas pour autant nier son existence. On a quelquefois tendance à considérer cette doctrine comme une échappatoire, une position trop facile, qui ferme les yeux sur l'objet dont il s'agit de rendre compte: une telle accusation n'est pas recevable en ce qui concerne saint Augustin: elle fait bon marché du témoignage de toute une oeuvre, de toute une vie; qui, plus que saint Augustin, ce pécheur repenti, a eu, et parfois jusqu'à l'obsession, le sentiment de la terrible et tragique présence du Mal dans le monde, dans l'homme, dans sa vie?

      Non, dire que le mal n'est pas en soi et par soi-même quelque chose de positif n'est pas, pour autant, affirmer qu'il n'existe pas. Le Mal ne relève pas de l'ordre de l'être: c'est du non-être, ce qui n'est pas la même chose que le néant. Nous avons appris à opérer cette distinction délicate, mais si illuminante, dans le Sophiste de Platon (Platon, Soph. 258B, etc). Cette référence s'impose, pour donner un sens au débat. La doctrine augustinienne perd en effet toute signification si on se place dans une perspective strictement éléatique (l'être est, le non-être n'est pas: propositions fondamentales où se résume la pensée d'un Parménide): l'enseignement de saint Augustin se développe dans l'orbite de ce que M. Et. Gilson a proposé (Le Thomisme (4è éd.) p. 71, sq. Mais ne nous hâtons pas de qualifier trop vite cette position de platonicienne: saint Augustin nous apprend à lire Platon dans la lumière de l'Exode; ainsi Cité de Dieu, VIII, 11, p. 338, 1, 10) d'appeler « la théologie de l'essence » (par opposition à la théologie existentielle).

      Il ne faut pas simplement concevoir d'un côté l'existence et de l'autre le néant. Il y a des degrés dans l'être, et une hiérarchie est êtres. Dieu seul est au sens vrai et plein du mot: vere est, summe est. De tous les autres êtres il faut accepter de se rendre compte qu'en toute rigueur ni ils ne sont ni ils ne sont pas, nec omnio esse, nec omnio non esse (Conf. VII, 11 (17)): tous les êtres créés sont parce qu'ils participent à l'Être de Dieu, et ils sont plus ou moins selon qu'ils s'en rapprochement davantage.

      Dans cette perspective, le Mal apparaît comme une diminution d'être dans l'être créé (et donc muable) où il s'introduit. Le péché, la déchéance qu'il entraîne chez l'ange, comme chez l'homme, le réduit à « moins d'Être qu'il n'en possédait lorsqu'il était étroitement uni à Celui qui (seul) est pleinement », ut minus esset quam erat cum Ei qui summe est inhaerebat (Cité de Dieu, XIV, 13, p. 32, 1. 27 (il s'agit d'Adam)). L'être de l'ange (ou de l'homme) déchu est diminué, mais non complètement, car tout ce qui est, est bon et si le bien de la créature était totalement éliminé, elle serait anéantie (Conf. VII, 12 (18) ).

      On voudrait pouvoir disposer d'une image pour illustrer cette doctrine délicate (nous sommes à la limite du langage humain). Sans doute omne simile claudicat, mais je suis frappé de ce qu'a d'inadéquat la comparaison qu'utilise saint Grégoire de Nysse: le Démon a, par fraude, mêlé le Mal à la libre volonté de l'homme comme lorsqu'on éteint la vive lumière d'une lampe en versant de l'eau dans l'huile qui l'alimente (Discours Catéchétique, 6, 11, p. 43). Image malheureuse, car l'eau est une réalité, au même titre que l'huile.

      Il faudrait décrire la nature corrompue du démon, ou de l'homme après la Faute, comme un mélange d'être et de néant: disons que cette nature présente en quelque sorte une structure fissurée, caverneuse, comme un morceau de dolomie ou de meulière, ou mieux comme une éponge. (L'image de l'éponge se rencontre bien sous la plume de saint Augustin, Conf. VII, 5 (7), mais avec une portée différente: il s'en sert pour représenter comment, au temps de ses erreurs manichéennes, il concevait le monde pénétré et comme imbibé par Dieu (le monde et Dieu étaient alors pour lui des réalités d'ordre « corporel »): c'est qu'il pense à une éponge vivante, plongée dans la mer; je demande au lecteur, d'imaginer une éponge sèche, et d'identifier le tissu solide au réel, l'air au néant.) Le Mal correspond aux trous, aux lacunes: il est le vide, la non-plénitude: si l'éponge existe, c'est par les parties d'elle-même qui sont, par le tissu solide. Le Mal n'est pas de l'être, il est une corruption de l'être, une malfaçon, une affection morbide, un désordre, malus modus, vel mala species, vel malus ordo (De Natura boni, 23; cf. déjà 48q).

      Oui mais, précisons, c'est une maladie qui affecte un être: il est essentiel de se rendre compte que pour que le Mal existe, il lui faut le support d'une nature créée qui, en tant qu'elle subsiste, amoindrie certes par cette immixtion du non-être, éloignée par cette privation d'une perfection plus grande, n'est pas du mal, mais demeure un bien (Conf. VII, 12 (18).). C'est en particulier le cas du Démon: l'Ange de ténèbres ne subsiste que parce qu'il reste tout de même un ange. Écoutons encore saint Augustin: « en condamnant la nature déchue, Dieu ne lui a pas enlevé tout ce qu'Il lui avait donné, car alors elle aurait été anéantie... La nature du Diable lui-même ne subsiste que par l'action de Celui qui étant pleinement l'Être fait être tout ce qui, de quelque façon, est, ut ipsius quoque diaboli natura subsistat, Ille facit qui summe est et facit esse quidquid aliquo modo est (Cité de Dieu, XXII, 24, p. 610, 1. 16).

      A certains, une telle attitude paraît de la spéculation « facile »; pourtant, repensée dans son contexte spirituel, cette doctrine du Mal, conçu comme impureté de l'être, apparaît lestée de valeurs profondément tragiques. Elle n'est pas séparable en effet du drame qui s'est joué au sein de la création. Issu du péché, le Mal se révèle comme la contre-partie négative du don, noble entre tous ceux que le Créateur a remis à ses créatures raisonnables, qui a nom la Liberté: sa possibilité repose, en dernière analyse, sur le mystère même de la création, de ce Retrait, Tsimtusum (pour reprendre le beau concept élaboré par les kabbalistes galiléens du XVIè siècle) (Sur la théorie du Tsimtsum, élaborée dans l'école de Safed par Isaac Louria, voir notamment G. Scholem, Major Trends in Jewish Mysticism, New-York, 1946, p. 260sq.; Mgr. C. Journet avait déjà souligné l'intérêt qu'elle présente pour le théologien chrétien: Connaissance et Inconnaissance de Dieu, Fribourg, 1943, p. 31sq.), de ce Retrait de l'Être qui, bien qu'il soit toute Plénitude, n'a pas voulu tout remplir et dans un acte créateur dont l'originalité insondable se refuse à notre analyse (Que la création soit un mystère particulièrement difficile à pénétrer se mesure à la résistance que lui oppose la pensée philosophique: ainsi chez J. P. Sartre, comme le soulignait récemment M. Beigbeder, L'homme Sartre, p. 28.)a fait place à la créature et à sa liberté.

      Il y a dans cette vision proprement juive et chrétienne du Mal, et du Bien infiniment précieux que sa possibilité conditionne, quelque chose de beaucoup plus troublant que la simple acceptation de sa réalité dont se satisfait le dualisme: le Mal est ce qui aurait pu ne pas exister; il est le résultat d'une Histoire, imprévisible comme tout événement, - et plus tragique que toute histoire, car il révèle dans toute sa profondeur et son ambivalence le mystère de la liberté: Satan est cet être libre, cet Ange, qui, le premier, a choisi de s'éloigner de la source de tout être et de se rapprocher du néant d'où il avait été tiré. (C'est parce qu'elle est tirée du néant que la créature, ange ou homme, peut pécher: saint Augustin, C. Iul, op. Imp. V, 39, P. L. t. XLV, c. 1475-1476, développant le de Nupt. et concup. 11, 28 (48), P. L. t. XLIV, c. 464).


      Paris

Henri-Irénée MARROU.      



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DU PÉCHÉ DE SATAN
ET DE LA DESTINÉE DE L'ESPRIT

D'APRÈS SAINT THOMAS D'AQUIN.


Amour est ce qu'on veut... Qu'avez-vous à blâmer?
J'aime comme il me plaît ce qu'il me plaît d'aimer      
LE NARCISSE(1)
J'en sais trop pour aimer, j'en sais trop pour haïr,
Et je suis excédé d'être une créature.                  
FAUST(2)

(1.Paul VALÉRY, Mélange, Gallimard, 1941, Cantate du Narcisse, p. 223.
2.Paul VALÉRY, « Mon Faust », Gallimard, 1946, Le Solitaire, p. 247.)


      Une controverse, très actuelle, oppose notamment deux théologiens de la Compagnie de Jésus, les RR. PP. De Blic (Se reporter aux MÉLANGES DE SCIENCE RELIGIEUSE, Facultés catholiques de Lille, 1944, fascicule 2, pp. 241-280, Saint Thomas et l'intellectualisme moral à propos de la peccabilité de l'ange, par J. DE BLIC; à la même revue, 1946, cahier I, P. 162, Peccabilité du pur esprit et surnaturel, et cahier II, pp. 359-362, Quelques vieux textes sur la notion d'ordre surnaturel, où l'auteur montre que Banez n'a pas le mérite d'innover en matière de peccabilité angélique. - Voir aussi: MÉLANGES, 1947, cahier I, Bulletin de Morale, pp. 93-113.) et de Lubac (Nous nous référons à Surnaturel, par Henri de LUBAC, Paris, Aubier 1946, 498 pages.), dans l'interprétation qu'ils donnent, eux-mêmes, de la pensée de saint Thomas relative à la destinée de l'esprit créé comme au péché de Satan.

      Situons les positions respectives.

      Pour saint Thomas:

      1. Selon Banez, les Carmes de Salamanque, Jean de Saint-Thomas, Gonet, Billuart, et, couramment, les thomistes des derniers siècles, l'ange a pu pécher effectivement parce qu'il était appelé à la vision béatifique, mais, laissé à l'état de pure nature, l'ange, de fait, n'aurait pas pu pécher (Voir dans Surnaturel: Banez, pp. 279-280; les Carmes de Salamanque et Jean de Saint-Thomas, pp. 286-288; Gonet, p. 289; Billuart, pp. 315-316).

      2. Selon le P. de Lubac, - à l'autre extrême, - l'idée d'un ordre dit naturel est à écarter purement et simplement. Dieu pouvait ne pas créer l'ange, mais, s'il le créait, il l'ordonnait à la vision béatifique, et, dans cet ordre naturel-surnaturel, l'ange n'était pas et ne pouvait pas être impeccable. (« Saint Thomas a cru toute sa vie - c'est la thèse du livre - qu'un esprit ne compte d'autre fin que surnaturelle », écrit le P. de Blic en analysant Surnaturel, pp. 255-257 (in Mélanges, 1946, cahier I, p. 162).
      Le P. de Lubac écrit, en effet, en commentant le de Amina: « Même en en tenant compte, on doit continuer de dire que la notion d'une fin naturelle extra terrestre est absente de l'oeuvre de saint Thomas. Elle ne s'y formule même pas à titre d'hypothèse. » (Surnatuel, p. 459). « L'esprit qui ne parvient point à [...] la vision divine, a manqué sa destinée. » (Ibid. p. 460). « C'est dépasser (la) pensée (de Saint Thomas), ou, pour mieux dire, c'est la transformer profondément, que de la traduire en disant qu'il a restreint « la peccabilité des anges à l'hypothèse surnaturelle », comme si la destinée surnaturelle était pour lui une « hypothèse »... C'est là se mettre hors de ses perspectives; c'est introduire comme principe a priori d'interprétation, une théorie de finalité double, théorie très postérieure, qui ne se trouve exprimée ni dans les passages qu'Il a consacrés à cette question de l'impeccabilité, ni même aucune part ailleurs dans son oeuvre [...] Loin (donc) de restreindre le principe de l'universelle peccabilité, saint Thomas entend l'affermir davantage [...] » (Surnaturel, pp. 257-258).
      En matière de libre-arbitre et d'impeccabilité la pensée de saint Thomas « ne recèle, au moins à ce qu'il nous semble, aucune ambiguïté sérieuse » (Surnaturel, p. 231.) Et à propos du Contra Gentes. III, 108-110: « Il est à peine besoin d'observer qu'aucune allusion n'est faite, en ces trois longs chapitres, à une dualité de fins, comme si le péché de l'ange n'était explicable que par rapport à l'une de ces deux fins, dans une hypothèse et non pas dans l'autre. » (p. 240).)
.

      3. Selon le P. de Blic, saint Thomas en est arrivé à juxtaposer deux thèses antinomiques: a) Thèse de la nature angélique peccable de soi, au titre de nature, et, donc, peccable dans l'état de nature; b) thèse de la peccabilité restreinte à l'élévation effective de l'ange à l'ordre surnaturel (Au début de son érudit et minutieux travail, auquel il convient de rendre hommage, le P. de Blic s'applique à une double tâche: A. - Il apporte de nombreux textes de saint Thomas « en faveur de l'absolue peccabilité de toute créature » (Mélanges, 1944, p. 242), et conclut: « Nous pouvons ajouter, sans crainte de nous tromper, que cet enseignement s'est imposé à l'esprit du saint d'un point de vue proprement théologique. Les philosophes de l'antiquité ne lui offraient rien de pareil. » (Ibid. p. 247). « Pourtant, si attaché que dût être le saint Docteur à une doctrine fondée à ses yeux en raison comme en tradition, nous allons le voir - non pas certes y renoncer, puisque les ouvrages de ses dernières années en font toujours mention en termes catégoriques, - mais y juxtaposer une autre thèse, qu'on eût pu croire malaisément conciliable avec elle. » (Ibidem, p. 247) Et de fait: B. - Le P. de Blic apporte de nombreux textes en faveur de la thèse affirmant « que les esprits mauvais ont péché de fait, à raison de la perspective SURNATURELLE de l'option où ils ont eu à s'engager, mais qu'en principe ils sont impeccables de leur nature. » (Ibid. p. 247)- Telle est l'interprétation des Carmes de Salamanque, de Vacant, Gardeil et Rousselot, (Ibid., p. 241). Tandis que la première conception « se rattache à des considérants et à des autorités théologiques », cette seconde conception « a des racines nettement philosophiques. » (Ibid., p. 248) « Saint Thomas doit à Aristote l'idée qu'un péché n'est possible pour l'ange qu'au delà du plan de la pure nature. A vrai dire, on ne trouve rien de semblable dans les premières oeuvres du saint Docteur. Mais à partir de la Somme théologique la pensée thomiste s'oriente graduellement en ce sens [...] » (Ibid., p. 249). C. - Aussi bien, au terme de son travail, l'auteur n'est-il pas loin de voir une contradiction en saint Thomas lui-même. « Certes, notre raison répugne tant à l'antinomie, dont elle a par ailleurs tant de peine à préserver ses essais d'explication des choses, qu'elle aimerait du moins à en exempter les grandes intelligences, et qu'elle imagine mal un maître penseur donnant malgré tout sur cet écueil. » (Ibid., pp. 276-277). « Nous ne pouvons, pour notre part, nous empêcher de regretter que la théologie thomiste conjoingne à ce point l'autorité des « saints docteurs » et celle d'Aristote. » (Ibid., p. 279). « Ce n'est pas par hasard, semble-t-il, que l'opuscule De substantiis separatis s'interrompt, inachevé, précisément sur l'examen de ce problème. » (Ibid., p. 241.) « Sans fétichisme aucun, écrit à ce sujet le P. de Lubac, il nous semble qu'une contradiction se présentant dans de telles conditions est invraisemblable. Ce que nous montrent les textes, c'est seulement un tiraillement, dans la pensée de saint Thomas, entre une thèse traditionnelle qu'il n'a jamais mise en doute et certaines tendances de la philosophie qu'il adopte sans la transformer assez pleinement pour réaliser une synthèse parfaite. » (Surnaturel, p. 257, note 2). - Nous pensons pourtant qu'il y a synthèse en saint Thomas et qu'elle est parfaitement équilibrée de ce point de vue.).

      4. Selon la thèse que nous présentons, la créature spirituelle est susceptible d'un bonheur ultime soit connaturel (Le terme « connaturel » (cum-natura) signifie: au niveau des capacités et exigences d'une nature, - au titre même de cette nature.), soit surnaturel (La vision béatifique. - Nous ne traiterons pas ex-professo du cas de l'homme pour lui-même, ni donc du péché originel comme tel, mais nous serons inévitablement amenés à en parler, en fonction même des textes de saint Thomas. C'est chose normale. Le problème du bonheur est, ici, relatif à l'esprit créé comme tel, et sa solution essentielle est commune à l'ange et à l'homme.) (contre l'interprétation du P. de Lubac), et il y a possibilité de pécher, même pour l'ange (Le P. de Blic le note très justement: « [...] Saint Thomas se heurte dans le cas de l'ange à une difficulté spécialement grave, du fait que selon sa tendance intellectualiste tout péché suppose pour lui une erreur, et que selon sa doctrine angélologique l'esprit pur ne peut se tromper, du moins dans le domaine des connaissances naturelles... » (Mélanges, 1946, cahier I, p. 162), et le P. de Blic enchaîne immédiatement (Ibid.): « ...en raison de quoi le saint Docteur est conduit à restreindre la peccabilité du pur esprit à l'hypothèse d'une option d'ordre surnaturel: une peccabilité angélique naturelle ne se conçoit plus. » - Nous en discuterons.), en l'une et l'autre vocation (contre l'interprétation des commentateurs cités plus haut), - la pensée du docteur angélique ne présentant aucune antinomie (contre le P. de Blic) (En d'autres termes, dans notre interprétation: a) Avec les commentateurs précités et le P. de Lubac: l'ange ne peut pécher que dans une perspective surnaturelle. Mais: b) Contre les commentateurs précités: cette perspective est inséparable de l'état dit de nature. Un ange impeccable est contradictoire même en cet état dit naturel. c) Contre le P. de Lubac: cette perspective surnaturelle qui, toujours, rend possible le péché de l'ange est indépendante de l'ordination effective de l'ange à la vision béatifique, - cette ordination demeurant le fruit de la libéralité divine et n'étant pas impliquée dans la création même de la nature spirituelle. On le voit, c'est la notion de surnaturel qui est essentiellement en jeu et qu'il importe de préciser.).

      Cette interprétation de saint Thomas nous intéresse d'autant plus, d'ailleurs, qu'elle recouvre très exactement, selon nous, les déductions théologiques qu'il est possible de tirer objectivement en la matière (Les proportions de cet article, relativement très réduit, ne nous permettent pas de reprendre point par point les travaux fort érudits des théologiens que nous critiquons. Nous nous appliquons seulement à dégager le sens général de cette controverse et à discuter, à tout le moins implicitement, les principales objections que nous pensons pouvoir rencontrer.).

      Le problème de la peccabilité angélique étant, de droit et de fait, lié au problème de la destinée psychologique de l'esprit créé, c'est de celui-ci que nous traiterons d'abord dans une première partie. Nous pensons le montrer à l'aide de nombreux textes: saint Thomas affirmait la possibilité d'une double destinée psychologique, - naturelle ou surnaturelle, - pour la créature spirituelle. Sur ce point nous sommes pleinement d'accord avec le P. de Blic, contre le P. de Lubac (« Bien loin de nous apparaître comme tardive et sans attaches dans la tradition antérieure au XVIè siècle, écrit le R. P. DE BLIC, S. J., la notion d'ordre surnaturel aujourd'hui courante - celle d'un ordre de réalité et de valeur auquel l'homme n'accède qu'en vertu d'une pure libéralité divine, sans que rien dans son être spécifique l'y destine nécessairement ou immanquablement - cette notion, disons-nous, se discerne assez dans les textes de saint Thomas et de ses contemporains, pour qu'il n'y ait vraiment aucun doute quant à son explicitation dès le moyen âge. » (Mélanges de Science Religieuse, Lille, 1947, cahier I, Bulletin de Morale, pp. 94-95).).


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PREMIÈRE PARTIE

DE LA DESTINÉE PSYCHOLOGIQUE DE L'ESPRIT CRÉÉ

      La vocation surnaturelle à la vision béatifique n'est pas la seule destinée possible pour la créature spirituelle. Un bonheur connaturel aurait pu être la règle tant pour l'ange que pour l'homme, - témoin le cas humain des limbes, exceptionnel, il est vrai, dans le plan de la rédemption faisant suite à l'état d'innocence.


I - LE « COMPENDIUM THEOLOGIAE »


      Le « Résumé de théologie » dédié au frère Réginald présente l'avantage de nous donner, au cours d'un même contexte, les lignes dominantes d'une belle synthèse dogmatique de saint Thomas d'Aquin. Nous allons y trouver la clef de notre interprétation (Au cours du présent travail, les passages de saint Thomas cités entre guillemets sont des traductions, - les passages cités sans guillemets sont, eux, des résumés. - Chaque fois qu'un texte de saint Thomas est souligné, c'est nous qui soulignons.).

Efficience et finalité


      « Chapitre 100. - Que Dieu conduit tout chose à bonne fin ». (On sait que pour saint Thomas le principe de finalité est une nécessité métaphysique. Une cause efficiente n'agirait pas si elle n'était pas déterminée à ceci ou à cela. - car tout être est déterminé, étant ce qu'il est. La finalité n'est autre chose que la détermination du mouvement d'une nature par son terme. - Le « hasard » est dû à l'interférence de séries finalisées au sein d'un ensemble contingent. Il n'y a pas de « hasard » pour Dieu.)

      « Chapitre 101. - Que la fin dernière de toute chose est la divine bonté. »
      « Il faut que la fin dernière des choses soit la bonté divine. Quand des oeuvres sont réalisées par un sujet libre, la fin dernière en cause est ce qui est voulu d'abord et pour soi-même, par ce sujet libre, de manière universelle. Or le premier objet atteint de cette manière par la volonté divine, c'est sa propre bonté [...] Il est donc nécessaire que toutes les oeuvres de Dieu aient pour fin dernière la bonté divine [...] Les êtres ont tous été faits pour être assimilés à la bonté divine. »

      « Chapitre 103. - Que la bonté divine est non seulement la cause des choses, mais bien encore de leur mouvement et de leur opération. »
      « Le mouvement et l'opération de chaque être semblent bien tendre à quelque chose de parfait. Or ce qui est parfait a raison de bien: la bonté de chaque chose est en effet sa perfection. Tout mouvement, toute action tendent donc au bien. - Or tout bien créé est similitude du Souverain Bien, comme tout être est similitude du Premier Être. Tout mouvement, toute action sont donc orientés vers l'assimilation à la bonté divine [...] De même que la créature raisonnable est plus noble que les autres, de même tend-elle, par son opération, à la divine similitude, de manière supérieure aux autres. »

      « La créature intellectuelle tend donc, par son opération, à ressembler à Dieu, non seulement du point de vue de sa conservation dans l'être, ou du point de vue de la diffusion de son être par communication spirituelle, mais encore du point de vue de sa propre plénitude, en conduisant à leur achèvement toutes les capacités de sa propre nature. La fin que la créature intellectuelle atteint par son opération consiste précisément en la totalité de cette perfection de connaissance, et c'est en cela, par-dessus tout, que nous devenons semblables à Dieu. »

      D'où la très belle formule: « Comme la perfection de l'âme consiste dans sa propre opération, il en découle que son ultime perfection se réalise dans sa plus excellente opération, laquelle visera le plus excellent objet, puisque c'est l'objet qui spécifie l'opération. » (Ultima perfectio, secundum optimam operationem, secundum optimum objectum, - Compendium, 2a Pars, Cap. 9)


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L'ultime béatitude: voir Dieu


      Dans le prolongement des textes précédents nous arrivons maintenant à des affirmations capitales.

      « Chapitre 104. - De la double capacité à laquelle répond un double niveau d'intelligence (duplex intellectus), et quelle est la fin de la créature intellectuelle. »
      Il faut savoir distinguer une double capacité: l'une, naturelle, l'autre extra-naturelle. Il est naturel à l'enfant de devenir un homme, il n'est pas naturel au bois de devenir un banc, ni à l'aveugle de recouvrer la vue.
      Cette distinction joue pour notre esprit. Nous sommes naturellement capables de connaître les objets du monde sensible qui nous sont proportionnés. Mais il est impossible que la fin dernière de l'homme consiste en une telle connaissance. La possession de la fin dernière doit apaiser, en effet, tout désir naturel. Or la connaissance du monde sensible est bien incapable d'atteindre ce but. Tant de choses la dépassent! Déjà les substances angéliques transcendent pour ainsi dire sans proportion les réalités du monde sensible. Et quant au monde sensible lui-même, sur beaucoup de point notre connaissance n'en est pas certaine, et, sur d'autres points, elle est même nulle ou débile. Ainsi gardons-nous toujours le désir naturel d'une connaissance plus parfaite. Or il est impossible qu'un désir naturel soit vain. Nous atteignons donc notre fin dernière grâce au jeu d'une lumière intellecutelle lus haute que notre lumière connaturelle, grâce au jeu d'une lumière qui apaise notre désir naturel de connaissance. « Or ce désir naturel ne peut être apaisé que par la connaissance de la cause première, et non par une connaissance quelconque, mais bien par une connaissance intuitive. La cause première étant Dieu [...], la fin dernière de la créature intellectuelle est donc de connaître Dieu par son essence même. » (« L'âme humaine n'est pas l'objet le plus noble auquel elle puisse tendre. Elle sait qu'il y a une réalité meilleure qu'elle-même. Il est donc impossible que l'ultime béatitude de l'homme consiste dans l'opération qui lui donne de se connaître ou d'atteindre des substances supérieures, quelles qu'elles soient, aussi longtemps qu'il y aura une réalité encore meilleure, à laquelle l'opération de l'âme humaine puisse prétendre. Or l'opération de l'homme tend au bien dans son universalité [...] Aussi quel que soit le degré de perfection d'un bien, l'homme y tend-il en quelque sorte par l'esprit et la volonté. Comme le Bien Souverain est en Dieu qui est bon par essence, et source de toute bonté, l'ultime perfection de l'homme, son bien final, est pour lui dans la possession même de Dieu. » (Compendium, 2a Pars, Cap. 9).
      Dieu est la fin dernière de toute chose. Tout être tend donc à s'unir à Dieu comme à sa fin dernière, d'autant plus qu'il en a plus de possibilité - quanto magis sibi possibile est. (Contra Gentes, III, 25). )


      « Chapitre 105. - Comment la fin dernière de la créature intellectuelle est de voir Dieu face à face, et comment cela se peut. »
      Dieu lui-même deviendra la lumière de notre intelligence, en se joignant à elle non de manière panthéistique, mais au moyen d'une disposition qui, nouvelle, ajoutée, surélève notre capacité de connaissance. On l'appelle lumière de gloire.

      « Chapitre 106. - Comment la vision intuitive de Dieu, en quoi consiste notre béatitude, apaise notre désir naturel de connaître. »
      Il est bien nécessaire qu'il en soit ainsi car l'essence divine est la source de toute bonté, et dès lors plus rien ne reste à désirer. Et bien que nous n'ayons ni ne puissions avoir de Dieu une compréhension exhaustive (apanage de l'intelligence infinie), la vision béatifique représente pour nous le mode le plus parfait possible de l'obtention de la similitude divine.

      « Chapitre 109. - Que Dieu seul est bon par essence; les créatures, par participation. »
      Dieu n'est pas bon de la manière dont les créatures sont bonnes.
      Il faut distinguer en la créature un double point de vue: il y a une perfection ou bonté qui consiste dans son être de nature, il y en a une autre qui consiste à atteindre sa fin, grâce au mouvement, aux opérations. Or, des deux façons, la créature est inférieure à Dieu: la créature est contingente, elle peut ne pas exister, elle est limitée, tandis que Dieu existe par lui-même, en plénitude de perfection; puis, « la créature ne réalise sa bonté parfaite qu'en fonction d'une fin extrinsèque, car la bonté parfaite consiste dans l'obtention de la fin dernière, et donc pour toute créature la fin dernière est en dehors d'elle-même, car c'est la bonté divine qui, elle, n'est ordonnée à aucune autre fin. « Dieu seul réalise en Lui-même la plénitude de toute bonté. »


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Les suites du péché originel


      Si l'on s'en tenait aux textes qui viennent d'être largement cités, on pourrait être tenté de penser, sans autre distinction ni restriction, que saint Thomas n'envisage bel et bien, en tout état de cause, qu'un seul bonheur ultime pour toute créature spirituelle, à savoir la vision béatifique.
      Mais il faut poursuivre la lecture du même traité de théologie pour ne pas fausser ainsi la pensée du docteur angélique. Les choses sont plus complexes qu'elles ne pourraient le paraître de prime-abord.

      « Chapitre 189. - De la séduction d'Ève par le diable. »
      Le diable avait déjà péché. Voyant que l'homme avait été constitué de manière à pouvoir parvenir à la félicité éternelle, dont lui-même était déchu, le diable s'efforça de détourner l'homme de la voie droite de la justice...

      « Chapitre 195. - Comment les tares du péché originel passent à la descendance d'Adam et Ève. »
      Les descendants d'Adam et Ève sont tous privés de la justice originelle et naissent avec les défauts qui sont les conséquences de cette privation. (Il n'y a donc plus, notamment, possibilité d'atteindre effectivement à la vision béatifique.) « ET CELA N'EST PAS CONTRAIRE À L'ORDRE DE LA JUSTICE, comme si Dieu punissait dans les enfants la faute des parents, parce que cette peine n'est pas autre chose que la suppression des valeurs concédées par Dieu au premier homme sur le plan surnaturel (supernaturalier) pour qu'elles découlent de lui aux autres: c'est pourquoi elles n'étaient pas dues aux autres (non debeantur), si ce n'est pour autant qu'elles leur auraient été transmises par leurs premiers parents [...] »

      Aussi bien le péché originel est-il à notre naissance un péché de nature et nullement un péché personnel (Chap. 196 (Voir, sur la théologie du péché originel, Dieu de colère ou Dieu d'Amour, in Études Carmélitaines, avril 1946, AMOUR ET VIOLENCE, pp. 93-105.)).

      « Chapitre 198. - Que le mérite d'Adam n'a pas racheté ses descendants. »
      Si le péché d'Adam a vicié toute la nature humaine, c'est un résultat accidentel, dû au fait que privé de l'état d'innocence, Adam ne pouvait plus transmettre cet état à ses descendants.
      « Bien qu'Adam eût retrouvé la grâce par la pénitence, il ne retrouva pas le premier état d'innocence, car ce don de justice originelle lui avait été divinement concédé. - Il est également manifeste que ce don de justice originelle fût un don spécial de grâce, or la grâce ne s'acquiert pas par le mérite, mais elle est donnée gratuitement par Dieu [...] »

      « Chapitre 199. - De la rédemption de la nature humaine par le Christ. »
      « Il fallait que la nature humaine ainsi souillée par le péché d'Adam, fut réparée par la divine providence, faute de quoi elle ne pouvait pas parvenir à la béatitude PARFAITE: étant le bien parfait, la béatitude ne souffre aucune défectuosité, et est par-dessus tout incompatible avec la tare du péché, qui s'oppose à la vertu, chemin de la béatitude. Et puisque l'homme a été créé pour la béatitude, parce qu'elle est sa fin dernière, sans rédemption il s'ensuivrait que l'oeuvre de Dieu serait frustrée dans une aussi noble créature [...] (L'oeuvre de Dieu eût été frustrée sur le plan historique de la création humaine réalisée de fait en l'état de justice surnaturelle.). »
      « Aussi longtemps que l'homme est sur la terre, il n'est confirmé ni dans le bien, ni dans le mal, de manière immuable. Il appartient donc à la condition de la nature humaine de pouvoir être lavée de la souillure du péché. Il ne fut donc pas convenable que LA DIVINE BONTÉ laissât complètement tomber dans le vide cette capacité à être relevé, ce qui aurait eu lieu si elle n'avait pas procuré de remède réparateur. »
      « Il fut convenable que Dieu se fit homme » (Chap. 200). « C'était le plus convenable des modes de libération du genre humain. » (Chap. 226).


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Conclusion


      Des textes précédents nous sommes à même de dégager des enseignements majeurs:

      1° - L'ultime béatitude de l'homme, apaisant totalement ses capacités intellectuelles ouvertes sur l'infini de l'Être, - et donc sur Dieu, - est située dans la vision béatifique et ne peut pas l'être ailleurs (Chap. 106,).
      C'est à cette vision béatifique que l'ange et l'homme ont été appelés historiquement lors de leur création. (Chap. 105, 189).

      2° - Il n'y aurait eu pourtant aucune injustice à ce que les descendants d'Adam eussent été privés de cette ordination à la vision béatifique, car celle-ci était le fruit d'une intervention surnaturelle. (Chap. 195, 198).
      Voilà donc un premier équilibre à tenir: d'une part, la vision béatifique est dans la ligne même du désir naturel de l'intelligence créée, mais, d'autre part, elle ne saurait être exigée en justice, parce qu'elle dépasse le niveau des exigences connaturelles de l'esprit créé. (Chap. 104, sur le duplex intellectus). Dieu seul exige Dieu. Aussi bien l'Incarnation rédemptrice est-elle une oeuvre de bonté condescendante, c'est-à-dire de miséricorde, visant à maintenir l'humanité en sa vocation surnaturelle historique dont Dieu veut par bonté qu'elle ne soit pas frustrée. (Chap. 199).
      La distinction faite ici par saint Thomas entre justice et miséricorde permet seule de résoudre le problème posé par le bonheur ultime de l'esprit créé.


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II. - LA SOMME THÉOLOGIQUE


      La Somme nous offre un excellent petit traité de la justice et de la miséricorde qui sera là le commentaire le plus adéquat.
      Toute oeuvre divine est fondée d'abord en miséricorde, puis implique justice, et tend alors à s'épanouir de nouveau en miséricorde: rythme ternaire qu'il importe de bien saisir et de mettre en relief.


Miséricorde


      « L'effet de la divine miséricorde est le fondement de toutes les oeuvres divines: rien n'est en effet dû à une créature, si ce n'est en raison de quelque chose qui lui a été donné gratuitement par Dieu (non debitum). » (Ia pars, qu. 25, art. 3, ad 3 m).

      « Dieu ne doit rien à personne, sauf à Lui-même [...] » (Ia pars. qu. 25, art. 5, ad. 2m).

      Ainsi donc la miséricorde a-t-elle le premier pas. Une essence contingente ne peut pas exiger d'être. Par définition, elle mendie jusqu'à son existence, qu'elle reçoit toujours, aussi longtemps qu'elle est, sans jamais se la donner.


Miséricorde et justice


      Mais les natures ont des lois nécessaires, - soit métaphysiques (en fonction des principes d'identité et de raison suffisante), - soit physiques, psychologiques ou morales (selon une part variable de contingence et de souplesse). Or, Dieu se doit en justice de conduire les natures selon leurs lois profondes. Il ne serait pas juste s'Il anéantissait un esprit capable d'immortalité, s'il punissait éternellement une âme en état de grâce, ou s'Il donnait le ciel à une âme morte en état de péché mortel. Ces lois profondes sont un reflet de l'immutabilité divine.

      « C'est pour Dieu affaire de justice d'accorder aux êtres les perfections qui correspondent à leurs exigences connaturelles (proportionem). » (Ia pars, qu. 21, art. 3, c).

      « Dieu doit accomplir dans les choses ce que sa volonté a décidé dans sa sagesse et ce qui manifeste sa bonté. Et, de ce point de vue, la justice de Dieu concerne la convenance en fonction de laquelle Il se rend à Lui-même, ce qu'Il se doit à Lui-même. - Puis il est dû à une créature qu'elle possède ce qui lui est ordonné: ainsi l'homme doit-il avoir des mains, et les autres animaux doivent-ils le servir. Et de ce point de vue aussi Dieu accomplit la justice, en donnant à chaque être ce qui lui est dû en fonction de sa nature et de sa condition. - Mais cette dette (de justice) dépend de la première (rappelée ci-dessus): la raison en est que c'est la divine sagesse qui dispose l'ordre des natures. Eh bien que de cette manière Dieu donne à un être ce qu'Il lui doit, Il n'est cependant pas débiteur, car Il n'est ordonné à rien, mais ce sont les autres êtres qui sont ordonnés à Lui. Et c'est pourquoi la justice peut être appelée soit convenance de la bonté divine, soit rétribution des mérites. » (Ia pars, qu. 21, art. I, ad 3m).

      Ainsi, donc, la miséricorde garde-t-elle toujours le premier rôle. « De même que la grâce dépend de la seule volonté de Dieu, de même aussi la nature de l'ange [...] ordonnée à la grâce », écrit encore saint Thomas (Ia pars, qu. 62, art. 6, ad Im). Mais on doit parler de justice du point de vue des exigences de la nature comme telle, et jamais Dieu ne doit passer outre à cette justice. « Lorsqu'il s'agit de dons gratuits (ex gratia), on est libre de donner à sa guise à qui l'on veut, pourvu qu'on ne retire à personne ce qui lui est dû, au préjudice de la justice. Et c'est ce que dit le père de famille, en Math, XX, 14-15: « Prends ce qui t'appartiens et va-t-en; est-ce que je n'ai pas le droit de faire ce que je veux? » (Ia pars, qu. 23, art. 5, ad 3m).


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Miséricorde, justice et miséricorde


      Si la justice repose sur la miséricorde, elle est aussi dépassée par celle-ci. C'est le dernier temps du rythme qu'il importe de bien saisir: miséricorde, justice, miséricorde.

      « La miséricorde divine ne va pas contre la justice, mais au delà: si je donne deux-cents deniers quand j'en dois cent, je ne suis pas injuste, mais j'agis avec libéralité, avec miséricorde [...] D'où il appert que la miséricorde n'évacue pas la justice, mais qu'elle est un certain achèvement (plenitudo) de la justice. » (Ia pars, qu. 21, art. 3, ad 2-m).

      « Y a-t-il miséricorde et justice dans toutes les oeuvres divines? » Et la réponse est affirmative: « Ce qui suffirait à conserver l'ordre de la justice est au-dessous de ce que la bonté divine accorde en fait car elle dépasse toute exigence (proportionem) de la créature. » (Ia pars, qu. 21, art. 4, c.).

      Or cette affirmation s'applique excellemment à la vocation surnaturelle des créatures intellectuelles et raisonnables, les anges et les hommes.

      On le sait, ce qui caractérise essentiellement une nature, ce sont ses facultés d'opération, lesquelles sont spécifiées par leurs actes, et ceux-ci par leurs objets propres respectifs (Un texte entre cent: « Unicuique potentiae activae correspondes possibile, ut objectum proprium, secundum rationem illius actus in quo fundatur potentia activa » (Ia pars. qu. 25, art. 3, c).). Mais précisément la bonté divine est une fin qui dépasse les créatures sans proportion aucune (improportionabiliter excedens, - Ia pars, qu. 25, art. 5, c.) et, logiquement, il en découle que « la vision de l'essence divine est au-dessus de la nature [...] de toute créature. » (1-2, qu. 5, art. 5, c). Or, ce qui dépasse ainsi les exigences de toute créature, dépasse les frontières de la justice et ressortit bien évidemment à la miséricorde.

      « Dieu peut enlever à l'homme la justice gratuite (C'est-à-dire la justice naturelle, - grâce et dons.) sans manquer à sa Justice, même sans que l'homme ait péché, parce qu'il l'a conférée par libéralité au-dessus du mode d'être de la nature humaine: dans l'hypothèse de cette soustraction de la justice gratuite, l'homme ne deviendrait pas mauvais et resterait bon d'une bonté naturelle. Mais la justice naturelle est une résultante de la nature intellectuelle et raisonnable, dont l'intelligence est naturellement ordonnée au vrai, et la volonté au bien. Aussi bien est-il impossible qu'une telle justice soit soustraite par Dieu à la nature raisonnable, aussi longtemps que la nature demeure. - Dieu peut cependant, de puissance absolue, anéantir la nature raisonnable en cessant de lui donner l'être. » (De Malo, qu. 16, art. 2, ad 17m).


Le bonheur dû à la créature

      Il faut donc s'attendre à ce que saint Thomas nous parle une fois ou l'autre, pour le moins, du bonheur qui constitue (de droit) la destinée connaturelle ultime de la créature spirituelle, - destinée à laquelle elle puisse prétendre en justice comme à son dû.
      La Somme théologique n'est pas muette sur ce point-là.

      Objecte-t-on: « La vie éternelle est la fin dernière de la vie humaine. Or, par sa nature même, toute réalité naturelle peut atteindre sa fin. A bien plus forte raison, l'homme qui est d'une nature plus élevée, pourra-t-il donc par sa nature même parvenir à la vie éternelle, sans le secours d'une grâce. » - Voici la réponse: « Cette objection vaut pour la fin connaturelle à l'homme. Mais du fait de sa plus grande noblesse, la nature humaine peut être conduite à une fin plus haute, au moins avec le secours de la grâce, - fin à laquelle les natures inférieures ne peuvent absolument pas parvenir [...] » (1-2, qu. 109, art. 5, 3a, 3m).

      « La fin à laquelle les créatures sont ordonnées est double. L'une excède la proportion et faculté de la nature créée, et c'est la vie éternelle consistant en la vision béatifique, fin qui est au-dessus de la nature de toute créature. L'autre fin est proportionnée à la nature, et c'est elle que la créature peut atteindre par les forces de la nature... » (Ia pars, qu. 23, art. 1, c.) (Aimer Dieu par-dessus tout est connaturel à l'homme et même à toute créature [...] Dans l'état de nature intègre, l'homme n'avait pas besoin d'un don de grâce surajouté aux biens naturels pour aimer Dieu par-dessus tout d'un amour naturel, bien qu'il eût besoin d'un secours de Dieu le mouvant à cet amour. » (Ia-IIa, qu. 109, art. 3, c).).
      Cette doctrine vaut donc aussi pour les anges (Saint Thomas est ici dans le traité des attributs divins et parle de la créature en général.).

      Saint Thomas illustre très clairement sa thèse à propos des hiérarchies angéliques. L'ordre des anges est-il fondé sur leur nature ou sur leur degré de grâce? Voici sa réponse: « L'ordre se prend en fonction de la fin [...] Or la fin des anges peut être envisagée à un double point de vue. D'une part, sur le plan naturel, pour autant que les anges connaissent et aiment Dieu d'une manière naturelle. Et, de ce point de vue, les ordres des anges sont fondés sur les dons naturels. - D'autre part la fin des anges peut être envisagée d'un point de vue qui dépasse leur faculté naturelle, et leur fin est alors la vision de l'essence divine et la jouissance immuable de la bonté divine. Ils ne peuvent parvenir à cette fin que par la grâce. Et du point de vue de cette fin, les ordres angéliques se distinguent au total en fonction des dons de la grâce, mais de manière dispositive en fonction des dons naturels, car la grâce, chez les anges, est proportionnée à la capacité de leur nature, ce qui n'a pas lieu chez les hommes... » (Pour saint Thomas les anges ont reçu d'autant plus de grâce sanctifiante qu'ils étaient plus élevés dans la hiérarchie des esprits purs, - tandis que, par contre, un homme naturellement plus doué qu'un autre peut être appelé à une vocation surnaturelle moins éclatante que cet autre. Ce sont surtout des dispositions organiques qui commandent pratiquement le jeu plus ou moins bon de l'esprit humain, et il ne convient pas que la grâce soit proportionnée, même indirectement, à la qualité de la matière. - D'où cette appréciation différente, pour l'ange et pour l'homme, des rapports concrets de la valeur intellectuelle et du coefficient de grâce.) (Ia pars, qu. 108, art. 4).
      Le De Veritate le dit très clairement encore: « Il y a pour l'homme un double bien ultime qui meuve par lui-même la volonté comme une fin dernière. L'un est proportionné à la nature humaine, et, pour l'obtenir, les forces naturelles suffisent; c'est la félicité dont les philosophes ont parlé, félicité de type contemplatif ou actif [...] L'autre bien dépasse toute proportion de la nature humaine, les forces de la nature ne suffisent pas à l'obtenir, ni même à le penser ou à le désirer; il n'est promis à l'homme que par la seule libéralité divine [...] » (De Veritate, qu. 14, art. 2).

      Nous sommes dores et déjà fondés à le conclure: il y a une béatitude surnaturelle et une félicité naturelle ultimes, possibles pour l'esprit créé. Seule la béatitude surnaturelle est absolument dernière, exhaustive; la félicité naturelle est, en comparaison, infiniment déficiente. La félicité naturelle (ou connaturelle à la créature spirituelle) est exigible en justice; la destinée surnaturelle est le fruit de la miséricorde, au sens où la miséricorde transcende la justice et la dépasse sans la détruire. La grâce achève la nature.
      D'autres textes vont nous confirmer que telle est bien la pensée de saint Thomas d'Aquin, et nous apporteront, d'ailleurs, d'utiles précisions.


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III. - LE « DE MALO »


      Saint Thomas nous a laissé dans le De Malo de ses questions disputées un magnifique traité des limbes où, marquant un progrès très réel sur la conception des augustiniens, - conception qui d'ailleurs lui survivra (Témoin le traité du cardinal DE NORIS, Vindiciae augustinianae, in P. L., de Migne, t. XLVII, col. 571-838, qui attaque nerveusement saint Thomas et ses disciples. - Lecture dilatante qui fait apprécier l'audace de saint Thomas au XIIIme siècle.), - il faisait une harmonieuse synthèse des exigences de la justice naturelle, d'une part, et de la foi au péché originel, d'autre part, ce qui éclaire singulièrement le problème du double bonheur ultime.
      Que penser des enfants morts sans baptême?

      « D'aucuns ont pensé que ces enfants éprouvent une certaine douleur ou affliction intérieure par suite de la carence de la vision béatifique, bien que cette douleur ne présente pas en eux le caractère d'un remords de conscience, parce qu'ils ne sont pas conscients d'avoir eu le pouvoir d'éviter la faute originelle... D'autres pensent, et mieux, qu'ils n'éprouvent aucune affliction intérieure, mais ils ne sont pas d'accord sur les raisons invoquées.

      « Les uns disent que les âmes de ces enfants sont tellement enténébrées d'ignorance qu'elles ne se savent pas faites pour la béatitude, qu'elles ne pensent pas du tout à cela, et qu'en conséquence elles n'en souffrent pas. Mais cette opinion ne convient pas. - a) Puisque ces enfants n'ont pas commis de péché actuel qui soit proprement personnel, il ne leur est pas dû de souffrir un détriment sur le plan des bien naturels [...] Or il est naturel à l'âme séparée d'être plus vigoureuse dans sa connaissance que ne le sont les âmes incarnées, et c'est pourquoi il n'est pas probable qu'elles souffrent d'une telle ignorance. - b) Sinon, de ce point de vue, les damnés de l'enfer seraient mieux partagés quant à leur faculté la plus noble, à savoir l'intelligence, puisqu'ils seraient dans de moindres ténèbres d'ignorance.

      « Aussi bien, d'autres, ont-ils cherché l'explication de la non-souffrance des âmes aux limbes, du côté de la disposition de leur volonté. Après la mort, en effet, la disposition de la volonté, en l'âme, ne se change plus, ni en bien, ni en mal. Et comme avant l'âge de raison les enfants n'ont eu aucun acte désordonné de volonté, ils n'en auront point non plus après la mort. Or, il y aurait désordre de volonté à se plaindre avec peine de ne pas posséder ce qu'on n'aurait jamais pu obtenir, comme il serait désordonné qu'un manant regrettât de ne pas devenir roi. Puisque ces enfants savent, après leur mort, qu'ils n'ont jamais pu obtenir cette gloire céleste, ils ne sont pas endoloris de l'avoir manquée.

      « Nous pouvons cependant tenir une voie médiane en groupant les deux chefs d'arguments et en affirmant que les âmes de ces enfants ne manquent pas de la connaissance naturelle qui est due à l'âme séparée, selon sa nature, mais qu'ils manquent de la connaissance surnaturelle telle qu'elle est enracinée en nous par la foi, et ceci, parce qu'ils n'ont pas eu la foi de manière actuelle, et parce qu'ils n'ont pas reçu le sacrement de la foi.

      « C'est, en effet, pour l'âme, affaire de connaissance naturelle, de savoir qu'elle est créée pour la béatitude et que la béatitude consiste dans la possession du Bien parfait, mais, de savoir que le Bien parfait pour lequel l'homme est fait, soit la gloire que les saints possèdent, cela est au-dessus de la connaissance naturelle. C'est pourquoi l'apôtre le dit dans le 1re aux Corinthiens, II, 9: « L'oeil n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, le coeur de l'homme n'a pas pressenti ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment », puis il ajoute: « Mais Dieu nous l'a révélé par son Esprit »; cette révélation est affaire de foi (« Les âmes des enfants en mourant en état de péché originel connaissent bien la béatitude dans sa raison commune, de manière générale, mais elles ne la connaissent pas de manière spécifique, et voilà pourquoi sa perte ne les afflige pas. » (De Malo, qu. 5, art. 3, ad 1-m). - Ce caractère « spécifique » n'est autre que la Trinité elle-même.). En conséquence les âmes des enfants des limbes ne savent pas qu'elles sont privées d'un tel bien, mais elles possèdent sans douleur ce qu'elles tiennent par nature » (De Malo, qu. 5, art. 3, c).

      « Les enfants qui meurent avec le péché originel sont, bien sûr, perpétuellement séparés de Dieu, du point de vue de la perte de la vie glorieuse qu'ils ignorent, mais non pas du point de vue de la participation aux biens naturels qu'ils connaissent ». (De Malo, qu. 5, art. 3, ad 4m) (Dans le même sens: « Les enfants des limbes n'auront absolument aucune peine de ne pas avoir la vision divine (nihil omnio dolebunt); bien plus (immo magis) ils se réjouiront d'une large participation à la bonté divine sur le plan des perfections naturelles. » Le fait de ne pas avoir été baptisés « ne causera pas en eux plus de tristesse que n'en cause aux sages le fait de ne pas recevoir nombre de grâces accordées à leurs semblables. » (Supplementum, qu. 70, appendix I, art. 2).).

      Telle est la doctrine éclairante du De Malo. Elle complète harmonieusement le Compendium theologiae. - D'autres précisions notées par saint Thomas sont encore très révélatrices.

      « La gravité d'une peine peut être envisagée à deux points de vue; d'une part, en fonction du bien dont on est privé, et ainsi manquer la divine vision de Dieu constitue la plus grave de toutes les peines; d'autre part, en fonction du sujet qui est puni, et une peine est ainsi d'autant plus grave que le bien soustrait est plus propre et plus connaturel à celui auquel il est soustrait [...] Or, sous cet angle, la seule carence de la vision béatifique est la plus douce de toutes les peines, pour autant que la vision de l'essence divine est un bien totalement surnaturel » (De Malo, qu. 5, art. I, ad 3m). (« La créature raisonnable transcende toute créature en ceci qu'elle est capable du Souverain Bien par la vision et fruition divine, bien que pour l'obtenir, les principes de sa propre nature soient insuffisants: il y faut le secours de la grâce. » (De Malo, qu. 5, art. I, c.).).

      Saint Thomas envisage explicitement, dans une objection, la création de l'homme non ordonné à la vision béatifique. Il n'y répond pas par une fin de non-recevoir, bien au contraire.

      Voici l'objection: « Supposons l'homme constitué dans ses éléments naturels. Même s'il n'avait jamais péché, il lui serait dû de manquer de la vision béatifique, à laquelle il ne peut parvenir sans la grâce. Mais à proprement parler, il n'y a de peine que pour un péché. Donc la carence de la vision divine ne peut pas être appelée la peine du péché originel. »

      Et voici la réponse:

      « L'homme constitué en ses seuls éléments naturels, manquerait sûrement de la vision divine, s'il mourait ainsi, mais cependant il ne faut pas dire qu'il devrait ne pas l'avoir. Autre chose est ne pas devoir avoir, ce qui n'a pas raison de peine, mais bien seulement de limite. Autre chose est devoir ne pas avoir, ce qui a raison de peine. » (De Malo, qu. 5, art. I, ad 15m). (Nous trouvons le même enseignement dans la question précédente: « La carence de la vision divine peut appartenir à un sujet à deux titres (distincts). Premièrement, parce que ce sujet n'a pas en lui-même de quoi pouvoir parvenir à la vision divine, et à ce titre celui qui serait dans son état de nature (in solis naturalibus) manquerait la vision divine mais sans péché. De cette manière la carence de la vision divine n'est pas une peine, mais une défectuosité accompagnant toute nature créée, parce qu'aucune nature créée ne peut par elle-même (ex suis naturalibus) parvenir à la vision divine.
      « Secondairement, au sujet peut manquer la vision divine parce qu'il se trouve ainsi disposé qu'il lui est dû de la manquer, et à ce titre cette carence est la peine du péché originel et actuel. » (De Malo, qu. 4, art. I, ad. 14m.)
      Rappelant les deux textes précédents du de Malo, dans Surnaturel, p. 456, note 2, et p. 455, note 2, le P. de Lubac n'en continue pas moins de penser avec le P. Bouillard qu'il cite en l'approuvant (p. 456): (Saint Thomas) n'envisage pas l'hypothèse d'un homme créé pour une autre fin que la vision béatifique. » - Nous avouons notre surprise. Le P. de Lubac estime que n'en subsiste pas moins « la thèse de l'unique béatitude et de l'unique finalité. » Puis il conclut: « Disons au moins que la doctrine de cet article, confrontée avec la doctrine thomiste de la béatitude, pose un problème, et que ce problème n'est résolu nulle part en termes exprès dans l'oeuvre de saint Thomas. » (p. 457).
      Nous ne le pensons pas, témoins les textes déjà cités ou à citer encore. Pour nous, le « cadre philosophique en partie nouveau » du Docteur angélique est fort bien « adapté » à l'interprétation systématique du « paradoxe même de la nature humaine » (ou plutôt de l'esprit créé) », grâce aux concepts de capacité connaturelle et surnaturelle, d'une part, - de justice et de miséricorde, d'autre part.
      Mais ne serait-ce pas la philosophie du P. de Lubac qui ne serait pas très exactement avec celle de saint Thomas, et qui influerait, à son insu, sur son jugement d'historien? Nous lisons dans le même ouvrage: «  [...] Operatur omnia secundum consilium voluntatis suae. (En note: Eph., I, II. Cf. Saint Thomas, Ia, qu. 25, art. 5, ad 2-m : « Deus non debet aliquid alicui nisi sibi. ») Bien plus, il serait inexact de dire que Dieu s'est engagé, fût-ce envers lui-même; qu'il s'est lié, même en connaissance de cause. S'il y a dans notre nature un désir de voir Dieu, ce ne peut être que parce que Dieu veut pour nous cette fin surnaturelle qui consiste à le voir. C'est parce que, la voulant et ne cessant de la vouloir, il en dépose et ne cesse d'en déposer le désir dans notre nature. En sorte que ce désir n'est autre que son appel. » (Surnaturel, pp. 486-7). Mais pourtant, si nous entendons bien saint Thomas, quand Dieu « sibi debet aliquid », il s'engage envers lui-même, il est lié, encore que ce soit librement sur le plan existentiel.
      Le P. de Lubac écrit encore: «  [...] Voyons comment sans l'hypothèse moderne de la « pure nature » et mieux qu'avec elle, l'intégrité du surnaturel peut être sauvée. » (p. 491). - « Au reste, le propre de l'ordre surnaturel n'est-il pas que tout s'y passe hors des catégories de droit, d'intérêt ou de justice commutative? Ces catégories ou autres analogues, qui jouent un si grand rôle dans les exposés concernant l'état de pure nature (l'auteur renvoie ici, en notre, à CATHEREIN, SESTILI, PALUDANUS), n'ont point d'application dans la créature considérée face à son créateur. » (p. 494, c'est nous qui soulignons). Point d'application? Mais si, certainement, et une application analogique essentielle, tant du point de vue de la pensée de saint Thomas lui-même, que du point de vue de la déduction théologique, à notre sens objective et nécessaire en cette matière.)
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      Ainsi donc, sur le plan philosophique pur, doit-on envisager l'homme non ordonné à la vision béatifique. Mais ce n'est pas bien entendu, le plan historique, tel que l'a conçu la Sagesse divine, et c'est le point de vue historique qu'il faut lire la réponse à la première objection du même article, comme bon nombre de textes analogues, obvies sous la plume d'un théologien, occupé d'abord, par définition, de l'économie du salut réalisée de fait par la Providence.

      L'objection est celle-ci:

      « C'est bien en vain qu'existe l'être qui ne réalise pas sa fin. Mais l'homme est ordonné naturellement à la béatitude comme à sa fin dernière, et cette béatitude consiste dans la vision béatifique. L'homme est donc créé en vain s'il n'y parvient pas. Mais le péché originel n'a pas fait que Dieu arrêtât la génération des hommes. Puisque donc rien n'est vain dans les oeuvres de Dieu, il semble donc que l'homme ne doive pas manquer la vision béatifique par suite du péché d'origine. »

      Et voici la réponse:

      « L'homme aurait été créé tout à fait en vain, s'il ne pouvait pas atteindre la béatitude, comme tout être qui ne peut pas atteindre sa fin dernière. Et c'est pourquoi, afin que l'homme n'eût pas été fait en vain, bien que naissant affecté du péché originel, Dieu s'est proposé, dès la création d'Adam, d'apporter remède à l'homme pour le libérer de cette vanité. Ce remède, c'est le médiateur, Dieu et homme, Jésus-Christ, par la foi auquel l'obstacle du péché originel pourra être enlevé » (De Malo, qu. 5, art. I, ad I).
      Mais, nous le savons, par le Compendium lui-même, ce remède n'était pas dû en justice.

      Le cas des limbes est exceptionnel, par conséquent, dans l'ordre historique de la vocation du genre humain (et du genre angélique) à la vision béatifique, mais si Dieu avait voulu faire de l'exception, la règle, il n'aurait pas été injuste et nous n'aurions aucune exigence à faire valoir. Toutefois notre vocation surnaturelle allait comme de soi, cela est l'évidence même, dans les perspectives de la bonté divine, spontanément miséricordieuse à l'égard de ceux et de celles « qui ne sont pas ». (Ainsi les limbes ne constituent-elles pas du tout « un cas embarrassant », malgré l'expression du P. de Lubac (Surnaturel, p. 446, note I) renvoyant lui-même à un fort beau texte des Sentences qu'il cite en partie: « Participabunt multum de divina bonitate in perfectionibus naturalibus, » mais ils manqueront de la « conjunction quae est per gloriam. » C'est bien cela: ils jouissent aux limbes de la félicité connaturelle à la créature humaine, telle qu'elle peut être exigée en justice, - d'une justice qui implique déjà miséricorde, encore qu'elle ne s'épanouisse pas en miséricorde autant qu'il eût été possible.)


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IV. - LE « DE ANIMA »


      Le De Anima va nous donner, sur le plan abstrait, les principes qui permettent d'expliquer quelque peu la nature de la félicité naturelle dont le De Malo affirme l'existence pour les âmes des limbes.
      Commentant les articles 16-20 de ce traité, le P. de Lubac en vient à écrire: « Jamais notre saint docteur n'a imaginé un bonheur « tel qu'il sied à des âmes séparées » ou « dans un ordre naturel ». Il ne s'agit là que d'une abstraction forgée plus tard par des théologiens qui n'avaient plus les mêmes soucis que lui. » (Surnaturel, p. 459).
      Saint Thomas aborde pourtant explicitement le problème de la félicité naturelle ultime de l'âme tant unie au corps (art. 16) qui séparée du corps (art. 17) dans son De Anima, comme nous voudrions le montrer.

      « La fin à laquelle s'étend la capacité (possibilitas) naturelle de l'âme humaine, est de connaître les substances purement spirituelles... (connaissance analogique avec le concours instrumental des images); elle n'en est donc pas empêchée par son union au corps; et, de même, une telle connaissance de la substance purement spirituelle est l'ultime félicité à laquelle l'homme puisse parvenir par ses moyens naturels. » (De Anima, art. 16 ad 1m). Il s'agit bien seulement, ici, de l'ultime félicité naturelle au cours de cette vie.

      Mais, à l'article 17, saint Thomas va traiter explicitement de l'ultime félicité naturelle après la mort (Utrum anima separata possit intelligere substantias separats. (Libellé de l'article 17).).
      Il explique dans le corps de l'article que l'âme séparée connaît directement par intuition sa propre essence, et que par là elle connaîtra les autres substances spirituelles, en recevant une lumière d'elles ou de Dieu; que cependant sur le plan de la connaissance naturelle, elle ne connaîtra pas les anges aussi parfaitement qu'ils se connaissent eux-même, parce qu'elle est elle-même le dernier des esprits et qu'elle reçoit au minimum le bienfait de l'illumination intellectuelle.

      L'objection troisième est ainsi conçue:

      « L'âme est unie au corps pour progresser en connaissance et en vertu. Or la plus haute perfection de l'âme consiste dans la connaissance des substances spirituelles. Si donc, du seul fait de la séparation d'avec le corps, l'âme connaissait les substances spirituelles, c'est en vain qu'elle aurait été unie au corps. » Et voici la réponse: « L'ultime perfection de l'âme humaine sur le plan de la connaissance naturelle est de pouvoir connaître les substances spirituelles, mais elle peut parvenir plus parfaitement à cette connaissance, du fait de son incarnation, parce qu'elle y est ainsi disposée par l'étude et surtout par le mérite. L'union au corps n'est donc pas vaine » (De anima, art. 17, ad 3m).

      Texte et contexte nous semblent clairs: l'incarnation de l'âme dispose l'âme à réaliser sa perfection dernière, naturelle, de manière plus parfaite après la mort, quand elle reçoit récompense de son mérite. Que telle soit bien d'ailleurs la pensée de saint Thomas, il est aisé de le confirmer par un large commentaire tiré de l'auteur lui-même: du point de vue de la connaissance des substances spirituelles (connaissance qui constitue l'ultime perfection connaturelle à l'âme humaine), il est certain que, pour saint Thomas, l'âme séparée l'emporte sur l'âme incarnée ici-bas, et que la mort puis la résurrection marquent un achèvement.

      L'enseignement de saint Thomas, relatif aux rapports de l'âme et du corps, quant à l'avantage de l'âme, pourrait bien de prime abord paraître contradictoire, mais en réalité il n'en est rien. Exposons-le de manière précise. Il en vaut la peine.

      1° C'est, en un sens, pour son bien que l'âme humaine est unie à un corps.

      Il est constant, en saint Thomas, que l'intelligence humaine a pour objet propre l'être du sensible et est mieux à même de l'atteindre lorsque l'âme est unie au corps que lorsqu'elle en est séparée.
      « Comme ce n'est pas la forme qui est pour la matière, mais bien la matière pour la forme, c'est la forme qui fournira l'explication du choix de la matière, et non inversement. Or selon la hiérarchie naturelle, l'âme humaine occupe la dernière place parmi les substances intellectuelles, pour autant que la connaissance de la vérité n'est pas en elle naturellement infuse, comme en les anges; il faut qu'elle y parvienne par induction au moyen des sens. - Or la nature n'est pas en faute en matière nécessaire. Il fallait donc que l'âme intellectuelle eût non seulement la capacité de comprendre, mais encore la faculté de sentir. - Or l'action du sens requiert un instrument corporel. Il fallait donc que le corps auquel serait unie l'âme intellectuelle pût être un organe convenable d'ordre sensible, etc. » (Ia pars, qu. 76, art. 5, c).

      « L'âme humaine requiert un corps non pas en raison de son opération intellectuelle comme telle, mais à cause de ses facultés sensibles qui ont besoin d'un organisme bien équilibré dans sa complexité. » (Ibid., ad 2m).

      « Il est évident que parmi les substances intellectuelles, selon la hiérarchie naturelle, les âmes humaines sont les plus inférieures. Si donc elles avaient été constituées par Dieu pour exercer leur activité intellectuelle de la manière qui convient aux substances séparées, elles auraient eu une connaissance non pas parfaite, mais seulement confuse et générale. Afin de posséder des choses sensibles, une connaissance parfaite et propre, elles ont été constituées de manière à être naturellement unies à un corps et à recevoir ainsi des réalités sensibles, elles-mêmes, une connaissance propre [...] C'est pour l'amélioration de l'âme qu'elle est unie au corps et exerce son activité intellectuelle par le recours instrumental aux images. - Elle peut pourtant être séparée du corps et avoir un autre mode d'intellection » (Ia pars, qu. 89, art. 1, c).

      Un autre mode d'intellection?
      Oui, certes, mais alors, du point de vue de la connaissance du singulier sensible, l'âme séparée est en infériorité, par rapport à son état d'incarnation terrestre.

      Les idées grâce auxquelles l'âme séparée connaît le singulier ne sont pas les idées acquises au préalable dans l'état d'incarnation, ce sont des idées infuses. (De Anima, art. 20, ad 2m) (Le rôle illuminateur des anges n'est pas, pour saint Thomas, réservé à l'ordre surnaturel. « La connaissance des objets qui leur sont naturellement intelligibles [...] est une perfection que les âmes séparées reçoivent de Dieu par l'intermédiaire des anges; bien que la substance de l'âme soit, en effet, créée par Dieu de manière immédiate, cependant les lumières intellectuelles proviennent de Dieu par l'intermédiaire des anges, - non seulement les lumières naturelles, mais aussi les surnaturelles... » (De anima, art. 18, ad 13-m).). Ces idées n'étant pas abstraites du sensible peuvent atteindre directement le singulier (Ibid., 6m). C'est le manque de vigueur intellectuelle naturelle à l'âme séparée qui l'empêche de connaître de manière propre et spontanée tous les objets sensibles dans leur universalité (ad 3m), universalité qui, d'ailleurs, est, de soi, connaissable, parce qu'elle n'est pas infinie en acte (ad 13m). Mais, en fonction de sa propre disposition, l'âme connaît quelques objets sensibles de manière déterminée (ad 10m), « ceux à l'égard desquels elle a un ordre ou une inclination spéciale, par exemple au titre de la souffrance, d'un certain comportement, ou de la mémoire » (Ibid. c).

      Du point de vue de la connaissance des objets sensibles, l'âme incarnée est donc en meilleure condition que l'âme séparée.


      2° Mais du point de vue de son intellectualité comme telle, c'est pour son bien que l'âme est séparée du corps. (L'intelligence humaine a pour objet propre l'être sensible, en tant qu'intelligence humaine, mais en tant qu'intelligence elle est relative à l'être.).

      La connaissance intellectuelle de l'âme séparée est plus parfaite, ontologiquement, que celle de l'âme unie au corps, avant la mort. Saint Thomas est très net, encore, sur ce point.

      « L'âme unie au corps est, d'une certaine manière, plus parfaite que l'âme séparée, à savoir du point de vue de la nature spécifique; mais pour ce qui est de l'acte intellectuel, lorsqu'elle est séparée du corps, l'âme à une certaine perfection qu'elle ne peut pas avoir lorsqu'elle est incarnée. Il n'y a pas là d'inconvénient, parce que l'opération intellectuelle convient à l'âme pour autant que celle-ci transcende les perspectives corporelles; l'intelligence n'est pas, en effet, l'acte d'un organe corporel » (De anima. Art. 17, ad 1m). (Nous parlons ici de la connaissance naturelle de l'âme séparée, car, en ce qui concerne la connaissance de grâce, l'âme est égale aux anges. Or la connaissance, qui donne à l'âme de connaître les anges de la manière expliquée (sans recourir aux images) lui est naturelle, non purement et simplement, mais pour autant qu'elle est séparée du corps; elle n'en use pas, unie au corps. » (Ibid., ad 2-m).
      « Bien que l'âme séparée soit de même nature que l'âme unie au corps, cependant, à cause de la séparation d'avec le corps, elle est comme ouverte (liberum) à l'égard des substances supérieures pour en recevoir lumière intellectuelle, lui donnant connaissance des êtres singuliers, ce qu'elle ne peut pas faire, unie au corps... » (De Anima, art. 20, ad 15-m).)
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      « L'âme séparée est moins parfaite que l'âme incarnée, si l'on considère sa nature pour autant qu'elle communique (analogiquement) avec la nature des corps, mais cependant, d'un autre point de vue, lorsqu'elle est séparée, elle est plus apte à la vie intellectuelle, dans la mesure même où la lourdeur et les nécessités du corps portent atteinte à la facilité de la vie intellectuelle » (Ia pars. qu. 89, art. 2, ad 1m).
      « L'intelligence a besoin des sens, dans l'état de connaissance imparfaite, pour autant qu'elle recourt au jeu des images, mais non selon le mode plus parfait de connaître qui conviens à l'âme séparée. Ainsi l'homme a-t-il besoin de lait quand il est encore enfant, mais non pas cependant à l'âge viril » (De anima, art. 19, ad 19m).

      Le double point de vue exposé ci-dessus appelle une synthèse supérieure.


      3° La haute convenance de la résurrection du corps.

      Nous avons un certain désir naturel de cette résurrection. Elle est dans la ligne même de notre nature humaine.

      « Comme la nature implique deux éléments, à savoir la forme et la matière (Le lecteur peut remplacer forme par âme et matière par corps. Forme vient de forma, perfection.), quelque chose peut être dit naturel à un double titre: soit au titre de la forme, soit au titre de la matière [...] Et comme la forme réalise davantage la notion de nature que ne le fait la matière, ce qui est naturel au titre de la forme est plus naturel que ce qui l'est au titre de la matière [...] C'est ainsi que quelque chose peut être naturel à l'homme au titre de la forme, comme comprendre, vouloir et autres opérations du même ordre; et d'autres qualités lui sont naturelles au titre de la matière, qui est le corps [...] La mort et la corruption sont naturelles à l'homme en fonction de la nécessité de la matière: en fonction de la forme c'est l'immortalité qui lui conviendrait; toutefois les principes de la nature humaine ne suffisent pas à assurer cette immortalité; mais une certaine aptitude naturelle à l'immortalité convient à l'homme en vertu de son âme; le complément vient d'une vertu surnaturelle [...] Et pour autant que l'immortalité nous est naturelle, la mort, la corruption sont, pour nous, contre nature » (De Malo, qu. 5, art. 5, c). (« Si l'on regarde la nature du corps, la mort est naturelle à l'homme; mais si l'on regarde la nature de l'âme et la disposition surnaturelle (d'immortalité) dont fut doté le corps humain lors de sa constitution première, la mort est accidentelle et contre nature, puisqu'il est naturel à l'âme d'être unie au corps. » (Compendium, Cap. 152).).

      Un texte du Compendium est encore plus fort, en un sens.
      « Pour que l'âme humaine soit, à son terme, parfaite à tout point de vue, il est nécessaire qu'elle soit parfaite dans sa nature: ce qui requiert nécessairement l'union au corps. La nature de l'âme, en effet, c'est d'être une partie de l'homme, comme forme. Or, aucune partie n'est parfaite en sa nature, si elle n'est pas dans sont tout. Il est donc requis à l'ultime béatitude de l'homme que l'âme soit à nouveau unie au corps. » (Chap. 151). Le raisonnement est d'une logique interne impeccable, et se tient sur le plan de la nature.

      Toutefois l'âme n'en sera pas pour autant de nouveau asservie au corps. Après la mort, c'est l'âme qui domine le corps.

      « Les corps des bienheureux ressuscités ne seront pas corruptibles et ne créeront pas d'obstacle à l'âme, comme ici-bas, mais au contraire ils seront incorruptibles et obéiront totalement à l'âme, ne lui résistant en rien » (Compendium, Cap. 167) (On pourrait objecter que saint Thomas appuie là son argumentation sur le fait de la vision béatifique de l'âme. Mais, au chapitre 174 du même traité, nous avons, pour la thèse qui nous importe ici, du point de vue philosophique, un texte décisif à notre sens, à savoir que le corps épousera les conditions de l'âme, et non inversement. Il s'agit de la fixité du damné dans le mal. La résurrection du corps n'amènera en lui aucun changement d'attitude à l'égard de la fin dernière. « Sur terre l'âme est infusée à un corps embryonnaire, c'est pourquoi il est convenable qu'elle épouse la mobilité du corps; mais alors c'est le corps qui est uni à une âme préexistante, et c'est pourquoi il en épousera totalement les conditions. » (Chap. 174).
      C'est l'application d'un principe plus général: « Les moyens sont commandés par l'exigence de leur fin: si la fin varie selon un état de perfection ou d'imperfection, les moyens en subissent la répercussion, pour être adaptés en toute hypothèse: nourriture et vêtement différent pour l'adulte et pour l'enfant. » (Compendium, Cap. 169.)).
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      L'argument de convenance apporté pour la résurrection des corps vaut - logiquement - pour le cas des âmes jouissant aux limbes de leur bonheur ultime connaturel. C'est bien d'ailleurs, la pensée de saint Thomas. Cette résurrection est préternaturelle, elle est miraculeuse, mais elle est dans la ligne même de la nature. (Nous lisons dans la Contra Gentes: « Si le Christ nous délivre de la faute et de la mort qui en est l'effet, ceux-là seuls semblent devoir bénéficie de la résurrection qui auront participé aux mystères du Christ, par lesquels nous sommes délivrés de la faute. Or ce n'est pas le fait de tous les hommes. Il semble donc que les hommes ne ressuscitent pas tous. » (IV, 80). A cette objection saint Thomas répond en affirmant l'universalité de la résurrection et en précisant: « Le Fils de Dieu a assumé la nature humaine pour la réparer. Ce qui est défectuosité de la nature sera donc réparé en tous, et ainsi tous les morts ressusciteront... » (IV, 81) - « Nous renaissons par la grâce du Christ qui nous est donnée, mais nous ressuscitons par la grâce du Christ, en vertu de laquelle il a assumé notre nature, parce que la résurrection nous conforme au Christ sur le plan de la nature. Aussi ceux qui meurent dans le sein maternel ne renaissent-ils pas par la grâce, mais ils ressusciteront cependant, par conformité de nature avec le Christ, du fait qu'ils ont reçu cette nature en arrivant au terme de perfection de l'espèce humaine. » (Supplementum, qu. 75, art. 2, ad 5-m). C'est donc par le Christ que les âmes des limbes jouiront de leur corps (à l'état adulte, d'ailleurs, - qu.81, art. 1). Elles participeront sous cet angle au bienfait de l'incarnation rédemptrice, et c'est au titre d'une quasi-exigence de la nature réparée par le Christ.).

      Il faut distinguer en l'homme la nature et la personne.

      1° La nature humaine: - a) demande l'incarnation de l'âme, - b) répugne à la mort et - c) postule, après la mort, la résurrection du corps.

      2° La personne, en l'homme, - a) se prépare sur terre à son bonheur ultime après la mort; b) - comme substance spirituelle, mieux vaut pour elle être privée de son corps charnel, - c) encore que la résurrection du corps - spiritualisé - soit tout à son avantage.

      Ces vérités sont d'ordre naturel. Les arguments qui les éclairent, font, de soi, abstraction d'une vocation à la vision béatifique, - témoin le cas des limbes.
      L'âme humaine est complexe. On n'en peut juger ni comme d'un esprit dénué de toute faculté sensible, ni comme d'une forme animale, privée de toute intellectualité. Elle est esprit de chair, elle est personne et individu. (Un texte du De Anima.
      « Enfin la connaissance naturelle dont jouit l'âme séparée en plus de la vision béatifique, est inférieure en perfection même à celle de l'âme unie au corps sur la terre, » écrit le P. de Lubac, par manière d'objection contre la thèse de la félicité naturelle ultime après la mort, (Surnaturel, p. 461, 3) et il cite alors en note De Anima, 18, c et ad 14m: « Anima separata habens universalem cognitionem scibilium naturalium, non est perfecte reducta in actum, quia cognoscere aliquid in universali, est cognoscere imperfecte et in potentia. Unde non attingit ad felicitatem etiam naturalem... »

      Voici notre réponse, compte tenu des textes de saint Thomas cités ci-dessus:

      a. La connaissance de l'âme séparée est inférieure à celle de l'âme unie au corps: je distingue. Du point de vue nature sensible spécifique, d'accord (elle ne connaît plus alors de manière déterminée que quelques objets sensibles, le plus grand nombre n'étant plus connus que d'une manière confuse); du point de vue proprement spirituel, non. Et, tout compte fait, l'esprit domine le sensible.

      b. Voici d'ailleurs les textes complets de l'objection et de la réponse du De anima, art. 18, 14a, 14-m. - Objection: « L'ultime perfection de tout être en puissance consiste à passer à l'acte du point de vue de toutes ses capacités. Or l'intelligence humaine n'est naturellement capable (directement) que de la connaissance des objets sensibles. Si donc l'âme séparée les comprend tous, il semble que toute substance spirituelle, du seul fait de sa séparation, ait son ultime perfection qui est sa félicité. S'il en est ainsi, c'est donc en vain que l'âme séparée a recours à des adjuvants pour réaliser sa félicité, ce qui fait difficulté. » Voici la réponse: « L'âme séparée ayant une connaissance (seulement) universelle des objets qu'elle peut connaître naturellement, n'est pas actualisée sur le plan de la connaissance, parce qu'une connaissance universelle est imparfaite et capable d'amélioration: c'est pourquoi cette âme n'atteint même pas la félicité naturelle. Il ne s'en suit pas que soient superflus les secours qui l'aideront à parvenir à cette félicité. » - Saint Thomas ne nie pas le supposé de l'objection, à savoir l'existence d'une félicité naturelle, et il affirme que ne sont pas superflus les secours qui aident à y parvenir. Cette félicité est donc chose possible puisqu'on peut y parvenir.

      Autre texte du De Anima. - Le P. de Lubac poursuit: « Si elle (l'âme séparée) reçoit une certaine perfection, celle-ci ne lui vient que moyennant une grâce, dont les anges sont les distributeurs. » (Surnaturel, p. 461) et l'auteur cite alors en note De Anima, 18, ad. 13m: « Huiusmodi perfectionem recipiunt animae separatae a Deo mediantibus angelis; licet enim substantia animae creetur a Deo immediate, tamen perfectiones intelligibiles proveniunt a Deo mediantibus angelis, non solum naturales, sed etiam quae ad mysteria gratiarum pertinent, ut patet per Dionysium. »
      Remarque: l'illumination de l'âme séparée, par l'ange et Dieu, se situe comme telle sur le plan des vérités naturelles. Ainsi le requiert l'ordo naturae. Selon saint Thomas, les idées infuses de l'âme séparée sont causées par Dieu avec le concours instrumental des anges. Il ne s'agit pas ici « de la connaissance de gloire, du point de vue de laquelle l'âme peut être égale, semblable ou supérieure aux anges », mais de la connaissance naturelle « en fonction de laquelle l'âme est inférieure à l'ange et où il est conforme à l'ordre de la nature (ordo naturae) que, sans participer à une création proprement dite, la créature plus parfaite vienne en aide à la moins parfaite ». (De anima, art. 20, ad. 11m).)
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      Il est donc certain pour nous, selon les textes déjà cités comme selon le contexte général de l'oeuvre de saint Thomas, que celui-ci a pleinement admis la possibilité d'une félicité naturelle ultime, pour l'esprit créé, au niveau de ses exigences connaturelles - indépendamment de la vison béatifique, - Pour l'ange, c'est la contemplation de sa propre substance, pour l'âme humaine c'est la connaissance des anges, - chacun jouissant ainsi de Dieu « selon la participation des biens naturels qu'il connaît ».

      L'ultime félicité naturelle de l'âme, bien sûr, est fort peu de chose, si on la compare non seulement à la vision béatifique, mais même à la connaissance parfaite des substances angéliques, dont l'âme séparée, comme telle, ne jouit qu'imparfaitement (Ia pars, qu. 89, art. 2, ad 3m). Faut-il s'en étonner? L'âme humaine n'est-elle pas le parent pauvre des natures angéliques, - elle aussi, d'ailleurs, à l'infini de Dieu...?

      La nature peut recevoir la grâce; la grâce parfait la nature.
      Faut-il donc aussi s'étonner que saint Thomas soit préoccupé de souligner dans ses oeuvres, avec combien de raison du point de vue apologétique comme du point de vue mystique, le côté « naturel », - il faut qu'il y en ait un, - du prodigieux mystère de notre appel effectif à la vision béatifique?


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NOTE SUR QUELQUES POINTS DE CONTROVERSE

I. - LE QUANDOQUE


      « Aussi faut-il établir selon nous, écrit saint Thomas, que notre intelligence en arrive à parvenir (quadoque perveniat) à la vision de l'essence divine ». (In 4 Sent., d. 49, q. 2, a. 1), et le P. de Lubac ayant cité ce texte le commente ainsi: « Quel sens pourrait bien avoir ce « quandoque », s'il ne s'agissait que d'une possibilité encore abstraite, non de la réelle destination à une obtention réelle? » (Surnaturel, p. 468)

      Nous estimons pourtant qu'ici le terme « quandoque » vise une possibilité essentielle et non destinée existentielle, tout comme, par exemple, dans la Somme théologique, Ia pars. qu. 3, art. 3, c, où nous lisons dans l'exposé de la troisième voie: « Ce qui peut ne pas exister, n'existe pas à un moment donné (quandoque). Si donc il n'y avait que des êtres susceptibles de ne pas exister, il n'y aurait eu rien de réel dans les choses à un moment donné (aliquando). » Or, il est bien certain que pour saint Thomas (personne ne le conteste) un être contingent existant de toute éternité n'est nullement contradictoire. Le « quandoque non est », cité plus haut, vise une possibilité logique, un instant logique de non-existence, et nullement le fait existentiel d'un commencement d'existence. Sous la plume de saint Thomas d'Aquin le « quandoque » peut donc signifier une possibilité logique, et nous pensons qu'il en est ainsi dans l'un et l'autre des textes rapportés ci-dessus, en matières bien différentes; cette interprétation sera confirmée par les remarques suivantes.


II. - UN DÉSIR NATUREL N'EST JAMAIS VAIN


      On objecte encore: « Il ne se peut qu'un désir naturel soit vain... Or, notre désir naturel de savoir ne peut être apaisé avant que nous connaissions Dieu par son essence... Donc notre fin dernière est de connaître Dieu par son essence » (Saint Thomas, Compendium theologiae, cap. 104) Et le P. de Lubac commente: « [...] Le désir serait « vain », s'il ne devait être apaisé par l'obtention de son objet. Ce serait certainement une subtilité excessive que de faire dire à saint Thomas: pour que le désir naturel ne soit pas vain, il suffit qu'il y ait une possibilité abstraite à son apaisement, il suffit que l'hypothèse soit possible d'un autre ordre de choses, ou (comme dit saint Thomas lui-même ailleurs) d'un autre univers, dans lequel cet apaisement pourrait réellement avoir lieu, même avec l'assurance actuelle que, dans le monde tel que Dieu l'a fait, ce désir devra rester toujours inapaisé. Nous ne voyons pas ce qui, historiquement, pourrait autoriser une pareille exégèse. » (Surnaturel, p. 469) - Si, le traité des limbes dans le De Malo justifie pleinement cette exégèse du point de vue historique, mais il y a plus à dire ici. Il est démontrable historiquement que l'axiome si cher à saint Thomas: « Un désir naturel ne saurait être vain, » est, en saint Thomas lui-même, d'une souplesse analogique évidente, - d'une densité ontologique variable. - Nous avons déjà rencontré un cas de souplesse analogique: « Comme la forme réalise davantage la notion de nature que ne le fait la matière, ce qui est naturel au titre de la forme est plus naturel que ce qui l'est au titre de la matière... » (De Malo, qu. 5, art. 5, c) Nous sommes, ici encore, en pleine analogie. C'est ainsi la nécessité du désir naturel joue, par exemple, en trois cas bien différents.

      Premier cas: le désir naturel de l'immortalité de l'âme.
      Après avoir démontré que l'âme était incorruptible, saint Thomas écrit: « Nous pouvons aussi trouver un signe de cette vérité en ce que tout être, naturellement, à sa façon, désire exister. Or le désir suit la connaissance dans les sujets capables de connaître. Le sens n'atteint l'être qu'en fonction des coordonnées de temps et de lieu. Mais l'intelligence connaît l'être dans l'absolu, et sans limite temporelle. Aussi tout sujet doué d'intelligence désire-t-il exister toujours. Or un désir naturel ne peut pas être vain. Toute substance intellectuelle est donc corruptible. » (Ia pars, qu. 75, art. 6, c). Il s'agit ici d'une exigence stricte de nature, qui est pour Dieu affaire de justice, du point de vue de sa puissance ordonnée, car absolument parlant Dieu pourrait anéantir l'âme. (Voir plus haut, p. 55, la citation du De Malo, qu. 16, art. 3, ad. 17-m).

      Deuxième cas: le désir naturel de la résurrection du corps.
      « D'aucuns ont pensé que toute la nature de l'homme résidait en son âme, usant du corps comme d'un instrument, comme la matelot se sert du navire. Logiquement pour eux l'âme étant seule à jouir du bonheur, l'homme ne serait pas pour autant frustré dans son désir naturel de béatitude sans la résurrection du corps qui ne serait donc pas requise. - Mais le Philosophe a suffisamment réfuté cette argumentation, en montrant que l'âme est unie au corps comme une forme à sa matière. A l'évidence, donc, est-il nécessaire d'affirmer la résurrection, si l'homme ne peut pas être heureux en cette vie. » (Supplementum, qu. 75, art. 1, c)
      « La volonté ne peut pas être absolument apaisée, si son désir naturel n'est pas totalement rempli. Or les éléments qui sont aptes à être unis de par leur nature désirent naturellement leur union... L'âme humaine unie naturellement au corps éprouve donc un désir naturel pour l'union au corps. La volonté de l'homme ne peut donc pas être parfaitement apaisée si l'âme n'est pas à nouveau unie au corps par la résurrection de celui-ci. » (Compendium, Cap. 151).
      Nous sommes ici en présence d'un désir qui confine à l'exigence de nature sans y atteindre. Parlant des relations intrinsèques de l'âme et du corps saint Thomas rappelle au sujet de leur union que « la nature ne fait pas défaut en matière nécessaire » (Ia pars, qu. 76, art. 5, c) et pourtant il admet la possibilité de la mort et la non-exigence stricte de la résurrection. L'immortalité du composé corruptible n'est pas exigée au même titre que celle de l'âme métaphysiquement incorruptible: s'il n'est pas miraculeux que l'âme subsiste après la mort, il est miraculeux que le corps ressuscite. - « Bien que la nature soit incapable d'opérer la résurrection, cependant cela n'est pas impossible à la vertu divine. » (Contra Gentes, lib. IV, cap. 81). C'est une action « miraculeuse » (Supplementum, qu. 75, art. 3, c.)
      La notion de nécessité est vraiment analogique.

      Troisième cas: le désir naturel de la vision béatifique.
      Pour saint Thomas, la vision béatifique « est d'une certaine manière au-dessus de la nature de l'âme raisonnable, pour autant que celle-ci ne peut pas y parvenir par ses propres forces; et, d'autre part, elle est dans la ligne de la nature de l'âme (secundum naturam), pour autant que l'âme, faite à l'image de Dieu, est, de par sa nature, capable de cette vision béatifique. » (3a pars, qu. 9, art. 2, ad 3m).
      Or saint Thomas précise que le désir de la résurrection du corps, déjà moins strict que celui de l'immortalité de l'âme, est plus strict pourtant que le désir naturel de la vision béatifique. De ces trois désirs « naturels », ce dernier est donc le moins « nécessaire. »
      « De même qu'il a été accordé surnaturellement à l'homme de pouvoir ne pas mourir, de même il lui est accordé surnaturellement de pouvoir jouir de la vision de Dieu, dit une objection du De Malo. Mais que l'homme soit privé de la vision divine, ce n'est pas contre sa nature. Ce n'est donc pas non plus contre sa nature qu'il soit privé de l'immortalité. La mort n'est donc pas contraire à la nature. » Voici l'intéressante mise au point effectuée dans la réponse. Il n'y a pas parité absolue entre les deux cas: « La vision divine est au-dessus de la nature humaine non seulement au titre de la nature complète, mais bien au titre de la forme (du composé humain); elle dépasse (excedit) la nature de l'intelligence humaine. » (De Malo, qu. 5, art. 5, 5m). Au contraire, on le sait, la résurrection du corps est au-dessus de la nature humaine au titre du composé humain, mais non pas au titre de sa forme substantielle, l'âme.

      Nous lisons aussi dans le Supplementum: « Toutes choses égales d'ailleurs, l'incarnation est pour l'âme une condition plus parfaite que la séparation d'avec le corps, parce que l'âme est la partie d'un tout, le composé... » (qu. 75, art. I, ad 4-m). On en peut dire autant du rapport de l'âme à Dieu dans la vision béatifique sans incliner logiquement au panthéisme.
      A l'appui de son commentaire sur le désir naturel (Surnaturel, pp. 467-471), le P. de Lubac cite un texte, p. 470: « Il appert que toute substance intellectuelle tend, d'un désir naturel, à la vision béatifique; elle n'en sera donc privée que par violence. » (Contra Gentes, lib. III, cap. 58 et 59). Or ce texte est, au vrai, tiré du chapitre 62 intitulé: « Ceux qui voient Dieu le verront toujours, » où est exposée la thèse que voici: la vision béatifique procurant aux élus la plénitude du bonheur, ils n'en pourraient être écartés que par violence. Et la suite du texte cité est celle-ci: « Celui qui fait violence est nécessairement le plus fort. Mais c'est Dieu qui est la cause de la vision divine. Puisqu'aucune force n'est supérieure à Dieu, il est donc impossible que violence soit faite à la vision des élus. Elle durera donc toujours. »


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III. - EXIGENCE ET FINALITÉ


      Appliqué à la vision béatifique le désir naturel dont parle saint Thomas n'équivaut certainement pas à une exigence de nature, à faire valoir en justice, ce qui serait, pourtant, s'il exprimait une nécessité existentielle. « La vie éternelle est un bien qui dépasse les exigences connaturelles (proportionnem) de la nature créée, car elle dépasse sa connaissance et son désir. » (Ia IIae, qu. 114, art. 2). Et le P. de Lubac entend bien d'ailleurs, lui aussi, exclure toute exigence du surnaturel.

      Le P. de Lubac s'en explique à plusieurs reprises. (Lire notamment dans Surnaturel, pp. 481-494, la finale d'une haute élévation). L'auteur repousse toute exigence du surnaturel. « [...] Le surnaturel est l'objet d'un désir absolu quoiqu'inefficace, sans cesser d'être absolument gratuit. » (Surnaturel, p. 438) « [...] Il serait contradictoire d'exprimer un tel désir - désir du don comme don - par le terme d'exigence. Ce serait concevoir à son sujet l'idée d'une requête, d'une revendication [...] Il en est aux antipodes. Il est essentiellement humble - d'une humilité ontologique - plaçant l'esprit dans une attitude d'attente. » Etc. (Surnaturel, p. 484) « S'il y a dans notre nature un désir de voir Dieu, ce ne peut être que parce que Dieu veut pour nous cette fin surnaturelle qui consiste à le voir. C'est parce que la voulant et ne cessant de la vouloir, il en dépose et ne cesse d'en déposer le désir dans notre nature. En sorte que ce désir n'est autre que son appel. Le monstre de l'exigence n'était donc qu'un fantôme. On s'évertuait à résoudre un faux problème. En réalité la question de l'exigence ne se pose pas. » (Surnaturel, pp. 486-87).

      Aussi bien serait-il injuste d'affirmer que le P. de Lubac n'est pas en accord avec les données du magistère ecclésiastique.
      Mais, - et ceci est une interprétation personnelle, faillible donc, - nous ne voyons pas comme le P. de Lubac peut logiquement accorder sa thèse avec le principe de finalité, avec le principe de la spécification par l'objet connaturel, tels que nous les concevons avec l'école thomiste, et, pensons-nous, avec saint Thomas lui-même (Ia pars. qu. 77, art. 3). Nous faisons nôtre cette formule de l'auteur lui-même: « Ce que la nature exigerait en son propre nom et de son propre fait, ne saurait dépasser la nature. » (Surnaturel, p. 490). C'est cela même que nous voulons dire. Nous posons donc le problème de la manière suivante:

      1. OU BIEN une nature n'exige aucune fin, et elle a cessé d'être une nature (source d'activité, de pensée, de volonté),

      2. OU BIEN elle en exige une, et alors:

            a) OU BIEN elle exige la béatitude surnaturelle de la vision béatifique, comme sa seule destinée possible (ceci contredit le magistère et ruine logiquement le concept de nature créée),

            b) OU BIEN, capable de cette béatitude surnaturelle, naturellement désirée et infiniment convenable, elle n'exige à proprement parler que sa félicité connaturelle (la contemplation de lui-même par l'ange, le bonheur des limbes pour l'homme), tout en restant essentiellement ordonnée à la vision béatifique au niveau de sa capacité profonde de nature intellectuelle - capacité qui se doit de nourrir un désir naturel, bien qu'inefficace, lequel n'a rien ni d'un « caprice », ni d'une exigence.

      Le P. de Lubac écrit: « [...] Et à la condition de ne point réduire le désir de l'esprit à un appétit de la nature intellectuelle, on eût pu continuer également d'admettre, avec saint Thomas et toute la tradition dont il demeure l'écho, que le surnaturel est l'objet d'un désir absolu quoiqu'inefficace, sans cesser d'être absolument gratuit. » (Surnaturel, pp. 437-38). - Mais nous pensons précisément que cette ultime affirmation parfaitement juste ne s'explique au contraire qu'en fonction du désir de l'esprit, appétit de la nature intellectuelle contingente.


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IV. - LE DÉSIR NATUREL DE LA VISION BÉATIFIQUE


      Nous sommes d'accord avec le P. de Lubac quand il repousse si judicieusement « Trois exégèses du desiderium naturale » (pp. 475-80). Pour nous, comme pour lui (encore que notre thèse diffère dans sa modalité d'explication), le désir « inexigeant » du surnaturel est bien: 1° enraciné dans la nature, 2° essentiel et non velléitaire, 3° relatif à la vision béatifique. Voici comment, selon nous, du point de vue métaphysique.

      Le désir naturel, nécessaire et efficace de la félicité connaturelle implique de par sa nature même le désir naturel, nécessaire, mais inefficace, de la béatitude surnaturelle.

      1° La dépendance ontologique nécessaire de l'objet de la félicité connaturelle par rapport à Dieu Lui-même fonde la nécessité du désir de la béatitude surnaturelle, en fonction de la loi de la participation. « Propter quod unumquodque tale, et illud magis. »

      2° La distance ontologique nécessaire de l'objet de la félicité connaturelle par rapport à Dieu Lui-même fonde l'inefficacité du désir de la béatitude surnaturelle, en fonction de la loi de la puissance et de l'acte. - Le moins parfait ne peut de soi atteindre efficacement le plus parfait.

      En d'autres termes il est essentiel à l'être constitué d'essence et d'existence (réellement distinctes au titre de principes d'être):

      1° de tendre « essentiellement » à l'être infini dont l'essence est l'existence, - duquel il procède;

      2° de ne pas y tendre efficacement, de soi, « existentiellement », en raison même de la distinction réelle essence-existence, - ce qui donne sur le plan psychologique un désir nécessaire, inefficace (sans exigence aucune).
      Bref, la nécessité est de l'ordre de la nature ou essence. L'inefficacité est de l'ordre de l'existence contingente. La nature n'étant pas son existence, la nécessité n'est pas efficace, tout en demeurant essentielle, et non accidentelle.
      Il est nécessaire que nous puissions être ordonnés à la vision béatifique. Il n'est pas nécessaire que nous y soyons ordonnés. Notre désir naturel inefficace exprime ce mystère ontologique qui est éclairé par les grands principes de la métaphysique thomiste.


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V.- Ia PARS, QU. 62, ART. I


      « Par béatitude on entend l'ultime perfection de la nature raisonnable ou intellectuelle et de là vient qu'elle est naturellement désirée, parce que tout être désire naturellement son ultime perfection. - Or, l'ultime perfection de la nature raisonnable ou intellectuelle est double. Il y a d'une part celle qui peut être obtenue par les forces mêmes de la nature, et elle est dite béatitude ou félicité de manière dérivée (quodam modo). Et c'est pourquoi Aristote dit que l'ultime félicité de l'homme consiste à contempler le plus parfaitement possible en cette vie l'Intelligible le plus noble, qui est Dieu. Mais au-dessus de cette félicité il y a une autre félicité que nous attendons dans le futur, où nous verrons Dieu tel qu'il est. Cette félicité est au-dessus de la nature de toute intelligence créée [...] » (Ia pars, qu. 62 art. I). Pour le P. de Lubac ce texte ne prouve pas en faveur d'une félicité naturelle ultime, réalisable séparément de la vision béatifique (Surnaturel, p. 451, note 5, et pp. 451-52). Mais dans le cadre général de notre interprétation, nous pensons que l'incise d'Aristote « en cette vie » et la conclusion de saint Thomas relative à notre appel effectif à la vision de Dieu, n'atténuent en rien la portée philosophique, absolue, de l'ultima perfectio duplex.

      Quand, au sujet des anges, à la fin du même article, saint Thomas écrit de « l'ultime béatitude qui dépasse la faculté de la nature » qu'elle n'est pas « quelque chose de la nature » (aliquid naturae) mais bien « la fin de la nature » (naturae finis), nous n'y voyons aucune contradiction avec l'affirmation préalable de l'ultima perfectio duplex, qui vise la double félicité ultime connaturelle ou surnaturelle. La pensée de saint Thomas est ici, pour nous, la suivante:

      1° Ce bonheur surnaturel ne peut pas être connaturel à la nature (aliquid naturae).
      2° Ce bonheur ne peut être en relation avec la nature qu'au titre de fin (naturae finis).
      3° Il mérite cependant par excellence le titre de « fin » car il coïncide précisément, - et c'est tout son prix, ce n'est pas par hasard, - avec l'essence même du Souverain Bien, règle suprême de la moralité, fin morale unique de toute créature spirituelle, comme nous le verrons ci-dessous. L'objet de la vision béatifique est tout ensemble Beauté et Bonté, parce qu'Il est Sagesse d'Amour. L'esprit qui voit Dieu face à face ne peut plus pécher: psychologie et moralité se fondent harmonieusement pour lui dans un abîme infini de lumière et de joie.


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      Affirmant, lui aussi, la possibilité d'une double destinée psychologique pour la créature spirituelle, le R. P. BOYER, S. J., écrit dans un article intitulé Nature pure et surnaturel dans le Surnaturel du P. de Lubac: « ...Une fin sans laquelle une nature n'est pas concevable ne peut être dite une fin au-dessus de cette nature; elle lui est naturelle; elle est la fin qui lui est due et que Dieu se doit à Lui-même de lui donner [...] Il ne s'agit pas ici d'aristotélisme. Il s'agit de ce qui s'impose à la raison: une nature ne peut être, avant toute grâce, ordonnée à une fin unique, sans que cette fin entre dans sa notion. Une nature est une essence qui se repose dans le bien qui lui est proportionné ou qui poursuit ce même bien. Il y aurait contradiction à la poser sans mettre à sa portée le seul bien pour qui elle est faite. » (Gregorianum, 1947, vol. XXVIII, 2-3, p. 391) - « Au fond, c'est dans l'impossibilité de distinguer le surnaturel de la nature que gît toute la difficulté du système du P. de Lubac. Et c'est là ce qui justifie la répugnance des théologiens à l'admettre. » (A. MICHEL, L'Ami du Clergé, 20 novembre 1947, p. 804).


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DEUXIÈME PARTIE

DU PÉCHÉ DE SATAN


      Les conclusions auxquelles nous venons d'aboutir sont le point de départ de cette étude relative au péché de l'ange.

      Nous le savons dores et déjà, selon saint Thomas d'Aquin, - il s'agit toujours de l'exposé de sa pensée, - les anges furent de fait appelés, lors de leur création, à la vision béatifique, mais ils auraient pu être créés sans cette vocation transcendant les exigences de leur propre nature.

      Plusieurs d'entre eux ont péché (Une minorité cependant, peut-être le tiers des anges (Ia pars, qu. 63, art. 9 et art. 8).).
      Il ne faut pas s'en étonner, c'est en fonction de leur vocation surnaturelle que leur révolte est effectivement envisagée par saint Thomas. Mais le problème se pose de savoir si l'ange aurait ou non pu pécher en dehors de sa vocation surnaturelle à la vision béatifique, et cette recherche est intéressante pour mieux dégager la nature de son péché.
      Compte tenu des conclusions de notre première partie, la pensée du docteur ne peut faire aucun doute à ce sujet. Elle est tout le moins virtuellement impliquée en des affirmations d'où, semble-t-il, on puisse et doive facilement la déduire. Mais, c'est d'accord, le problème est complexe et peut occasionner diverses exégèses, selon diverses prémisses.
      L'interprétation proposée sera la suivante: qu'il soit ou non appelé à la vision béatifique, l'ange peut effectivement pécher en toute hypothèse (Voir ci-dessus (pp. 44 et 45) le détail des positions respectives).


I. - TOUTE NATURE SPIRITUELLE CONTINGENTE EST EFFECTIVEMENT
PECCABLE AU TITRE MÊME DE SA NATURE


      Ce point de doctrine, virtuellement décisif dans la question qui nous occupe, se rencontre très fréquemment et très explicitement sous la plume de saint Thomas qui enseigne les thèses que voici:

      1. - Les natures corruptibles sons susceptibles de déformations accidentelles sur le plan même de leurs opérations naturelles, mais non pas les natures incorruptibles (tels, les anges) dont l'activité est toujours parfaitement ce qu'elle peut et doit être au niveau même de leur nature (Ainsi Compendium theologiae, Cap. 112: « Comment les créatures peuvent manquer la bonté à laquelle elles doivent parvenir par leurs opérations. »
      « Il faut juger des opérations naturelles comme de la nature qui en est le principe... C'est pourquoi dans les substances incorruptibles... il ne peut y avoir aucune déficience sur le plan de l'activité naturelle. Ainsi dans les anges, les facultés naturelles demeurent toujours capables d'exercer leurs opérations. Il en va autrement dans ce monde inférieur où se rencontre accidentellement la stérilité des plantes, la génération des monstres... »)
.

      2. - Dieu est incapable de pécher par plénitude de perfection (Compendium theologiae, Cap. 110: « Que Dieu ne peut pas perdre sa bonté. » C'est l'évidence, car Dieu est par définition la bonté même.).

      3. - Les natures privées de rationalité ou d'intellectualité sont incapables de pécher moralement, par défaut.

      4. - Les créatures intellectuelles et raisonnables sont, elles, capables de pécher (Un texte du Compendium résume ces quatre points:
      « Bien qu'il soit commun à tous les êtres incorruptibles d'ignorer le mal sur le plan de la nature, c'est le propre de Dieu seul l'être dans l'impossibilité métaphysique de commettre le péché dont les créatures raisonnables sont seules capables. » (Cap. 120).)
.
      Sur le point de la peccabilité de l'esprit créé, au titre même de sa nature, les textes abondent.

      « Le pouvoir de pécher ne fait pas, de soi, partie du libre arbitre, mais c'est une résultante de la liberté dans la nature créée » (De Veritate, qu. 24, art. 7, ad 4m).
      « Aucune créature n'existe ni ne peut exister, dont le libre arbitre soit naturellement confirmé dans le bien, de sorte qu'il lui convienne de ne pas pouvoir pécher, au titre même de sa nature » (Ibid. c).
      « Il est impossible qu'une créature adhère à Dieu d'un vouloir immuable, au titre de sa propre nature; la raison en est que, tirée du néant, elle peut fléchir (pour ou contre Dieu) » (Ibid. art. I, ad 16m).
      « La nature divine est incréée, elle est son existence et sa bonté; et c'est pourquoi en Dieu il ne peut y avoir aucun défaut, ni sur le plan de l'être, ni sur celui de la bonté. Mais les natures humaines et angélique sont créées, étant tirées du néant; aussi, de soi, sont-elles capables de déchoir. Et c'est pourquoi le libre arbitre de Dieu ne peut absolument pas se tourner vers le mal, mais celui de l'homme et de l'ange, considéré au titre même de sa nature, peut se tourner vers le mal » (Ibid. art. 3, c).

      « La grâce incline vers Dieu la créature raisonnable, dit une objection. Si l'ange avait été créé en état de grâce, aucun ange n'aurait donc péché. » - Soit dit en passant, cette difficulté implique la possibilité d'une création sans grâce, et implique encore en cette hypothèse, une possibilité de pécher comme plus vraisemblable qu'en l'hypothèse de l'état de grâce.
      Saint Thomas répond: « Toute perfection incline le sujet qui la reçoit en se conformant à la nature même de ce sujet. Or la nature intellectuelle est ainsi constituée qu'elle se porte librement vers les objets de son vouloir. C'est pourquoi l'inclination de la grâce n'importe aucune nécessité, mais le sujet qui possède la grâce peut pécher en n'en usant pas » (Ia pars, qu. 62, art. 3, ad 2m).
      « L'ange et toute créature raisonnable, considérés au titre de leur nature, peuvent pécher. Et quelle que soit la créature à laquelle il convienne de ne pas pouvoir pécher, ce pouvoir elle le tient d'un don de la grâce, et non pas de la condition de sa nature... En toute volonté créée il peut y avoir péché, selon l'ordre de sa nature » (Ia pars. qu. 63, art. I, c).
      Après avoir mentionné que, probablement, en toute hiérarchie angélique il y eut des esprits déchus, saint Thomas remarque « qu'ainsi même le jeu du libre arbitre est davantage confirmé, puisque la liberté peut s'incliner au mal, en toute créature, quel que soit son degré (de perfection) » (Ia pars, qu. 63, art. 9, ad 3m).

      Une conclusion capitale peut être tirée de la thèse affirmant la peccabilité de toute nature spirituelle créée, au titre même de sa nature, si on la met en parallèle avec la thèse affirmant la possibilité d'une félicité naturelle ultime pour tout esprit contingent.

      Voici comment:

      1° Il est connaturel à la créature spirituelle de pouvoir effectivement pécher.
      2° Il est connaturel à la créature sprituelle de pouvoir effectivement atteindre un bonheur ultime qui lui soit proportionné.
      3° Il ne lui est pas du tout connaturel d'atteindre à la vision béatifique, - sa création n'entraînant pas en justice cette vocation surnaturelle.
      Or il serait contradictoire qu'une propriété connaturelle fût essentiellement conditionnée, dans son exercice, par un apport surnaturel, car la nature serait, alors, en dépendance d'un apport surnaturel, au titre même de nature... Ce serait rigoureusement contradictoire.
      L'ange peut donc pécher en toute hypothèse, qu'il soit ou non appelé à la vision béatifique. - C. q. f. d (C'est la raison pour laquelle nous nous séparons, en cette question, des Carmes de Salamanque et de Jean de Saint-Thomas qui, après avoir affirmé la peccabilité de tout esprit créé d'une manière très nette, en viennent à restreindre son application effective à l'hypothèse de l'élévation à l'ordre surnaturel. - Voir ici la très judicieuse critique du P. de LUBAC contre ces auteurs. « Le lecteur se demande comment se concilie l'intransigeance du principe affiché d'abord avec l'énormité de l'exception ainsi formulée. Nos théologiens trouvent les mots qu'il faut pour les rassurer, leur subtilité fait merveille. Considéré, disent-ils, selon sa finalité naturelle, l'ange est un être impeccable, sans doute; mais ce n'est pas à dire qu'il le soit absolute, simpliciter et ab intrinseco. Il y a en lui, latente, une potentia ad peccandum. Si celle-ci n'entre pas en action, c'est tout simplement que l'occasion extérieure lui manque. Il pourrait en effet pécher, si d'aventure il était élevé à l'ordre surnaturel. Or il y est élevable: cela suffit. » (Surnaturel, p. 288).
      En pensant devoir reconnaître une antinomie marquée en saint Thomas le P. de Blic a mis en relief la difficulté qu'ont rencontré les grands commentateurs, à savoir: une série de textes affirmant la peccabilité au titre de la nature, une autre série l'affirmant en fonction du surnaturel. La distinction apportée entre le pouvoir radical inhérent à la nature et le pouvoir actuel inhérent à al surnature est une solution ingénieuse, mais qui sent trop le subterfuge... et elle ne repose, pensons-nous, sur aucun texte de saint Thomas d'Aquin.
      Nous l'avons vu, au contraire, plus haut: si la grâce n'impose aucune nécessité c'est parce que la nature se porte librement vers les objets de son vouloir. (Ia, qu. 62, art. 3, ad 2-m).
      Le P. de Lubac résout le problème en estimant que la nature ne connaît qu'une seule destinée: la vision béatifique.
      Pour nous demeure encore entier en ce point de notre exposé, le problème posé par les textes de saint Thomas relatifs à la conception de la surnature, mais il faut sérier les questions. (Voir ci-dessous p. 76).)
.
      C'est bien, de fait, dans la perspective surnaturelle de la vision béatifique que l'ange a commis son péché et c'est bien dans cette perspective que ce péché est analysé par saint Thomas, mais le fait n'est pas le droit. Logique avec lui-même, jamais saint Thomas ne met la peccabilité de l'ange en relation nécessaire, en relation de droit, avec son appel effectif à la vision béatifique. Les explications qu'il donne ne peuvent, somme toute, mieux s'entendre que dans la ligne même de notre interprétation. C'est du moins notre conviction.


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II. - LA NATURE SPIRITUELLE CONTINGENTE N'EST PAS FERMÉE SUR
ELLE-MÊME: AU TITRE MÊME DE SA NATURE ELLE DOIT SE SOUMETTRE AVEC AMOUR À L'ORDRE DE LA SAGESSE DIVINE,
ET C'EST AFFAIRE DE LIBERTÉ


(Nous souscrivons pleinement à cette affirmation-ci du P. de Lubac: « Saint Thomas n'imagine certes pas un ordre de choses dans lequel il serait loisible à quelque créature que ce fût de s'enfermer dans son « bien propre » ou sa « perfection propre » sans la rapporter à Dieu! » (Surnaturel, pp. 540-241).)

      Que l'ange soit peccable par nature, que son amour d'élection puisse librement porter sur Dieu, au titre de sa nature même, c'est ce que nous considérons comme acquis. Mais il faut maintenant résoudre deux questions impliquées dans cette thèse, à savoir:

      1. Quelle est alors, pour l'ange, la règle de la moralité?
      2. Quelles sont alors, pour l'ange, les contingences susceptibles d'occasionner son mérite ou son démérite?

1. La règle de moralité


      La sagesse divine, et elle seule, peut avoir raison de fin dernière morale, de règle ultime de moralité. Il s'agit de cette sagesse telle qu'elle se manifeste, de fait, dans la volonté de Dieu.

      Saint Thomas écrit dans la Somme théologique, en la question consacrée ex professo au péché de l'ange: « La volonté divine est la seule qui soit à elle-même la règle de son acte, parce qu'elle n'est pas ordonnée à une fin supérieure. Mais toute volonté de quelque créature que ce soit n'est droite dans son acte que si elle se règle sur la volonté divine, à laquelle convient d'être fin dernière. Toute volonté inférieure doit se régler sur la volonté qui lui est supérieure [...] C'est seulement dans la volonté divine qu'il ne peut y avoir de péché. En toute volonté créée il peut y avoir péché, selon l'ordre de sa nature » (Ia pars, qu. 63, art. 1, c).

      Quel que soit le détail de l'interprétation du péché de l'ange historiquement parlant (Saint Thomas envisage deux modes d'application: « Le démon a désiré être semblable à Dieu de manière indue en désirant comme fin dernière de béatitude ce à quoi il pouvait parvenir par sa nature même, en détournant son désir de la béatitude surnaturelle qui est (le fruit) de la grâce de Dieu. - Ou bien, s'il a désiré comme fin dernière la similitude divine de grâce, il a voulu la posséder par la vertu de sa nature, et non par un secours divin, selon la disposition de Dieu [...] - Et ces deux hypothèses reviennent au même en un certain sens: d'un côté comme de l'autre il a désiré posséder son bonheur ultime par sa vertu à lui, ce qui est le propre de Dieu. » (Ia pars, qu. 63, art. 3, c).), une chose est certaine, le formel de son péché est en ceci « qu'il ne s'est pas référé à la règle de la divine volonté » (Ia pars, qu. 63, art. 1, ad 4m).

      « ... Il peut y avoir du mal dans une volonté du fait qu'elle s'écarte d'une règle supérieure [...] Si elle n'a pas de règle supérieure qui doive la diriger, il est impossible qu'elle soit mauvaise... » (De Malo, qu. 16, art. 2) (On peut méditer ceci dans le même sens: « Les bons anges qui ont une volonté droite [...] ne jugent des valeurs surnaturelles qu'en respectant l'ordonnance divine [...] Les démons, eux, refusent de soumettre leur intelligence à la sagesse divine, à cause de leur volonté perverse... etc. La méchanceté perverse du démon vient de ce qu'il n'est pas soumis à la sagesse divine. » (Ia pars, qu. 58, art. 5, c.)).
      « ... Il est des actions qui sont commandées non par la nature, mais par la volonté, dont l'objet est le bien, - d'abord le bien qui a raison de fin, et secondairement le bien qui a raison de moyen. »
      Or le mal pourra se rencontrer là où la volonté pourra se détourner de sa fin, et là où elle ne le pourra pas, il n'y aura aucune possibilité de mal. « Mais une volonté ne peut pas se détourner du bien qui est sa nature même; tout être désire, en effet, à sa manière, son bien propre comme sa perfection. Seulement à l'égard d'un bien extérieur, un sujet peut se trouver en défaut, s'il se contente du bien qui lui est dévolu par la nature même. Le sujet dont la nature même est la fin dernière de sa propre volonté, ne peut donc connaître aucune déficience sur le plan de l'activité volontaire, mais c'est là le propre de Dieu. La bonté divine, fin dernière de toutes choses, est la propre nature de Dieu. Quant à tous les autres sujets doués de volonté, leur nature n'est pas leur fin dernière et voilà pourquoi il peut y avoir en eux défaut de volonté; et cela arrive si leur volonté se fixe dans leur bien propre, et ne tend pas au-delà vers la Souverain Bien, qui est leur fin dernière. Toutes les substances intellectuelles créées sont donc susceptibles de déficience volontaire. » (Compendium, Cap. 113).

      Le Souverain Bien, la fin dernière morale, c'est la Sagesse divine. Adhérer à cette Sagesse, c'est adhérer à son vouloir effectif. « Celui qui fait ma volonté, tel est celui qui m'aime. »
      Dans les textes qui dégagent ainsi la règle de moralité il n'est pas formellement question de vision béatifique, - encore que cette vision porte sur l'essence même du Souverain Bien. - et il est bien évident qu'il ne peut pas en être question.

      Faisons deux hypothèses à ce sujet.

      Première hypothèse: Qui travaillerait pour la vision béatifique par souci exclusivement égoïste d'une plus grande joie, aurait déjà mérité l'enfer, s'il était vraiment conscient de son mépris de la Justice et de l'Amour divins. Et l'on peut envisager sous cette forme le péché du démon appelé de fait à la vision béatifique (« La volonté de l'ange pécheur tendait bien à ce à quoi sa nature était ordonnée, bien que ce fût un bien excédant le bien de sa nature, mais cependant ce n'était pas d'une manière qui convint à sa nature (de créature). » (De Malo, qu. 16, art. 3, ad 12-m).).

      Deuxième hypothèse: Si, par possible ou par impossible, Dieu nous laissait moralement libres d'atteindre ou non à la vision béatifique, plutôt qu'au bonheur des limbes, il y aurait certes un illogisme ridicule, mais il n'y aurait pas de faute à se contenter du bonheur des limbes.
      Pour juger de la moralité, il est nécessaire et suffisant de regarder les choses sous l'angle de la volonté de Dieu.
      Le devoir et le bien ne s'opposent certes pas au bonheur, mais le bonheur ne constitue pas la règle de la moralité, - ni la félicité connaturelle, ni la béatitude surnaturelle ne peuvent la constituer. L'âme parfaite est abandonnée au bon vouloir divin comme tel.

      Pour que le péché soit possible, la règle de moralité (volonté divine, bonté divine, Souverain Bien) exige bien évidemment d'être saisie par toute créature comme « dans la nuée », comme à distance, bref d'une manière abstractive et analogique, car au sein de la vision intuitive de Dieu, l'esprit, voyant à l'évidence l'identification du Souverain Bien et de l'Objet de connaissance auquel il est miraculeusement adapté, ne peut plus pécher, métaphysiquement parlant, parce qu'il ne peut absolument plus se tromper.
      Quelle que soit sa destinée (félicité naturelle ou béatitude surnaturelle), l'ange ne jouit pas de la vision béatifique au moment de son élection, et c'est précisément l'une des conditions indispensables de cette élection définitive.
      L'erreur possible rend le péché possible (« Cum enim voluntas de se ordinetur in bonum sicut in proprium objectum, quod in malum tendat, non potest contigere nisi ex hoc quod malum apprehenditur sub ratione boni: quod pertinet ad defectum intellectus vel rationis, unde causatur libertas arbitrii. » (De Malo, qu. 16, art. 5, c.).); la mauvaise volonté effective rend, seule, le péché actif. Nul ne commet le péché sans errer lourdement, mais nul ne serait condamné pour une erreur non coupable.


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2. L'occasion du mérite ou du démérite


      Quelles sont les contingences susceptibles d'occasionner, naturellement parlant, l'amour ou la haine de l'ange à l'égard de Dieu, créateur, fin dernière morale? Point n'est besoin pour résoudre ce problème d'un deus ex machina.
      Il ne s'agit, de soi, ni d'une difficulté quelconque jouant sur le plan de la nature angélique, au sein d'elle-même, - ni d'une révélation particulière circonstanciée, - ni, bien entendu, d'un appel à la vision béatifique, - mais c'est plus simple et plus profond, tout ensemble: il s'agit de la dépendance globale et foncière de toute la nature angélique à l'égard de Dieu.       C'est une vérité chère à saint Thomas: l'ange est parfait dans son ordre, épuisant la perfection de son degré de nature spécifique, mais cet ordre tout entier est lui-même contingent et donc limité par rapport à Dieu dont il dépend essentiellement.
      Or, c'est un axiome cher à saint Thomas, l'agir est fonction de l'être.
      Si parfaite soit-elle sur son propre plan - et elle l'est de manière adéquate, par définition - l'activité intellectuelle et morale de l'ange est donc à l'infini de la perfection divine, elle est marquée du sceau de la contingence, et celle-ci se traduit psychologiquement par une liberté de choix à l'égard du Souverain Bien.
      « La perfection de la nature angélique n'empêche pas qu'elle puisse pécher, en se retournant sur elle-même, et en laissant de côté l'ordre de l'être supérieur » (Contra gentes, III, 110).
      L'ange n'est pas, de soi, fixé dans le bien moral, saint Thomas l'a répété à satiété. L'ange doit se fixer dans le bien moral. Il peut choisir l'une des deux solutions de l'alternative, mais le dilemme est inéluctable: acceptation humble et aimante ou refus orgueilleux et haineux de la condition de nature qu'en fait Dieu lui donne et telle qu'Il la lui donne. Pascal disait que l'ordre angélique doit reconnaître avec amour l'Ordre divin (Du fait de son incorruptibilité naturelle l'ange ne peut commettre qu'un péché d'orgueil: il ne saurait y avoir d'autre désordre initial en sa nature que le désordre global de ne pas accepter avec amour de n'être que ce qu'il est, le désordre de ne pas aimer Dieu selon la Volonté divine.
      C'était également la condition d'Adam en l'état d'innocence: son premier péché ne pouvait être qu'un péché d'orgueil, et non de sensualité.
      L'homme peut maintenant commettre p. ex. le péché de la chair qui méconnaît la soumission des sens à la raison, mais on n'y prend pas assez garde: il y a désordre au sein de la nature humaine, parce qu'elle est complexe et corruptible, mais si ce désordre a raison de péché c'est parce que l'homme méconnaît la règle divine de la moralité, -tout comme l'ange dans sa révolte orgueilleuse. C'est de part et d'autre le même critère du Bien moral. La considération de la différence des natures humaine et angélique n'entre pas en ligne de compte de ce point de vue.
      Logiquement si l'ange ne pouvait pas pécher en l'état de nature, faute de règle de moralité, l'homme en l'état de nature pourrait encore bien moins pécher, car le désordre, possible en lui, n'aurait pas raison de péché.
      Bien entendu, ce n'est pas le désordre « matériel » qui constitue la malice même du péché « subjectif » sur lequel nous serons jugés par Dieu. L'ange, c'est vrai, ne peut pas troubler l'ordre interne de sa nature spirituelle, tandis que l'homme peut méconnaître les finalités internes de sa nature spirituelle, tandis que l'homme peut méconnaître les finalités internes de sa nature complexe, - et sous cet angle « objectif », ils diffèrent, - mais l'ange peut autant et plus que l'homme pécher d'intention au plus intime de son vouloir en refusant d'aimer. - Le péché du pur esprit est sans cause excusante ni circonstance atténuante.
      Il n'y a pas de péché « philosophique » - on ne pèche que contre Dieu. Anges et hommes doivent donc choisir pour ou contre Dieu. Et ce choix est inéluctable. Mais le mécanisme psychologique de cette élection les différentie, du fait de leurs natures respectivement incorruptible et corruptible. « La différence est en ceci seulement que les âmes humaines sont confirmées dans le bien ou obstinées dans le mal lorsqu'elles quittent leur corps, tandis que les anges ont été heureux ou malheureux dès l'instant premier où, de volonté délibérée, ils se sont donné pour fin soit Dieu, soit un bien créé [...] Les anges sont fixés de manière immuable dès leur première élection, mais les âmes ne le sont qu'au moment de la séparation de leur corps. » (Compendium, Cap. 184).
      Pour l'ange le problème de l'athéisme ne se pose pas. L'esprit humain, lui, peut, à la limite, douter de Dieu de bonne foi; il n'est pas exclu, à priori, qu'un athée de bonne foi, d'une ignorance non coupable, sauve son âme au service du Bien, donc de Dieu. Car le Bien est encore l'un des noms divins pour autant qu'il est envisagé comme un Absolu auquel on se sacrifierait, s'estimant soi-même essentiellement rétribué du fait même de ce don total accompli dans l'amour de la justice et dans la justice de l'Amour.
      Celui qui ne connaîtrait que l'arithmétique du plaisir serait hors de la moralité (avec culpabilité in causa ou non, d'ailleurs, selon les cas.)
      Personne ne le met en doute: l'homme peut pécher en l'état de nature. A fortiori personne ne devrait mettre en doute que l'ange puisse aussi pécher en l'état de nature.
      Il serait à tout le moins curieux que sans la grâce l'ange ne puisse pas offenser Dieu, et qu'avec la grâce il le puisse, car 1° la grâce suit les conditions naturelles du sujet qui la reçoit, - 2° elle ennoblit et surélève ce sujet dans le sens de sa fin dernière.)
.

      Dans la Cantate du Narcisse, la Nymphe dit au Narcisse:

Par le styx, par le styx, par le styx.
Si Narcisse ne peut, si Narcisse ne veut
Aimer d'amour quelque autre que soi-même
Rien d'humain n'est en lui. Sa beauté le condamne:
Qu'il soit et sa beauté repris par la nature.
Tel est l'ordre divin.

(Paul VALÉRY, Mélange, Gallimard, 1941, Cantate du Narcisse, p. 233.)


      Il n'y a de salut que dans l'Amour. La créature capable d'aimer peut aussi se révolter. « C'est le drame de la liberté d'un amour qui a le devoir de se retrouver par manière d'agressivité contre tout obstacle à son propre élan, comme aussi bien le pouvoir de se détourner de l'objet qu'il devait chérir et finalement de se retourner même contre lui. » (Dieu de colère ou Dieu d'amour? In AMOUR ET VIOLENCE, Études Carmélitaines, mai 1946, p. 94.
      La révolte du pur esprit ne mérite aucune commisération. Il reste éternellement « le Mauvais ». C'est le « mystère d'iniquité » (II, Thess, II, 7). Le P. de Lubac l'écrit très justement en commentant Contra Gentes, III, 110: « Ni erreur donc, à proprement parler - ni ce comble de malice et d'absurdité lucide que constituerait une révolte voulue pour elle-même en pleine lumière (c'est nous qui soulignons), ce qui serait du pur volontarisme. Mais simplement en termes négatifs: non-considération, non ordination; prétérition. » (Surnaturel, p. 238). Saint Thomas écrivait en effet dans le texte ainsi commenté: « Nous ne sommes pas acculés à dire que l'ange a commis une erreur en jugeant bon ce qui n'était pas bon, mais en ne considérant pas le bien supérieur auquel son propre bien devait être rapporté. » Refus d'orgueil, et non, bien sûr, distraction de savant. Si l'ange s'est moralement trompé, c'est en raison de son mauvais vouloir.)
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      C'est bien l'enseignement de saint Thomas dans le De Malo:

      « De même que nous tenons immuablement la connaissance des premiers principes, de même l'intelligence angélique tient immuablement tout ce qu'elle peut connaître au niveau de sa nature. La volonté étant fonction de l'intelligence, la volonté angélique est donc naturellement immuable au même niveau. Mais en vérité les anges sont en puissance du point de vue de leur attitude à l'égard du surnaturel (supernaturalia), - conversion ou aversion, - et c'est pourquoi le seul changement de volonté qui peut se produire en eux est celui-ci: selon le degré de perfection de leur nature s'orienter en fonction de la surnature (in id quod est supra naturam) par manière de conversion ou d'aversion » (De Malo, qu. 16, art. 5, c). - (Voir encore ibid. ad. 1m, ad. 10m).

      Au demeurant, la finale de cette citation nous conduit évidemment à considérer ce même problème sous un angle nouveau, tout à fait capital.


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III. - LA RÈGLE DE MORALITÉ, RÈGLE DIVINE, EST SURNATURELLE
PAR RAPPORT A TOUT ESPRIT CRÉÉ


      Ce point doit être mis en relief. La règle de moralité n'étant autre que le Souverain Bien, c'est-à-dire Dieu lui-même, est, de soi, supérieure à toute créature. C'est la notion même de surnaturel qui entre en jeu. Mais il faudra bien l'entendre.

      « Dans les anges, il y a une connaissance, la connaissance intellectuelle qui doit être dirigée selon la règle de la sagesse divine; et c'est pourquoi la volonté angélique peut commettre le mal, en ne suivant pas l'ordre de sa règle supérieure, à savoir la sagesse divine; c'est ainsi que les démons ont commis le mal moral » (De Malo, qu. 16, art. 2).

      « Les mauvais anges ont voulu réaliser le bien qui leur était convenable, comme en ne reconnaissant pas la règle supérieure qui transcendait leur degré de nature. » (De Malo, qu. 16 art. 2, ad 1m).

      A l'article suivant saint Thomas explique longuement que l'ange ne pouvait pas mettre en doute sa dépendance métaphysique d'avec Dieu et qu'il ne pouvait désirer ni être égal à Dieu sur le plan de l'être, ni en être, sur le même plan, totalement indépendant, ce qui aurait entraîné son anéantissement, puis il ajoute: « Quel que soit l'élément mis en cause, s'il est au niveau de la nature, il ne peut pas rendre raison du péché de l'ange... » (Voici le texte latin: « Et quidquid aliud dici potest quod ad ordinem naturae pertineat, in hoc eius malum consistere non potuit: malum enim invenitur in his quae sunt semper actu, sed solum in his in quibus potentia potest separari ab actu... ») Voilà encore une fois, le principe essentiel clairement posé (Et saint Thomas d'Aquin d'enchaîner immédiatement (parce que, pensons-nous, il se place dans la perspective historique du péché de l'ange): « Or les anges ont tous été constitués de telle sorte qu'ils possèdent dès le début de leur création tout ce qui ressortissait à leur perfection naturelle, mais ils étaient cependant en puissance aux biens surnaturels qu'ils pouvaient acquérir avec la grâce de Dieu. Aussi faut-il en conclure que le péché du diable n'a pas été commis en fonction d'un élément appartenant à l'ordre naturel, mais bien dans une perspective naturelle. Le premier péché du diable a donc consisté en ceci que pour obtenir la béatitude surnaturelle qui est réalisée dans la pleine vision de Dieu, il ne s'est pas tourné vers Dieu comme en désirant réaliser sa perfection au moyen de la grâce, en compagnie des saints anges, mais il a voulu l'obtenir par le moyen de sa nature, non cependant sans que Dieu opère en sa nature et lui confère la grâce... Réaliser sa béatitude finale par le moyen de sa nature, et sans la grâce d'un être supérieur, c'est le propre de Dieu... le diable n'a pas recherché un mal dans son péché, mais un bien, sa béatitude finale, en dehors de l'ordre dû, c'est-à-dire sans la grâce de Dieu » (De Malo, qu. 16, art. 3, c).).

      « Manifestement le mouvement de l'ange se porte d'abord sur le bien qui lui est connaturel, et par là il parvient à ce qui est surnaturel (supra naturam); en conséquence il a fallu qu'au premier instant de sa création l'ange s'orientât vers la connaissance naturelle de soi-même, en fonction de laquelle il n'a pas pu pécher...; il a pu ensuite opérer un mouvement de conversion ou d'aversion, en fonction du surnaturel (supra naturam). » (De Malo, qu. 16, art. 4, c).

      Règle suprême de moralité et contingence occasionnant mérite ou démérite ne peuvent se définir que par référence à la nature divine qui est surnaturelle.


      La Contra Gentes le dit encore très clairement:

      « ... En tout sujet créé doué de volonté, dont il est nécessaire que le bien propre soit subordonné à l'ordre d'un autre bien, il peut arriver que la volonté pèche, au titre de sa propre nature. Bien qu'en tout sujet doué de volonté il y ait une inclination volontaire naturelle à vouloir et à aimer sa propre perfection..., cependant cette inclination ne joue pas naturellement au point d'entraîner de manière inéluctable la subordination de cette perfection (naturelle) à l'autre fin, car cette autre fin, fin supérieure, n'est pas propre à la nature du sujet créé, mais elle est d'une nature supérieure (la nature divine) Il est donc laissé au libre arbitre (de la créature spirituelle), d'ordonner (ou non) sa propre perfection à cette fin supérieure... L'ange a donc pu pécher en n'ordonnant pas son bien et sa perfection propres à leur fin dernière, mais il a adhéré à son bien propre comme à sa fin. Et parce qu'il est nécessaire que la fin règle l'activité, il est nécessaire de disposer logiquement toute chose en fonction du bien dans lequel on a posé sa fin dernière, au point de ne soumettre sa volonté à aucune autre volonté supérieure. Mais ceci est dû à Dieu seul. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le désir du démon de s'égaler à Dieu. Il n'était pas question que son bien fût ontologiquement égal au bien divin. Cela ne pouvait même pas lui venir à l'esprit... Mais vouloir diriger les autres et n'être dirigé par personne... c'est le péché d'orgueil... Il est convenable d'affirmer que le premier péché du démon fut un péché d'orgueil » (Contra Gentes, lib. 3, Cap. 109).

      Dans la Somme théologique, une objection est ainsi formulée: « Comme les anges sont de purs esprits, ils n'ont pas d'être en puissance (ils sont parfaits dans leur ordre), ils ne peuvent donc pas pécher. » Saint Thomas répond: « Ils ne sont pas en puissance sur le plan naturel, mais il y a cependant puissance sur le plan intellectuel, de sorte qu'ils peuvent choisir ceci ou cela, et de ce point de vue ils peuvent commettre la mal. » (Ia pars, qu. 63, art. 1). Et ce texte est commenté par celui-ci, nous précisant qu'en matière de péché le jeu de l'intellectualité de l'ange dépasse le champ connaturel de ses propres capacités: « La cause première transcende le degré de perfection de l'ange et du démon. Aussi n'est-il pas nécessaire qu'en connaissant sa propre essence, l'ange connaisse dans son universalité l'ordre du gouvernement divin » (De Malo, qu. 16, art. 2, ad 10m).

      « La cause première transcende le degré de perfection de l'ange et du démon. » C'est le surnaturel de la Cause Première, comme telle, qui est en jeu.

      Faisons le point. - L'ange peut pécher au titre de sa nature, et le seul objet en fonction duquel il le puisse, est, pour lui, surnaturel. Mais cet objet n'est pas la vision béatifique puisque l'ange peut n'y être pas appelé de manière effective, et que le bonheur n'est pas un critère de moralité. - Quel sera le terme surnaturel visé dans le péché de l'ange? Mais, Dieu Lui-même, tout simplement.

      Reprenons les choses de plus haut.
      Dieu est en Trois Personnes dans la simplicité d'une nature infinie.
      Sans la révélation nous ne connaîtrions pas le mystère de la Trinité, mais la raison nous donne de connaître la nature divine, son infinie transcendance et son caractère de règle suprême de moralité.

      Appelons surnaturel « théologal » tout ce qui est révélé, révélable, concernant le mystère trinitaire et sa participation de grâce.

      Appelons surnaturel « de l'Acte pur » tout ce qui ressortit à la connaissance naturelle, spéculative et morale de la sur-nature divine, infiniment au-dessus de toute nature créée et créable.

      En Dieu, bien sûr, quant à soi, Personnes et Nature s'identifient - encore que les Personnes soient réellement distinctes entre elles (Voir à ce propos une critique très pertinente adressée par le P. DE LUBAC au P. DESCOQS sur le sujet de la « vision naturelle immédiate. » (Surnaturel, pp. 439-447).). Mais si, philosophiquement, nous ne pouvons pas connaître la distinction des Personnes, nous ne pouvons pas ignorer la transcendance de la Nature, et voilà justement la surnature qui est nécessairement en cause, en matière de moralité, pour l'ange comme pour l'homme - appelés ou non à la vie de la grâce et à la vision béatifique.

      Du point de vue de la fin dernière, du point de vue de la règle ultime de moralité, il y a et il n'y a pas d'ordre naturel: il y en a un en ce sens que notre nature spirituelle est ipso facto engagée dans le problème moral en fonction de la nature divine; il n'y en a pas en ce sens que la nature divine qui règle l'ordre moral, le règle précisément au titre de sa transcendance absolue, au titre de sa suréminence, bref au titre de sa surnature.

      Il n'est pas donné d'ordre moral sans le surnaturel «  de l'Acte pur »; il peut, de droit, en être donné un sans le surnaturel « théologal ».

      Telle est, selon nous, la clef de l'interprétation de saint Thomas.
      L'ordre « naturel » est constitué précisément par la participation de la nature divine, au titre de nature. Cela donne les hiérarchies angéliques, humaine, animales, etc...

      L'ordre « surnaturel » est constitué par la participation de la nature divine pour autant qu'elle subsiste en Trois Personnes distinctes. La théologie de la grâce et des vertus théologales est inexistante sans référence à la Personne du Verbe, et par Elle et en Elle aux deux autres Personnes de la Trinité. Le « consortes divinae naturae » de Saint Pierre (2a Petri, I, 4) repose, dans le contexte, sur le Verbe Incarné lui-même: « Vocavit nos... Maxima et pretiosa nobis promissa donavit, ut per haec efficiamini divinae consortes naturae. »

      On a beaucoup trop oublié de centrer le surnaturel théologal sur la notion de Personne; on l'a méconnu en le faisant jouer dans les perspectives de la seule Nature divine comme telle. (L'oeuvre du P. Mersch montre, sur des bases positives, que la grâce nous rend Filii in Filio.
      Sur la plan scolastique, c'est tout le sens de l'article Recherche de la Personne (Études Carmélitaines, avril 1936) que nous voudrions développer très largement, avec quelques retouches de détail, compte tenu de remarques qui nous ont été faites.)


      Il n'est jamais, il ne peut jamais être question d'une règle de moralité objective ultime qui ne soit pas l'unique fin dernière surnaturelle, le Souverain Bien, la Bonté divine, - qui soit moins que Dieu. Le surnaturel auquel la nature spirituelle contingente se doit d'être amoureusement ordonnée au titre même de sa nature, si elle veut ne pas pécher, est le surnaturel de l'Ordre divin, de la Sagesse divine, qui est Justice d'Amour, - ce n'est pas formellement le surnaturel du mystère de la Trinité comme tel, ni celui de la vision béatifique de l'essence du Verbe divin.


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DISCUSSION


      Sauf erreur de notre part, la raison cruciale qui détermine essentiellement la double exégèse « antinomique » du P. de Blic, comme aussi bien les exégèses de Banez et du P. de Lubac, est celle-ci: ces auteurs n'ont pas vu qu'il est essentiellement connaturel à la créature spirituelle (appelée ou non à la vision béatifique, peu importe) d'être normalement dominée par une fin dernière unique surnaturelle, puisque divine, - et qu'il n'y a rien là que de très conforme à la subordination hiérarchique des natures, sans plus.

1 - LE POINT DE VUE DE LA PECCABILITÉ ANGÉLIQUE


            A. - Logique de Banez

      a) Se plaçant, d'une part, dans l'hypothèse d'une félicité connaturelle ultime, cet auteur peut raisonner ainsi:

            1. La nature angélique est indéfectible dans son ordre.
            2. Elle est, comme nature créée, coupée de toute sur-nature. (Faux).
            3. Elle est donc impeccable.

      b) Se plaçant d'autre part, dans l'hypothèse d'une béatitude ultime surnaturelle, cet auteur peut raisonner ainsi:

            1. La nature angélique est indéfectible dans son ordre.
            2. Elle est ordonnée de fait à un ordre supérieur.
            3. Elle peut donc pécher.

            B. - Logique du P. de Lubac.

      Le P. de Lubac ne voit aucune difficulté à ce que la nature angélique soit peccable au titre de nature, et à ce qu'elle ne puisse pécher qu'en fonction de son appel surnaturel, puisqu'aussi bien, pour lui, cette nature est ordonnée à la vision béatifique sans autre alternative (encore que ce soit sans exigence aucune). Il est logique avec lui-même. Mais nous n'admettons pas ses prémisses sur l'unicité du bonheur ultime. (Nous souscrivons pleinement à telles affirmations du P. de Lubac, qui pense, comme nous, qu'en la matière saint Thomas est substantiellement d'accord avec soi-même. Le P. de Lubac par exemple cite le De Malo, qu. 16, art. 3 et le commente ainsi: « C'est, au fond, à quelques nuances près, la même distinction qu'avait énoncée le troisième livre du Contra Gentes. De part et d'autre, il s'agit de la « perfectio (propria) » de la créature et de son rapport à quelque réalité d'ordre supérieur. Mais, ce que le Contra Gentes appelait en outre « proprium bonum » le De Malo, d'un point de vue un peu différent, l'appelle aussi « Quod pertinet ad ordinem naturae », « ad ordinem naturalem », ou encore « naturalia sua ». Parallèlement, à la place de « finis superior » (qui revient dans la Somme, et qui sera dans le Compendium Theologiae « summum bonum, quod est ultimus finis »), nous avons ici « bona supernaturalia », ou « aliquid supernaturale ». Mais pas davantage il n'est question d'une hypothèse quelconque dans laquelle un esprit créé serait simplement impeccable. Non seulement saint Thomas ne s'y réfère même pas d'une façon implicite, mais elle se trouvait exclue d'avance. En effet, dans la question première du même De Malo, le même principe général qu'avait déjà formulé le Commentaire des Sentences était rappelé une fois de plus... (Suit une belle citation sur Dieu « regula et mensura » de la créature sprituelle). Pas plus que dans les oeuvres antérieures, aucune exception n'est ici prévue pour quelque type de créature spirituelle que ce soit, en quelque « ordre » de Providence que ce soit. Aucune évidemment spirituelle que ce soit, en quelque « ordre » de Providence que ce soit. Aucune évidemment ne peut l'être. Et l'article suivant de la même question 16è, poursuivant les précisions apportées à l'article 3, ne transforme pas davantage ces précisions en restrictions. Se tourner vers les biens surnaturels, c'est se tourner vers Dieu: « Converti in id quod est supra naturam, - conversionem in... Deum ». Or, cette « conversion » est indispensable au salut de la créature, qui ne peut demeurer enfermée dans la contemplation et la jouissance de son bien « connaturel »; mais, à cette conversion, elle est toujours libre de se refuser. Le principe est donc maintenu en son universalité. Pour saint Thomas comme pour tous ses devanciers orthodoxes, - avec lesquels il a conscience d'être là-dessus en pleine communauté de pensée, - tout esprit créé est naturellement peccable. » (Surnaturel. pp. 242-3). Ce texte peut s'entendre aussi très bien dans notre thèse. Seulement pour nous le sur-naturel en jeu n'est pas lié à l'ordre de la vision béatifique.
      Le P. de Blic critique longuement la position précitée du P. de Lubac (Mélanges, 1944, p. 277, note 1) en se reportant à l'étude du P. DE LUBAC, Esprit et liberté, Bulletin de litt. ecc. 1939). Sitôt la parution de Surnaturel, il écrit dans Mélanges, 1946, cahier I, p. 162: « Sans anticiper sur l'appréciation de fond de l'ouvrage pris dans son ensemble, je crois pouvoir dire du moins, qu'en ce qui concerne le point précis du débat ouvert entre nous, l'auteur n'atteint pas son but, faute de discuter les critiques que j'avais opposées à sa première rédaction, reprise ici en substance, et de faire même état de la partie positive de mon travail. Quelques phrases de mes conclusions sont citées (256-57); mais une controverse est-elle efficace, si elle n'en vient à confronter les preuves? »)


      Nous n'accusons certes pas le P. de Blic de prendre à son compte deux conclusions contradictoires, mais nous cherchons à dégager la raison qui peut motiver logiquement son exégèse antinomique. Pour que cette exégèse fût valable, il faudrait démontrer que saint Thomas repousse notre thèse sur le point que voici: il est naturel à l'esprit créé de devoir se soumettre à la surnature divine, en toute hypothèse. Or nous pensons que cette thèse est bien de saint Thomas.


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II. - MORALITÉ ET PECCABILITÉ


      A. - Saint Thomas selon le P. de Blic.

      Tout en reconnaissant les difficultés internes de la pensée qu'il juge être celle de saint Thomas (« Cela est d'autant plus surprenant que la position adoptée ainsi par le saint Docteur n'est pas sans prêter à la critique. » (Mélanges, 1944, p. 255).), le P. de Blic, croyons-nous, établirait ainsi de manière schématique certaines distinctions du Docteur en matière de tendance au Bien dans la nature angélique:


                                                      {surnaturelle (3)                           peccable
                                    {morales   {
TENDANCES              {                {infra-surnaturelle (2)             }
                                    {infra-morale: métaphysique,                    } impeccables
                                                           comme instinctive (1)          }


      La tendance (1) est le premier mouvement foncier de la nature.
      La tendance (3) jouerait dans l'hypothèse de la non-élévation à l'ordre surnaturel. Mais le P. de Lubac et moi-même pensons que saint Thomas n'a jamais envisagé de tendance morale-impeccable, au titre même de la nature (Le P. de Blic souligne lui-même les difficultés de cette conception, selon nous rigoureusement contradictoire.
      « L'amour de charité ou dilection gratuite aura pour objet le Dieu de la béatitude surnaturelle, tandis que l'objet de l'amour naturel - au sens de non-gratuit et de non-méritoire - ne sera que le Souverain Bien ou Être suprême des philosophes. Conception qui revient en somme à conditionner la charité par la foi, tout en reconnaissant, au-dessous de la charité, un amour de Dieu déjà honnête, quoique sans valeur pour le ciel en tant que dû au simple jeu normal de nos facultés.
      « Seulement, dans cette conception, l'amour naturel est dénommé ainsi, non parce qu'il serait quelque chose de spontané et d'infra-volontaire ou infra-moral, mais parce que, tout volontaire et moral qu'il est, il reste cependant infra-surnaturel.
      » C'est un trait que nous devons souligner. Quand il est mis en comparaison avec la charité, et défini alors comme s'adressant au Principium naturalis esse, plutôt qu'à l'Objectum beatitudinis supernaturalis, l'amour naturel de Dieu ne répond plus au concept d'orientation instinctive et indéfectible de l'être créé vers son Créateur, mais à celui d'une attitude morale bien volontairement prise, restant néanmoins au plan de la pure nature, c'est-à-dire non surnaturelle... » (p. 256) - (Cf. 1-63-1, 3-m...) « ... Le point DIFFICILE est cette affirmation impliquée dans notre réponse (1-63, 1, ad 3) qu'à l'égard de Dieu Principe de la nature, l'attitude naturelle et nécessaire du pur esprit, son attitude indéfectible est une attitude d'amour. - Au niveau de l'orientation spontanée et pré-morale de son être, assurément. Au niveau de l'activité personnelle et morale, pourquoi? Serait-il inconcevable qu'à l'égard de Dieu principe de sa nature, la volonté du pur esprit ne ratifiât pas sa tendance profonde? Pourquoi encore? [...]
      « [...] Aimer Dieu d'un amour inférieur à la charité est pour l'ange chose naturelle et INDÉFECTIBLE. » (P. 257)
      « [...] Une erreur n'est possible pour des esprit angéliques que relativement aux objets de l'ordre surnaturel. » « Omnis malus est quadammodo ignorans. » (p.258).)
.


      B. - Saint Thomas selon le P. de Lubac.


                              {morale            surnaturelle (2)                      peccable
                              {                        (vision béatifique)
TENDANCES        {
                              {infra-morale: métaphysique (1)                  impeccable
                              {                        comme instinctive


      L'ange est ordonné à la vision béatifique, en fonction de laquelle il peut pécher (Il est donné un amour naturel en vertu duquel l'ange ne peut pas ne pas se porter vers Dieu, auteur de son être naturel, et cet amour, nous l'avons vu, subsiste même dans le damné. « Ne venant pas de la volonté libre et n'étant pas encore ratifié par elle, il ne saurait le moins du monde être méritoire. » (Surnaturel, p. 248). C'est d'accord. « Le second mouvement, au contraire, est « gratuit ». Il est d'un autre ordre. Il est toujours libre et l'on peut se détourner de Dieu en péchant. » (Ibid.,). C'est d'accord, mais s'il est vrai qu'en fait historiquement cette élection ait été faite en fonction de l'offre de la vision béatifique, elle aurait pu l'être sans cette hypothèse. Il peut y avoir, en droit, pour l'ange comme pour l'homme, un amour « naturel », méritoire et défectible, de Dieu, fin dernière, règle surnaturelle de moralité.

      Le P. de Lubac distingue donc sans moyen terme aucun l'amour naturel-instinctif de l'amour théologal. (Voir par ex. Surnaturel, p. 250: « D'une part, un motus naturalis, nécessaire et inamissible, qui subsiste jusque chez le damné; d'autre part, dépassant la nature, un amor gratuitus, seul méritoire, parce qu'en lui seul s'achève la moralité. »)       Et il poursuit logiquement: « Or chez le sujet pur esprit, qui n'a pas à accorder entre eux les éléments d'une essence mêlée, cette distinction en recouvre exactement une autre, celle-même que développait le Contra Gentes: distinction entre la naturelle spirituelle considérée purement en soi, abstraitement pour ainsi dire et statiquement, et cette même nature concrètement rapportée à sa fin, atteignant ainsi sa béatitude et entrant en possession des biens qui la dépassent, mais pour lesquels elle était faite. » (Surnaturel, pp. 250-251) « [...] D'une part, on a la créature en tant que simplement posée dans l'être par son « Principe », et d'autre part cette même créature en tant que rapportée à sa fin et unie à l' « Objet » de sa béatitude. Si elle ne peut en aucune hypothèse rompre son lien naturel avec son Principe, elle peut, se repliant sur elle-même, refuser ou négliger délibérément de se rapporter à son Objet ou à sa Fin. » (Ibid., p. 251).

      Nous n'admettons pas les prémisses qui conduisent logiquement le P. de Lubac à cette interprétation. C'est d'accord, saint Thomas n'a jamais admis « un amour déjà proprement volontaire, c'est-à-dire vraiment libre, quoique non « gratuit » ni méritoire [...] Cette évolution n'est point encore chose accomplie. » (p. 254). C'est d'accord, saint Thomas n'a jamais envisagé que « la béatitude naturelle qui, dans le cas de l'homme aurait été obtenue grâce à une activité comportant encore le risque du péché aurait dû résulter aussitôt, dans le cas de l'ange, d'une activité infaillible, impeccable » (pp. 254-55), mais nous ne faisons pas nôtre pour autant le jugement suivant relatif aux rapports nature-surnature: « Toute la pointe, si l'on peut dire, de la distinction faite ici par saint Thomas réside (au contraire) dans l'opposition ou le croisement des deux mots principium et objectum. » (p. 255).       C'est vrai, « pour saint Thomas la « béatitude », sans autre détermination, est toujours surnaturelle et ne peut-être que surnaturelle. Elle n'est autre que la vision de Dieu... » (Surnaturel, p. 255), car elle est la béatitude par excellence. C'est vrai, nous sommes de fait orientés vers cette béatitude, devenue le terme effectif de notre nature, par la grâce. Toutefois, selon nous, une nature spirituelle non orientée historiquement à la vision béatifique ne serait pas pour autant une nature statique, non finalisée; elle ne le serait ni du point de vue de son bonheur ultime connaturel, ni du point de vue de la règle surnaturelle de moralité. L'ordre des agents correspond à l'ordre des fins. La distinction principium-objectum ne recouvre pas de soi la distinction nature-surnature. S'il en était ainsi c'en serait fini, pensons-nous, et du principe de la spécification par l'objet, - et d'une distinction irréductible entre nature et surnature, - et du concept même de nature, comme de celui de surnature ou grâce sanctifiante.)
. - Selon nous, l'appel effectif à la vision béatifique n'est pas impliqué de soi dans la moralité.


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IV. - CONCLUSION


      Il est donc donné une seule et unique règle de moralité, une seule et unique fin dernière sur-naturelle, dans l'alternative de deux bonheurs ultimes possibles: ou bien une félicité connaturelle à la créature, et de chef, relative et déviée, - ou bien, avec cette félicité, la béatitude surnaturelle, absolue, parce que divine quant à son objet propre.

      A notre connaissance, saint Thomas ne parle jamais de deux fins dernières, - duplex finis ultimus (Nous lisons sous la plume de Mgr Bruno de Solages, à propos de cette controverse: « Je ne dis pas que saint Thomas n'emploie pas l'expression finis naturalis ultimus, je dis qu'il ne l'emploie pas dans les textes cités. Je serais d'ailleurs très reconnaissant au P. Garrigou-Lagrange de m'indiquer des textes où elle se trouve. » (Bulletin de littérature ecclésisatique, Toulouse, avril-juin 1947, p. 71, note 10.) - Saint Thomas affirme bien dans les Sentences (livre II, d. 41, q. I, a. I): « Finis communis et ultimus est duplex » (cité par le P. DE BLIC, Mélanges, 1947, cahier I, p. 104), mais dans le contexte il ne s'agit nullement d'une double règle ultime de moralité, il s'agit seulement d'un double bonheur possible: « [...] Quia vel excedit facultatem naturae, sicut felicitas futura in patria [...] In finem autem communem proportionatum humanae facultati dirigit ratio, ostendendo, perfecta per habitum sapientiae acquisitae, cuius actus est felicitas contemplativa [...] vel perfecta per habitum prudentiae, cuius actus est felicitas civilis [...] ».), tandis qu'il parle de deux béatitudes dernières, - duplex beatitudo ultima, ou, sans autre qualificatif, de deux fins, - duplex finis (Se reporter à la première partie de cette étude.). Et ce n'est pas par hasard. Cette précision de vocabulaire est très révélatrice. La règle de moralité objective, finis ultimus, est unique.

      Il nous reste à préciser quel est, dans l'élection de l'ange, pour ou contre Dieu, le rôle respectif du bonheur ultime connaturel et du bonheur ultime surnaturel.


La félicité naturelle ultime


      Cette félicité est essentielle à la psychologie du péché de l'ange.
      La créature qui n'exigerait rien en fait de bonheur n'aurait aucun dynamisme et serait impeccable par défaut. Celle qui n'exigerait que la vision béatifique serait impeccable par excès. Ni l'une ni l'autre ne pourrait se révolter. Il faut comme un moyen terme entre ces deux extrêmes.

      Le péché est possible si et dans la mesure où le bonheur est possible au niveau même de la nature, dans un ordre moral humblement et amoureusement accepté. La révolte de l'ange n'aurait aucun sens, elle serait métaphysiquement absurde si l'ange était métaphysiquement incapable, au niveau de sa nature, d'une félicité dernière. Le levier de son orgueil manquerait de point d'appui.

      Comme l'ange se fixe à jamais, en un seul acte d'élection, il ne peut pas ne pas avoir l'évidence d'une félicité ultime naturelle possible en soi pour lui, en accord du moins avec l'unique fin dernière de la moralité (Je dis bien: ultime, naturelle et possible.
      Ultime: il s'agit d'une décision irrévocable.
      Naturelle: il s'agit par hypothèse d'un bien qui n'est pas Dieu Lui-même, et qui correspond aux exigences de l'ange lui-même.
      Possible: réalisable par les propres forces de la nature, qui, incorruptible chez l'ange ne peut pas ne pas être parfaite dans son ordre. L'ange ne miserait pas son éternelle destinée sur une absurdité métaphysique encore que son péché soit une absurdité morale.)
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      « Puisque, sauf Dieu, tout sujet doué de volonté peut pécher, au titre de sa nature, il a été possible qu'un des anges supérieurs, ou même le plus noble de tous, tombât dans le péché. Et c'est même assez probable. L'ange pécheur ne se serait pas reposé dans son bien (propre) comme dans sa fin, si son bien n'avait pas été très parfait » (Contra Gentes, III, 109).

      « Nous ne sommes pas acculés à dire que, dans son péché, l'ange se soit trompé, en jugeant bien ce qui ne l'était pas: il n'a pas pris en considération le bien supérieur auquel il devait subordonner son bien propre. La raison explicative a pu en être la volonté de l'ange tournée intensément vers son bien propre; il est, en effet, loisible à la volonté de se tourner librement plus ou moins, ici ou là. » (Contra Gentes, III, 110). « Le démon s'est donné à lui-même plus qu'il ne devait, il a donné à Dieu moins qu'il ne lui devait, alors que tout doit être soumis à Dieu comme à la règle qui ordonne tout au premier chef. » (Ibid.) (« Le démon n'a désiré qu'un bien, son propre bien. » (Contra Gentes, livre III, chap. 110). « L'ange a péché en se tournant librement vers son bien propre, sans se référer à la règle de la divine volonté. » (Ia pars, qu. 63, art. I, ad. 4-m).).

      Dans la première hypothèse qu'il fait au sujet du péché historique du démon, saint Thomas écrit ces mots révélateurs:

      « Le démon a désiré être semblable à Dieu de manière indue en désirant comme fin dernière de béatitude (ut finem ultimum beatitudinis) ce à quoi il pouvait parvenir par sa nature même, en détournant son désir de la béatitude surnaturelle qui est (le fruit) de la grâce de Dieu. » (Ia pars, qu. 63 art, 3, c.) (« Le démon par son péché n'a pas perdu la liberté de se tourner vers son bien connaturel... (De Malo, qu. 16, art. 5, ad. 15-m).).

      La béatitude naturelle ultime n'est donc pas un mythe, pour saint Thomas, au regard même du pur esprit « qui a naturellement l'intelligence de sa propre substance. » (De Malo, qu. 16, art. 3, c) Et de toute manière, elle a donc joué un rôle indispensable dans la psychologie du péché de l'ange (L'éternelle damnation, punition du crime éternel, ne s'expliquerait pas davantage sans un certain bien de la nature.
      Compendium theologiae, chap. 174. En quoi consiste la misère de l'homme dans la peine du dam.       « ... En quoi consiste l'ultime félicité de l'homme? Du point de vue de l'intelligence, elle consiste dans la pleine vision de Dieu; du point de vue affectif, elle consiste en ce que la volonté de l'homme soit fixée de manière immobile en la Bonté première. L'extrême misère de l'homme consistera donc, pour l'intelligence, dans la privation totale de la lumière divine, et, pour l'affectivité, dans l'aversion obstinée à l'égard de la bonté divine, et c'est la principale misère des damnés qu'on appelle la peine du dam. »
      « Il faut cependant considérer que le mal ne peut pas expulser le bien de manière totale, car le mal se greffe toujours sur un bien. En conséquence, bien qu'elle s'oppose à la félicité qui ne connaît aucun mal, la misère du damné est cependant fondée sur le bien de la nature. Or, le bien de la nature intellectuelle consiste en ce que l'intelligence se tourne vers le vrai et en ce que la volonté tende au bien. Et toute vérité, toute bonté, dérivent du Premier et Souverain Bien qui est Dieu. Il faut donc que dans l'extrême misère de la damnation, l'homme ait une certaine connaissance et un certain amour de Dieu. Dieu est ici envisagé comme le principe des perfections naturelles, ce qui fonde un amour d'ordre naturel et non pas envisagé tel qu'Il est en soi, ni comme principe des vertus, ou grâces, ou bien de toutes sortes, dont la nature intellectuelle peut être enrichie par Dieu, dans les perspectives de la perfection du mérite et de la gloire.
      « ... Quelle que soit la fin dernière en laquelle une âme se trouve s'être fixée d'elle-même au moment de la mort, elle y demeurera fixée pour toujours, en désirant cette fin comme la meilleure pour elle, que ce soit en bien, ou que ce soit en mal, selon le mot de l'Écriture (Eccli. XI, 3): « Que l'arbre tombe au sud ou au nord, quel que soit le lieu de sa chute, il y restera. » Ceux qui sont trouvés au bon moment de la mort, auront pour toujours, après cette vie, leur volonté affermie dans le bien; ceux qui alors seront trouvés mauvais, seront perpétuellement obstinés dans le mal. »)
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Rôle de la béatitude surnaturelle


      Elle ne peut pas entrer dans l'explication de la règle de moralité (Ce point a déjà été expliqué. - On relira utilement dans cette perspective finale les textes du Compendium theologiae cités au début de la première partie de ce travail. On en saisira mieux les nuances et la portée.). Elle n'entre pas nécessairement dans l'explication des contingences qui occasionnent mérite ou démérite, mais elle peut y entrer, et c'est de fait ce qui est arrivé. L'ange s'est tourné contre Dieu « objet de béatitude surnaturelle » (Ia pars, qu. 63, art. I ad 3m).

      La vocation gratuite de l'ange ne fait qu'éclater davantage la malice de celui-ci. La soumission qu'il devait consentir, en toute hypothèse, avec amour, se présentait à lui dans la perspective la plus bienveillante, du point de vue de son Dieu, comme aussi la plus favorable du point de vue de son bonheur. Si mystérieuse soit-elle, son iniquité n'en est que plus évidente.

      Les anges révoltés, consommant sans cesse et librement leur péché d'orgueil (« Comme le démon a une volonté obstinément perverse, il ne regrette pas le mal de sa faute » (Ia pars, qu. 64, art. 3, ad 3-m).), ne sont pas punis dans toute la mesure où la justice l'exigerait, mais en-deçà de cette mesure que, pourtant, ils mériteraient (« ... In damnatione reproborum apparet misericordia, non quidem totaliter relaxans, sed aliqualiter allevians, dum punit citra condignum. » (Ia pars, qu. 21, art. 4, ad 1-m)).

      Quant aux saints anges, ils possèdent la vision de Dieu face à face dans le joie la plus grande qui se puisse concevoir pour une créature, au-delà de toutes ses exigences. « In aeternum exultabunt. »

      Le dernier mot est ainsi, toujours, à la miséricorde.


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      Le P. de Blic et le P. de Lubac, - celui-ci en prenant le contre-pied de commentateurs notoires de l'école thomiste, celui-là en soulignant la complexité de l'enseignement de saint Thomas, - nous ont donné de bénéficier très largement de leur documentation et de leurs réflexions. Nous nous devons en toute justice de souligner tout particulièrement l'intérêt de leurs travaux.

      Surnaturel, études historiques, est un « beau livre, exceptionnel par la richesse de son information et par sa densité [...] De larges avenues ont été tracées par (l'auteur) dans l'épaisseur d'une histoire particulièrement broussailleuse; plusieurs sont définitives; on ne saurait trop lui en savoir gré » (L. MALEVEZ, S. I., L'esprit et le désir de Dieu, in Nouvelle Revue Théologique, Janvier 1947, p. 23. - Le P. Malevez poursuit d'ailleurs immédiatement (Ibid.,) au sujet du P. de Lubac: « Mais le système qu'il esquisse pourrait-il se faire valoir jusqu'au bout? Il rencontre une double difficulté, nous semble-t-il, l'une qui porte sur ses appuis et l'autre sur la consistance intrinsèque de sa formation actuelle. » Le P. Malevez s'en explique pp. 24-31.). C'est exact.

      Il est possible, certes, de discuter certaines positions et appréciations du P. de Lubac, mais il n'est permis de méconnaître le prix d'un tel travail, massif et personnel, érudit et vivant, qui fait grand honneur à la pensée théologique contemporaine. Nous en avons retenu, malgré nos critiques, plus d'une affirmation capitale.


      Collège de Théologie d'Avon-Fontainebleau.

P. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, o. c. d.      


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Satan
dans l'oeuvre de saint Jean de la Croix


St Jean de la CroixLa plupart des ouvrages de Saint Jean de la Croix dont il est question ci-après peuvent être librement téléchargés depuis la Bibliothèque.


« Il n'y a pas de démon qui, pour son
honneur, ne souffre quelque chose. »


      Dieu seul est. Rien ne peut nous donner une idée même lointaine de son infinie Perfection. Dans l'oeuvre de saint Jean de la Croix on glanerait sans peine toute une litanie d'attributs de Dieu et pourtant on n'aboutirait ainsi qu'à une suite morcelée de vues qui en réalité on un unique Objet. Car Dieu, dans on Être simple, est la plénitude dont un jour notre âme sera rassasiée. D'ici là, quelles que soient les heures de joie que nous puissions connaître, aucun objet créé ne peut combler le vide essentiel de notre être. Une insatisfaction demeurera toujours au fond des joies humaines les plus comblantes. Il n'y a là aucun mépris pour la qualité parfois très enrichissante et pure de ces joies. Ni aucun pessimisme comme si toute joie était marquée d'une malédiction. C'est la simple reconnaissance de notre qualité de créature, obligées de mendier la plénitude que nous sentons bien ne pas être en nous. Or, cette plénitude que nulle créature ne peut nous donner de façon absolue, Dieu nous la propose par pure grâce en nous appelant à l'union avec Lui. La joie qui naîtra de la vision face à face et de l'amour enfin comblé, Dieu nous la propose dès ici-bas dans l'obscurité de la foi et dans la réalité d'un amour identique à celui qui fera notre joie éternelle.

      Le démon, privé par sa faute de cette espérance, ne peut supporter sans jalousie que l'homme doué d'une nature si inférieure à la sienne soit comblé par la plénitude de l'Être de Dieu.

      Comme d'autres l'ont déjà fait, (Cf. P. Bruno de J. M., Saint Jean de la Croix (Plon) p. 236: « Il nous est bien permis de confronter l'enseignement et la vie, et de comprendre l'un en l'éclairant de l'autre ».), il faut ici souligner un contraste assez marqué entre les biographies de saint Jean de la Croix et ses oeuvres (Les quelques pages que nous publions ici n'ont nullement la prétention de constituer une étude exhaustive. Quiconque désire une documentation complète se reportera avec fruit à l'article si parfaitement objectif du R. P. NIL DE SAINT-BROCARD, O. C. D., publié dans Sanjuanistica, Rome 1943. L'auteur qui a conçu son étude sous la forme scolastique ne laisse passer aucun texte du Docteur Mystique concernant le démon sans le citer.): les premières abondent en récits circonstanciés et combien imagés où le démon joue le rôle quasi légendaire, récits basés toutefois sur les dépositions des témoins aux Procès de Béatification (Cf. Saint Jean de la Croix, par le R. P. BRUNO DE J. M. pp. 137, 140-141); les secondes ont une conception nette du démon qui repose avant tout sur l'affirmation qu'il est un esprit et que son but est d'empêcher l'âme d'atteindre la pure union avec Celui qui est Esprit. Les biographies abondent en « diableries » et mettent l'accent sur les phénomènes d'apparitions extérieures avec une insistance que n'eût peut-être pas faite sienne saint Jean de la Croix. Les oeuvres, qui n'ignorent pas ces diableries mais leur donnent la place qui leur revient exactement dans l'action du démon, mettent en lumière une conception plus fine de cette action, dans laquelle l'enjeu est bien plus tragique.

      Le démon rivalise avec Dieu auprès de l'âme et, à sa manière, joue le jeu de Dieu. Mais en face de la plénitude de l'Être de Dieu et de sa Réalité infinie, que peut-il proposer? Une seule chose qui revêt des aspects multiples: la simulation, l'apparence de l'Être de Dieu. Il est le ruiné qui se pare des vêtements du riche. Il est le relatif qui joue à l'absolu. Tous les masques lui sont bon qui lui permettent de faire croire à l'âme qu'elle trouvera en lui le rassasiement total dont elle est affamée. Et comme il ne peut, comme Dieu, agir en maître et souverain de l'âme, il se servira de la suggestion comme de son arme préférée; et au service de cette arme tous les moyens, même les plus éloignés de la nature spirituelle, lui sont bons.

      Le plus grand mal que puisse faire le démon n'est pas d'apeurer une âme en lui apparaissant sous une forme hideuse, mais bien de l'empêcher d'adhérer à Dieu. Priver une âme de Dieu, même temporairement; l'arrêter sur la route de l'union sous n'importe quel prétexte; la maintenir dans le relatif alors qu'elle est appelée à l'Absolu; la duper par une apparence même pieuse, afin de la distraire de la Réalité de Dieu: voilà ce que le démon recherche, et ce que l'âme doit craindre de sa part.

      Toutes les tentations du démon visent à détruire deux points essentiels de la forteresse de l'âme: la foi, d'une part, qui est la base de toute vie théologale; l'humilité, de l'autre, qui joue le même rôle fondamental dans le domaine moral. En attendant de montrer la causalité intime et parfois réciproque qui unit la foi et l'humilité, il semble bien que sans aucune systématisation artificielle on découvre un parallélisme essentiel entre ces deux vertus.

      La foi nous livre la réalité même de Dieu. Tout l'effort du démon vise donc à nous faire manquer à la foi et à nous nourrir d'apparences dont notre sensibilité n'est que trop affriandée. L'humilité est la juste appréciation de notre valeur réelle de créatures mendiantes. C'est ici notre propre réalité que le démon nous dérobe, en nous faisant nous complaire dans un masque qui cache notre vrai visage. Ainsi, dans le culte de toute ce qui est autre que Dieu saisi par la foi, comme dans la complaisance en ce qui est autre que nous-mêmes justement appréciés par l'humilité, le démon nous empêche d'adhérer à la réalité, à la vérité, à l'Être, pour nous nourrir d'apparence, de simulation, d'artificiel. Tout peut se résumer en une seule phrase: le point précis de la lutte que le démon entreprend contre l'âme consiste à l'empêcher d'arriver à posséder la plénitude de l'Être de Dieu dans une foi lumineuse et une humilité aimante.


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      La lumière de la foi qui nous livre Dieu dans sa réalité quoique obscurément est plus que des ténèbres pour le démon (Montée du Carmel, II, ch. 1, cf. p. 120, dans les Oeuvres spirituelles du Bienheureux Père Jean de la Croix, édition nouvelle par le P. LUCIEN-MARIE DE SAINT-JOSEPH, Desclée, De Brouwer, 1942.) L'hymne à la foi qui se poursuite dans toute l'oeuvre de saint Jean de la Croix nous montre en elle une vertu qui nous met en contact avec Dieu même, sans aucun intermédiaire créé. Le démon n'entre pas dans ce domaine réservé à Dieu seul. Et l'âme qui vit de foi est pour lui totalement insaisissable (Montée, III, ch. 4, op. cit. p. 321.) . La tunique blanche de la foi éblouit le démon au point qu'il ne peut même pas voir l'âme qui en est parée (N. O., II, ch. 21, op. cit. P. 626).

      Aussi est-ce un un enseignement constant du Docteur mystique - et combien consolant! - que dans sécheresse de la nuit, quand l'âme n'a plus rien d'autre que la foi pour se guider, elle marche parfaitement en sécurité à l'égard des embûches et des ruses du démon (N. O., I, ch. 13, pp. 535. 536). En ces heures douloureuses où le mécanisme psychologique habituel est paralysé, le démon ne sait pas où atteindre l'âme. (N. O., II, ch. 16. p. 600). Dans le silence de la nuit, toutes portes étant closes, Dieu entre en l'âme - mais Lui seul peut le faire. Le démon ne peut même pas savoir ce qui se passe alors en l'âme. (N. O., II, ch. 23. p. 632).

      On comprend l'importance pour le démon de barrer la route à l'âme et de l'empêcher d'arriver à cette vie de foi devant laquelle il sera réduit à l'impuissance. Les deux pages les plus importantes de toute l'oeuvre de saint Jean de la Croix à l'égard du démon sont celles où il le montre, pareil à un détrousseur de grands chemins, se mettant en embuscade au point précis où l'âme, quittant peu à peu une manière de traiter avec Dieu encore trop humaine, accède à ce chemin direct de l'union qui est la contemplation. Ce méchant se met ici fort subtilement en embuscade sur le passage qu'il y a du sens à l'esprit (Vive Flamme, str. III, vers 3, p. 1066, dans Oeuvres spirituelles du Bienheureux Père Jean de la Croix, édition nouvelle par le P. LUCIEN-MARIE DE SAINT-JOSEPH, Desclée, De Brouwer, 1947). L'enjeu est considérable et le démon y attache une importance bien plus grande qu'à faire trébucher bien d'autres âmes dans des tentations grossières. Si l'âme lui échappe au moment où elle commence cette vie de pure foi, il ne pourra plus l'atteindre et elle lui sera, au contraire, redoutable comme Dieu même (Maxime 177. op. cit., p. 1319). Comment ne pas être impressionné par la véhémence des expressions du Saint? L'âme qui se laisse appâter par le démon fait une perte immense et subit - sans même trop le savoir - de très grands dommages. Et c'est chose digne de grande compassion que l'âme, faute de se connaître, afin de manger un petit morceau de connaissance particulière et de douceur, se prive du bonheur qu'elle aurait que Dieu la dévorât toute entière - parce que c'est ce que Dieu fait en cette solitude en laquelle Il la met, l'absorbant toute en Soi par le moyen de ces onctions spirituelles solitaires (V. Fl. str. III, vers 3, p. 1065).

      Il y a quelque chose de dramatique dans la description que fait saint Jean de la Croix de la tactique du démon. Tandis que l'âme tente de pénétrer toujours plus à l'intérieur d'elle-même, en ce centre où Dieu réside, en passant par les sept demeures, le démon se met en travers de sa route, à chaque passage important, mais surtout au moment où l'âme va entrer dans la vie de pure foi (Montée, II, ch. 11, p. 168).


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      C'est ici seulement que l'on peut comprendre l'importance des tentations qui relèvent de la sensibilité. Le Saint affirme toujours que le démon ne peut avoir d'influence directe sur les facultés spirituelles de l'âme, encore moins pénétrer jusqu'à sa substance, ce qui est le propre de Dieu seul. C'est uniquement par l'intermédiaire des facultés sensibles que le démon peut agir sur l'âme. Là, il est dans son domaine propre. Il ne peut même pas connaître ce qui se passe dans l'âme: seules les réactions de la sensibilité lui permettent de déduire les grâces intérieures dont l'âme est favorisée (N. O., II, ch. 23, p. 632). Le monde de nos facultés sensibles extérieures, et peut être surtout intérieures (imagination, mémoire sensible), voilà son port à lui, la place du marché ( Montée, II, ch. 16, p. 196) où il vient aussi bien vendre qu'acheter. Bien téméraire serait celui qui prétendrait échapper toujours aux habiletés d'un pareil brocanteur! L'Écriture Sainte abonde en récits où l'on voit combien il lui est facile de duper les âmes par l'intermédiaire de tout ce qui est sensible (Montée, II, ch. 16, p. 196).

      Avoir la maîtrise de la sensibilité et tout spécialement posséder un contrôle parfait de la mémoire imaginaire, c'est garder la porte et l'entrée de l'âme (Ibid. et Montée, III, ch. 4, p. 321). Avec une insistance qui doit retenir l'attention: Bref, toutes les plus grandes tromperies du diable, et les plus grands maux qu'il fait à l'âme, entrent par les notices et les discours de la mémoire (Montée, III, ch. 4, p. 321).

      Quand on sait à quel point notre nature est affriandée par les choses sensibles, quand on ajoute la fécondité d'inventions du démon (jamais à court de ruses ni d'embûches), quand on y met le coefficient redoutable de la suggestion avec laquelle si facilement il plante les choses dans l'imagination de façon que les fausses paraissent vraies et les vraies fausses (Ibid), on devine le pourquoi de l'insistance du Saint.

      Mais on devine aussi pourquoi, en un sens, les tentations les plus redoutables de la sensibilité ne sont pas les plus grossières. Il convient ici de reléguer à sa place le cochon de saint Antoine au désert. Certes, saint Jean de la Croix sait que le démon est capable de tenter brutalement les âmes et de les tourmenter par l'esprit de fornication (N. O., I, ch. 14, p. 537) au point que ce tourment leur est plus dur que la mort même. Il a écrit une page étrangement sombre où, parlant sans doute d'expérience, il déclare que les ravages causés par l'amour de tout ce qui est sensible - et même brutalement sensible - sont incalculables et qu'il s'en trouvera fort peu, même des plus saints, qui n'aient été quelque peu charmés et séduits du breuvage de la joie et goût de la beauté et des grâces naturelles (Montée, III, ch. 22, p. 374). Et pourtant ce n'est pas le côté le plus dangereux de l'action du démon. S'en prenant à des âmes généreusement en marche vers Dieu, il sait fort bien qu'elles consentiraient rarement au mal manifeste (Précautions, cf. Opuscules, op. cit. p. 1341). Aussi sa ruse la plus ordinaire (Ibid) consiste-t-elle à les engager dans ses filets sous prétexte de bien. De là le danger d'accepter témérairement les visions extérieures, les imaginations intérieures, les émotions sensibles, dans les rapports avec Dieu. Il est si facile au démon de couler ses erreurs (Montée, II, ch. 27, p. 282) et surtout d'amener ainsi l'âme à s'appuyer sur autre chose que la foi pure. C'est le premier et principal dommage que causent toutes ces visions sensibles (Montée, II, ch. 11, p. 165). Fussent-elles bonnes dans leur objet ou même dans leurs conséquences immédiate, le seul fait de déroger à la foi (Montée, II, ch. 11, p. 169) est déjà un grand dommage. Rien qu'à désirer ces visions et ces impressions sensibles, l'âme devient fort rude (Ibid). L'obstination de certaines âmes devient parfois effrayante, car parallèlement la complaisance en soi et l'orgueil se développent à souhait, au point qu'il devient impossible de les détromper (Montée, II, ch. 21, p. 241). Force nous est déjà de supposer ce que nous allons dire de l'orgueil. Mais comment ne pas être bouleversé par l'affirmation du Saint nous montrant certaines âmes déjà avancées séduites par ce démon des visions extérieures ou des expériences sensibles au point que leur retour au chemin pur de la vertu et du vrai esprit est fort difficile? (N. O., II, ch. 2, p. 545). Certains, partis sincèrement vers Dieu, se sont laissés gloutonnement nourrir d'imaginations intérieures. L'orgueil s'en mêle. Ils deviennent méprisants pour autrui. Il y en a quelques-uns qui deviennent si superbes qu'ils sont pires que le diable (Montée, III, ch. 9, p. 330). Comme nous sommes loin du démon grimaçant et des vacarmes nocturnes, dont pourtant nous retrouvons le sens, quand on les considère comme une manière de barrer la route de la pure foi par crainte, comme d'autres tentations plus dangereuses le font par attrait!


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      Le démon est l'ennemi juré de l'humilité (Précuations, op. cit. p. 1343) et cela se conçoit puisque son péché fut un péché d'orgueil et qu'il demeure fixé dans cette même attitude. Sur le plan du comportement moral de l'âme il met la même obstination à combattre l'humilité qu'il le fait à combattre la foi. Quitte à ce que bientôt nous constations que souvent les deux choses se font en même temps et à propos de la même tentation.

      Le danger est tel que peu d'âmes y échappent. Le moindre manque d'humilité, la moindre complaisance en soi suffisent pour entr'ouvrir la porte au démon. A tout propos saint Jean de la Croix signale la perpétuelle invitation du démon à l'orgueil - surtout à l'occasion de ce qui touche aux rapports avec Dieu. On dirait la pression de l'eau sur un barrage: à la moindre fissure elle fait irruption. Non seulement - c'est chose évidente - il faut craindre de se complaire dans les dons naturels, fussent-ils les plus fragiles, mais encore dans les oeuvres bonnes accomplies pour Dieu. Le démon pareil à certains animaux dangereux, dort à l'ombre des bonnes oeuvres grâce auxquelles on nourrit une secrète admiration pour soi-même (Montée, III, ch. 29, p. 398). Combien il est sage de se faire pauvre d'esprit (Montée, III, ch. 29, p. 399) pour le déjouer! Si Dieu a en telle horreur de voir les âmes enclines aux grandeurs (Montée, II, ch. 30, p. 295), le démon, lui, facilite aux âmes l'accès à tout ce qui doit les mettre en vedette, même et surtout au plan surnaturel. Il est si habile à emmieller et éblouir l'âme (Montée, III, ch. 10, p. 332) que, secrètement en admiration devant elle-même, l'âme est prête à glisser à toutes les absurdités... Une âme humble et justement défiante d'elle-même doit résister aux révélations et aux autres visions avec autant de force et de soin qu'aux plus dangereuses tentations (Montée, II, ch. 27, p. 283). Même et surtout quand une âme est favorisée de dons extraordinaires comme le don de prophétie ou le don des miracles, il faut qu'elle soit très prudente pour éviter de tomber dans la complaisance en ses dons et d'en arriver même à une hardiesse effrontée (Montée, III, ch. 31, p. 405). D'où vient que le Christ dira un jour à beaucoup qui auront en cette façon fait cas de leurs oeuvres, pour lesquelles ils Lui demanderont sa gloire: Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre nom et fait de nombreux miracles? Il leur dira: Retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquité (Montée, III, ch. 30, p. 402). Thérèse de l'Enfant-Jésus nous le rappelle explicitement. Tout ce qui n'est pas bâti sur la foi pure et n'aide pas à mieux aimer peut devenir une richesse d'iniquité qui rend injuste. Et ce n'est pas les seuls débutants dans la vie spirituelle qui sont exposés à un tel danger. En un sens, plus on reçoit plus on risque de succomber à l'orgueil (N. O., II, ch. 2, p. 545).

      D'où vient l'immense bienfait de la direction spirituelle - geste de foi autant que d'humilité - et la sécurité qu'elle donne contre le démon (Montée, II, ch. 22, p. 251). Comment découvrir seul certaines fausses humilités - car c'est là le fin du fin - et certaines ferveurs, fondées sur l'amour-propre il est vrai, mais si émouvantes, voire même des larmes très douces d'humble dévotion?... Qui découvrira seul le fond de complaisance qui se cache là encore? (Montée, II, ch. 29, p. 292).

      Comment ne pas être dupe d'une envie - canonisée aussitôt, cela va de soi - de faire plus et mieux que les autres, et d'une sainte ardeur qui fait mépriser les tentations brutales... et ceux qui y succombent! (N.O., I, ch. 2, p. 487) Étonnant chapitre que celui que le Saint consacre en entier à l'orgueil, et peut-être plus encore à l'humilité (N. O., I, ch. 2, pp. 487-492).


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      Comme souvent, le caractère concret de l'oeuvre de saint Jean de la Croix permet des exposés vivants qu'un traité spéculatif n'aurait pas comporté. Non seulement le démon, maître en illusions, attaque la foi et l'humilité comme étant les deux points essentiels à conquérir, mais les manquements de foi proviennent presque toujours d'un défaut d'humilité. Par ailleurs une vie spirituelle reposant sur autre chose que la foi pure, se repaissant de sentiments savoureux ou de paroles intérieures, augmente l'orgueil et la complaisance de l'âme en elle-même. Le point de départ semble bien être dans le manque d'humilité. Celui-là perd son âme qui l'aime mal. Mais ensuite il y a une causalité réciproque manifeste et Dieu seul sait où peut aboutir ce cycle infernal.

      Très vite (Montée, II, ch. 6, p. 142) le Saint enseigne que c'est l'amour-propre qui trombe très subtilement les âmes et les empêche de s'appuyer uniquement sur les vertus théologales.

      La tactique diabolique est plusieurs fois décrite par le Saint. Presque toujours le démon se glisse dans l'oeuvre de Dieu: paroles intérieures, sentiments savoureux, visions imaginatives. Une secrète opinion favorable de soi-même ne paraît pas d'abord chose si monstrueuse. Mais aussitôt, on désire connaître davantage d'expériences sensibles. Le démon ne manque pas de glisser sa marchandise. Et du même coup il entame la foi (à laquelle on déroge en s'appuyant sur la sensibilité) et l'humilité (fort mise à mal par cette silencieuse adoration de la propre vertu) (Montée, II, ch. 11, p. 163). Le mécanisme est le même à l'égard des âmes beaucoup plus avancées (N. O., II, ch. 2, p. 545). A la racine il y a toujours une confiance en soi, une sûreté téméraire dans sa propre voie, le refus de la soumettre au jugement de qui tient la place de Dieu, ou simplement la douce ivresse d'orgueil de se sentir plus favorisée que d'autres par Dieu. A partir de ce moment tous les déraillements intellectuels sont possibles - et ils ne feront qu'accroître le désordre affectif.

      Que dire alors quand la pauvre âme trouve un obstacle là où elle devrait trouver de l'aide? Certains directeurs spirituels (et le présent confirme parfois éloquemment le passé) ne cachent pas à leurs dirigés l'admiration où les plongent leurs relations avec Dieu. Comment l'âme résisterait-elle à la pensée qu'elle est en effet une âme « d'élite »? Et voilà que le directeur demande à l'âme de questionner Dieu et de lui servir d'intermédiaire... (Montée, II, ch. 18, p. 215) Sans doute une âme foncièrement humble éviterait ce piège. Mais si elle est déjà affectionnée à ce genre de mystérieuses relations avec Dieu, elle succombe à la tentation d'orgueil. Comme l'illusion et le démon - l'un utilisant l'autre - peuvent avoir une bonne part en tout cela, il arrive fatalement que parfois la réponse est erronée. Il n'en faut pas plus pour que certaines âmes en arrivent à perdre la foi, qu'elles avaient identifiées avec ces imprudentes et flatteuses manières de traiter avec Dieu. On peut tout résumer en disant que le rythme du démon s'appelle sensibilité-orgueil, tandis que celui de Dieu se nomme foi-humilité.


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      Saint Jean de la Croix ne sous-estime pas le rôle du démon dans la vie intérieure. Il rappelle que le démon est esprit (Montée, II, ch. 26, p. 276) et à ce titre beaucoup plus doué que nous pour pressentir l'avenir. Il sait que son intelligence est vive (Montée, II, ch. 21, p. 238) et que ses intuitions sont bien plus clairvoyantes que les nôtres. La subtilité de cet esprit mauvais se voit encore renforcée par l'expérience qu'il a, soit de la conduite habituelle de Dieu, soit des réactions ordinaires de l'immense majorité des hommes (Ibid., p. 240). Ce jaloux conteste avec Dieu même comme dans la scène qui ouvre le livre de Job, et que saint Jean de la Croix rappelle plusieurs fois (N. O., II, ch. 23, p. 635, et V. Fl., str. II, vers 5, pp. 1009-1010). Un principe semble dominer toute sa tactique habituelle: POUR MIEUX CONTRARIER L'OEUVRE DE DIEU DANS L'ÂME IL COMMENCE TOUJOURS PAR LA CONTREFAIRE. Car le diable artificieux, en les même moyens que nous employons pour nous remédier et aider, s'y fourre pour nous surprendre au dépourvu (Montée, III, ch. 37, p. 422). Avec insistance le saint revient sur cette affirmation essentielle: Ordinairement il se comporte envers l'âme avec le même vêtement que Dieu, lui proposant des choses si vraisemblables à celles que Dieu lui communique - pour s'ingérer en rôdant comme le loup dans le troupeau sous la peau de brebis - qu'à peine peut-on les discerner (Montée, II, ch. 21, p. 238). Étranges expressions que celles qui nous montrent le démon contestant avec Dieu et répliquant de son droit! (N. O., II, ch. 23, p. 635). Où il faut faire remarquer que c'est la cause pour laquelle à la même mesure et avec les même moyens avec lesquels Dieu conduit l'âme et se comporte avec elle, Il permet au diable de se comporter avec elle de cette même manière (N.O., II, ch. 23, p. 625). De nombreux exemples du livre de l'Exode, illustrent la pensée du Saint.

      Saint Paul nous affirme d'ailleurs que le démon se transfigure en ange de lumière (Montée, II, ch. 11, p. 166), et plusieurs fois le Saint nous rappelle cette déclaration de l'Apôtre (Montée, III, ch. 10, p. 332, et ch. 37, p. 422). Oh! Combien ne devrions-nous pas nous souvenir de l'humble comparaison que voici: pour coudre le cuir, on colle le fil à une soie dure qui sert d'aiguille. Ainsi le diable, pour piper et couler des mensonges, appâte premièrement avec des vérités et des choses vraisemblables, afin de l'assurer et bientôt de la tromper. C'est comme la soie pour coudre la cuir. Parce que premièrement la soie, étant ferme, passe, et incontinent après le fil - lequel, étant faible, ne pourrait entrer si la soie dure ne le conduisait (Montée, II, ch. 27, p. 282).

      Il y a ainsi à certaines heures de bons démons assez bienfaisants pour tranquilliser les âmes trop peu prudentes. Mais il faut toujours veiller car il n'y a pas de démon qui, pour son honneur, ne souffre quelque chose (Cf. Censure et jugement donnés par la Saint, op. cit. p. 1355). La marque du démon est cette perpétuelle collusion d'où résulte un vrai malaise et une impossibilité de voir clair. Il est le père du mensonge et est maître dans l'art de mêler le faux au vrai. Insaisissable, il règne dans le mélange et les compromissions. C'est une vraie miséricorde de Dieu quand on le sent attaquer brutalement. L'histoire de la tentation du Christ au désert se renouvelle chaque jour: le démon tente à coup de textes fort pieux de l'Écriture Sainte. Sur la scène du monde la vie des âmes peut paraître enveloppée de banalité. En réalité cette vie est commandée par une invisible et grandiose altercation entre Dieu et le démon. La confiance domine pourtant car la redoutable manière que le démon adopte, par permission expresse, de singer l'oeuvre de Dieu, n'ira pas jusqu'à atteindre des résultats qui laissent l'âme désarmée ou impuissante. En fin de compte toutes ces tentations et simulations entrent dans un plan tracé et conduit par la Sagesse de Dieu. Dieu ne mortifie jamais que pour vivifier, et n'humilie que pour exalter (N. O., II, ch. 23, p. 637). Dieu sait pourquoi Il permet ces dangereuses tromperies et l'âme, si elle est fidèle, s'en trouvera grandement enrichie en amour. C'est la loi normale (V. Fl., str. II, vers 5, p. 1010 et Opuscules, op. cit. pp. 1341, 1350).

      Car voici que les remèdes que saint Jean de la Croix propose contre le démon viennent confirmer la conception qu'il nous donne de sa nature et de sa tactique. Les trois précautions que le Saint conseille pour éviter les tromperies du démon se résument en trois mots: esprit de foi (c'est la deuxième précaution) (Précautions, op. cit. pp. 1342, 1343). - humilité (Ibid., p. 1344) - et obéissance, qui, en réalité, est une manière concrète de vivre en esprit de foi par humilité (Ibid., p. 1342). Les vrais humbles n'ont aucune difficulté à vivre ainsi en parfait esprit de foi et donc à obéir en tout à ceux qui tiennent la place de Dieu auprès d'eux. Faut-il souligner le caractère purement spirituel de ces remèdes? Oui, Dieu est Esprit et Il cherche des adorateurs en esprit et en vérité (Montée, III, ch. 39, p. 428 et ch. 40, p. 430). C'est par les armes de l'esprit que les enfants de Dieu doivent vaincre l'esprit malin.


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      Comment ne pas être inquiet du silence que garde la spiritualité dite moderne vis-à-vis du démon? Le plus simple est de n'en pas parler. Que si on en parle on se croit fort d'en sourire et de laisser à qui écoute l'impression pénible qu'on ne croit guère au démon que par un conformisme qui n'engage pas l'être profond. Et c'est sans doute le triomphe de ce maître en illusion que de se faire passer pour inexistant en ce monde où avec tant de facilité il mène les âmes comme il l'entend, sans avoir besoin de se montrer: il a tout intérêt à ne pas le faire.

      Saint Jean de la Croix, lui, croit au démon. Il sait qu'il est l'ennemi le plus fort et le plus rusé (N. O., II, ch. 21, p. 626), le plus difficile à découvrir (Précautions, op. cit. p. 1337). Avec habileté ce malin utilise le monde et la chair, comme ses deux acolytes les plus fidèles (Cantique spirituel, str. III, vers 5, op. cit. p. 722). Le Saint ne crains pas de dire que le démon cause la ruine d'une grande multitude de religieux dans le chemin de la perfection (Précautions, p. 1343). Non pas certes, espérons-le qu'il les perd pour toujours, mais qu'il les empêche de réaliser leur idéal de sainteté. Sourira qui voudra: Il n'y a pas de pouvoir humain approchant du sien et ainsi le seul pouvoir divin est capable de le vaincre, et la seule lumière divine capable de découvrir ses menées (Cantique spirituel, str. III, vers 5, p. 722).

      Mais le Docteur Mystique eut pleinement approuvé sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus disant que les petits enfants ne se damnent pas (Novissima verba, p. 58): car ils se savent faibles - et c'est leur force - et ils croient d'un foi totale à leur Père du Ciel si puissant et si bon. Les petits enfants ont raison. Le démon ne peut rien contre eux. Ils vont droit à Dieu et c'est Dieu qui les guide. Et ceux-là seulement ont la Sagesse de Dieu, lesquels comme des enfants et des ignorants déposent leur savoir et marchent avec amour à son service (Montée, I, ch. 4, p. 70).


      Lille

P. LUCIEN-MARIE DE SAINT-JOSEPH, o. c. d.      


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Thérèse d'Avila et le démon



      On peut faire, d'après sainte Thérèse, un portrait du démon.
      Un portrait physique d'abord. Disons tout de suite qu'il n'a rien d'original. Sainte Thérèse n'a pas la fantaisie d'un Jérôme Bosch. Pour imaginer son ennemi, elle ne s'est pas mise en frais et il le lui a rendu dans ses propres apparitions. Il a une « forme hideuse »; sa bouche est « épouvantable », sa voix est « terrible ». De tout son corps sort une « grande flamme entièrement claire, sans mélange d'ombre » (Vida, XXXI, - Trad. Des Carmélites de Paris, I, p. 399). Il prend comme Protée, plus d'une apparence. Un jour, c'est « un affreux petit nègre » (Ibidem, p. 400), qui grince des dents. Un autre jour, « deux démons d'une figure abominable » semblent « entourer de leurs cornes la gorge » (Vida, XXXVIII. - Carm., II, p. 115) d'un malheureux prêtre. Un grand nombre de démons saisissent devant les yeux de la sainte le corps d'un damné, s'en font un jouet, le traînent « de côté et d'autre à l'aide de grands crocs » (Ibidem, p. 117).

      Mais ce monstre à la peau noire, au front cornu, sans doute aussi aux pieds fourchus, qui vomit le feu, qui fait tenailler par ses diablotins les âmes condamnées à l'enfer (Vida, XXXII. - Carm., II, p. 4), n'est qu'un symbole; sainte Thérèse, qui n'a jamais attribué plus de réalité qu'il ne fallait à l'imagerie de ses visions, ne l'ignorait pas. C'est sans image d'ailleurs, en lui imposant seulement le sentiment de sa présence, que le démon se manifestait pour elle d'ordinaire. « Rarement, dit-elle, il s'est présenté à moi sous une forme sensible, mais bien souvent sans qu'il en eût aucune, comme dans ce genre de vision que j'ai déjà rapportée et où, sans percevoir aucune forme, on voit quelqu'un présent (Vida, XXXI. - Carm., I, p. 405). »

      Beaucoup plus intéressant par suite que le portrait physique du démon est son portrait moral. Ce n'est pas, on s'en doute, un portrait flatté. Menteur (Vida, XV. - Carm., I, p. 196: « Es todo mentira ». Cf. Ibidem, XXV, Carm., I, p. 327: « Ami du mensonge et le mensonge même ».), hypocrite (Passim, Fondations, V. - Carm., III, p. 103: « Pone tantos desgustos y dificultades debajo de color de bien ». Cf. Lettre à Simon Ruiz, 19 oct. 1569: « En tout ce qui plaît au Seigneur, le démon veut montrer son pouvoir sous les plus belles apparences », et Cast., Ves Dem., ch. IV), ténébreux (Castillo, Ies Dem., ch. II. - Carm., VI, p. 50: « Es las meamas tinieblas ») cruel envers ceux qu'il a soumis à son empire, le démon, pour achever le plat, est aussi lâche quand on sait lui résister qu'impudent si on lui cède (Chemin de Perfection, XXIII. - Carm., V, p. 179: « Es muy chobarde ». Vida, Passim. Cf. SAINT JEAN DE LA CROIX, Cantique, str. XV: « Teme mucho el demonio al alma que tiene perfeccion »). En somme, c'est un triste individu, un mauvais tyran. Il ne doit rien à la poésie qui a paré de séductions l'ange rebelle et en a fait le type du génie coupable ou simplement malheureux. Malgré certains traits (le mensonge, les ténèbres), il n'a pas été pensé avec des prétentions métaphysiques. Sainte Thérèse voit en lui un être concret, un être réel, aussi réel et concret que vous et moi. Cet être est l'ennemi de Dieu, donc l'ennemi de tout bien, et, spécialement, de ce bien primordial qu'est le salut d'une âme. Elle se le représente avec simplicité, sans détours ni recherche, résumant en lui tout ce qui est foncièrement contraire à la perfection morale et hostile à la volonté de Dieu.

      On pourrait soutenir, partant de là, que dans les apparitions démoniaques, Thérèse, en s'inspirant de la foi et des croyances populaires, n'a fait que personnifier hors d'elle les tendances et les impulsions qui s'opposaient, chez elle comme chez tous, à l'unification loyale de sa vie intérieure et à son élan courageux vers Dieu. Elle veut vivre selon la vérité; si elle se sent attirée vers le mensonge, et surtout vers ce mensonge secret qui se donne des airs de vérité, c'est qu'un menteur veut la séduire: c'est le démon. Elle est ardente, elle est résolue, elle est généreuse: si elle se fatigue, si elle est angoissée, si elle se sent lâche et trop préoccupée de soi, l'image du démon va surgir pour symboliser de si périlleux états d'âme.

      Or il est bien vrai que la sainte a établi un rapport entre le démon et les mouvements indociles et pervers de la vie intérieure. Ces mouvements sont les meilleurs alliés du démon: mieux encore, ils sont issus de ce qu'on pourrait appeler ses points d'appui. Il est tapi au fond de nos erreurs, de nos illusions, de nos faiblesses, de notre orgueil, et met à profit tout ce qui en sort pour avancer ses affaires. Malheur à l'âme qui a trop de confiance dans ses vertus (Chemin, XXXVIII., - Carm. V, p. 276. - Castillo, Ves Dem., ch. III. - Carm., VI, p. 155), qui s'hypnotise sur ses malaises (Ididem, XI. -Carm., v, p. 100), qui entretient lâchement quelque habitude blâmable (Chemin, XIII. - Carm., V, p. 112), qui ne se méfie pas des occasions (Castillo, Ves Dem., ch. IV. - Carm., VI, p. 164), qui, triste et troublée, néglige l'oraison et la pénitence (Avisos, Édition Silverio, VI, p. 53. - Carm., V, p. 482). Malheur à la religieuse qui se laisse aller dans les choses qui, en soi, n'ont que peu d'importance (Conceptos, II. - Carm., V, p. 404). En pareil cas, une offensive se prépare et se déclenche; le démon s'agite, il affleure, et le voilà, avec sa fourche et ses mensonges.

      Mais une réflexion puissante de sainte Thérèse, un de ses mots étonnants que son génie jette sous sa plume, invite à se méfier à son sujet d'une hypothèse naturelle, mais trop simple. Parlant des paroles qui viennent du démon, cette psychologue à qui rien n'échappe, remarque d'abord qu'elle ne produisent que sécheresse et inquiétude. Puis elle ajoute: « C'est une inquiétude dont on n'arrive pas à découvrir la cause: on dirait que l'âme résiste, se trouble, se désole, et cela, sans savoir pourquoi, car ce qui lui est dit n'a rien de mauvais, et semble plutôt bon. Je me demande si ce n'est pas qu'un esprit en sent un autre (Vida, XXV. - Carm., I, p. 318). »

      « Un esprit en sent un autre. » Ne cherchons pas ailleurs, chez Thérèse, l'expérience du démon. Au cours d'une vie qui fut loin d'être rectiligne, où elle a connu bien des tentations, rencontré bien des dangers, heurté du pied bien des obstacles, où, méfiante et d'ailleurs mise en garde, elle a dû soupçonner bien des pièges, elle a fort bien distingué ce qui, venant de nous-mêmes prend en nous sa propre force, et ce qui s'y ajoute, ce qui tend à infléchir même d'excellents mouvements dans un sens funeste et donne à des mouvements pernicieux et dissimulés une étrange puissance, en bref, ce qui vient d'un autre. Son esprit tend vers Dieu, un autre esprit veut le détourner de lui, et l'âme, de même qu'elle frémit tout entière quand retentit l'appel divin, tremble aussi tout entière à ce hideux contact.

      Au fond, dans la mesure où elle peut se démontrer directement, la valeur objective de son expérience du démon se prouve par rapport à la valeur objective de son expérience de Dieu. Quand de pauvres âmes contradictoires, désemparées, désarticulées, dont les morceaux seuls sont vivants, croient subir l'action du Tout-Puissant ou celle de son ennemi, elles attribuent vraisemblablement à autrui ce qui grouille en elles sans qu'elles aient assez d'énergie pour le maîtriser (Sainte Thérèse le sait bien. Elle écrit (Fondations, IV, Carm., III, p. 90): « Il nous fait [le démon] bien moins de mal que notre imagination et nos humeurs mauvaises, surtout s'il y a mélancolie »). Mais Thérèse n'est pas de ces âmes-là. Par une héroïque ascension, elle s'instaure, et Dieu lui-même l'établit, dans l'Absolu, libre, dominatrice du monde, maîtresse d'elle-même. Du haut de cette tour d'où « le regard porte loin » (Vida, XX. - Carm., I, p. 257), son propre domaine spirituel apparaît clairement à ses yeux; elle peut donc en tracer les limites et déceler avec précision la présence des autres esprits (Cf. M. LÉPÉE, Sainte Thérèse d'Avila, IIIè partie, ch. X. (Desclée De Brouwer, 1947) ). Du moment qu'il se dégage franchement de tout ce qui n'est pas lui-même, l'esprit est en droit d'affirmer qu'en certains cas il « sent » un autre esprit.


II


      Entre sainte Thérèse et le démon, même au temps de la tiédeur frivole, il n'y eut jamais cette paix redoutable dont on peut lire les conditions dans les Conceptos (Conceptos, II. - Carm., V, p. 403: Il est une paix que « goûte l'esclave du monde, lorqu'enfoncé dans des péchés graves, il mène une vie si paisible et jouit d'un si grand repos au milieu de ses vices, qu'il n'éprouve aucun remords de conscience. Cette paix, vous l'avez lu sans doute, est un signe que le démon et lui sont amis; aussi le démon se garde bien de lui faire la guerre en cette vie »), paix où l'âme vendue oublie son destin et à la faveur de quoi l'ennemi, feignant d'être ami ou, mieux encore, soigneusement camouflé, attend l'heure de dévorer sa proie. Mais la lutte entre eux a pris des formes diverses; elle a évolué, semble-t-il, en trois temps.

      Quand une âme reçoit de Dieu des grâces dans l'oraison, le démon, pour la perdre, se donne plus de peine que pour en perdre un grand nombre à qui de telles faveurs ne sont pas faites. En entraînant les autres à sa suite, elle peut lui faire bien du mal et d'ailleurs, pour qu'il s'acharne, il lui suffit de voir l'amour que Dieu a pour elle (Castillo, IVes Dem., ch. III. - Carm., VI, p. 123). De fait, c'est du jour où Thérèse résolut de vivre sous le regard de Dieu avec le souci de Dieu seul, que le démon la remarqua. Il se fit d'abord insidieux. Il essaya de la fausse humilité: n'étais-ce pas orgueil que d'avoir d'aussi grands désirs et de vouloir imiter les saints? (Vida, XIII. - Carm., I, p. 165) et quelle dérision que de faire oraison quand on est, comme elle, couvert de fautes? (Vida, VII. - Carm., I, p. 105) Il exagérait ses craintes: toutes ces austérités n'allaient-elles pas ruiner sa santé? Toutes ces larmes, la rendre aveugle? (Vida, XIII. - Carm., I, p. 167-168) Il dressait aussi le piège du désespoir: elle était en cause, par ses péchés, de toutes les calamités du monde (Vida, XXX. - Carm., I, p. 387); le piège de certaines visions où le plaisir n'a pas le caractère d'un amour pur et chaste (Vida, XXVIII. - Carm., I, p. 361); enfin le piège des quiétudes molles ou trop passionnées qui ne laissent ni paix ni véritable amour (M. LEPEE, Sainte Thérèse d'Avila, IIIè partie, ch. VII).

      Thérèse, qui craint tant d'être trompée, connaît de durs moments. Lorsque, après avoir épluché sa confession écrite, des conseillers qui voient partout de l'illuminisme et dont la psychologie est superficielle, l'assurent que le démon est l'auteur de ce qui se passe dans sa vie intérieure, sa frayeur et son affliction sont si « vives » qu'elle ne sait « que devenir ». Elle ne fait « que pleurer » (Vida, XXIII. - Carm., I, p. 299). L'esprit malin cependant ne réussit guère. Thérèse est trop bien défendue par son parti pris héroïque d'être à Dieu (Chemin, XXIII. - Carm., V, p. 179: « Ha gran miedo a ànimas determinadas ».) par la fermeté de sa foi (Vida, XXV. - Carm., I, p. 319), par la pureté de sa conscience (Fondations, IV. - Carm., III, p. 90). Elle l'est par une lucidité avertie, rarement en défaut, et qui, lorsqu'elle doute, se réfugie dans l'obéissance (Fondations, Prologue. - Carm., III, p. 47). Elle l'est enfin et surtout par l'amour et la crainte de Dieu (Chemin, XI. - Carm., V, p. 289) qu'entretiens l'oraison (Passim.).

      Ainsi repoussé par une âme qui voit clairement le sentier et les sommets et n'a d'autre intention que de le suivre, le démon ne l'abandonne pas. Il se démasque, non plus sournois, mais rageur. Il semble que n'ayant rien obtenu par la ruse, il ne puisse désormais que haïr. C'est le temps des apparitions odieuses et des tourments physiques. « Une autre fois, raconte la Vida, il fut cinq heures à me tourmenter par des douleurs si terribles et un trouble intérieur et extérieur si violent, qu'il me semblait ne pouvoir plus les soutenir. » La torture est excessive. Autour d'elle, on s'épouvante. Mais la sainte n'a plus peur. Elle sait que le démon n'a d'action sur l'âme que par le corps et les facultés sensibles (Castillo, Ves Dem., chap. III. Carm., p. 157: « C'est dans l'imagination que le démon joue ses tours.). Au réduit spirituel il ne peut atteindre à moins que l'âme ne s'abandonne. Qu'importent donc après tout les vilains petits nègres et les souffrances du corps! Thérèse se réfugie en Dieu: les démons sont les esclaves du Seigneur; à une servante de Dieu, ils ne peuvent faire aucun mal; ils sont même incapables de bouger sans la permission de Dieu. Alors pour se débarrasser de ces « mouches » importunes, comme elle dit, ou, si l'on préfère, de ces frelons fort désagréables à sa nature hyper-sensible, elle prend l'offensive. Elle saisit une croix: aussitôt les démons s'enfuient. Mais ils reviennent. Cette fois, elle les asperge d'eau bénite. Le moyen est plus efficace encore. Ils ne se contentent pas de fuir: dûment corrigés, on ne les voit plus. Et Thérèse rit (Pour tout ce passage, voir Vida, XXXI. - Carm., I, p. 400). Maintenant c'est par le mépris qu'elle triomphe.

      Et le triomphe est complet. Certes l'épouse de Dieu reste sur ses gardes. Il faut toujours être prudent; il faut toujours veiller, car le démon ne s'endort pas; il s'endort même d'autant moins qu'on est plus parfait (Chemin, VII. - Carm., V, p. 81-82). L'âme ne peut être en assurance que si la divine Majesté la tient dans sa main et que si elle-même ne l'offense pas (Castillo, VIIes Dem., ch. II. - Carm., VI, p. 291). Chez sainte Thérèse, pourtant le corps et l'âme sont tellement spiritualisés et l'esprit est si étroitement uni à Dieu que le démon n'y peut plus rien. Il ne se montre pas dans les dernières années de la vie. Il n'est plus question de lui à l'heure de la mort. Comme le chante saint Jean de la Croix: « Aminadab ne paraît plus »; l'embrassement divin donne tant de force victorieuse que le démon « s'enfuit au loin, saisi d'effroi » (Cantique spirituel, strophe XXXIX ou XL). Thérèse murmure en paix sa dernière oraison: « Il est temps de nous voir, mon bien-Aimé, mon Maître »! (Déposition de Maria de San Francisco pour le procès de béatification. Cité par Silverio, II, p. 242).


      Moulins

Marcel LÉPÉE.      


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2. HISTOIRE



L'adversaire du Dieu bon
chez les primitifs



      On éprouve un certain embarras à parler du diable en histoire des religions, ce terme étant souvent employé mal à propos. Est-on autorisé à en faire usage à propos des primitifs? Oui, mais à la condition de préciser en quel sens il est alors adopté. Et l'on prendra soin de définir en même temps ce qu'on attend par primitifs.

      Si l'on parle en théologien, en se basant sur la doctrine de l'Ancien et du Nouveau Testament, il est facile de dire ce que c'est que le diable; mais quand il s'agit de religions, mise à part la religion révélée, la terminologie devient extrêmement confuse. Point n'est besoin de remonter jusqu'aux premiers siècles du christianisme pour découvrir qu'on donne le nom de diable ou de démon à tout être supérieur adoré par les païens; de nos jours encore, on rencontre, principalement dans des ouvrages non-scientifiques, cet usage ou plutôt cet abus d'un terme bien défini en lui-même (nous disons abus, parce que de cette manière on suggère au lecteur une idée bien nette, trop nette qui, cependant, dans la plupart des cas, ne correspond pas aux croyances du peuple dont il s'agit).

      Une confusion non moins grave règne en ce qui concerne l'usage du mot de primitif ou non-civilisé. N'a-t-on pas vu un auteur célèbre, M. Lucien Lévy-Bruhl, dont les théories sur la mentalité primitive ont fait grande sensation et suscité beaucoup d'adeptes, traiter comme primitifs - non en théorie, mais en fait - pour ainsi dire tous les peuples extra-européens, y compris les Chinois et les Japonais? (Voir surtout son premier ouvrage: Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures (Paris, 1910); consulter la critique du R. P. W. SCHMIDT, dans : Anthropos VII(1912), pp. 268-269). En outre, on parle quelquefois des primitifs comme s'ils étaient une masse homogène, comme s'il y avait chez eux partout et toujours les mêmes coutumes, les mêmes croyances, une mentalité identique. Ou, du moins, si l'on admet des changements, on suppose qu'ils se sont produits dans le sens d'une évolution uniforme. Il n'est pas de notre dessein de nous occuper ici des théories psychologiques de M. Lévy-Bruhl (Voir à ce sujet: Olivier LEROY, La raison primitive. Essai de réfutation de la théorie du prélogisme (Paris, 1927); R. P. H. PINARD DE LA BOUILLAYE, L'étude comparée des religions, 3è édition (Paris, 1929), t. II, pp. 214-223 (§ 424 b); contre la théorie de l'évolution uniforme, ib. pp. 195-242 (§ 413-435); W. SCHMIDT, Handbuch der vergleichenden Religions-geschichte (Münster i. W., 1930), pp. 127-129; K. L. BELLON, Autour du problème de la mentalité primitive, dans: Anthropos XXXIV (1939), pp. 118-129, et la bibliographie citée dans ces études.) (qu'il a, du reste, considérablement modifiées plus tard); ce qui nous importe c'est de savoir quels peuples peuvent être classés comme primitifs (Dorénavant, nous préférons le mot primitif à celui de non-civilisé car, à proprement parler, il n'y a pas d'hommes privés de toute civilisation, mais seulement des hommes dépourvus d'une civilisation supérieure).

      Une délimitation précise est difficile. Car il ne s'agit pas de classer des réalités naturelles, mais de distinguer entre différentes formes de la civilisation humaine: celle-ci dérive de la libre volonté de l'homme et n'est pas soumise à des lois aussi rigoureuses que le monde des êtres irrationnels. Cependant, on peut dire qu'en général la plus haute civilisation commence avec l'écriture et que les peuples n'ayant pas d'écriture en propre appartiennent aux civilisations inférieures et constituent les primitifs (Sur l'importance de l'écriture comme moyen de fixer le patrimoine spirituel d'une civilisation, voir: W. SCHMIDT et W. KOPPERS, Völker und Kulturen. I. Teil: Gesellschaft une Wirtschaft des Völker. (Regensburg, 1924), pp. 44-45). Au reste, d'autres différences distinguent les hautes civilisations des civilisations inférieures. Qu'il suffise de citer la technique, l'économie, l'organisation sociale et politique: en général, une plus grande richesse d'éléments culturels - ce qui ne signifie pas une plus haute valeur de la civilisation dans son ensemble.

      Cette délimitation une fois tracée, il reste à voir quelles différences on peut établir à l'intérieur de la catégorie « primitif ». Une différence très frappante se manifeste dans l'activité économique: il faut distinguer, d'une part, le régime de la simple cueillette et de la chasse (Jagd- une Sammelstufe), activité économique purement réceptive où l'on se contente de s'approprier ce que la nature offre spontanément, et d'autre part, le régime de la production qui dirige l'activité des forces naturelles en vue de la multiplication soit des plantes (agriculture) soit des animaux (élevage) (Voir PINARD, op. cit., t. I, pp. 435-436).       La transition du simple régime réceptif à l'activité productrice forme un hiatus tellement important qu'on est autorisé à faire une première classification des civilisations d'après ce principe. Le R. P. W. Schmidt a distingué dans ce sens les civilisations primitives (au sens plus strict, Urkulturen (Ce qui ne veut pas dire que ces civilisations soient identiques à la civilisation originelle du genre humain, mais qu'elles représentent le type le plus ancien que nous puissions constater par nos moyens de recherches. CF. Fritz BORNEMANN, Die Urkultur in der kultur-historischen Ethnologie (Mödling bei Wien, 1938).) caractérisées par la cueillette et par la chasse, et les civilisations primaires (Primär-kulturen) qui sortent des premières en passant à une activité économique productrice.

      Les recherches ultérieures ont montré que des différenciations très significatives dans l'organisation sociale et même dans la religion vont de pair avec le changement dont nous venons de parler. Dans les sociétés vivant sous le régime de la cueillette et de la chasse, on observe une assez grande égalité: la situation juridique des deux sexes ne présente guère de différences notables; la propriété privée existe, mais elle est répartie assez également; l'organisation tribale est très rudimentaire, il n'y a pas d'aristocratie, pas d'esclavage. En religion prédomine la croyance à un Être Suprême, créateur du monde et des hommes.

      Dans les civilisations primaires, l'organisation sociale devient plus compliquée et se spécialise de différentes manières. Chez les peuples nomades pasteurs, la dépendance de la femme et sa subordination à l'homme sont plus marquées; davantage encore chez les chasseurs supérieurs dont l'organisation se base sur le totémisme (croyance en l'origine animale du clan, ou, du moins, en certaines relations entre tel clan et telle espèce animale). Au contraire, dans la civilisation des agriculteurs la plus ancienne, la femme prend plus d'importance, car c'est elle qui a créé l'art de la culture. Par des influences réciproques, des mélanges et des échanges d'éléments culturels, l'organisation sociale va se différencier toujours davantage. C'est ainsi que les civilisations secondaires et tertiaires prennent leur origine.

      En religion, on observe des phénomènes analogues: l'Être Suprême est relégué au second plan par le culte de la lune, du soleil, des ancêtres humains, par l'animisme, la magie etc., souvent à un tel degré qu'il tombe totalement dans l'oubli. Chez les nomades pasteurs, l'Être Suprême reste l'objet d'une croyance relativement forte; cependant, il commence à se confondre avec le ciel matériel, et beaucoup de ses fonctions sont attribuées à des divinités dérivées (Absplitterungsgestalten (Voir sur le mouvement historique en ethnologie, ses méthodes, ses résultats et la critique de l'école évolutionniste: PINARD, op. cit., t. I, pp. 392-401 (§§ 184 a-186), pp. 419-444 (§§ 196 a-202), pp. 478-192 (§§ 225-231); t. II, pp. 195-304 (§§ 413-484); W. SCHMIDT et W. KOPPERS, op. cit.; W. SCHMIDT, Handbuch des Methode der kulturhistorischen Ethnologie. Mit Beiträge von W. KOPPERS (Münster i. W., 1937); beaucoup d'articles importants aussi dans: Compte rendu de la Semaine d'Ethnologie religieuse, 5 vols. (Paris-Bruxelles etc., 19313-1931).).

      Cette esquisse des différentes catégories de primitifs, bien que très succincte et très sommaire, doit nous permettre de répondre aussi à la deuxième question: En histoire des religions, que faut-il entendre par diable? Le diable, satan: ces noms désignent l'adversaire du dieu bon, de l'Être Suprême; l'être mauvais par excellence; généralement aussi l'auteur de tous les maux dans le monde. La croyance au diable suppose donc la croyance en l'Être Suprême: c'est pourquoi, lorsqu'il s'agit des primitifs, on ne peut parler du diable que dans les civilisations les plus anciennes (Urkulturen) et dans les civilisations des peuples nomades pasteurs (Hirtenkulturen). Où l'Être Suprême est inconnu ou joue un rôle très effacé, il peut bien y avoir des esprits, souvent même des esprits malfaisants, des génies mauvais; cependant, à aucun d'entre eux nous n'avons le droit de donner le nom de diable. Du reste, nous nous abstiendrons le plus possible de nous servir de ce mot, même en parlant des peuples susdits, afin d'éviter toute confusion.


L'ADVERSAIRE DU DIEU BON DANS LES CIVILISATIONS PRIMITIVES
DE LA CUEILLETTE ET DE LA CHASSE (Urkulturen).


      Autrefois, la diffusion de ce type de civilisations était beaucoup plus grande qu'elle n'est à présent. Elles ont été dans la suite refoulées par les civilisations supérieures en sort qu'elles n'occupent plus aujourd'hui qu'une partie minime de la surface du globe. On les trouve surtout dans les parties extrêmes des continents soit au nord soit au sud. Le R. P. Schmidt a distingué trois groupes principaux: le groupe méridional, comprenant quelques tribus du sud-est de l'Australie; le groupe central, comprenant les pygmées et pygmoïdes en Afrique et en Asie sud-orientale (y compris Ceylan, les Andamanes, les Philippines) et le groupe septentrional ou artique-américain, dont les représentants se trouvent dans l'Asie du nord et sont aussi disséminés parmi les Esquimaux et les Indiens américains. Dans ce troisième groupe, se rencontre l'idée d'un adversaire de l'Être Suprême au sens défini plus haut, tandis qu'une telle conception n'existe ni dans le groupe central (W. SCHMIDT, Der Ursprung des Gottesidee, t. VI (Münster i. W., 1935) pp. 214, 248-249, 290, 390, 412. - Dorénavant, nous nous appuyons surtout sur cet ouvrage important (abrégé: UdG); ont paru jusqu'ici: t. I-VII (Münster i. W., 1912-1940); le t. VIII est sous presse; les t. IX-XIII n'existent qu'en manuscrit (voir Ethnos [Stockholm] VII [1942], pp. 127-128). On y trouve toujours les références aux sources originales.) ni dans le groupe méridional (UdG VI, 324); tout au plus n'y en a-t-il, dans ce dernier groupe, que de faibles indices (UdG VI, 390, 412; ib. II, 648, 659-660, 727, 878-882, 884-885).

      Les mythes de certaines tribus indiennes, surtout parmi les habitants du nord de la Californie centrale et parmi les Algonquins, mentionnent un représentant du mal très caractéristique. En Californie, il est identifié au loup des prairies (Coyote, Canis Lysiscus latrans) et il est désigné sous ce nom; il apparaît dans les mythes souvent en forme humaine, mais il est toujours désigné sous le nom de Coyote parce qu'il finit, selon le mythe, par être transformé en cet animal (UdG II, 306). Il intervient quand l'Être Suprême a achevé ou presque achevé l'oeuvre de la création; il tente de gâter l'oeuvre divine ou de s'en approprier quelque chose. Dans plusieurs mythes, c'est lui qui introduit dans le monde la mort qui n'avait pas été voulue par le créateur. Pour faire mieux comprendre cette croyance, donnons quelques exemples.

      Dans le mythe cosmogonique des Lenapes (Delawares), tribu algonquine, il est raconté comment le Grand Esprit créa la terre et le ciel avec le soleil, la lune, les étoiles, puis les hommes et les animaux. « Mais un esprit mauvais ne fit que des êtres mauvais, des monstres; il fit les mouches et les moucherons » (ce fléau qui gâte le bref été arctique). Puis, après la description du bonheur des premiers hommes, le mythe continue: « Mais un être mauvais, un magicien puissant vint sur la terre en secret. Il apporta avec lui l'injustice, le péché, le malheur; il apporta la tempête, la maladie, la mort ». Dans la suite, le mythe parle d'un grand serpent qui haïssait les hommes, qui les chassa de leur patrie et causa une grande inondation dans laquelle une partie des hommes furent dévorés par des monstres marins, d'autres furent sauvés par leur ancêtre Nanaboush sur une tortue (UdG II, 417-419). Ce grand serpent est probablement identique à l'esprit mauvais mentionné auparavant (Ib., 420; cf. 837-838).

      Les Arapaho, autre tribu algonquine, possèdent un récit sur la création qui est extrêmement long (sa récitation dans les cérémonies sacrées dure quatre nuits) et d'une grande beauté littéraire (UdG II, 691-717 (le texte: 692-714)). Dans ce mythe, l'adversaire intervient tandis que le créateur continue de former la terre et s'apprête à l'achever. Cet adversaire s'appelle Nih'àsà (« homme amer ») et, comme il résulte d'une comparaison avec d'autres mythes, il est le seul survivant d'une génération êtres mauvais, de cannibales, créés avant le genre humain actuel, puis anéantis par , le créateur (UdG II, 714-715, 805, 808; V, 667-670). Nih'àsà arrive, avec un bâton, dans l'assemblée des hommes en présence desquels le créateur travaille à l'achèvement de son oeuvre, et il demande la puissance créatrice et une part de la terre. Le créateur lui accorde la première de ces deux demandes, Nih'àsà étend alors son bâton et commence de former des collines et des ruisseaux. Toute l'assemblée est stupéfaite de son audace. Ensuite, le créateur prend un peu de moelle d'un peuplier et la jette à l'eau; la moelle s'enfonce, mais bientôt remonte à la surface. « Vous autres hommes, vous vivrez ainsi » (c'est-à-dire vous mourrez, mais vous revivrez bientôt). Mais Nih'àsà dit: « La terre n'est pas grande, elle serait vite surpeuplée. J'ai une meilleure proposition à faire ». Puis, il prend un caillou et le jette à l'eau; le caillou s'enfonce et disparaît à jamais. « Ainsi sera la vie de l'au-delà ». Alors le créateur dit: « Tu as demandé une part de la terre, j'en ferai une autre pour toi. » Il prend une poignée de terre et la lance sur l'océan. « Où cette terre tombera, là sera ton pays -au-delà de l'océan. » (UdG II, 707-709; cf. ib. 714-717; V, 675-676).

      D'après les mythes des Maïdou, tribu de la Californie centrale, le créateur veut que, devenus vieux, les hommes se plongent dans un certain lac et se rajeunissent de cette manière. Il le leur montre en rajeunissant Kuksu, le premier homme. Mais Coyote veut que les hommes meurent, et il leur dit que ce sera mieux ainsi: on aura alors des cérémonies solennelles pour les morts, les veuves pourront se remarier, etc. Le créateur cède, à contre-coeur, et permet ce changement. Puis Coyote organise une fête qui sera ouverte par des courses. Le fils unique de Coyote, coureur excellent, dépasse vite les autres et passe près d'un trou où le serpent à sonnettes est caché. Le serpent le mord, et en quelques instants il meurt. Coyote, voyant que son fils est mort, commence à se lamenter. Puis il le porte au lac que le créateur a destiné au rajeunissement des hommes et le jette à l'eau, mais le mort ne revient pas à la vie. Telle est la punition de Coyote qui a introduit la mort dans le monde. (UdG II, 128-131; voir aussi V, 219-220; 300, 305, 315-316, 349, 374, 377-378, 380-381, 453-455. 726 note I, 751).

      Un des plus beaux mythes sur l'origine de la mort est celui des Wintun, autre tribu californienne; malheureusement, nous n'en pouvons donner ici qu'un abrégé très succinct. Olebis, le créateur, veut que les hommes vivent comme frères et soeurs, qu'il n'y ait point de naissance, point de mort, et que la vie soit agréable et facile. Selon ce dessein, il forme une espèce de glands (cette même espèce est restée jusqu'aujourd'hui très importante pour la nourriture de la tribu) qui croissent sans écorce et tombent d'eux-mêmes quand ils sont mûrs. En outre, il charge deux frères de construire un chemin en pierre qui permettra aux hommes, quand ils seront devenus vieux, de monter au ciel, de se baigner dans une source merveilleuse, de boire d'une autre source et de rajeunir de cette manière. Tandis que les deux frères sont occupés à ce travail, un homme s'approche d'eux qui est Sedit, l'adversaire d'Olelbis. Il leur déclare son avis: mieux vaudra qu'il y ait des mariages, des naissances, des morts, du travail dans le monde. L'un des deux frères se laisse séduire, et tous les deux se mettent à détruire le chemin qu'ils avaient presque achevé. Ils sont changés en gypaètes et s'envolent. Sedit se repent d'avoir introduit la mort dans le monde, car il sait maintenant qu'il doit mourir lui aussi. Il se construit un appareil de feuilles pour voler au ciel, mais les feuilles se dessèchent, il tombe, il est fracassé. Olelbis le regarde du haut du ciel: « Voilà », dit-il, « la première mort; dorénavant les hommes mourront ». (Voir le texte complet du mythe: UdG II, 88-96, avec explication, ib. 96-101; cf. ib. V, 216-219,374, 377).

      Chez les Samoyèdes, dans l'extrême nord de la Sibérie, il existe un mythe sur la création assez semblable à celui des Arapaho que nous avons relaté plus haut. Au commencement, il n'y a pas de terre, mais seulement de l'eau. Num, le créateur, vit dans les hauteurs, et avec lui plusieurs oiseaux. Il les envoie plonger et chercher un peu de terre au fond de l'océan. Du peu de terre qui lui est apporté Num forme la grande terre. Lorsqu'elle est devenue assez vaste pour qu'on y construise une demeure, Num dit aux oiseaux: « Reposons-nous pendant cette nuit. » Arrive alors un vieillard mystérieux qui demande un abri pour la nuit. Num refuse d'abord: car l'inconnu ne l'a pas aidé dans la formation de la terre. Mais le vieillard insiste, et Num finit par le recevoir. A l'aube, le vieillard n'est plus dans la hutte. On le trouve enfin à l'extrémité de la terre; il fait semblant de se laver la figure, mais en fait il essaie de morceler la terre. Num lui dit: « Que fais-tu là? Tu as déjà mis en pièces la moitié de mon oeuvre! Va-t-en! Le vieillard s'en va. Puis Num agrandit la terre, la pourvoit de fleuves, d'arbres, d'animaux, assigne leurs demeures aux hommes. A ce moment, le vieillard revient et demande un lieu pour y habiter. Num refuse de nouveau, mais le vieillard insiste: « Laisse-moi seulement l'endroit où j'ai planté mon bâton, cela me suffit. » Num dit: « Ce n'est pas grand'chose; soit! » Avec son bâton, le vieillard fait un trou dans lequel il se glisse en ricanant: « Eh bien, maintenant je suis sous la terre et j'irai ravir les hommes » (en les faisant mourir). (UdG III, 352-353; cf. ib. 353-355, 554; V, 809-810, 834. - Chez les Samoyèdes, il y a aussi des mythes dans lesquels l'être mauvais est invité par le créateur à créer, à former la terre, etc., mais il n'y réussit pas (UdG II, 354; V, 809-810). Le même motif se retrouve en Amérique du nord, lors de la création des hommes (UdG II, 114-117; cf. ib. 202-203).

      Ces mythes attestent la croyance à l'existence d'un être mystérieux, adversaire du créateur, qui dérange et gâte son oeuvre, qui introduit dans le monde la mort et tous les maux (UdG VI, 36-42, 47, 81, 90, 95, 203, 299-300, 390-391; voir aussi, outre les mythes déjà cités: UdG V, 42-44, 59, 85-86, 108-109, 111, 116-117, 151, 174, 313, 315-317, 319, 369, 380-382, 750-751, 766, 771). Les mythes que nous avons choisis sont les plus complets parmi ceux que nous possédons; certains semblent néanmoins présenter des lacunes, et quelques-uns de leurs détails ne sont compréhensibles que moyennant la comparaison avec les différentes variantes d'un même thème. Il n'y a pas lieu d'en être surpris si l'on considère que ces mythes sont très anciens et ont été transmis oralement jusqu'à une époque toute récente.

      Cette même croyance existe aussi chez beaucoup d'autres tribus de l'Amérique du nord (UdG II, 32, 41, 43, 59, 78, 79, 105, 127-134, 150, 177-179, 249, 304, 369-370, 399-400, 414, 416, 440, 446, 482, 509-510, 535-536, 575, 606, 636-637, 717, 783, 805, 808-810, 834-838, 840-841, 846, 853-856, 868, 959; V, 369, 373, 405-407, 417, 511-512, 517, 529, 542-543, 553, 617-618, 626-627, 659, 667-672, 750-751, 766, 887; VI, 126, 179, 202-203, 269, 527-528), et on trouve ces traces chez plusieurs peuples chasseurs de l'Asie du nord (UdG III, 353, 448-449, 451-452, 468-469, 554; V, 809-810, 834, 892; VI, 63-64, 269), plus explicitement parmi les nomades pasteurs dont on traitera au paragraphe suivant. Certes, ces idées sont loin d'être claires et systématiques; elles s'obscurcissent quelquefois par suite de la migration et du mélange des mythes. C'est ainsi que l'adversaire de l'Être Suprême se confond quelquefois avec le premier homme ou avec le héros culturel (Kulturheros); quelquefois il prend même les fonctions de l'Être Suprême, devient créateur, etc. Mais l'analyse détaillée de l'immense matériel mythique entreprise par le R. P. Schmidt prouve qu'il s'agit là de contaminations postérieures. (UdG II et V, passim).

      Une question très intéressante reste cependant à débattre: qu'est-ce que les hommes de cette civilisation, de toutes la plus primitive, ont pensé de l'origine de l'être mauvais? Est-il indépendant du créateur? Très souvent, cette grave question reste sans aucune réponse. L'Adversaire est là; il arrive, on ne sait d'où, ou il est simplement introduit comme existant en même temps que l'Être Suprême. (Voir, outre les mythes déjà cités: UdG II, 90, 105, 112, 214, 307, 854-855, 868; V, 151; VI, 399). Dans un mythe Maïdou, Coyote est son « chien », le serpent à sonnettes, sortent de la terre. (UdG II, 114).

      Mais il ne manque pas de récits selon lesquels l'origine de l'être mauvais semblerait n'être pas indépendante de l'Être Suprême. Quelquefois, il est le résultat d'une action créatrice mal réussie qui a précédé la création du genre humain actuel (Ib., 606, 637, 690; cf. 714-715, 805, 836), ou il est une espèce de déchet de l'action créatrice. Dans la mythologie des Aïnou, aborigènes du nord du Japon, les esprits mauvais ont une origine assez curieuse: après la formation du monde, le créateur rejette les haches d'obsidienne dont il s'est servi pour son oeuvre; elles pourrissent en terre, et de là naissent les esprits mauvais (qui sont très nombreux, mais ont un chef suprême) (UdG III, 448-449, 488-489). Chez les Koryakes, tribu du nord de la Sibérie, il existe un mythe selon lequel le Grand Corbeau prend naissance de la poussière qui tombe du ciel sur la terre quand l'Être Suprême aiguise son couteau de pierre. (Ce Grand Corbeau n'est pas, à proprement parler, l'adversaire de l'Être Suprême, mais plutôt l'ancêtre des hommes et le héros culturel; il lui arrive cependant de sopposer à l'Être Suprême; c'est pourquoi nous sommes autorisés à nous servir de ce mythe pour la comparaison) (Ib. 403; cf. 554). Le Gluskabe des Wawenocks tribu algonquine, être d'un caractère semblable, s'est fait lui-même des restes du limon aspergé d'eau dont le créateur avait formé le premier homme. (UdG V, 523-530).

      Il ne manque même pas l'insinuation mystérieuse d'une certaine familiarité existant aux temps primitifs entre l'Être Suprême et son adversaire. Selon un mythe des Maïdou, le corps du créateur était lumineux, mais sa face était toujours cachée, personne n'a jamais vu la face du créateur (UdG II, 109; cf. ib. 143, 306); seul Coyote l'a vue, dit-on (Ib., II, 114, 143). Ce serait évidemment trop hardi, car une donnée isolée est un fondement trop fragile pour une telle interprétation; celle que nous venons de signaler excite notre curiosité plutôt qu'elle ne la satisfait.

      Cependant, il reste incontestable que, dans ce groupe des civilisations les plus primitives, la croyance à un représentant du mal est bien enracinée, et les mythes qui nous l'attestent sont si répandus et tellement originaux dans leur contenu et leur forme qu'il est impossible d'y voir des emprunts faits à la doctrine chrétienne.

      Au contraire, il faut y voir un élément très ancien et appartenant en propre à des groupements religieux importants, encore qu'on ne le rencontre pas universellement dans toutes les religions de la même ancienneté (UdG VI, 61-64, 88, 95, (Nos 10, 11, 19), 98, 179-182, 298-300, 390-391, 399, 412, 484-485, 489, 507).

      Cette croyance a continué d'être vivante dans celle des civilisations primaires qui a gardé la plus grande ressemblance avec la civilisation la plus primitive, nous voulons dire dans la civilisation des nomades pasteurs (Hirtenkultur).


L'ADVERSAIRE DU DIEU BON DANS LES CIVILISATIONS DES
NOMADES PASTEURS (Hirtenkulturen)


      L'origine de cette forme de civilisation est à chercher dans les steppes immenses de l'Asie centrale et septentrionale. Il y a de graves raisons pour croire que le premier animal domestiqué par l'homme fut le renne: les conditions géographiques et climatiques de ces régions rendent extrêmement facile une domestication graduelle et presque insensible de l'animal. Chez les Samoyèdes, on observe encore aujourd'hui la transition progressive de la chasse du renne à l'élevage du renne. Après avoir suivi dans leur déplacements les rennes sauvages pour les chasser, on continue de passer, avec les troupeaux de rennes domestiqués ou semi-domestiqués, d'un pâturage à l'autre (UdG III, 340; W. KOPPERS (op. cit., plus haut, p. 110, note 3), pp. 507-510, 512-514). Plus tard, ce nouvel art, l'élevage, a été appliqué au cheval, au chameau et à d'autres animaux. On trouve les formes les plus caractéristiques de la civilisation des nomades pasteurs parmi les peuples ouralo-altaïques; les peuples indo-européens et plus encore les peuples sémitiques et chamitiques ont reçu d'eux de fortes influences, mais plus tard ils ont passé en grande partie (et s'il s'agit des Indo-Européens, presque en totalité) à la vie sédentaire. En Asie du nord, au contraire, on trouve encore beaucoup de peuples ouralo-altaïques à l'état de nomades pasteurs ayant gardé, avec leur régime économique, au moins une grande partie de leur organisation sociale et de leur religion primitives. C'est parmi ces derniers qu'on trouve aussi des idées assez nettes sur l'adversaire de l'Être Suprême tel que nous le connaissons déjà par les civilisations les plus anciennes.

      Dans un mythe des Yakoutes qui vivent à l'extrême nord-est de la Sibérie, l'origine de la terre est racontée comme suit. Au commencement, la terre est tout entière couverte d'eau; on ne voit rien qu'une mer infinie. Ai-tojon, l'Être Suprême, plane au-dessus des eaux et voit flotter une sorte de bulle d'où monte une voix. Il interroge: « Qui es-tu et d'où viens-tu? - Je suis le diable et je vis sur la terre qui est au-dessous des eaux. - S'il est vrai, dit Ai-tojon, qu'il y ait là de la terre, apporte-m'en un morceau. » Le diable plonge et revient avec une quantité de terre. Ai-tojon la prend, la bénit et se couche dessus. Ce que voyant, le diable cherche à le noyer et se met à tirer l'îlot flottant pour le faire couler; mais plus il tire, plus la terre s'étend, à sa grande colère, jusqu'à ce qu'elle couvre presque entièrement les eaux. Ainsi fut formée la terre sur laquelle les hommes vivent aujourd'hui. (Uno HOLMBERG, The Mytholohy of All Races. Vol. IV: Finno-Ugric, Siberian (Boston, 1927), p. 313; L. WALK, Mitteilungen der Anghropl. Gesellschaft in Wien LXIII (1933), p. 72-73, n° 22 [voir l'article entier: Die Verbreitung des Tauchmotivs in den Urmeerschôpfungs - (und Sintflut -) Sagen. A. Das eurasische Gebiet, ib., pp. 60-76]. - Dorénavant, nous donnons des références plus détaillées, parce qu'il s'agit de sujets traités surtout dans les tomes non encore publiés de l'UdG, dont le manuscrit a été mis gracieusement à notre disposition par l'auteur.)

      D'après un autre mythe des Yakoutes, le créateur fait la terre petite, belle et lisse. Arrive l'esprit mauvais, qui commence à la gratter comme un chien et à la déchirer pour la détruire. Le créateur le voit, mais il le laisse faire; et pendant que l'esprit mauvais s'acharne à sa besogne, la terre ne cesse de croître, tandis que les fleuves et les mers coulent des fissures qu'il fait. Ainsi l'esprit mauvais contribue, malgré lui, à donner à la terre son extension et sa forme actuelles. (HOMBERG, op. cit., p. 319; Oskar DÄHNHARDT, Natursagen, t. I (Leipzig und Berlin 1907), p. 73; Joseph FERDMANN, Paradies und Sündenfall (Münster i. W., 1913), p. 376).

      Dans un mythe des Tartares de l'Altaï (du reste assez répandu en Sibérie) la création de la terre est racontée ainsi. Au commencement il n'y a rien que de l'eau; pas de terre, pas de ciel, pas de lune, pas de soleil. Le créateur avec « un homme » plane au-dessus de la mer, chacun sous la forme d'une oie de couleur noire. Cet homme excite le vent et projette de l'eau sur la figure du créateur, mais il tombe et manque de se noyer. Le créateur le sauve; puis il commande qu'une pierre dure sorte de l'eau, et l'homme s'asseoit dessus. Le créateur le charge ensuite de plonger au fond de la mer et d'apporter un peu de terre, dont il forme la grande terre. Quand l'homme sur l'ordre du créateur plonge pour la deuxième fois, il prend deux poignées de terre dont il met l'une dans sa bouche pour en former une terre à part; il ne donne au créateur que l'autre poignée. Tandis que celui-ci continue de former sa terre, la terre cachée dans la bouche de l'homme commence à s'enfler, et il manque s'étouffer. Enfin, il ne peut plus cacher sa fraude: sur l'ordre du créateur, il est obligé de cracher ce qu'il a dans la bouche. C'est ainsi que les marécages et les monts prennent leur origine (c'est-à-dire les parties de la terre les plus incommodes aux nomades pasteurs qui ont besoin de steppes étendus et unis pour les pâturages, surtout pour les chevaux). Alors, le créateur dit à l'homme: « Maintenant, tu es dans le péché. Tu as voulu me faire du mal. Ton nom sera Erlik, et les hommes qui ont aussi des sentiments mauvais seront ton peuple, mais les hommes qui ont de bons sentiments seront mon peuple » (W. RADLOFF, Proben der Volkslitteratur des türkischen Stâmme Süd-Sibirien, t. I (St. Petersburg, 1866), pp. 175-177; W. RADLOFF, Aus Sibirien, t. II (leipzig, 1893), pp. 3-4; FELDMANN, op. cit., pp. 361-362; HOLMBERGE, op. cit., 317-318; WALK, l. c., pp. 72-73, n° 16).

      Ce mythe contient plusieurs motifs qui se retrouvent fréquemment en Sibérie: un être qui est (ou devient) l'adversaire du créateur est obligé de plonger pour chercher de la terre; il fait une tentative de fraude mais ne réussit jamais à garder la matière cachée et à former une terre à part; il est forcé de la cracher, et les parties moins belles et moins utiles de la terre prennent ainsi leur origine. (Cf. DÄHNHARDT, op. cit., pp. 60-62, 66-68, 70-74, 338-339; FELDMANN, op. cit., pp. 370-372, 374, 377-380, 383-384; HOLMBERG, op. cit., pp. 313-320, 325; WALK, l, c., surtout pp. 70-73 (n° 3, 4, 5, 7, 8, 12, 17, 21-24, 28), UdG VI, 36-42, 568-570).

      Dans un mythe des Bouriates, autre tribu sibérienne, l'être mauvais, en compensation du travail qu'il a dû s'imposer en plongeant, demande une part de la terre, suffisante seulement pour y planter son bâton. L'ayant obtenue, il fait avec son bâton un trou duquel sortent les serpents, les souris et les autres animaux nuisibles (HOLMBERG, op. cit., p. 315; des variantes: ib., p. 320; UdG VI, 570).

      Lors de la création de l'homme, l'esprit mauvais joue aussi un rôle fatal. Un mythe répandu en Sibérie, surtout chez les Tatares (au sud), raconte la création de l'homme comme suit. Le créateur fait un homme d'une masse de terre; puis il forme aussi un chien qui est nu (sans poils) et lui donne l'ordre de garder le corps humain (qui est encore sans âme), tandis qu'il s'en va. Le créateur parti, Ngaa, son adversaire (la mort personnifiée), arrive et dit au chien: « Tu auras froid, car tu es nu. Livre-moi l'homme, et je te donnerai un vêtement ». Après une brève résistance, l'animal cède. Ngaa prend l'homme et le dévore. Revient le créateur qui demande au chien: « Où est l'homme ? » La bête répond: « Ngaa l'a dévoré. » Le créateur se met en colère et dit au chien: « Parce que tu as permis cela, dorénavant tu mangeras des excréments humains. » puis il recommence la création de l'homme; il forme un homme et une femme, qui sont les parents du genre humain tout entier. (UdG III, 354-355; cf. ib. VI, 47).

      D'autres variantes de ce mythe ont une fin un peu différente; voici par exemple celle des Mordvines, peuple sibérien aujourd'hui plutôt sédentaire, mais qui appartient originairement aux nomades pasteurs. (Dans ce mythe, l'adversaire de l'Être Suprême a le nom arabe de Chaïtan, où l'on reconnaît une influence musulmane, mais le fond du mythe est original): Tscham-Pas, le créateur, après avoir formé le corps humain de limon, le confie à la garde du chien qui est encore nu. Chaïtan excite alors un froid terrible de manière que le chien manque de périr. Il réussit de cette manière à persuader l'animal qu'il accepte un vêtement de poils et qu'en échange il lui livre le corps humain. Chaïtan crache alors sur l'homme de tous les côtés, et de ces crachats les maladies prennent leur origine; enfin, il insuffle en lui une âme mauvaise. Survient Tscham-Pas; il chasse Chaïtan, et, pour guérir le corps humain, il tourne au dedans la partie extérieure souillée par les crachats de Chaïtan, et insuffle à l'homme une âme bonne. Mais les maladies restent, et parce que l'homme a deux âmes, une bonne et une mauvaise, ses inclinations sont en partie bonnes, en partie mauvaises. (DÄHNHARDT, op. cit., pp. 101-102; FELDMANN, op. cit., pp. 380-381).

      On le voit: cette forme du mythe est plus « philosophique », car elle explique l'origine du mal physique et du mal moral par l'intervention d'un être mauvais qui gâte l'oeuvre du créateur. En revanche, la première variante semble contenir une allusion à l'origine de la mort, car Ngaa, la mort, dévore le premier homme. (Sur ce mythe et ses variantes, voir: DENHARDT, op. cit., pp. 98-110, 340; FELDMANN, op. cit., pp. 371-372, 374-378; 385-386; HOLMBERG, op. cit., pp. 373-379; UdG VI, 47-51).

      Il y a aussi un récit dans lequel le mauvais Erlik séduit les hommes pour leur faire manger d'un fruit défendu; ce mythe, pourtant, est tellement semblable au récit biblique dans quelques détails qu'il vaut mieux ne pas s'y appuyer, bien que d'autres détails du même mythe soient incontestablement d'origine sibérienne (RADLOFF, Proben des Volkslitteratur, t. I, pp. 177-180; FELDMANN, op. cit. pp. 362-364; HOLMBERG, op. cit., pp. 381-383. - Autres récits d'une chute des premiers hommes, mais sans intervention du diable, dans HOLMBERG, op. cit., pp. 383-385).

      Peut-être les deux derniers exemples rendraient-ils suspecte toute l'argumentation. On pourrait objecter en effet que partout en Sibérie la mention d'un adversaire du dieu bon est due à des influences chrétiennes ou islamiques (Voir HOLMBERG, op. cit., pp. 313-314) (Quelquefois aussi manichéenne ou bouddhique); mais le fond de l'histoire consiste presque toujours en détails tout différents du récit biblique. La même réponse s'appliquerait, mutatis mutandis, à la théorie qui voudrait dériver ces idées de l'ancienne religion iranienne avec son dualisme (Voir DÄHNARDT, op. cit., pp. 36-38, 107-110; HOLMBERG, op. cit., p. 379; voir aussi ib., pp. 315-316, 321-322).

      L'antagonisme entre le dieu bon et son adversaire pénètre la religion tout entière des peuples vieux turcs. Le chamanisme avec ses pratiques bizarres est mis en rapport avec l'être mauvais, tandis que dans le culte de l'Être Suprême il n'y a pas de chamanisme proprement dit (« chamanisme noir ») mais seulement un sacerdoce exercé primitivement par le père de famille. (UdG XIII (manuscrit) )

      Une preuve de l'antiquité et de l'originalité de ces idées est que le nom Erlik, ou des formes étymologiquement connexes, se trouvent presque partout en Sibérie et même en dehors des frontières de ce pays (chez les Mongols), tandis que les mythes ayant trait à ce personnage se sont beaucoup différenciés; ainsi, chez certains groupes, il n'y a plus d'opposition de principe et d'ordre moral entre l'Être Suprême et Erlik, mais ce dernier est simplement le prince du monde souterrain, cependant que l'Être Suprême réside au ciel. Ailleurs, ces deux êtres sont même devenus des associés, des alliés, des frères. Mais l'analyse détaillée des mythes en question montre qu'il s'agit là d'une décadence, de changements postérieurs, dus en partie à la pénétration d'une mythologie lunaire qui n'appartient pas en propre à ces nomades pasteurs. Parallèlement avec ces modifications dans la mythologie, le culte de l'être mauvais se développe sur une large échelle; on lui offre des sacrifices pour l'apaiser, parce qu'on craint sa méchanceté, mais l'on a peu de révérence pour lui. De préférence, on lui immole des animaux de couleur noire; en revanche, les animaux de couleur blanche sont les victimes préférées dans le culte de l'Être Surpême qui réside au ciel, dont le royaume est dans la lumière. (Tout ceci est traité longuement dans les volumes IX à XIII de UdG (manuscrit) ).

      Nous avons choisi ici quelques mythes où, d'une part, l'opposition entre l'Être Suprême et son adversaire apparaît plus nettement, d'autre part, la ressemblance avec les mythes d'Amérique du nord se reconnaît plus facilement. Un groupe de mythes très important, unissant ces deux civilisations, consistent en récits sur la création dans lesquels il faut plonger pour chercher de la terre (Tauchmotiv); toutefois, dans les mythes américains, l'être mauvais ne survient que pendant ou après la formation de la terre; tandis que dans les mythes des nomades pasteurs, il est présent dès le commencement et plonge souvent lui-même pour chercher de la terre. (UdG VI, 32-42). Il est clair que l'idée centrale de ce cycle de mythes ne peut pas être dérivée du récit biblique sur la création. Du reste, même s'il subsiste quelque doute sur le caractère biblique ou original de tel ou tel trait dans les mythes des peuples nomades pasteurs de la Sibérie, les mythes américains, avec ce personnage étrange qu'est Coyote (et les êtres correspondants), sont évidemment autochtones, et les ressemblances des mythes asiatiques avec ceux-là montrent clairement qu'il faut chercher leur origine dans la civilisation primitive arctique-américaine.



      Tout ceci nous permet de voir comment le problème de l'origine du mal a donné beaucoup à réfléchir déjà aux primitifs (Ce sujet a été traité dans une thèse, malheureusement non encore publiée: Karl ALTDORFER, Der Ursprung der Sünde in religions geschichtlicher Beleuchtung (Fribourg en Suisse, 1943) ). Ce problème devient spécialement angoissant dans une religion monothéiste qui admet un dieu bon, créateur, tout-puissant. (Une pluralité d'êtres supérieurs qui sont moralement indifférents ou même immoraux, permet une solution plus facile, mais superficielle.) Il n'est donc pas étonnant que chez beaucoup de peuples primitifs où existe la croyance en un dieu bon et unique, le problème de l'origine du mal, physique et moral, soit resté sans solution. D'autres peuples cependant ne s'y sont pas arrêtés. Convaincus de l'existence de l'Être Suprême, tellement bon que de sa part il ne peut venir que du bien, ils ont trouvé l'explication des imperfections et des déficiences multiples de ce monde dans l'existence d'un être mauvais qui a gâté l'oeuvre du créateur, et ils décrivent son intervention fatale dans leurs mythes d'une manière naïve, mais souvent impressionnante.

      Un nouveau problème toutefois est ainsi posé: d'où vient l'être mauvais? Existe-t-il indépendamment du créateur? Nous avons vu que, là aussi, il y a des tentatives tâtonnantes pour résoudre la difficulté; mais il s'en faut de beaucoup qu'elles aient abouti. Ne nous en étonnons pas; en présence du mysterium iniquitatis, nous sentons toute la limitation de l'intelligence humaine, à laquelle la révélation est moralement nécessaire; faute de celle-ci, nous ne pouvons que nous égarer dans la recherche des suprêmes solutions.


Joseph HENNINGER, S. V. D.      
de l'Institut Anthropos       


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Le diable et la conversion des païens


      Des missionnaires qui ont vécu longtemps en pays de mission, reviennent souvent sur le fait que, dans les milieux païens, la puissance des esprits malins se fait remarquer plus sensiblement qu'en pays chrétiens. Dans son oeuvre Le diable dans les missions (Vol. I: XX-346 pp., vol. II: 347 pp. Paris et Lyon (1893-65) ), Paul Verdun a recueilli en deux volumes de nombreux récits missionnaires, datant en grande partie de la seconde moitié du XIXè siècle, qui ont pour but de démontrer l'influence diabolique dans les missions. Ces rapports sont tirés pour la plupart de revues missionnaires populaires. Ils sont racontés librement et accompagnés de quelques réflexions pieuses. Ce qui fait défaut, c'est la qualité du choix et l'étude critique des cas. En général, Verdun se base sur l'authenticité des témoignages des missionnaires, mais fait preuve d'une certaine crédulité qui rattache trop facilement à tous les phénomènes occultes et extraordinaires l'intervention du surnaturel.

      Toutefois, il est évident que l'introduction de la vérité divine répugne à l'Esprit des ténèbres. Il se défend de mille manières lorsque les païens veulent se libérer des liens de leur vieille superstition. Aussi pourrons-nous considérer les cas d'influence diabolique comme significatifs pour les missions, là où il s'agit de retenir dans le paganisme un catéchumène ou d'y ramener un néophyte.

      A cette catégorie appartiennent aussi les quelques cas de possession survenus au début des missions japonaises, et cités par le Père Luis Frois S. J. dans son histoire du Japon (Le Père Luis FROIS, chroniste assidu et soigneux des missions des Indes et du Japon, était aux Indes de 1548 à 1562, et au Japon de 1562 à sa mort en 1597. En 1593 il acheva au Japon son Historia do Japào (1549-1578) qui resta comme manuscrit à la Bibliothèque Ajuda à Lisbonne jusqu'à ce que G. Schurhammer et E. A. Voretzsch l'aient publiée en 1926, à Leipzig, dans une traduction allemande). Ces récits ne sont que très brefs. En 1554 « il y avait à Kutami une femme possédée dont le diable se servit pour troubler ceux qui voulaient être sauvés. Aussitôt qu'elle vit un grand nombre de gens rassemblés pour entendre la parole de Dieu, elle fit tant de bruit et causé une telle confusion qu'il semblait que la personne ne pût entendre à cause d'elle. Or, Notre Seigneur donna tant de grâces aux néophytes qu'ils furent au contraire affermis dans la foi, ayant reconnu clairement l'intervention du diable fâché de voir prêcher notre sainte foi (FROIS, cap. 12, p. 37 s.).

      Ce qui est important dans ce cas, c'est que les Japonais admettaient eux-mêmes la possession de la femme et tout au moins croyaient à l'influence du diable. La même année, dans le district de Funai, une Japonaise, âgée de trente ans, déclarait vouloir se faire chrétienne. Or, lorsqu'on voulut lui enseigner le signe de la croix, elle commença à trembler fortement. Le Père Balthasar Gago « prononça l'exorcisme et lui ordonna de dire les noms de Jésus et de saint Michel, ce qui lui causa beaucoup de peine. Elle finit par dire en chantant, que si nous supprimions Shaka et Amida, qui sont leurs idoles, il ne leur resterait rien à adorer, et qu'il n'y aurait personne pour le vaincre et que lui n'adorerait plus rien non plus ». Le lendemain le Père réussit à achever l'exorcisme et à délivrer complètement la femme (FROIS, CAP. 12, P. 39). Les deux noms, cités par la femme sont ceux de Bouddha à qui on rendait des honneurs divins. Aussi est-ce là une preuve que le paganisme résistait et s'opposait à la conversion de cette femme.

      En 1574, un village, situé près de Matsubara, s'était converti au christianisme tandis que les habitants de Matsubara s'opposaient à la foi chrétienne et avaient formellement décidé de ne point permettre la prédication de l'Évangile. « Dans la même nuit où ceux de l'autre village furent baptisés, le diable entra dans une fille païenne au village de Matsubara. Tout en la tourmentant, il disait par sa bouche: ''J'ai fui dans ce village parce que les autres m'ont chassé.'' Craignant que celui qui était le méchant hôte de la fille, ne s'emparât également d'eux tous, les gens de Matsubara prièrent le Père de les faire chrétiens pour échapper au diable. Et ainsi tous devinrent chrétiens. (FROIS, cap. 104, p. 462). » Ces trois événements - attestés par plusieurs témoins - sont attribués et par les chrétiens et par les missionnaires à l'influence de l'esprit malin. En tous cas, la résistance à l'introduction du christianisme est visible. Trop souvent cependant, par leur forme violente, ces tentatives de l'ennemi du Christ n'aboutissent qu'à l'effet contraire.

      Dans ce qui suit, deux événements survenus dans la mission de l'Angola au XVIIè siècle, seront l'objet d'une étude plus approfondie. Ce sont des épisodes de la vie de l'étrange et célèbre reine Nzinga (La maravigliosa conversione... della regina Singa... descritta con historico stile dal P. F. Francesco Gioia... e cavata da una relatione de là mandata dal P. F. Antonio da GAETA..., Napoli 1669 (je cite: G). - Istorica descrittione de'tre regni Congo, Matamba et Angola... compilata dal P. Gio Antonio CAVAZZI da Montecucullo... nel presente stile ridotta dal P. Fortunato Alamandini..., Milano 1690, lib. V, n. 106-lib. VI, n. 1-112 (je cite: C). - Archives Congolaises, éd. De Jonghe et Simar, Bruxelles 1919, spéc. p. 47-50: Relation par Serafino da Cortona (1656). - L. KILGER, Die Missionen im Kongoreich mit seinen Nachbarländern nach den ersten Propagandamterialen, dans: Zeitschrifs für Missionswissenschaft und Religionwissenchaft XX, Münster i. W. 1930, spéc. p. 120-122). Fille de Nbandi Ngola, roi de l'Angola, elle est née en 1582. son frère Ngola Mbandi, successeur de son père, étant en guerre avec les Portugais, désirait négocier. Dans cette intention, il envoya Nzinga à Loanda où elle fut baptisée en 1622. Son royal frère eut de nouveaux conflits avec les Portugais; la situation devint fort grave, lorsqu'il mourut en 1627; le bruit courait que sa soeur Nzinga l'avait fait empoisonner. Mais devenue reine elle poursuivit la guerre contre les Portugais. Elle adhéra au clan anthropophage des Jagga. Trente ans durant, elle continua la lutte cruellement et sans pitié. En 1627, elle avait renié sa foi chrétienne. Dès ce moment, sa dévotion principale s'adressait aux mânes des héros des Jaggas et surtout à son frère Ngola Mbandi dont elle conservait les ossements dans une cassette doublée d'argent. A la suite de la capture de deux capucins, faits prisonniers par ses gens, et grâce à un crucifix tombé entre ses mains, l'idée lui vint de faire la paix avec les Portugais et de redevenir chrétienne. Avant l'arrivée des capucins, Nzinga convoqua ses conseillers spirituels, cinq sorciers singhilli (excepté dans les relations des Capucins sur l'Afrique, je n'ai pu trouver nulle part ce nom spécial de sorcier, même pas dans: La Sorcellerie dans les pays de mission (semaine de missiologie Louvain 1936), Louvain 1937) (G: scinghili) qui, au nom des cinq défunts, devaient dire, si la reine pouvait abolir la loi des Jaggas. Les singhilles offrirent les sacrifices habituels et tout ce qui était nécessaire pour que, par eux, les mânes puissent parler. Les deux capucins qui racontent cet événement, P. Antonio da Gaeta et P. Giovanni Antonio Cavazzi da Monte-cuccolo, ont été missionnaires à la cour de Nzinga. Malheureusement, la langue des deux récits a été remaniée avant la publication. Les deux missionnaires admettent que les déclarations des singhilles proviennent d'esprits malins, forcés de dire la vérité. En comparant les deux textes, on remarquera que la tradition ancienne de Gaeta est plus pure tandis que Cavazzi ou celui qui a fait la retouche du texte, a recours à de nombreuses explications pour démontrer clairement l'origine diabolique des réponses (Cavazzi paraît ne pas avoir utilisé le livre de Gaeta; mais avoir eu recours à une tradition orale, connue à Matamba même. En tout cas, ses récits sur les deux cas de 1655 et de 1658 sont apparemment indépendants de Gaeta). Gaeta assure qu'il connaît les réponses du sorcier par l'entremise de D. Callisto Zelote, témoin oculaire, plus tard interprète de la mission.

      Tout d'abord la reine demanda, s'il était bien d'abandonner la loi des Jaggas, puisqu'alors elle devrait se séparer des coffrets des défunts et qu'elle ne pourrait plus leur sacrifier.

      « Le démon qui simulait être l'âme de Casà répondit alors (G 225; C 525: Kasa):

      ''Majesté, nous sommes des Jaggas morts, nous sommes des esprits; nous ne vivons pas dans les cassettes qui nous sont dédiées. Retenir des cassettes dédiées aux Jaggas défunts, c'est une coutume dont nous faisions aussi usage du temps où nous vivions sur la terre, de même que nous avons sacrifié des hommes et des animaux. Si Votre Majesté veut vivre selon la loi chrétienne et faire disparaître nos cassettes, elle le peut, c'est dans son pouvoir de le faire, et pour moi, je le fais également, jetant la cassette qu'elle m'a dédiée.'' »

      Dans un accès de colère, le sorcier donna un coup de pied à la cassette qui se tenait devant lui et continua:

      « Les autres Jaggas, cesseront-ils, pour cette raison, de nous honorer dans les cassettes? Certainement non. Que Votre Majesté fasse comme elle veut. Nous aurons tout de même de ceux qui nous honoreront. » (C 525 remarque que le sorcier s'affaissa écumant et à moitié mort après avoir fait sa déclaration).

      Or, la reine demanda ce que les esprits penseraient dans le cas où, le prêtre chrétien l'exigeant, dorénavant, les enfants nouveau-nés ne seraient plus tués, comme la loi des Jaggas l'ordonnait.

      Cassange répondit (G 225 s.; C 525: Cassange):

      « Majesté, naturellement, vivant, j'étais Jagga, car dès mon enfance, j'ai vécu cette vie; en tout cas, j'eus des fils, à mon gré, et j'en ai fait élever un grand nombre; néanmoins, je n'ai jamais cessé d'être Jagga: Votre Majesté peut le faire, d'autant plus qu'elle est reine. De chrétienne, ne s'était-elle pas de nouveau faite Jagga parce que les blancs lui avaient pris le règne? Elle peut bien le faire, ce qui sera bien; pour cette raison, je ne cesserai pas de la suivre ».

      La reine interpella les trois autres sorciers pour avoir leur opinion.

      Chinda prit la parole (G 226): « Je suis Jagga; j'ai toujours vagabondé par les forêts, lorsque je vivais dans le monde. De toute ma vie, je n'ai jamais eu de maison, et maintenant aussi, je ne me soucie pas de votre cassette. Si jusqu'ici, vous m'y avez honoré, vous l'avez fait librement, sans que je l'eusse demandé. Maintenant qu'elle dit vouloir suivre une autre loi, qu'elle vive selon celle qui lui fera du bien. »

      Chinda s'adressa à Calanda (C 525: Calenda) pour lui demander son avis. Celui-ci répliqua (G 226):

      « Ce que tu dis, je le dis aussi: mais à quoi bon tant d'opinions? Nous avons là notre roi, Ngola Mbandi, frère de la reine, qu'il dise son avis et nous l'approuverons. »

      « Alors le démon qui simulait être l'âme du roi défunt, Ngola Mbandi, frère de la reine, répondit (G 226 s.):

      ''Je n'ai pas été Jagga, lorsque je vivais dans le monde; les ancêtres de mon sang ont vécu cette vie; ce n'est que ma soeur qui est une Jagga; aussi, parlez avec elle, quant à moi, je suis content de tout ce qu'elle pense faire. Les sacrifices qu'elle m'a offertes ne m'ont jamais plu; et si mon singhille l'a persuadée de faire cela, c'était de son invention; je n'y avais aucune part. Or, si elle veut abandonner la vie des Jaggas, elle fera bien de vivre selon le vieil usage de Dongo, comme vivaient ses ancêtres. Et maintenant, en sa présence, tout ce que je peux lui dire, c'est que si elle accepte la foi du Christ et vit en chrétienne, les Blancs ne lui feront plus la guerre, elle jouira d'une grande paix et de la tranquillité dans son règne.'' » (En raison de l'importance de cette déclaration, je cite le texte parallèle chez C 525: « Io non professai in alcun tempo la stta de' Jagga, oh mia sorella. Quando risolvesti di abbandonare la Religione de' Christiani, che ti constrinse? A' che dunque, se da te stessa dasti al tuo cuore un consiglio insano, richiedi ora dall' altrui parete cio che dentro di se sei tenuta risolvere. Cosi havess' io ripreso i miei primi, e saggi consigli: ma poiche, a costo d'eterni tormenti, io pago miei deliri, almeno ti sia specchio il moi fallire, e da' casi miei (già che non puoi negare un intiera cognitione dello stato in che mi ritrovo) impara ad emendarti, oh sorella, Risolviti, o Nzinga sorella. Accetta la pace, che ti presenta il Portoghese invitto, e la possiderai nell' anima tua. »)

      Les deux missionnaires expriment leur étonnement à propos des voies mystérieuses de Dieu: de ce qu'il avait été possible de porter les esprits malins à dire la vérité. Certes, on pourrait objecter à l'égard de cette consultation des singhilles que la reine Nzinga avait dirigé par sa forte volonté les sorciers en état de « transe » et qu'elle les avait forcés à déclarer ce qu'elle désirait dans son for intérieur. Cependant les sorciers de ce genre n'avaient pas l'habitude de se faire prescrire leurs oracles. En tous cas, le témoin Don Callisto n'avait pas l'impression qu'il s'agît d'un jeu de la reine. En plus, le cas de possession survenu trois ans plus tard, prouve qu'on ne peut prendre à la légère la consultation de 1655.

      Lorsqu'en effet au printemps 1656, le Père Antonio da Gaeta arriva à la cour de Nzinga, sa seconde conversion eut lieu. Elle commença sérieusement à introduire la vie chrétienne à sa cour et dans tout le pays de Matamba et soutint le travail missionnaire. Elle conclut un traité de paix avec les Portugais. Dans la ville royale de Matamba, les églises et des oratoires furent érigés et des cimetières chrétiens bénits (G 375, C 546). C'est là que se vérifié en 1658 un cas de possession qui est évidemment en relation avec l'étrange sentence des singhilles. (Dans la description du cas, C se montre indépendant de G. - Cavazzi qui avait été assez longtemps missionnaire à Matamba, doit y avoir trouvé une bonne tradition. Il décrit plus en détail la marche extérieure des événements; les discours directs du P. Gaeta, je les tire de G qui doit s'en souvenir le mieux - quoiqu'il ne soit pas exclu que le « styliste » Gioia y ait fait des retourches). Le père Antonio da Gaeta peut en rendre compte en tant que témoin oculaire directement intéressé.

      La reine Nzinga fit amener un singhille au Père Antonio da Gaeta. Elle avait fait arrêter et enchaîner le sorcier et voulait que le capucin le fît exécuter, « parce qu'il est un démon de l'enfer qui, agité par les esprits malins, cause de très grands dommages » (G 384). Puis le capucin narre sa rencontre avec le possédé:

      « Le susdit singhille paraît alors devant moi, chargé de chaînes, les yeux hagards, le visage bouffi et défiguré, la bouche écumante, poussant des hurlements horribles et épouvantables; je reconnus tout de suite (!) qu'il était possédé par des esprits malins. M'adressant au démon, je lui demandai quel était son nom, s'il avait d'autres compagnons pour tourmenter et affliger ce corps. Le démon répondit que son nom était Ngola Mbandi et qu'il était le créateur de toute chose, du ciel et de la terre, le maître et seigneur de l'univers » (G 385 s.).

      L'esprit qui parlait dans le possédé prenait donc le nom du frère de Nzinga, ce roi dont elle avait, selon l'opinion commune, causé la mort. Tant qu'elle avait été païenne, elle avait fait transporter avec elle ses ossements dans une cassette doublée d'argent. S'il s'agit d'une vraie possession - et on ne peut guère en douter - c'était la dernière tentative pour séparer la reine de la foi chrétienne, et pour la gagner de nouveau au culte des ancêtres et aux coutumes des Jaggas.

      Le capucin affronta le possédé et son orgueilleux démon avec courage et rudesse (G 385) (Cf. C 547 s. Je me tiens à G, bien qu'on y remarque un peu le style rhétorique de Gioia) :

      « Ah, menteur! Ah, trompeur! Téméraire et orgueilleux! Tu tiens encore à cette folie de vouloir te faire semblable à Dieu? Ne te souviens-tu pas que pour cette raison, tu as été projeté du ciel, au fond des abîmes? Si Dieu t'a tiré du néant, comment oses-tu, que tu es, t'arroger le nom de Dieu et usurper le titre de créateur? Je te commande donc, vilain démon, de mettre ta tête par terre afin que je puisse la fouler de mon pied, comme tu le mérites. »

      Ceux qui l'entouraient, croyaient que le sorcier, enragé, allait se ruer sur le missionnaire. Cependant il se jeta à terre, frappa le sol de sa tête avec une telle véhémence que tous croyaient qu'il s'était cassé la tête. Mais ce n'était qu'une illusion; car on ne vit trace de blessure (C 550). Le Père posa le pied sur la tête du possédé et s'écria:

      « Esprit rebelle, esprit félon, esprit vil, où est ta prétendue grandeur? Où est ta menteuse divinité? Où caches-tu tes forces? Parle, réponds, venge-toi, si tu en as le courage! »

      L'esprit malin dans le possédé ne fit que de se plaindre à voix basse de la violence avec laquelle on le traitait. Le capucin s'adressa dans une vigoureuse allocution à ses spectateurs et à la reine pour leur démontrer l'impuissance du célèbre singhille et de l'esprit malin, qui parlait en lui (C 550, G 385-387). La reine Nzinga était bouleversée et tremblait de peur. Elle dit au Père Antonio de Gaeta:

      « Mon Père, je vous prie de le faire mourir afin que cette peste de l'enfer disparaisse de ce monde » (G 387, C 550: « essendo risoluta (la regina) di falo abbruciar vivo con quel suo demonio in corpo »).

      Mais le missionnaire n'était pas de cet avis: « Je ne le ferai jamais, je veux plutôt qu'il vive pour pouvoir, par la force des exorcismes de l'Église, le libérer de la puissance du démon qui le possède; car lorsqu'il sera guéri, j'ai l'intention de le catéchiser, de l'instruire dans la foi, et puis de lui donner le saint baptême, avec l'espoir de le sauver de cette manière et de gagner son âme au Christ » (G 387).

      Entre-temps, le soir était venu. Aussi le Père Antonio renvoya-t-il l'exorcisme au lendemain. Il commanda à l'esprit malin de laisser en paix le malheureux. Puis il ordonna de le ramener à sa demeure habituelle et dit aux gens de le reconduire à l'église le lendemain. (C 550. D'après la description plus courte de G 387, l'épisode se serait terminé sans interruption; on fera mieux cependant de s'en tenir à la tradition de Cavazzi).

      Tôt le matin suivant la reine était présente. Le possédé était enchaîné. L'exorcisme commença devant l'autel de la Sainte-Croix: « Ne pouvant soutenir la puissance et la force de l'exorcisme, le malin hurlait, frémissait, se débattait et éclatait de rage. Et bien que, plusieurs fois, je l'aie contrait d'obéir à mes ordres, néanmoins il déclara et dit que jamais il ne quitterait ce corps; car cela c'était la volonté de Dieu » (G 387).

      L'exorcisme dura plusieurs heures. Enfin le missionnaire demanda directement au sorcier s'il voulait se convertir au vrai Dieu et recevoir le baptême. Il semble alors que l'homme prit conscience d'être possédé, et il répondit insolemment à haute voix:

      « Je ne reconnais point d'autre Dieu que celui que j'ai dans ma poitrine. (C 550) ».

      Enfin, on le fit sortir de l'église. (D'après C 550, le possédé se libéra de ses chaînes dans l'église même et se précipité au dehors.) « A peine fut-il dehors que le diable éclata de fureur; il arracha avec violence les chaînes, des mains de ceux qui le tenaient, les mit en pièces, et pourchassa, dans une course folle, les chaînes en mains, tous ceux qui s'enfuyaient. Nombreux étaient ceux qu'il blessait avec les fers des chaînes qu'il lançait contre eux. A ce bruit un grand nombre de soldats et d'autres hommes armés accoururent. Ne pouvant lutter contre eux, le possédé s'enfuit, courant vite et rapidement; il se précipita dans un trou, fosse assez profonde. Par suite de la chute, le malheureux fut si mal en point, lorsqu'on le retira, qu'il mourut au bout d'une heure. Il remit son âme entre les mains du même diable à qui il l'avait donnée et qui depuis si longtemps était demeuré tranquillement dans son corps. La reine ordonna de le brûler tout de suite et de le livrer aux flammes sur la place du marché » (G 388).

      Ces deux événements authentiques dont nous trouvons les détails dans la vie de la reine Nzinga, témoignent de l'étonnante influence du diable. Ils ont tous les caractères propres à ces phénomènes, dans les missions parmi les païens. Pour exercer son influence, le diable se sert chaque fois des ministres du culte combattu par le christianisme. Dans notre cas, ce sont les singhilles, ces sorciers qui présidaient au culte des mânes des Jaggas, qui exigeaient des sacrifices humains et qui prétendaient aussi que, par eux, parlaient les mânes vénérés. Cette espèce de culte des mânes dépasse certainement les limites d'un innocent occultisme et du spiritisme expérimental; plutôt il fait partie d'une religion démoniaque, ennemie de Dieu. Le rôle principal dans ces manifestations est tenu chaque fois par Ngola Mbandi, auquel sa soeur Nzinga vouait un culte spécial et rendait même des honneurs divins. C'est sur son ordre, qu'en 1655, Nzinga prend l'étonnante décision d'abolir la loi des Jaggas; c'est son nom que le démoniaque de Matamba donne au seigneur et au créateur qu'il sert. Ainsi, lors de la conversion de Nzinga, l'esprit malin essaie, par eux fois, d'attirer son attention sur celui auquel elle avait voué, trente ans durant, un véritable culte, après avoir renié la foi chrétienne, pratiquée si peu de temps. Satan, le tentateur, a fait sentir sa puissance, au cours de la conversion de l'Angola.

      Dans l'histoire des nouvelles missions africaines, le cas de possession le plus extraordinaire, qui fut traité publiquement, est celui de 1906-07, en Afrique du Sud, dans la station de Saint-Michel, des missionnaires de Marianhill. Deux jeunes filles noires, Germaine Célé et Monique, furent diaboliquement tourmentées; elle manifestèrent des phénomènes extraordinaires comme lévitation, connaissance de langues inconnues, etc. Toute la mission fut bouleversée. Bien des mois se passèrent jusqu'à ce qu'enfin, après des exorcismes répétés, l'état des jeunes filles redevint normal. On a beaucoup écrit à ce sujet (P. WENZEL SCHÔBITZ, C. ss. R. : Gibt's auch heute noch Teufel? Authentischer Bericht über zwei Teufelsbeschwörungen in wissenchaftlich-kritischer Beleuchtung. éd. V. St-Josephs-Verlag, Reimlingen 1925, 11 pp. - Cet opuscule contient en effet de précieux documents, bien qu'il ne soit pas scientifique au sens strict du mot.); on a même contesté le caractère de possession diabolique de ces événements. W. Wanger, missionnaire connu par ses études sur les Zoulous, s'est prononcé positivement. Mais ces cas n'ont pas l'empreinte typiquement missionnaire, comme nous l'avons décrite plus haut. Les deux jeunes filles étaient chrétiennes depuis leur première enfance, et les attaques diaboliques n'avaient pas pour but de les ramener au paganisme.


      Uznach

Dr P. Laurent KILGER, O. S. B.      


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Note sur le dualisme Mazdéen


      Un exposé du dualisme iranien - celui du mazdéisme, car le manichéisme est d'une toute autre inspiration et il n'a jamais été la religion nationale de l'Iran - ne saurait se faire en dégageant une vue « moyenne » des textes religieux iraniens: Avesta, inscriptions achéménides, livres pehlevis. Précisément en ce qui concerne le dualisme et le caractère de l'archi-démon, des textes en apparente continuité présentent des divergences si profondes que l'on n'échappe pas au problème de leur chronologie relative. Sans entrer ici dans le détail de ces recherches laborieuses et souvent décevantes, esquissons sommairement les étapes de cette évolution telle qu'elle nous apparaît.

      Rappelons que la plus ancienne littérature, excessivement lacunaire, surtout en regard de sa riche soeur indienne, celle de l'Avesta, comporte principalement un recueil d'hymnes (les Yashts) aux vieilles divinités du panthéon inso-inranien, une série de poèmes gnomiques attribués à Zarathushtra lui-même, les Gathas, qui s'insèrent dans un rituel (le Yasna) enfin des livres d'exorcismes, le Videvdat et le Visprat. Quant aux livres pehlevis, écrits dans une langue qui est l'ancêtre immédiat du persan moderne, quoique d'époques très postérieures, ils nous ont conservé un grand nombre d'éléments parfois très anciens.

      Les Yashts les plus anciens chantent des dieux, peut-être des « grands dieux » au sens où l'entendent les ethnologues, qui ont presque tous leur équivalent dans le Veda indien. Tant ici que là, on est en présence non seulement de dieux, mais aussi de « démons », d'adversaires des dieux; mais le vocabulaire qui les désigne dans l'Inde est très loin d'être clair et fixe: asura désigne de préférence mais pas exclusivement des êtres néfastes, mais rien ne nous est dit de l'origine ou de la permanence de ces puissances du mal. Au contraire, dans les Gathas, il n'est qu'un dieu suprême, Ahura Mazdah, le Sage Seigneur (ahura), entouré de six entités qui représentent des aspects de ses compétences diverses dans le cosmos et en regard de la société humaine: plus tard, ces « aspects » deviendront des créatures primordiales, des « archanges ». Pour le moment, ils coexistent avec deux « esprits », le bon (spenta manyu) et le mauvais (ahra manyu), « jumeaux » à l'origine et dont l'opposition foncière est une doctrine capitale du zoroastrisme. Ces esprits ont opté pour le bien ou pour le mal, sans qu'on puisse savoir quoi que ce soit de leur condition avant ce choix. A la suite du mauvais esprit, viennent les daevas (ici, des êtres nettement malfaisants) et certains hommes. Le choix est libre, il n'implique pas de nécessité de nature et, semble-t-il, par d'irréversibilité. Mais assez vite, dès le Videvdat et constamment dans les livres pehlevis, le Malin apparaît comme une « nature » inchangeable, principe d'une contre-création qui vient doubler la création d'Ahura Mazdah (Ormazd) et la contrecarrer. Ahra Manyu (Ahriman) nous dira-t-on, était dès l'origine l'ennemi d'Ohrmazd et résidait loin de ses lumières: en s'en approchant, il se prit de convoitise et entreprit la conquête de la sphère lumineuse; pour l'arrêter, Ohrmazd crée le monde, en guise d'armée défensive, à laquelle répondra ensuite toute la cohorte des créatures mauvaises.

      Faisons ressortir les particularités de ce dualisme cosmique stylisé et durci:

      1° Il est résolument créationniste (à l'inverse de l'émanationnisme gnostique);

      2° La matière n'est pas au principe du mal: tant dans l'ordre du bien que dans le désordre du mal, le monde est peuplé de spirituel et de matériel;

      3° Les êtres bons et les êtres mauvais coexistent, en promiscuité, dans un monde qui est l'univers du Bien, parasité par les créatures du Mal.

      4° Contre les démons s'exerce la puissance des exorcismes, des purifications sacramentelles, des sacrifices, mais aussi de l'action morale et c'est le Bien qui l'emportera, lorsque le feu purgera le monde de toute démonie.

      L'histoire a dont un sens: mais on s'est interrogé pour savoir s'il s'agissait d'une sorte de « retouche » au plan originel d'Ohrmazd, en faveur de sa création saccagée. L'orthodoxie mettant une insistance croissante à affirmer d'une part la toute-puissance et l'omniscience de Dieu, de l'autre, le caractère naturel (et non plus volontaire) du mal et des malins, elle se devait, nous semble-t-il, de faire remonter l'économie du salut au plan originel de Dieu. Elle enseignera donc que les créatures d'Ohrmazd ont été préconformées de manière à soutenir la lutte contre les mauvais rejetons d'Ahriman et à les abattre dans un temps donné, qui est celui de l'histoire du monde. Indépendant de Dieu dans sa nature et son activité, le mal n'échappe pas à la science ou à la providence divine: c'est la marque la plus patente de son infériorité. Par contre, on ne s'élèvera jamais jusqu'à dire que le mal est permis par Dieu pour un bien supérieur: tout au plus certains textes parlent-ils d'une tentative de conciliation, d'un pacte, offert mais refusé, aux termes duquel le Malin, faisant sa soumission à Ohrmazd serait devenu son allié et son collaborateur dans la conduite du monde. Mythe qui atteste que l'on ne s'est pas résigné à envisager le monde comme exclusivement orienté vers la destruction du mal, et qui suggère d'autre part que le démon n'est pas si irrémédiablement fixé dans le mal qu'on n'ait pu, un instant, songer à l'en retirer. S'il y persiste cependant, à la fin des temps, il sera non point annihilé mais rendu impuissant. Les créatures mauvaises une fois expulsées du monde du bien, les créatures bonnes n'auront plus qu'à être transfigurées dans une « restauration » universelle: la résurrection des corps et leur glorification signalent à nouveau l'abîme qui sépare le mazdéisme de l'anti-hylisme manichéen.

      Ces flottements sont inhérents à la donnée fondamentale du dualisme qui nous occupe ici. (On me permettra de reproduire ici ce que j'écrivais dans mon édition du Shkand Gumânîk Vitchâr (La solution décisive des doutes), Une apologétique mazdéenne du IXè siècle. (Collectanea Friburensia fasc. XXX, Fribourg, Librairie de l'Université, 1945.) p. 85). « Consciemment ou non, toute substantification du mal entraîne une certaine subordination du bien par rapport au mal: la doctrine mazdéenne de la création nous le fait saisir sur le vif. Puisque la créature bonne, pas plus que Dieu lui-même, ne saurait être principale du mal, force est de recourir pour expliquer le péché, à un autre Principe premier qui, s'il ne saurait s'attaquer à Dieu même, a pris sur sa créature, bien plus: en spécifie, négativement mais très réellement, l'activité et donc la nature. Le monde apparaît comme l'organe suscité par Dieu tout exprès pour l'éviction du mal. En ce sens, on peut dire que c'est le mal qui finalise le bien et s'impose comme motif à la toute-puissance créatrice. Aussi la créature, effet propre de la bonté divine, porte-t-elle, plus encore que la ressemblance de cette perfection, le reflet de l'antagonisme dont elle tient toute sa raison d'être puisqu'elle ne trouve sa fin qu'en l'affrontant. » De là l'attitude essentiellement militante de la religion mazdéenne.

      Mais d'autre part, il est frappant de constater que, dans les Gathas le Principe mauvais n'est pas situé au même plan que le Dieu suprême: il est à l'étage inférieur, face au Bon Esprit dont les rapports avec Ahura Mazdah sont loin d'être clairs. Le même schéma va se retrouver dans une doctrine également iranienne mais d'origine obscure, et qui s'est développée en marge du mazdéisme officiel, tout en le contaminant ça et là, et que l'on est convenu d'appeler le zevanisme: le Dieu suprême (Zervan, Kronos) engendre à la fois Ohrmazd et Ahriman, celui-là en vertu de ses mérites, celui-ci en conséquence de son « doute ». Si Ahriman est ici au même « étage » qu'Ohrmazd, c'est que celui-ci est ravalé au rang d'une sorte de démiurge. Tout se passe comme si l'arrivisme du mal, sa prétention à égaler le bien, se heurtait à une impossibilité de nature. Son caractère « second », parasitaire, ne s'efface jamais.

      A mesure que s'obnubilait le caractère volontaire et spontané du mal, affirmé dans les Gathas, à mesure qu'Ahriman devenait plus « nature », il perdait en spiritualité: sa science « retardataire » l'empêche de déjouer la stratégie d'Ohrmazd. On trouvera même impensable que les créatures du dieu bon puissent à jamais se fixer dans le mal, fût-ce dans le mal de peine: sur la question de l'éternité de l'enfer, le mazdéisme s'opposera jusqu'au bout aux divers monothéismes bibliques (Judaïsme, Christianisme, Islam). La liberté de l'homme reste affirmée, de plus en plus nettement, contre tout ce qui, dans l'Islam, suggère un « fatalisme ».

      L'archi-démon iranien est entouré d'une troupe assez hétéroclite de démons mineurs dont certains portent les noms d'anciennes divinités indiennes, chassé-croisé lexical qui n'a pas encore reçu d'explication pleinement satisfaisante. C'est un des problèmes les plus obscurs de l'histoire des religions. Comment une divinité en vient-elle à se transformer en démon, en antagoniste? On répond souvent: en tant qu'elle est envisagée exclusivement comme relevant d'une communauté étrangère ou hostile dont elle assure le patronage. Mais c'est le fait de cette conversion qui fait apparaître comme étranger et mensonger ce qui naguère était vrai et familier, c'est cela qu'il s'agit d'expliquer. Or on ne sait rien de la séparation des rameaux du tronc indo-iranien et, d'autre part, le dualisme rigide, presque mécanique, des livres rituels et de la théologie tardive de l'Iran n'a pas de véritable équivalent dans l'Inde.

      On notera surtout que le thème de la lutte - théomachie ou gigantomachie - ne se présente pas en Iran comme en Babylonie ou même comme dans l'épopée indienne. C'est qu'il est fondé non point sur une quelconque contrariété - esprit-matière, un-multiple, dieux-démons, ciel-terre, mâle-femelle - mais sur une opposition radicale, sur la division du bien et du mal comme tels. Et sans doute sont-ils représentés par deux Principes personnels et spirituels; il n'en est pas moins vrai que le Mauvais n'est tel que parce qu'il a choisi le mal: même lorsque l'on aura quelque peu oublié ce choix primordial, même lorsqu'un esprit de système assez plat et l'obsession de la magie purificatoire auront « organisé » les deux univers rivaux, même alors, la caractéristique du Malin sera avant tout d'ordre moral. Il est celui qui ment et trompe, qui souille et qui détruit. La notion que l'on se fait de l'activité du malin comme « désordre » et « accident » est d'autant plus pure qu'elle est plus abstraite. L'imagerie manichéenne puisera à des sources plus troubles; il n'est pas impossible que, par elle, nous soit révélé un iranisme populaire dont la trace aurait disparu de la littérature officielle du mazdéisme, telle qu'elle nous est parvenue, c'est-à-dire en lambeaux.

      En méthode comparative les analogies particulières n'ont pas grande portée historique: est significative non pas la présence d'un même élément ici et là, mais la structure dans laquelle il s'intègre. Pour pouvoir dire, par exemple, que le Satan du Livre de Job soit « d'origine » mésopotamienne ou iranienne, il faudrait non seulement résoudre certains problèmes de chronologie, mais encore retrouver chez lui certains traits spécifiques. Or la notion d'un premier rebelle qui s'oppose à Dieu et séduit ses créatures ou les tente est trop courante parmi les peuples les plus divers pour autoriser, à elle seule, des rapprochements historiques, même entre peuples voisins. Le besoin d'expliquer l'intervention du mal dans le monde, oeuvre d'un Dieu bon et tout-puissant, conduit facilement à imaginer d'abord la production d'un premier péché par un premier pécheur, quitte ensuite à expliquer ce « premier », d'ordre créé, par un Premier, plus radicalement primordial, antérieur à la création, pour autant que la notion de création elle-même soit nette. Mais il est normal que la pensée ne se décide que rarement à choisir entre les deux « systèmes »: tout en cherchant au mal substantifié une cause première où se reposer, elle perçoit obscurément et par intermittence que le mal ne saurait jamais revendiquer de priorité ou d'égalité par rapport au bien. Son indécision est sa manière fruste d'affirmer ce qu'elle ne réussit pas à formuler du premier coup et abstraitement, à savoir que le mal n'a pas de cause propre. La personification du Principe mauvais en Iran et les tiraillements de la théologie mazdéenne ne font qu'accuser ce fait. Le monde du mal n'y est le symétrique du monde du bien qu'en apparence et à la faveur d'une systématisation tardive, très superficielle et toute populaire. Le rituel combat « localement » les petits démons impurs, ceux des maladies et des souillures, mais les sages, même dualistes avoués et militants, ne mettent pas en question la suprématie du Bon Dieu.

      La personnalité dont est revêtu le Principe du mal est « héritée » d'une personnalité créée, seconde, celle du Mauvais Esprit, inférieur et postérieur au Dieu créateur. L'anti-dieu manichéen, lui, est plus originel, étant avant tout hylique: il gagne en solidité et en subsistance ce qu'il perd en « spécificité maligne », ce qui ne l'empêchera pas de s'approprier certains traits de l'Ahriman mazdéen. Plus moral dans sa rébellion comme dans son antagonisme, celui-ci cadre mieux, en définitive, avec la conception très pure de la transcendance divine que se fait le Zarathushtra des Gathas: c'est par là avant tout, bien au delà des contacts épisodiques et périphériques entre l'Iran et Israël, que s'affirme sa ressemblance avec le Malin de la Révélation biblique.


      Fribourg

P. DE MENACE O. P.      


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Le prince des ténèbres en son royaume


Puisses-tu me délivrer de ce profond néant,
du gouffre ténébreux qui est tout consomption,
qui n'est rien que tortures, blessures jusqu'à la mort,
et où ni secoureur ni ami ne se trouvent!

Jamais, au grand jamais, le salut ne s'y trouve.
Tout est plein de ténèbres...,
tout est plein de prisons; nulle issue ne s'y trouve,
et l'un blesse de coups tous ceux qui y arrivent.

Aride de sécheresse, brûlé du vent torride,
aucune verdure jamais ne s'y trouve.
Qui m'en délivrera, et de tout ce qui blesse,
et qui me sauvera de l'angoisse infernale?

Et je pleure sur moi: « Que j'en sois délivré,
et des créatures qui se dévorent entre elles!
Et les corps des humains, les oiseaux de l'espace,
et les poissons des mers, les bêtes et les démons,
qui m'en éloignera et me libérera
des Enfers destructeurs sans détour ni issue? »

            Psaume manichéen de Tourfan.


(Fragment T II D 178 (en parthe ou « iranien du nor »). Texte et traduction allemande dans E. WALDSCHMIDT et W. LENTZ. Die Stellung Jesu im Manichäismus (APAW = Abhandlungen der Preussichen Akademie der Wissenschaften, 1926, IV, pp. 112-113). La traduction française ici reproduite est due à M. É. BENVENISTE et a paru dans le numéro du 25 août 1937 de la revue Yggdrasill, p. 9).
      Il y a dans le manichéisme profusion innombrable de démons ou d'entités maléfiques (Archontes, Puissances des Ténèbres, Dèvàn ou Dêvs, Yakshas, Péris, Raksas, Râzân, Mâzandarân, Avortons, etc.) (Sur ces appellations et d'autres dénominations qu'il serait oiseux de rapporter ici, voir, p. ex., les textes publiés par E. WALDSCHMIDT et W. LENTZ (APAW, 1926, IV, p. 101), par F. C. ANDREAS et W. HENNING (SPAW = Sitzungsberichte der Preussischen Akademie der Wissenschaften, 1932, pp. 182-183, pp. 184-186, et 1934, p. 875) ou par W. HENNING (NGGW = Nachrichten von der Gesellschaft der Wissenschaften zu Göttingen, 1932, pp. 215-223, et BSOAS = Bulletin of the School of Oriental and African Studies, XII, 1947, pp. 39-57). Cette engeance infernale ne va cependant sans être répartie entre certaines classes, ni ce foisonnement sans comporter une certaine hiérarchie. De l'ensemble, qu'elle domine, émerge la figure d'un chef, d'un Archidémon qui est en même temps un Anti-dieu et qui, dans les formes les plus simples, sinon les plus primitives, du système, porte le nom sinistre et prestigieux de « Roi » ou de « Prince des Ténèbres ».

      De cette incarnation majeure du Mal, de ce Diable ou, du moins, de cet équivalent du Satan chrétien, la meilleure et la plus compète description est donnée par les Manichéens eux-mêmes aux chapitres XXVII et VI de leurs Képhalaïa, recueil d'entretiens - réels ou supposés - de Mani avec ses disciples découvert en 1931 à Médinet Mâdi, en Égypte, en même temps que d'autres écrits de la secte également traduits en copte subakhmîmique. Comme l'étrangeté de ces textes, l'artifice qui affecte la composition du second d'entre eux, leurs lacunes, l'obscurité de certains de leurs détails risquent de déconcerter le lecteur, je fais suivre leur traduction d'une sorte de commentaire général, qui, si succinct soit-il, suffira, je l'espère, à dissiper la plupart des difficultés, et, à l'aide de traits parallèles ou nouveaux, étoffera le portrait du personnage.


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      Voici d'abord le Képhalaïon XXVII, intitulé « Sur les cinq formes du Prince des Ténèbres » (Manichäische handschriften der staatlichen Museen Berlins. Kephalaia, t. I (Stuttgart, 1935), p. 77, 22-p.79, 12. Pour ce texte comme pour le suivant, tenir compte des corrections ou des lectures nouvelles fournies par les éditeurs en 1936, à la suite de la page 146 de la livraison 5/6, et par A. BÖHLIG, dans ZntW( = Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft), XXXVII, 1938, pp. 13-19. Les points entre crochets indiquent les lacunes du manuscrit.):
      Derechef, comme il était assis au milieu de l'assemblée, l'Apôtre dit à ses disciples: « En ce qui concerne le Prince qui est à la tête de toutes les Puissances des Ténèbres, cinq formes se trouvent en son corps, selon la forme du sceau des cinq créatures qui sont dans les cinq mondes de l'Obscurité. Sa tête a la figure d'un lion issu du monde du Feu; ses ailes et ses épaules ont l'aspect (de celles) d'un aigle, conformément à l'image des fils du Vent; ses mains et ses pieds sont (de) démons, à l'image des fils du monde de la Fumée; son ventre a l'aspect d'un serpent, à l'image des fils du monde des Ténèbres; sa queue, celui du poisson qui appartient au monde des fils de l'Eau. En lui se trouvent ces cinq formes, issues des cinq créatures des cinq mondes des Ténèbres. S'il le veut, il va sur ses deux pieds [...] du monde de la Fumée. Quand il le désire, il [...] quatre [...] par ses mains et ses pieds [...] à la façon des fils du Feu. S'il le veut, il s'élève au moyen de ses ailes à la façon des fils du Vent. S'il le veut, il plonge dans les eaux à la façon des fils de l'Eau. S'il le veut, il rampe sur son ventre à la façon des fils des Ténèbres. Ces cinq formes se trouvent en lui. Il y a encore en lui trois (choses). La première: [...] ses Puissances [...]. La seconde: il [...] ses sortilèges. Le veut-il, il se conjure lui-même et se cache de ses Puissances. S'il lui plaît, il se manifeste à elles et il frappe et tue par sa magie. Sa parole, qu'il émet souvent, il s'en sert comme d'un charme. La troisième (propriété) est que son corps est si solide que [...] toutes les dents et les griffes de ses Puissances ne peuvent le pénétrer. Tous les corps de fer et de cuivre n'auront sur lui aucun pouvoir; ils ne pourront le détruire, car il a été formé et façonné par la pensée insensible (insensée?) de la Matière, la mère des démons et des Esprits mauvais. Il y a encore en lui trois (choses). Lorsqu'il le désire, son feu brûle (?) et tout son corps devient comme [...] du feu. Lorsqu'il le veut, il émet du froid et tout son corps devient glacé comme [...] neige. Troisièmement: quand ses Puissances se tiennent devant lui, il les regarde et remarque ce qui est en leur coeur; à leur visage, il remarque ce qui est en leur coeur, aussi longtemps qu'elles se tiennent devant lui. Se retirent-elles de devant lui et s'éloignent-elles de lui, il ne sait pas ce qui est en leur coeur. En lui, nulle vie; mais sa vie est la bile de la colère, visible (?) sur sa face, et dans sa peur il [...] prison (?) qui est devant lui. - Voici, ne revêtez pas, mes bien-aimés, les formes de ce Prince, la racine de tous les maux qui tuent et le camp de toute abomination. Mais gardez-vous de leur milieu et de leur doctrine maléfique qui habite dans votre corps, afin qu'ils ne se mêlent point à vous, ne corrompent point votre douceur et ne changent point votre vérité en mensonge. Au contraire, devenez zélés et parfaits en présence de l'Esprit de Vérité qui s'est révélé à vous afin que vous [...] coeur, et qu'il vous élèvent vers les Hauteurs, et que vous héritiez la Vie, dans les siècles des siècles. »

      Plus ample, le Képhalaïon VI replace ce portrait au sein d'une galerie infernale et déroule le panorama du Royaume et des provinces du Mal. Il a pour titre: « Sur les cinq « poches » (Ma traduction est très approximative. Le copte emploie le mot grec tamieïa, lui-même sans doute traduit d'un terme syriaque encore indéterminé. Tamieïon signifie proprement « réserve », « grenier », « magasin », « dépôt », « trésor », et aussi « cabinet », « chambre », « demeure ». On le rencontre dans les autres écrits manichéens coptes du Fayoum, où il désigne soit, comme ici, les régions du monde des Ténèbres (Psautier, t. II, p. 9, 17-18 et p. 129, 16), soit la fosse où l'Obscurité sera finalement précipitée (Psautier, t. II, p. 11, 15; cf., peut-être, Homélies, II, p. 41, 17?), soit la résidence du Père des Grandeurs, de la Vie ou de la Lumière (Psautier, t. II, p. 200, I, p. 203, 14-15, p. 210, 20, et cf. p. 208, 11). Dans ce dernier sens, le mot n'est pas étranger au langage proprement chrétien (Cf. Ps. - CHRYSOSTOME, De caemeterio et cruce, P. G. XLIX, 395: ta tamieïa ta basilika). Il s'agit ici en gros des habitations des démons, des recoins du monde infernal d'où ils sont issus, des repaires où ils se tapissent. Compte tenu des témoignages grecs, latins, iraniens et chinois signalés plus loin (p. 151, n. 7) qui parlent de « cavernes » (antra) ou de « gouffres », j'ai cru pouvoir conserver à peu près les nuances de l'expression en la rendant par « poches ».) qui ont jailli hors de la Terre des Ténèbres depuis le commencement, sur les cinq Princes (Archontes), les cinq Esprits, les cinq Corps, les cinq Goûts » (Kephalaia, t. I (Stuttgart, 1935), p. 30, 12-p. 34, 12).

      Derechef l'Illuminateur dit à ses disciples: « Il y a, depuis le commencement, cinq « poches » dans la Terre des Ténèbres. D'elles sont issus les cinq Éléments, cependant que des cinq Éléments les cinq Arbres ont été formés, et des cinq Arbres, à leur tour, les cinq espèces de créatures propres à chaque monde, mâles et femelles. De leur côté, les cinq Mondes ont cinq Rois, cinq Esprits, cinq Corps, cinq Goûts, particuliers à chaque monde, dissemblables les uns des autres.

      Le Roi du monde de la Fumée (est celui ?) [...] qui est sorti de la profondeur, de l'Obscurité, le chef de tout le Mal et de toute perversité. Par lui est advenu le principe de la manchination de la guerre: toutes les batailles, les mêlées, les querelles, les dangers, les ruines, les combats, les luttes athlétiques. C'est lui qui, au commencement, a suscité les périls et la guerre avec ses mondes et ses Puissances. Il a ensuite combattu avec la Lumière, machiné une bataille avec le Royaume d'En-Haut.

      Pour ce qui est du Roi des Ténèbres, il y a cinq formes en lui: sa tête a une figure de lion; ses mains et ses pieds ont une figure de démons et d'esprits mauvais; ses épaules, une figure d'aigle; son ventre, une figure de serpent; sa queue, une figure de poisson. Ces cinq formes - les sceaux de ses cinq Mondes - se trouvent dans le Roi du Royaume des Ténèbres. Il y a encore en lui cinq aspects: le premier est sa noirceur, le second sa puanteur, le troisième sa laideur, le quatrième son amertume - sa propre âme - , le cinquième son ardeur, qui brûle à la façoin d'un morceau (?) de fer fondu au feu. Il y a, en outre, trois choses en lui: la première est son corps qui est dur, d'une extrême solidité, tel que l'a bâti en son insensibilité (dans son coeur insensé?) la Matière, la Pensée de la Mort, qui l'a formé de la nature du Pays des Ténèbres. Ainsi en est-il du corps du Prince des Ténèbres: il est plus dur que tout fer, que l'airain, l'acier et le plomb (?),et il n'y a couteau ni instrument de fer, quel qu'il soit, capable de le [...] et de l'entailler. La Matière, en effet, sa plasmatrice, l'a construit, solide et dur. En second lieu: il frappe et tue par les magies de son verbe. Qu'il invoque ou réponde, tout son langage insensé produit pour lui charmes et sortilèges. Tantôt, lorsqu'il lui plaît, il se conjure lui-même et se dérobe par enchantement aux regards de ses compagnons; tantôt aussi, lorsqu'il lui plaît, il se découvre à ses Puissances et se révèle à elles, en sorte qu'aujourd'hui les sortilèges dont les hommes font usage en ce monde sont les mystères du Roi des Ténèbres. C'est pourquoi, je vous l'ordonne: abstenez-vous toujours des arts magiques et des ensorcellements des Ténèbres, car, qui les apprend, les met en oeuvre et s'en sert, à la fin, là où sera enchaîné le Roi de l'Empire des Ténèbres avec ses Puissances, là aussi sera enchaînée son âme - l'âme de qui - homme ou femme - leur a consacré sa vie et aura passé celle-ci parmi les prestiges de l'Erreur [...]. Troisièmement: le Roi de l'Empire des Ténèbres connaît les propos et le langage de ses cinq Mondes; il saisit tout ce qu'il entend de leur bouche, ce qu'ils se disent les uns aux autres, chacun en son langage. Tout plan qu'ils projettent contre lui, toute perfidie qu'ils trament entre eux pour lui nuire, il les sait. Il connaît aussi les clignotements d'yeux qu'ils échangent en manière de signes. Ses Puissances, au contraire, et ses Archontes, qui lui sont soumis, ne comprennent pas son langage. Tout cela lui est manifeste, mais leur coeur lui demeure caché. Il ignore leur esprit et leur pensée; le principe et la fin (de leurs ruminations) lui échappent: il ne connaît et ne perçoit que ce qui est présent à son regard. Il y a encore une particularité propre au Roi de l'Empire des Ténèbres: veut-il se déplacer, il étire tous ses membres et va; l'idée lui en vient-elle à l'esprit, il contracte ses membres, les ramène à soi et les rassemble (?) et (pelotonné sur lui-même?) s'abat au sol comme une grappe de raisin et une grosse boule de fer. Sa voix est formidable; il est terrible; il répand avec sa voix l'épouvante parmi ses Puissances, car, lorsqu'il parle, il ressemble au tonnerre dans les nuées ou à [...] de la pierre. Quand il vocifère, qu'il [...] et qu'il crie [...], ses Puissances tremblent, vacillent, tombent à ses pieds, ainsi que des oiseaux qui [...] et s'abattent à terre. Mais il n'y a qu'une chose qu'il ne connaît pas: ce qui est loin de lui. Il ne voit pas ce qui est au loin, et ne l'entend pas; mais, ce qui est devant sa face, il le voit, l'entend, le sait. Ces signes et ces marques mauvaises sont propres au Chef des démons et des Esprits malins, au Roi de toutes les montagnes de l'Obscurité [...], lui que la Terre des Ténèbres a engendré et mis au jour dans sa stupidité (son insensibilité), dans sa méchanceté, dans sa colère [...] plus que tous les Princes (les Archontes), ses compagnons, qui habitent tous ses mondes.

      L'or est le corps du Roi de l'Empire des Ténèbres; le corps de toutes les Puissances qui appartiennent au Monde de la Fumée est or. Mais le goût de ses fruits est le salé. L'esprit du Roi de l'Empire des Ténèbres est celui qui règne aujourd'hui dans les Principautés et les Puissances de la terre et du monde entier, j'entends: ceux qui dominent toute la création, humiliant les hommes sous leur tyrannie, au gré de leur coeur.

      De son côté, le Roi des mondes du Feu a une figure de lion, le premier de tous les fauves. L'airain est son corps; le corps de tous les Archontes qui appartiennent au (monde du) Feu est airain. Leur goût est la saveur aigre qui est en toute forme (sous toutes ses formes ?). Quant à l'esprit du Roi des choses qui appartiennent au Monde du Feu, c'est celui qui domine chez les Supérieurs et les Chefs soumis aux ordres des Principautés, des Puissances et des Rois du monde. C'est aussi un esprit (issu) de lui qui se trouve dans ces fausses religions qui vénèrent le feu, en offrant au feu un sacrifice.

A son tour, le Roi des mondes du Vent a une figure d'aigle. Son corps est le fer; également, le corps de tous ceux qui appartiennent au Vent est le fer. Leur goût est la saveur âcre qui est en toute forme (sous toutes ses formes?). Son esprit est celui de l'idolâtrie des Esprits de l'Erreur qui habitent tout temple, les demeures des idoles, les lieux de culte, les statues et les images, les sanctuaires, (?) de l'Erreur du monde.

      Le Roi du Monde de l'Eau a, lui, une figure de poissons. Son corps est l'argent; d'argent est le corps de tous les Archontes qui appartiennent à l'Eau. Le goût de leurs fruits est la douceur (la fadeur?) de l'eau, la saveur douce (fade ?) qui est en toute forme (sous toutes ses formes ?). L'esprit du Roi des Archontes de l'Eau est celui qui règne aujourd'hui dans les sectes de l'Erreur, (chez ceux) qui bptisent avec les eaux, mettent dans le baptême d'eau leur espoir et leur foi.

      Quant au Roi du Monde des Ténèbres, il est un serpent (dragon). Son corps est le plomb et l'étain; tous les Archontes qui appartiennent au Monde des Ténèbres, leur corps, à eux aussi, est de plomb et d'étain. Cependant le goût de leurs fruits est l'amertume. Et l'esprit qui règne en eux est l'esprit qui, jusqu'aujourd'hui, parle dans les voyants, rendant des oracles, dans les devins de tout acabit, dans les possédés et les autres esprits qui prolifèrent des oracles, de quelque sorte qu'ils soient.

      C'est pourquoi, je vous le dis, à vous, mes frères et mes membres, Croyants parfaits, saints Élus: Ramenez à vous votre coeur, et tenez-vous loin des cinq servitudes des cinq Esprits ténébreux. Abandonnez le service de leurs cinq corps. Ne cheminez pas selon leurs voies, afin d'achapper aux chaînes et au châtiment qui sera le leur pour l'éternité ».


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      A ces deux textes manichéens, transmis en copte, il faut en joindre un autre, cette fois rédigé en araméen oriental et tiré d'un des livres sacrés d'une secte distincte, le Ginzà ou « Trésor » des Mandéens, gnostiques baptistes de Basse-Babylonie dont les communautés subsistent encore en Iraq et en Iran et qui, au cours des temps, ont eu avec les Manichéens des rapports effectifs, mais mal débrouillés ou interprétés par les savants modernes en des sens différents (Est-ce auprès d'un groupement de cette sorte que Mani lui-même a passé une partie de sa jeunesse? Comment expliquer l'identité des mythes, des entités, du vocabulaire, que nous trouvons ici et là? Malgré l'hostilité que les uns n'ont cessé d'afficher à l'égard des autres, y a-t-il eu emprunt des Manichéens aux Mandéens, ou inversement? Ont-ils, au contraire, les uns et les autres, puisé indépendamment à un même vieux fonds babylonien? Etc.) (les réponses des critiques à ces questions peuvent en gros se répartir ainsi: pour les uns, le manichéisme s'explique par le mandéisme (G. P. WETTER, phös, Uppsala Leipzig, 1915, pp. 106-120; I. CHEFFBLOWITZ, Die Entstehung der manichäischen Religon, Giessen, 1922, et Is Manichaeism an Iranic Religion? Dans Asia Major, I, 1924, pp. 460-490); pour d'autres, le mandéisme est postérieur au manichéisme et en dépend en partie (F. C. BURKITT, dans l'édition posthume de C. W. MITCHELL, S. Ephraim's Prose Refutations of Mani, Marcion, and Bardaisan, vol. II, London-Oxford, 1921, p. CXLI, et The Madaeans, dans Journal of Theological Studies, XXIX, 1928, pp. 225-235); quelques-uns admettent que certains éléments doctrinaux et certains textes du manichéisme ont été utilisés par les compilateurs des écrits mandéens ou par les fondateurs de la secte mandéenne (H. POGNON, Inscriptions mnadaïtes des coupes de Khouabir, Paris, 1898, pp. 252-258; A. LOISY, Le mandéisme et les origines chrétiennes, Paris, 1934, pp. 92-99); d'autres, enfin, supposent que mandéisme et manichéisme s'inspirent, chacun de son côté, d'une même source, babylonnienne ou iranienne (K. KESSLER, Mani, Berlin, 1889, pp. XIV-XV, pp. 71-73, et art. « Manichäismus » dans Realencyclopädie für protestantische Theologie und Kirche, 3è éd., t. XX, Leipzig, 1903, p. 183, 8-32; W. BRANDT, Die mandäische Religion, Utrecht, 1889, pp. 198-199, Mandäische Scriften, Göttingen, 1893, pp. 223-228 (à la réserve de certains cas), art. « Mandaeans » dans Encyclopaedia of Religion and Ethics, vol. VIII, p. 585b, Die Mandäer, dans Verhandeligen der Kominklijke Akademie van Wetenschappen te Amsterdam, Afdeeling Letterkunde, Nieeuwe Reeks, WVI, 3, Amsterdam, 1915, p. 31; R; REITZENSTEIN, Das mandäische Buch des Herrn der Grösse und die Evangelien-Ueberlieferun, dans Sitzungsberichte der Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Phil.-hist. Klasse, IX, 12, Leipzig, 1919, p. 254, et Die Vorgeschichte der christlichen Taufe, Leipzig-Berlin, 1929, p. 87 et n. 1). C'est à cette dernière position que s'est récemment rallié M. GEO WIDENGREN, notamment dans son livre Mesopotamien Elements in Manichaeism. Studies in Manichaean, Mandaean, and Syrian-Gnostic Religion, Uppsala-Leipzig, 1946, où il rattache en particulier (pp. 31-32) la description du Prince des Ténèbres donnée par les textes manichéens et mandéens ici mentionnés aux anciennes représentations mésopotamiennes du Dragon.) Le passage suivant offre, en tous cas, trop de ressemblance avec nos Képhalaïa pour n'être pas traduit à son tour.

Ginzà de Droite, XII, 6 [278]-[282]:



Texte dans H. PETERMAN, Thesaurus s. Liber magnus vulgo « Liber Adami » appellatus opus Mandaeorum summi ponderis (Leipzig, 1867), I, pp. 278-282. Traduction allemande et commentaire de Th. NÖLDEKE dans Aufsätze zur Kultur- und Sprachgeschchte (Festschrift für Ernst Kuhn), 1916, pp. 131-138; nouvelle traduction allemande annotée de M. LIDZBARSKI, Ginzà. Der Schatz oder das grosse Buch des Mandäer, Göttingen-Leipzig, 1925, pp. 277-279).

            Au nom de la Grande Vie!

      Hommes véridiques et croyants, voyants, êtres à part, je vous le crie, vous l'enseigne, vous le dis: Séparez-vous du monde de la défectuosité, qui est plein d'agitation et d'erreur!

      Je vous ai d'abord instruit sur le Roi de Lumière, qui est en toute éternité glorifié. Je vous ai parlé des mondes bénis de la Lumière, qui sont immortels, sur les Uthras, Jourdains et Skïnàs, qui sont merveilleux et resplendissants. Je veux maintenant vous parler des mondes des Ténèbres et de leur contenu, qui sont, eux, laids et terribles et dont l'aspect est tortueux.

      En dehors de la Terre de Lumière, vers le bas, en dehors de la terre Tibil, vers le Sud, se trouve la Terre des Ténèbres. Elle est d'une forme tout autre que la Terre de Lumière, d'une forme toute dissemblable, car elles diffèrent l'une de l'autre en toute propriété et sous tout aspect. L'Obscurité existe dans sa propre nature mauvaise: hurlantes ténèbres, opacité solitaire, elle ne connaît ni principe ni fin. (Cependant, le Roi de Lumière connaît et comprend le principe et la fin. Il savait et connaissait que le Malin est là; il ne voulait pourtant lui faire aucun mal, conformément à la parole: « Ne fais aucun mal au Malin, à l'Adversaire, jusqu'à ce que lui-même ait fait du mal ».) Sa mauvaise nature subsiste depuis le commencement et en toute éternité.

      Les mondes des Ténèbres sont étendus et infinis. L'on disait: « Vaste et profonde est la demeure des Mauvais, dont les peuples n'ont montré aucune fidélité au lieu où leur séjour est infini, dont c'est là l'empire propre. La terre en est une eau noire, la partie haute une obscurité opaque ».

      De l'eau noire le Roi des Ténèbres fut, de par sa propre nature mauvaise, formé et surgit. Il devint grand, fort et puissant. Il évoqua (créa) et propagea des milliers et des milliers d'espèces à l'infini, des myriades et des myriades d'horribles créatures sans nombre. Et les Ténèbres s'agrandirent et se grossirent de ces Démons, Dëws, Génies (Seden), Esprits, Hmurthäs, Liliths, Esprits des temples et des chapelles (Èkurs, Parakkë), Faux Dieux, Archontes, Anges (Malakkë), Vampires, Kobols, Génies maléfiques, Démons de l'opoplexie, Diables, Esprits des lacs et des noeuds, Satans
(Sur tous ces noms et leur signification probable, cf. M. LIDZBARSKI, Uthra und Malakha, dans Orientalische Studien Theodor Nöldeke zum siebzigsten Geburtstag gewidmet (Giessen, 1906), I, p. 541 et les notes.) , toutes les hideuses formes des Ténèbres de toute sorte et de tout genre, petits mâles et petites femelles issus des Ténèbres: sombres, noirs, balourds, indociles, colériques, rageurs, venimeux, prompts à la révolte (amers ?), insensés, fétides, épouvantables, sales et puants. Certains d'entre eux sont muets, sourds, bouchés, obtus, bégayeurs, sans ouïe, muets, sourds, égarés, ignorants; tels autres, hardis, fougueux, puissants, énergiques, emportés, lascifs, enfants du sang, de la flamme attisée et du feu dévorant; tels autres, magiciens, faussaires, menteurs, trompeurs, larrons, artificieux, conjurateurs, sorciers (« Chaldéens »), devins. Ils sont maîtres en toutes perversités, instigateurs du mal; ils commettent le meurtre et font couler le sang sans compassion ni pitié. Ils sont artisans de toutes les oeuvres laides, connaissent des langues sans nombre et comprennent ce qui tombe sous leur regard.

      Il y en a de toutes sortes. Certains rampent sur le ventre; d'autres glissent furtivement dans l'eau; certains volent; d'autres ont plusieurs pieds comme les vers de terre; d'autres portent des centaines de [...]. Ils ont molaires et incisives en leur bouche. Le goût de leurs arbres est poison et fiel, leur saveur pétrole et goudron.

      Ce Roi des Ténèbres a revêtu toutes les formes des enfants du monde: sa tête est celle d'un lion, son corps celui d'un serpent, ses ailes celles d'un aigle, ses flancs ceux d'une tortue, ses mains et ses pieds ceux d'un Démon. Il va, rampe, glisse, marche, est plein d'audace, menace, rugit, siffle, clignote des yeux, émet des sons flûtés. Il connaît toutes les langues du monde. Cependant, il a l'esprit obtus et confus; ses pensées sont embarrassées, et il ne connaît ni le principe ni la fin (ni les initiatives ni les buts). Il sait néanmoins ce qui se passe dans tous les mondes. Il est de multiples sortes. Il est plus grand que tous ses mondes; il est plus puissant et plus vaste qu'eux tous, plus fort que toutes ses créatures et plus vigoureux qu'elles. Quand il lui plaît, il se cache à leurs yeux, de façon à n'en être point vu, mais il sait ce qui se passe dans le coeur de qui se tient devant lui. Les engeances (démoniaques) s'enfuient-elles de lui, il les rappelle de la voix; les Dëws, qu'il désire, il les fait revenir et les place devant lui. A son gré, il dilate son corps; à son gré, il se fait petit. Il ramasse ses membres et les étire à nouveau, et il tient de l'homme comme de la femme. Il perçoit tous les secrets. Sa colère s'exprime par cents moyens ou effets: voix, parole, souffle, haleine, oeil, bouche, main, pied, force, fiel, fureur, discours, peur, angoisse, tressaillement, tremblement, rugissements; alors tous les mondes des Ténèbres sont plongés dans l'épouvante. Son apparence est horrible, son corps fétide, sa face distorse. L'épaisseur des lèvres de sa bouche mesure mille quatre cent quarante-quatre mille milles. Au souffle de sa bouche le fer entre en fusion, et le roc est par son haleine échauffé. Lève-t-il les yeux, les montagnes s'ébranlent; au murmure de ses lèvres les plaines sont secouées.

      Il médita en son for intérieur, délibéra en son coeur insensé, réfléchit en son esprit rusé. Il monta alors et contempla les mondes des Ténèbres, étendus à l'infini. Il en prit de l'orgueil, s'éleva au-dessus d'eux tous et dit: « Y a-t-il quelqu'un qui soit plus grand que moi? Y a-t-il quelqu'un qui me dépasse? Y a-t-il quelqu'un qui soit plus grand que moi, plus vaste et plus parfait que tous (ces) mondes? Y a-t-il quelqu'un dont les montagnes soient la nourriture, dans le ventre de qui nul sang ne se trouve? Y en aurait-il un qui fût plus fort que moi, je veux me dresser contre lui pour le combattre, me dresser pour le combattre et voir d'où sa force est venue »...


      Suivent la vision des mondes de la Lumière et le début du récit de l'attaque tentée contre ceux-ci par le Roi des Ténèbres.


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      Ces trois morceaux ont entre eux des rapports évidents, déjà, au reste, reconnus par les critiques et qu'il n'y a pas lieu ici de s'attarder à analyser.

      L'auteur mandéen s'est visiblement inspiré des descriptions manichéennes. La gaucherie de sa compilation, les bévues de détail qu'il a çà et là commises suffisent à prouver sa dépendance vis-à-vis de telles sources et à exclure l'hypothèse inverse d'un emprunt du manichéisme au mandéisme. S'il copie certains traits, il les intègre maladroitement à la trame de son récit, au point de les rendre incompréhensibles ou pus que vagues: que signifient les « arbres » des démons ou le « goût » de ces arbres, « les formes des enfants du monde » ou « toutes les langues du monde », ou les phrases: « Il (le Roi des Ténèbres) ne connaît ni le principe ni la fin », « Il sait néanmoins ce qui se passe dans tous les mondes. Il est de multiples sortes »? Ces allusions, ces détails rapportés abruptement et comme au hasard s'éclairent, au contraire, immédiatement à la lumière des contextes manichéens d'où ils ont été détachés. Des passages ont été à peu près littéralement reproduits, mais le sens en a été quelquefois forcé ou mal saisi (la capacité que le Diable mandéen a, comme son prototype manichéen, de connaître « ce qui se passe dans le coeur de qui se tient devant lui » tend à se transformer en omniscience: cet esprit pourtant obtus « perçoit tous les secrets », « sait ce qui advient dans tous les mondes »; le résumé passe rapidement, sans les bien comprendre, semble-t-il, sur les restrictions apportées par les Képhalaïa aux facultés de connaissance du Prince des Ténèbres). Ailleurs, le plagiaire s'est contenté de substituer gratuitement un détail à un autre (les flancs de tortue du Roi de l'Obscurité) ou il a amplifié telle ou telle donnée de sa source, la diluant et la noyant dans les flots de son imagination (énumération des diverses sortes de démons et de leurs caractères; descriptions des mouvements, de la mimique, de la colère du Diable; sans doute, ce qui est dit de la fusion du fer au souffle de la bouche du monstre ou, plus loin, de l'absence de tout sang dans le ventre de celui-ci). Étoffant ici, condensant là, brodant et simplifiant tout l'ensemble, il n'a pu aboutir qu'à composer un tableau chaotique dont la confusion fait un vif contraste avec la rigidité systématique et toute scolastique de son modèle, tout entier bâti, au contraire, sur des distinctions, des symétries, des correspondances formelles et divisé en sections successives, elles-mêmes mécaniquement ordonnées en la suite de leur détail. En particulier, les lignes de l'original ont été brouillées du fait que le compilateur mandéen a, au petit bonheur, mis au compte de la masse des démons tel trait qui, dans les textes manichéens, se rapportait en propre au Roi des Ténèbres, et inversement. Ainsi a-t-il transféré aux génies malfaisants les pouvoirs magiques ou divinatoires, la connaissance de langues innombrables et la compréhension de l'objet présent, le fiel, ailleurs réservés au Grand Archonte, ou, au contraire, a-t-il doté celui-ci des clignotements d'yeux donnés par le Képhalaïon VI comme constituant les signes de reconnaissance et le langage muet des Puissances des cinq mondes infernaux. Abrégeons une confrontation dont les résultats ne sauraient être douteux: le sixième morceau du livre XII du Ginzà n'est qu'une adaptation maladroite et peu originale du texte même de nos deux Chapitres. Plus généralement, d'ailleurs, l'épisode qu'il narre (le prélude de l'attaque contre le Royaume de la Lumière et les débuts de l'assaut lui-même) est, dans son ensemble, calqué sur le mythe mandéen de l'invasion du monde lumineux par les forces de l'Obscurité, et la couche rédactionnelle à quoi appartient le traité est, parmi celles que l'on s'accorde à distinguer au sein de la littérature mandéenne, la couche dite « du Roi de Lumière », en raison de l'intervention de ce personnage, c'est-à-dire relève d'un état évolué et postérieur au système où le manichéisme a laissé par endroits les marques incontestables de son influence. (Cf., entre autres, les remarques de V. SCHOU PEDERSEN, Le mandéisme et les origines chrétiennes, dans Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses, XVII, 1937, p. 383).

      Quels rapports, d'un autre côté, établir entre les deux textes manichéens? Le lecteur n'a pas pu ne pas être frappé par le parallélisme du Képhalaïon XXVII tout entier et du développement consacré par le Képhalaïon VI (exactement, dans l'édition allemande, de la ligne 33 de la page 30 à la ligne 1 de la page 33) au Roi des Ténèbres, et, en outre, par l'impression de confusion ou d'incohérence que laisse l'insertion à cet endroit d'un tel développement; non seulement l'étendue donnée à celui-ci paraît disproportionnée eu égard à la longueur des notices qui concernent respectivement le Roi de la Fumée, le Roi du Feu, le Roi du Vent, le Roi de l'Eau et l'Archonte distinct nommé cependant lui aussi « le Roi des Ténèbres », mais encore il est peu naturel de rencontrer cette peinture de l'Archidémon à la suite de l'esquisse, amorcée p. 30, 25-33, du portrait du Roi de la fumée, et de la voir s'achever, aux lignes 2-8 de la page 33, sur quelques traits (son corps est d'or, son goût est le salé, etc.) qui, étant donné le contexte et la structure symétrique des notices relatives aux quatre autres Archontes, sembleraient devoir revenir à nouveau au Roi de la Fumée. Le développement fait donc figure de pièce rapportée et malhabilement encastrée dans un contexte qui primitivement ne la comportait pas. En d'autres termes, tout se passe comme si le rédacteur avait interpolé la version originale du Képhalaïon VI en y insérant en bloc, en comme en coin, le texte du Képhalaïon XXVII ou - puisque le parallélisme des deux morceaux ne va pas sans quelques différences - un texte analogue à celui de notre Képhalaïon XXVII. L'addition a de la sorte rompu l'ordonnance et l'équilibre du sixième Chapitre, dont la composition originellement très simple et toute mécanique, fondée qu'elle était sur la description successive, et répartie en parts égales, des cinq Rois des mondes infernaux (de la Fumée, p. 30, 25-33 et p. 33, 2-4, peut être aussi 4-8; du Feu, p. 33, 9-17; du Vent, p. 33, 18-24; de l'Eau, p. 33, 25-32; des Ténèbres au sens restreint, p. 33, 33-p. 34, 5), s'est trouvée, au beau milieu de la section réservée au premier de ces Rois, compliquée d'une excroissance parasitaire et grevée d'une double ambiguïté: le nouveau Roi des Ténèbres ainsi introduit ne risque-t-il pas d'être confondu avec son homonyme, l'Archonte du cinquième Monde? Est-il identique au Roi de la Fumée ou distinct de lui et supérieur à lui comme aux quatre autres Princes? Nous aurons à revenir plus loin sur ces difficultés qui ne tiennent pas uniquement à un artifice de rédaction, mais demeurent inhérentes à la nature même du Prince des Ténèbres tel que le manichéisme le conçoit. Il reste, en effet, à expliquer le motif qui a incité le remanieur du Képhalaïon VI à amalgamer sans toutefois les confondre tout à fait, les descriptions du Roi du monde de la Fumée et du Roi de l'Empire des Ténèbres. Mais, pour l'instant, ce que l'on vient de dire suffit, je pense, à éclairer le principal des relations qui unissent étroitement l'un à l'autre de nos deux Chapitres. (Voir A. BOEHLIG, Eine Bemerkung zur Beurteilung der Kaphalaia, dans ZntW, XXXVII, 1938, pp. 13-19).


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      Il y a plus d'intérêt, tous ces points une fois fixés, à tenter de dégager le sens profond des trois morceaux traduits - ou plutôt puisque l'essentiel du troisième s'y ramène, des deux premiers - en soumettant à une analyse d'ensemble la figure du Diable manichéen. Question dès l'abord difficile, le manichéisme étant un système susceptible d'être formulé soit en termes conceptuels ou abstraits, soit en termes mythiques, et cette transcription sur le plan du mythe pouvant revêtir des formes différentes selon que l'on a affaire ou à l'une des expressions primitives du système ou à telle ou telle de ses adaptations postérieures, ajustées au vocabulaire et aux croyances de tel ou tel pays de mission. (Cf. le mémoire fondamental de H. H. SCHAEDER, Urform und Fortbildugen des manichäischen Systems, dans Vorträge der Bibliothek Warbung, 1924-1925 (Leipzig-Berlin, 1927), pp. 65-157) D'un registre à l'autre, la même entité se retrouve, fondamentalement, sous des noms divers, mais les équivalences sont loin de correspondre à une identité rigoureuse. Des décalages se produisent, qui affectent d'un certain flottement les rapports réciproques de tel concept et de tel personnage chargé d'en être la traduction mythologique, ou, si l'on passe d'un terrain de propagande à un autre, de telle hypostase mythique et de telle autre qui est cependant censée lui répondre. Ainsi, pour le Prince des Ténèbres.

      Le dualisme manichéen repose, on le sait, sur l'opposition absolue de deux Substances, Natures ou Racines, de deux Principes l'un et l'autre incréés et infinis, par conséquent coéternels et égaux, en tout incompatibles: le Bien et le Mal, Dieu et la Matière. Mais, en raison du type de pensée dont il relève, et quelles qu'aient été là-dessus les prétentions de son fondateur, le manichéisme n'est jamais parvenu à maintenir cette opposition sur le plan strictement rationnel ni à en saisir et à en formuler les termes sous forme de purs concepts. Les deux Principes sont tout aussi fondamentalement désignés comme Lumière et Ténèbres et imaginés à la façon de forces dont la direction définit la nature, de masses physiques, étendues et extensibles, dont l'expansion détermine le champ. Ainsi, tandis que le Bien va toujours vers le Haut, s'étendant à l'infini en direction du Nord, de l'Est et de l'Ouest, le Mal, au contraire, ou la Matière, qui est en son fond pur mouvement incoordonné ou désordonné, (Sur cette conception de la Matière, dont l'intérêt est, on le verra, capital, ALEXANDRE DE LYCOPOLIS, Contra Manichaei opiniones 2, p. 5, 8, éd. Brinkmann, et 6, p. 10, 5 et 24. Cf. SÉRAPION DE THMUIS, adv. Manichaeos, XXXI, 8-9, p. 47, éd. Casez, et TITUS DE BOSTRA, adv. Manich. I, 15-20 et 27. L'expression de « mouvement désordonné » (ataktos kinêsis) employée par ALEXANDE DE LYCOPOLIS (cf. déjà PLATON, Timée 30A, et HERMOGÈNE, dans HIPPOLYTE, Elenchos VIII, 4, 17) est confirmée par SHAHRASTANI (Religionspartheien, I, p. 286, trad. Haarbrücker) et par le fragment de Tourfan M 33 (dans SPAW, 1934, p. 876).), tend vers le Bas et n'a d'extension illimitée et libre qu'en direction du Sud, ces deux expansions infinies, l'une en trois directions, l'autre en une seule, se bloquant réciproquement à leur rencontre, ce qui fait que la masse lumineuse est finie par le bas et la masse ténébreuse par le haut, où elle est enfoncée « comme un coin » dans la Lumière qui l'enserre de trois côtés. (Sur tous ces points, on trouvera les principales références dans F. C. BAUR, Das manichäische Religionssystem (Tübingen, 1831), pp. 26-28, ou dans P. ALFARIC, L'évolution intellectuelle de saint Augustin (Paris, 1918), pp. 98-99. L'image du « coin » est due à saint Augustin, c. Faustum IV, 2, p. 271, 2-3, éd. Zycha: quasi non ita terram luminis describatis ex una porte a terra gentis tenebrarum, tanquam cuneo coartato discissam. Cette théorie de l'illimitation et de la limitation relative du monde lumineux et du monde obscur est, dans l'ensemble, à rapprocher de certaines théories mazdéennes (cf. H. S. NYBERG, dans Journal Asiatique, CCXIV, 1929, p. 209, et CCXIX, 1931, p. 226).). Pensons à deux gaz dont l'un, poussé par un dynamisme immanent et incohérent, en arrivera, à un point fortuit de sa dilatation, à rejoindre l'autre et s'efforcera de l'envahir, de le pénétrer toujours plus avant afin de se combiner de plus en plus indissolublement à lui et de l'absorber entièrement en soi. De même, dans l'épisode initial du mythe manichéen, l'Obscurité, à la suite d'une accumulation casuelle d'agitations chaotiques et de révolutions intestines, se haussera jusqu'à la limite supérieure de son Empire et, séduite par la splendeur du Royaume de la Lumière ainsi entrevue, attaquera celui-ci, puis, l'ayant vaincu, engloutira en elle une partie de la substance divine, provoquant de la sorte le mélange des deux Natures originellement séparées. Ou encore, en empruntant l'analogie au manichéisme lui-même (Cf. le traité manichéen chinois traduit par E. CHAVANNES et P. PELLIOT dans Journal Asiatique, nov. -déc. 1911, pp. 546-548), et puisqu'aussi bien l'essence de la Matière est pour lui l'appétit déréglé et brutal de la concupiscence tout autant qu'un mouvement physique désordonné, comparons la Lumière à la conscience claire et les Ténèbres au désir refoulé qui se développe librement dans la nuit de l'inconscient ou d'une demi-conscience: le désir, en se dilatant, affleure à la conscience dont il rompt brutalement, avec la barrière qui lui était opposée, la sérénité et l'équilibre; une bouffée obscure de Mal tend à envahir et à occuper, en l'absorbant de plus en plus, le champ de la pensée lucide. Tel, dans le microcosme, le mécanisme de la tentation et - selon qu'il y a adhésion ou non - du péché; tel, dans le macrocosme, le déploiement progressif des forces des Ténèbres.

      L'idée que le manichéisme se fait de la Matière est cependant l'objet d'autres transpositions mythiques, et sur un registre cette fois plus statique. L'Obscurité est également imaginée sous les espèces d'un Arbre - l'Arbre Muavais ou de Mort dressé en face de l'Arbre Bon ou de Vie - (Cf. THÉODORET, Haer. Fab. Comp. I, 26 (P. G. LXXXIII, 378B) et, surtout le document manichéen cité par Sévère d'Antioche dans sa CXXIIIè Homélie (M. -A KUGENER et Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, II, Bruxelles, 1912, p. 96, pp. 102-105, et babylonniennes (cf. KUGENER-CUMONT, op. cit., p. 164); mais elle provient au premier chef d'un interprétation mythique et dualiste - sans doute empruntée en partie à Marcion - de la parabole évangélique du « bon arbre » et du « mauvais arbre » (Matth. VII, 17-19, Luc VI, 43-44; ajouter également Matth. III, 10, XII, 33 et XV, 13). Le point est définitivement prouvé par Kephal. II (t. I, p. 16, 32-p.23, 13).) ou sous la forme d'un espace relativement stable qui s'étale et s'étage au Sud de la Région occupée par la Lumière et dont la topographie et les divisions peuvent être établies. (Sur la disposition et la composition des deux mondes de la Lumière et des Ténèbres, je revoie, pour simplifier, aux textes de Théodore bar Könaï (traduits notamment en commentés par Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, Bruxelles, 1908, pp. 7-13), d'Ibn an-Nadïm (traduits et annotés par G. FLÜGEL, Mani, Leipzig, 1862, pp. 86-88, pp. 93-94, pp. 177-208, pp. 271-278) et saint Augustin (signalés et exploités, conjointement avec les témoignages d'autres auteurs, par P. ALFARIC, op. cit., pp. 96-101). Exposés d'ensemble dans H. J. POLOTSK, Abriss des manichäischen Systems (= PAULY-WISSOWA, Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, Supplementband VI), Stuttgart, 1934, col. 249, 14-254, 47, ou dans H. JONAS, Gnosis und spätantiker Geist, I (Göttingen, 1934), pp. 287-293). C'est une terre immense en longueur et en profondeur, noire et pestilentielle, antithèse parfaite de la Terre resplendissante, parfumée et bienheureuse qui la surplombe à des hauteurs infinies; un Enfer, en somme, la réplique infernale d'un Paradis. (C'est la tenebrarum terra, la terra pestifera, opposée par l'Épître du Fondement à la lucida et beata terra (S. AUGUSTIN, c. Epist Fundam. 15, p. 212, 10, 28, p. 229, 3-4, et 13, p. 209, 27, éd. Zycha), la « Terre Noire » ou « Ténébreuse » (tär zamïq) des textes de Tourfan (M 98, édité par F. W. K. MÜLLER, dans APAW, 1904, IX, p. 40, et par A. V. W. JACKSON, Researches in Manichaeism, New-York, 1932, p. 32). Cf. Théodore bar Könaï, dans Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, p. 11: « Le Roi des Ténèbres réside dans sa terre ténébreuse ».) En voici, due à un écrit manichéen que cite Ibn an-Nadïm, (Fihrist, p. 94, trad. FLÜGEL. Autre traduction dans K. KESSLER, Mani, Berlin, 1889, pp. 397-398.) une description moins sommaire:

      « La Terre des Ténèbres, enseigne Mani, est coupée de gouffres profonds, d'abîmes, de fosses, de fondrières, de digues, de marécages, d'étangs, d'étendues de terre divisées et ramifiées en longs espaces pleins d'épaisses forêts, de sources d'où, de pays en pays et de digue en digue, s'exhale une fumée, d'où, au loin, de pays en pays, s'élèvent du feu et des ténèbres. L'une de ces parties est plus haute que l'autre, l'autre plus basse. La fumée qui en sort est le poison de la Mort. Elle monte d'une source dont le fond est de vase trouble, recouverte de poussière, réceptacle des éléments du Feu, des lourds et sombres éléments du Vent, des éléments de l'Eau épaisse. »

      Cette terre accidentée, crevassée de poches fangeuses et - à suivre aussi un détail du Képhalaïon VI (p. 32, 32) - bossuée de montagnes, ce grand espace désolé parcouru d'exhalaisons empoisonnées et où, dans une brume perpétuelle, parmi les horreurs des gouffres béants et des profondeurs sylvestres, miroite l'éclat sinistre des marais, (Cf. la description analogue du « palais des Démons » dans l'Hymnaire chinois de Londres, str. 20-23 (APAW, 1926, IV, p. 101, ou BSOAS, XI, 1943, p. 177.) se divise en cinq « membres », en cinq régions superposées. Ces cinq « mondes » (syr. àlmïn; gr. et copte kosmoï), qui, ici encore, répondent, en antithèse symétrique, aux cinq « membres » ou « demeures » (syr. s'khïnàthà) du Pays de la Lumière (l'Intelligence, la Raison, la Pensée, la Réflexion, la Volonté) ou, plus spécialement, aux cinq parties de la Terre Lumineuse (l'Éther ou l'Air, le Vent, la Lumière, l'Eau, le Feu), sont, en descendant du plus haut au plus bas: 1. le monde de la Fumée; 2. le monde du Feu; 3. le monde du Vent; 4. le monde de l'Eau; 5. le monde des Ténèbres, au sens restreint. (Quelques-uns de ces cinq éléments se présentent dans les sources arabes sous une forme un peu différente. Sur la question, voir, par ex., É. CHAVANNES et P. PELLIOT, dans Journal Asiatique, nov.-déc. 1911, p. 511, n. 2, ou H. J. POLOTSKY, Abriss, col. 249, 59-66. Cinq éléments mauvais (l'eau trouble, opposée à l'eau vivante; l'obscurité opaque, opposée à la lumière brillante; le vent violent, opposé au vent agréable; le feu destructeur, opposé au feu vivant; le corps de néant, opposé à l'âme, au pur Mânâ), dans un écrit du Livre mandéen de Jean (p. 56, trad. LIDZBARSKI). ) C'est l'énumération même du second des documents d'où nous sommes partis. On la retrouve ailleurs, notamment dans les textes suivants, cités, le premier par saint Augustin d'après l'Épître du Fondement de Mani lui-même, l'autre par un écrivain syriaque, Théodore bar Könaï, d'après quelques écrits de la secte:

      Iuxta unam uero partem ac latus inlustris illius ac sanctae terrae (la Terre de la Lumière) erat tenebrarum terra profunda et immensa magnitudine, in qua habitabant ignea corpora, genera scilicet pestifera. Hic infinitae tenebrae ex eadem manantes natura inaestimabiles cum propiis fetibus; ultra quas erant aquae caenosae ac turbidae cum suis inhabitatoribus; quarum interius uenti horribiles ac uehementes cum suo principe et genetoribus. Rursum regio ignea et corruptibilis com suis docibus et nationibus. Pari more introrsum gens caliginis ac fumi plena, in qua morabatur immanis pricepts omnium et dux habens circa se innumerabiles principes, quorum omnium ipse erat mens atque origo: haeque fuerunt naturae quinque terrae pestiferae. (S. AUGUSTIN, c. Epist. Fundam. 15, p. 212, 9-22, éd. Zycha).

      « Le Roi des Ténèbres réside dans sa terre ténébreuse, dans ses cinq mondes: le monde de la Fumée, le monde du Feu, le monde du Vent, le monde des Eaux, le monde des Ténèbres. » (THÉODORE BER KÖNAÏ, Scholies XI, dans Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, p. 11, n. 4.)

      A quoi s'ajoutent les témoignages de saint Augustin:

      Haec dixi, ut, si fieri potest, tandem dicere desinatis malum esse terram per immensum profundam et longam; malum esse mentem per terram uagantem; malum esse quinque antra elementorum, aliud tenebris, aliud aquis, aliud uentis, aliud igni, aliud fumo plenum. (De moribus eccl. Cathol. Et de moribus Manichaeorum II, IX, 14 (P. L. XXXII, 1351).)

      Quinque enim elementa, quae genuerunt principes proprios, genti tribuunt (sc. Manichaei) tenebrarum, eaque elementa his nominibus nuncupant, fumum, tenebras, ignem, aquam, uentum. (De haer. 46 (P. L. XLII, 35).).

      Nouimus enim tenebras, aquas, uentos, ignem, fumum. (C. Epist. Fundam. 31, p. 233, 12-13 (cf. 28, p. 229, 2-8).)

      Les cinq « éléments » de la Fumée, du Feu, du Vent, de l'Eau, des Ténèbres sont respectivement sortis de cinq « chambres », « dépôts » ou « resserres » (gr. et copte tamieïa) (Sur cette expression embarrassante, cf. supra. p. 138, n. I. Faut-il faire ici un rapprochement avec les « quatre dépôts » (nïrämïsn tchahär) constitués en quatre Terres au-dessus de la « Terre Noire » ou « Ténébreuse », d'après le fragment de Tourfan M 98, et appelés par un autre fragment, le M 472, « l'habitation des Démons » ? (cf. A. V. W. JACKSON, Researches in Manichaeism, p. 32, et p. 50, n. 39). Les cinq tamieïa (Fumée, Feu, Vent, Eau, Ténèbres) se retrouvent dans le Psautier du Fayoum (Ps. CCXXIII, p. 9, 17-19). Ajouter Kephal. XXIII, p. 68, 22, et XXIV, p. 74-17-18, et le passage de Simplicius cité dans la note suivante.) de cinq « gouffres », « failles » ou « cavernes » (lat. et gr. antra) (SIMPLICIUS, in Epict. Enchirid. XXVII, p. 71, 18, éd. Dübner: kaï gar kaï ta pente tamieïa ôs antra tina hupotithentaï; S. AUGUSTIN, De mor. Eccl. Cathol. et de mor. Manich. II, IX, 14, P. L. XXXII, 1351: quinque antra elementorum; frament de Tourfan M 98 (JACKSON, Researches, p. 32 et p. 48, n. 35): panz kandar 'marg, « cinq cavernes de mort »; traité chinois, dit traité Chavannes-Pelliot: « gouffres d'obscurité » (JA, nov.-déc. 1911, p. 511), « cinq gouffres » (p. 514), « quintuples gouffres obscurs non lumineux » (p. 558; trad. Rectifiée, JA, mars-avril 1913, p. 383), « antres obscurs non lumineux » (p. 561); hymnaire chinois de Londres, str. 21: « auch den fünffachen Graben des Reichs der Finsternis und die fünf giftigen Höfe der Dunkelheit » (trad. WALDSCHMIDT-LENTZ, APAW, 1926, IV, p. 101), « also the five-graded pit of the world of Darkness, also the five poisonous enclosures of Lightlessness » (trad. TSUI CHI, BSOAS, XI, 1943, p. 177). ), et donc des cavités dont la Terre et l'Obscurité est percée. D'eux, à leur tour, ont jailli et poussé cinq Arbres (ipsa autem arbores [ibidem natas] ex quinque illis elementis [Manichaei opinantur exortas], rapporte saint Augustin, (C. Faustum VI, 8, p. 297, 18-19, éd. Zycha.) faisant ainsi écho au début du Képhalaïon VI). En ces cinq Arbres s'est divisé et multiplié l'Arbre de Mal ou de Mort, symbole déjà mentionné de la Matière. (cf. l'écrit manichéen cité par Sévère d'Antioche dans sa CXXIIIè homélie (M.-A. KUGENER-Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, II, p. 117, et commentaire pp. 168-170): « L'Arbre de la Mort est divisé en un grand nombre d'(arbres) »; SIMPLICIUS, in Epict. Enchirid. XXVII, p. 71, 19, éd. Dübner: dendra.). L'image en réapparaîtra plus tard au cours du déroulement du mythe cosmogonique: le « péché », c'est-à-dire la semence, des Archontes, par la suite vaincus, se mettra, tombé sur la partie sèche de la terre de notre actuel univers, « à germer sous la forme de cinq arbres » (THÉODORE BAR KÖNAÏ, Scholies XI (dans Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, p. 40).), et, le microcosme correspondant exactement au macrocosme, ce sera également de cinq arbres que seront faits nos enfers intérieurs, la nature mauvaise ou « le vieil homme » qui nous compose dans notre condition charnelle et qui maintient captifs les éléments bons et divins primitivement arrachés au Monde de la Lumière par les Puissances diaboliques.

      « Le démon » - écrit un traité manichéen traduit en chinois (Journal Asiatique, nov.-déc. 1911, pp. 528-530) - « conçut des sentiments envieux et empoisonnés; il enferma les cinq natures lumineuses dans le corps charnel dont il fit un petit univers (microcosme)... Ainsi donc, ce démon de la convoitise (t'an-mo) enferma l'éther pur dans la ville des os; il établit la pensée obscure dans laquelle il planta un arbre de mort. Puis il enferma le vent excellent dans la ville des nerfs; il établit le sentiment obscur, dans lequel il planta un arbre de mort. Puis il enferma la force de la lumière dans la ville des veines; il établit la réflexion obscure, dans laquelle il planta un arbre de mort. Puis il enferma l'eau excellente dans la ville de la chair; il établit l'intellect obscur, dans lequel il planta un arbre de mort. Puis il enferma le feu excellent dans la ville de la peau; il établit le raisonnement obscur, dans lequel il planta un arbre de mort. Le démon de la convoitise planta ses cinq arbres de mort empoisonnés dans les cinq sortes de terrains abîmés; il les fit en toute occasion décevoir et troubler la nature primitive lumineuse, tirer au dehors la nature étrangère et produire des fruits empoisonnés dans les cinq sortes de terrains abîmés; il les fit en toute occasion décevoir et troubler la nature primitive lumineuse, tirer au dehors la nature étrangère et produire des fruits empoisonnés: ainsi, l'arbre de la pensée obscure pousse à l'intérieur de la ville des veines: son fruit est la luxure; l'arbre de l'intellect obscur pousse à l'intérieur de la ville de la chair: son fruit est la colère; l'arbre du raisonnement obscur pousse à l'intérieur de la ville de la peau: son fruit est la sottise. C'est ainsi donc, que des cinq sortes de choses qui sont les os, les nerfs, les veines, la chair et la peau, il fit une prison et y enferma les cinq corps divisés ».

      Et plus loin, décrivant l'oeuvre libératrice du Messager divin: (ibid., pp. 560-561)

      « Quand l'Envoyé de la Lumière bienfaisante eut fait les cinq libéralités, il abattit et enleva les cinq sortes d'arbres de mort empoisonnés et mauvais. Il commença par chasser la pensée obscure non lumineuse, dont il abattit et enleva l'arbre de mort: la racine de cet arbre est la haine; son tronc est la violence; ses branches sont l'irritation; ses feuilles sont l'aversion; ses fruits sont la division; son goût est le fade; sa couleur est le dénigrement. Ensuite il chassa le sentiment obscur non lumineux, dont il abattit et enleva l'arbre de mort: cet arbre a pour racine le manque de foi; son tronc est l'oubli, ses branches sont l'hésitation et la négligence; ses feuilles la violence; ses fruits les tourments; son goût, l'avidité et la concupiscence; sa couleur, la résistance. Il chassa ensuite la réflexion obscure non lumineuse, dont il abattit et enleva l'arbre de la mort: la racine de cet arbre est la concupiscence; son tronc, la paresse; ses branches, la violence; ses feuilles, la haine des supérieurs; ses fruits, la raillerie; son goût, la convoitise; sa couleur, l'amour sensuel... Puis il chassa l'intellect obscur, dont il abattit et enleva l'arbre de mort: la racine de cet arbre est la colère; son tronc est la stupidité; ses branches sont le manque de foi; ses feuilles sont l'initelligence; ses fruits sont le dédain; son goût, c'est l'orgueil; sa couleur, c'est le mépris pour autrui. Ensuite il chassa le raisonnement obscur, dont il abattit et enleva l'arbre de mort: la racine de cet arbre est la stupidité; son tronc est l'absence de mémoire; ses branches sont la lenteur d'esprit; ses feuilles sont de regarder son ombre et de se croire sans rival; ses fruits sont de surpasser le commun des hommes par le luxe des vêtements et des parures; son goût est d'aimer les colliers, les perles, les bagues, les bracelets et de se couvrir le corps de toutes sortes de bijoux; sa couleur, c'est le désir immodéré des boissons et des aliments de toutes sortes de saveurs afin d'en faire profiter le corps charnel. Les arbres que nous venons de décrire sont les arbres de mort. Le démon de la convoitise, dans ces antres obscurs non lumineux, avait mis tout son zèle à les planter. »

      Ainsi, à l'origine, les cinq Arbres du Mal avaient-ils surgi hors des cinq Éléments, eux-mêmes issus des cinq Gouffres. La Région infernale est de la sorte compartimentée en cinq Mondes étagés les uns au-dessus des autres et habités chacun par une population grouillante d'êtres particuliers dont les différentes espèces répondent à cinq classes d'animaux: la Fumée par les bipèdes, ancêtres des hommes, le Feu par des quadrupèdes; le Vent par des volatiles; l'Eau par des poisssons; les Ténèbres, au sens restreint du terme, par des reptiles. Reprenons la suite des textes augustiniens cités plus haut:

      (Dicere desinatis) malum esse animalia in illis singulis nata elementis, serpentia in tenebris, natantia in aquis, uolatilia in uentis, quadrupedia in igne, bipedia in fumo. (De mor. eccl. catho. et de mor. Manich. II, IX, 14, P. L. XXXII, 1351).

      In fumo nata animalia bipedia, unde homines ducere originem censent (sc. Manichaei); in tenebris sepentia, in igne quadrupedia, in aquis natatilia, in uento uolatilia. (De haer. 46, P. L. XLII, 35).

      Nouimus etiam animalia serpentia, natantia, uolantia, quadrupedia, biepedia. (C. Epist. Fudam. 31, p. 233, 13-14, éd. Zycha, et cf. 28, p. 229, 8-16. Démons, oiseaux, quadrupèdes et reptiles sont mentionnés dans la strophe 20 de l'Hymnaire chinois de Londres (APAW, 1926, IV, p. 101, ou BSOAS, XI, 1943, p. 177); oiseaux, poissons, quadrupèdes, démons, dans l'hymne parthe du fragment de Tourfan T II D 178 (APAW, 1926, IV, p. 113). Simplicius (loc. cit.) parle, plus généralement, de zôa khersaïa kâI enudra. Sur les cinq sortes d'animaux, le fragment de Tourfan T III 260, dans SPAW, 1932, pp. 182-183, et cf. la note à ce passage.)

      Chacun de ces districts forme un royaume ou une principauté que préside un roi ou un prince, un Archonte propre, ces cinq chefs - entre qui est réparti l'ensemble du territoire de l'Obscurité - pouvant être globalement désignés du titre de « princes des Ténèbres ». (Tenebrarum principes (Acta Archelai VII, 4, p. 10, 23, éd. Beeson) = oï tou skotuous oarkhontes (ÉPIPHANE, Panarion LXVI, 25, 6, t. III, p. 55, 4, éd. Holl), ou, tout court, principes (Act. Arch. VIII, 1, p. 11, 18) = arkhontes (ÉPIPHANE, Pan, LXVI, 25, 82 t. III, p. 56, 10); principes tenebrarum, dans le passage de saint Augustin cité ci-après.) Ces princes sont respectivement nés d'un des cinq éléments qui spécifient chacun de leurs cinq mondes (quinque elementa quae genuerunt principes proprios, avons-nous lu dans saint Augustin) ou, plus directement, d'un des cinq Arbres de Mal et de Mort qui les ont engendrés à la façon de vers. Le même saint Augustin précise ailleurs, en effet (et le trait se retrouve peu ou prou dans un document manichéen utilisé par Sévère d'Antioche (Cf. M.-A. KUGENER-Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, II, p. 169) ):

      Nam ipsa prima corpora principum tenebrarum ex arboribus ibidem natis tanquam uermiculos opinantur exorta, ipsas autem arbores ex quinque illis elementis. (C. Faustum VI, 8, p. 297, 16-19, éd. Zycha).

      Et à la ligne suivante:

      Primi principes tenebrarum, quorum parentes arbores fuerunt. (C. Faustum VI, 8, p. 298, 28-29).

      De cette vermine, une autre innombrable, a pullulé. Comme l'indique un passage du Képhalaïon IV (Kepahl. IV, p. 26, 11-17), la Matière a formé par couples « toute la gent archontique qui est dans les mondes des Ténèbres »; chaque Archonte mâle fait paire avec une Archonte femelle, « comme le Feu avec la Volupté qui habite les hommes et les femmes, les poussant les uns vers les autres ». unis avec leurs compagnes, les Princes ont donc engendré, chacun pour son compte, les animaux des deux sexes qui sont leurs sujets respectifs et qui, en s'accouplant à leur tour, propagent indéfiniment leur espèce. Sous ce jour, la hiérarchie des chefs du Pays de l'Obscurité s'établira ainsi:

1. Le Roi des bipèdes= l'Achonte du monde de la Fumée
2. Le Roi des quadrupèdes= l'Archonte du monde du Feu
3. Le Roi des volatiles= l'Archonte du monde de l'Air
4. Le Roi des poissons= l'Archonte du monde de l'Eau
5. Le Roi des reptiles= l'Archonte du monde des Ténèbres.


      Tel est bien l'ordre suivi par notre Képhalaïon VI. Et l'on comprend en même temps, grâce aux correspondances indiquées, le motif qui a incité l'auteur de ce texte à attribuer à chacun des Princes successivement énumérés et décrits la figure particulière de tel ou tel animal. Celle du Roi de la Fumée, qui normalement devrait être une figure de bipède ou de démon, ne nous est pas donnée, le passage ayant été, on l'a vu, interpolé et sans doute remanié: le portrait d'un personnage en apparence distinct et de nature composite - le « Roi des Ténèbres », que son nom ne doit pas faire confondre avec le cinquième Archonte de notre liste - a été substitué à celui que nous étions en droit d'attendre. Mais, pour ce qui est des quatre autres Princes, on s'explique fort bien que le Roi du Feu, chef des quadrupèdes, ait été doté d'une figure de lion, le Foi de l'Air, chef des oiseaux, de celle d'un aigle, le Roi de l'Eau, chef des animaux nageurs, de celle d'un poisson, et le Roi des Ténèbres, chef des reptiles, d'une figure de serpent ou de dragon. (Des figures d'animaux (celles du lion, de l'aigle et du dragon, entre autres) sont également attribuées par les Gnostiques aux Puissances mauvaises, plus particulièrement aux sept Archontes planétaires (ORIGÈNE, c. Celsum, VI, 30; Apokryphon Iohannis, trad. C. SCHMIDT, dans Philotesia, Berlin, 1907, p. 332, ou, dans le texte nouveau tout récemment découvert à Nag Hammadi, fol. 17-18; Théodore bar Könaï, Scholies XI, notice sur les « Ophites », trad. H. POGNON, dans Inscriptions mandaïtes des coupes Khouabir, pp. 213-214). En outre, la description est ici enrichie de traits inédits et corsée de corrélations nouvelles. A chacun des Archontes correspond un métal, dont son corps est fait: à l'Archonte du monde de la fumée, l'or; à l'Archonte du monde du Feu, l'airain; à l'Archonte du monde du Vent, le fer; à l'Archonte du monde de l'Eau, l'argent; à l'Archonte du monde des Ténèbres, le plomb et l'étain. Cinq goûts leur sont de même attachés: le salé au premier; l'aigre au second, l'âcre au troisième, le doux (vraisemblablement, le fade) au quatrième, l'amer au dernier. De chacun d'eux, enfin, relève le principe d'une de ces cinq erreurs actuelles que sont: l'astrolâtrie ou la mystique astrologique, la croyance en la puissance universelle et tyrannique des Planètes (du nombre desquelles le manichéisme exclut le Soleil et la Lune) ou, plus vaguement, les Principautés du ciel visible, attitude ou opinion inspirée par le Roi de la Fumée ou, à suivre exactement notre texte, par le Roi de l'Empire des Ténèbres tout entier (le sens du passage (Kephal. VI, p. 33, 5-8) est loin d'être assuré. A première vue, « les Principautés et les Puissances de la terre et du monde entier » dont il est ici question sembleraient devoir être, tout ainsi que « les Principautés, les Puissances et les Rois du monde » mentionnés plus loin (p. 33, 15-16), des souverains temporels, des chefs d'État et des gouverneurs de provinces, et la « tyrannie » visée dans ces lignes le despotisme politique. Toute autorité, tout pouvoir civil se verrait ainsi attribuer une origine diabolique, et le manichéisme anticiperait sur ce point les vues du bogomilisme (cf. H.-Ch. PUECH et A. VAILLANT, Le traité contre les Bogomilles de Cosmas le Prêtre, Paris, 1945, pp. 274-277). Une telle interprétation n'est pas exclue; j'hésite cependant à l'adopter et crois plutôt, étant donné la teneur des développements parallèles qui suivent, qu'il s'agit ici de la « tyrannie » astrale, de la domination exercée sur ce bas-monde et sur tout l'univers matériel par les « Principautés » et les « Puissances » qui habitent le ciel visible, agents et ministres de la Fatalité.); le culte du feu est tout naturellement donné comme l'instigateur; l'idolâtrie, qui dépend du Roi de l'Air; le baptisme (le mandéisme ou quelque secte voisine, peut-être aussi le christianisme), religion de l'eau rapportée en conséquence au Roi de l'Eau; la mantique et les autres formes de pratiques oraculaires, à quoi préside le Roi des Ténèbres.


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      Cependant ces cinq Royaumes n'en forment qu'un, ou ne sont que les subdivisions d'un seul et même royaume: le Royaume de l'Obscurité opposé au Royaume de la Lumière, et l'ensemble en est dominé par un chef unique, un Monarque, qui règne sur eux comme Dieu ou le Père de la Grandeur sur ses cinq « Demeures » et la totalité du monde lumineux. C'est ici que surgissent la figure gigantesque et monstrueuse de l'Archonte suprême, de cet Archonte par excellence qu'est le Diable manichéen, et, du même coup, les difficultés de toutes sortes qui nuisent à l'intelligence du Képhalaïon VI, et, plus généralement, pèsent d'un lourd poids sur toute étude d'un tel personnage.

      De même que son adversaire, le souverain du Royaume de la Lumière, est appelé « le Roi de la Lumière » ou « des Lumière », le souverain du Royaume de l'Obscurité porte, par contraste et par symétrie, le titre de « Roi » ou de « Prince des Ténèbres » (syr. Melèkh hèsukhà; lat. Princeps tenebrarum; copte arkhôn empkêkê, ou erro empkêkê, ou, plus spécialement erro ennapkêkê (note du copiste: les accents sont « approchant » car les caractères exacts ne sont pas disponibles sur mon pc.), cette dernière formule équivalent littéralement à « roi de ceux qui appartiennent (ou « de ce qui appartient ») à l'Obscurité ») (Sur le titre syriaque, Fr. CUMONT, Recherches sur la manichéisme, I, p. 11 et n. 1; sur le second titre copte, Kephal. IV, p. 26, 19 et la note à cette ligne. Princeps tenebrarum, dans la traduction latine des Acta Archelai (XII, 4, p. 20, 14, éd. Beeson = o orkhôn tou skotuous, ÉPIPHANE, Pan. LXVI, 30, 2, t. III, p. 69, 5, éd. Holl) et chez saint Augustin (p. ex., c. Faust. XXI, 14, p. 586, 8) On trouve aussi les désignations voisines de « chef de la Méchanceté », o tes kakias arkhôn (TITUS DE BOSTRA, adv. Manich. I, 33, P. G. XVIII, 1120 C), de « Grand Archonte », princeps magnus, o Arkhôn megas (Act. Arch. IX, 3, p. 14, 21 = ÉPIPHANIE, Pan. LXVI, 27, 3, t. III, p. 62, 2) ou de « Roi des démons » (S 13, dans NNGW, 1933, p. 216).). Ce titre, tout d'abord, prête à une double confusion: chacun des cinq Archontes des cinq Royaumes ténébreux peut, pour sa part, y prétendre, et, de fait, on l'a vu, certains documents les qualifient collectivement de « princes des Ténèbres »; d'autre part, et surtout, le nom de « Roi » ou de « Prince du monde des Ténèbres » (erro emplkosmos empkêkê) étant également donné, par une homonymie fâcheuse entre deux personnages pourtant bien distincts: le chef particulier de la plus basse des cinq zones infernales et son suzerain, le maître suprême de l'ensemble du territoire formé par son « monde » ou son « royaume » et par ceux de ses collègues.

      Mais l'ambiguïté ne tient pas seulement à une terminologie malencontreuse: elle est inhérente à la nature même de l'Archidémon manichéen. Où le situer, en effet? Au-dessus de la hiérarchie diabolique, qu'il préside, ou à l'intérieur même de cette hiérarchie, dont il serait l'un des membres et occuperait le premier rang, seigneur en propre du plus élevé des cinq Royaumes et tenant la supériorité de son siège sa primauté sur les quatre autres? En d'autres termes, faut-il, comme ce serait le cas dans la première hypothèse, le distinguer des cinq Archontes, de l'Archonte de la Fumée aussi bien que des Archontes du Feu, de l'Air, de l'Eau et des Ténèbres proprement dites, ou, au contraire, si la seconde supposition est la plus juste, l'identifier avec le Roi du monde de la Fumée et des bipèdes? On ne peut en décider sans hésitation.

      Certains textes - à commencer par le Képhalaïon XXVII et la partie parallèle du Képhalaïon VI - sembleraient favoriser la première solution. Le Prince des Ténèbres y est décrit comme réunissant en lui les cinq formes caractéristiques des cinq espèces qui peuplent les cinq mondes infernaux et, par conséquent, de leurs cinq gouverneurs, y compris le gouverneur du monde de la Fumée: il a des pieds et des mains de démons, « à l'image des fils du monde de la Fumée », une figure de lion, comme le foi du Feu, souverain des quadrupèdes, des ailes d'aigle, à la façon du chef des volatiles, le Roi de l'Air, une queue de poisson, tout ainsi que le Roi de l'Eau qui règne sur les animaux aquatiques, un ventre de serpent ou de dragon semblable à celui de son homonyme, le Roi des Ténèbres, père et maître des reptiles (cf. Psautier copte du Fayoum, Ps. CCXLVIII, t. II, p. 57, 18; « ce dragon à face de lion et sa mère, la Matière ». Dans le Gnosticisme, le Premier Archonte, le chef des Archontes planétaires, Ialdabaoth (assimilé à Kronos-Saturnes et au dieu des Juifs) est également représenté avec une figure de lion (ORIGÈNE, c. Cels. VI, 31, t. II, p. 101, 10, éd. Koetschau) ou même sous les formes combinées d'un serpent et d'un lion (Apokryphon Iohannis, trad. SCHMIDT, dans Philostesia, p. 330, ou, dans le nouveau papyrus de Nag Hammadi, fol. 15); il marche dressé sur ses deux jambes comme les bipèdes, ou à quatre pattes, à la manière des quadrupèdes, vole comme les oiseaux, plonge et nage comme les poissons, rampe comme les serpents. Le philosophe néo-platonicien Simplicius, qui l'appelle le « Pentamorphe », mentionne expressément trois de ses formes, dont il avoue avoir oublié les deux autres: celles de lion, de poisson et d'aigle. (In Epict. Enchirid. XXVII, p. 71, 20 et p. 72, 16-19, éd. Dübner). Il y a plus: ce monstre composite est par endroits donné comme le produit collectif de la Terre et de l'Obscurité, comme issu des cinq éléments (à l'inclusion de la Fumée) des cinq Royaumes.

      « Alors », rapporte Ibn al-Murtadà (Al-bahr az-zahhàr, trad. Kessler, dans Mani, p. 352), « l'Obscurité imagnia et façonna ensuite de toutes ses parties une forme horrible ».

      Et en plus longuement Ibn an-Nadîm, d'après une source de première main (Fihrst, trad. FLÜGEL, dans Mani, p. 86, ou trad. KESSLER, op. cit., pp. 387-388):

      « Mani enseigne: De la Terre obscure sortit le Satan. Non qu'il ait été en soi éternel dès le commencement; mais les substances qui le composent étaient en leurs éléments éternelles (infinies). Ces substances, issues de leurs éléments, s'unirent alors et donnèrent naissance à la forme du Satan. Sa tête était comme la tête d'un lion, son corps comme le corps d'un serpent, ses ailes comme les ailes d'un oiseau, sa queue comme la queue d'un grand poisson, et ses quatre pieds comme les pieds des animaux rampants. » (Le texte porte dauàbb (« animaux rampants », « reptiles »), alors qu'ailleurs il s'agit de « démons ». D'après une remarque de W. Henning développée par H. J. Polotsky (Abriss, col. 250, 21-30), l'erreur provient d'un contresens du traducteur arabe qui, dans la source iranienne qu'il avait sous les yeux, a confondu dèv, « démon », et dèvagh, « ver ». Cette explication n'est pas admise par S. WILDANDER, Vayu, I (Lund, 1941), p. 202, et par G. WIDENGREN, Mesopotamian Elements in Manichaesim, Uppsala-Leipzig, 1946, p. 31, n. 2).

      Tout ceci laisserait donc l'impression que, synthèse de toutes les Puissances du monde infernal et, par là, dominateur universel des cinq Royaumes de l'Obscurité qui l'ont engendré, qu'il englobe sous un même pouvoir et où il circule à son gré, le Prince des Ténèbres est différent de l'un ou l'autre des Archontes qui sont ses vassaux et qui, eux, doivent leur naissance, non à l'amalgame des cinq éléments, mais à un seul de ces éléments, l'élément propre à leur fief particulier et restreint. Il n'est, entre autres, ni spécialement issu du monde de la Fumée ni limité à ce monde quant à sa résidence et à l'exercice de sa souveraineté. Autant dire qu'il semblerait autre que le Roi de la Fumée et son supérieur hiérarchique, au même titre qu'il est - indubitablement - le suzerain distinct des rois du Feu, de l'Air, de l'Eau et des Ténèbres.

      D'autres documents, toutefois, et d'aussi bonne qualité (l'un d'eux n'est-il pas extrait d'un écrit de Mani lui-même?), vont à l'encontre d'une telle interprétation et appuient vigoureusement la seconde des hypothèses envisagées: ils affirment avec netteté l'identité du Prince des Ténèbres et du Roi des bipèdes ou du monde de la Fumée. Ainsi, le passage déjà cité de l'Épître du Fondement (S. AUGUSTIN, c. Epist. Fundam. 15, p. 212, 18-22, éd. Zycha):

      Pari more instrorsum gens caliginis ac fum plena, in qua morabatur immanis pricepts omnium et dux habens circa se innumerabiles principes, quorum omnium ipse erat mens et origo,

      ou ce texte de saint Augustin (C. Faustum XXI, 4, p. 586, 13-17, éd. Zycha):

      Huc accedit, quia illi principi (tenebrarum) non tantum sui generis, id est bipedes, quos parentes hominum dicitis, sed etiam cuncta animalium ecterorum genera subdita erant et ad nutam eius conuertebantur faciendo, quod iussisset, credendo, quod suasisset.

      Plaident également dans le même sens, quoique moins directement, les témoignages de divers auteurs arabes (IBN AN-NADÎM, dans FLUEGEL, Mani, p. 90 (et cf. p. 186, n. 77 et p. 240, n. 140); SHAHRASTANI, Religionspartheien, I, p. 287, trad. HAARBRUECKER (avec les corrections indiquées par FLUEGEL, op. cit., p. 240); IBN AL-MURTADA, dans KESSLER, Mani, p. 351. De même, dans le monde lumineux, le « doux souffle » (ou l'Air) est l' « esprit » des quatre autres éléments: le Vent, la Lumière, l'Eau et le Feu.) qui s'accordent à faire de la Fumée opaque à la fois le cinquième des éléments dont, suivant les Manichéens, se composent les Ténèbres, et l'élément recteur des quatre autres, leur « esprit » (cf. mens dans l'Epistula Fundamenti), nommé par la secte al-Humàma. Ailleurs, il est çà et là spécifié que c'est l'Archonte de la Fumée, instigateur et principe de toutes les guerres, ou le Roi des bipèdes, qui a pris l'initiative de l'attaque contre le Royaume de la Lumière et conduit à l'assaut les troupes des cinq genres infernaux (Kephal. VI, p. 30, 25-33): c'est donc lui, sans doute, que l'on doit retrouver en d'autres versions du mythe sous les noms de Roi des Ténèbres (Kephal. XVII, p. 55, 27, XVIII, p. 58, 8; Théodore bar Könaï, dans CUMONT Recherches sur le manichéisme, I, p. 13 et p. 18), ou de Sïmnu (Khuastuanift I B, éd. Et trad. BANG, dans Le Muséon, XXXVI, 1923, p. 145), et qui, après sa victoire, engloutit les cinq éléments lumineux de l'Ame ou de l'armure de ses adversaire, l'Homme Primordial ou Khörmuzta (Ormuzd), et les mêle aux « cinq Fils des Ténèbres » ou aux cinq éléments obscurs dont son corps est formé. En conclusion, le Prince des Ténèbres apparaîtra comme ne faisant avec le premier des cinq Archontes qu'un seul et même personnage, réunissant en lui une double suzeraineté: chef, en son particulier, du Royaume supérieur de la Fumée et maître de l'espèce démoniaque la plus éminente, il est en même temps le monarque - ou, à vrai dire, le tyran - de l'ensemble des cinq zones de l'Obscurité.

      Il n'en subsiste pas moins, à tout prendre, un certain flottement. En tant qu'expression globale de l'univers du Mal et surtout en tant que Roi unique des Enfers symétriquement opposé au Roi, également unique, du Paradis de la Lumière, le Prince des Ténèbres tend à faire figure de personnage autonome, distinct des éléments qu'il régit et transcendant à eux. Mais, d'autre part, composé de ces mêmes éléments, il y est en quelque sorte inclus et leur est immanent; de ce tout il est la partie la plus haute, mais partie néanmoins, comme la tête l'est du corps ou la faculté animatrice et rectrice, de l'ensemble organique des fonctions vitales ou psychologiques. De même Dieu, dans la mythologie de la secte: le Père de la Grandeur est à la fois distingué de la Terre Lumineuse et de ses cinq membres et confondu avec la totalité de cette Terre et l'union de ces membres, qui définissent les divers aspects de son activité spirituelle. (C'est ainsi que, tandis que, chez Théodore bar Könaï, le Père de la Grandeur est « en dehors » de ses cinq « demeures », le Fihrist fait de celles-ci ses « membres » ou ses parties, qu'il occupe entièrement. Sur la contradiction, que relève déjà saint Augustin (c. Felicem I, 18), cf. Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, pp. 8-9). La situation des deux antagonistes oscille ainsi entre deux positions: l'une transcendante, en un sens ou virtuellement, à l'ensemble du monde qu'ils commandent, mais dont, en un autre sens, ils sont l'émanation et la synthèse, qu'ils englobent tout aussi bien qu'ils sont englobés par lui; l'autre intérieure à ce monde dont ils occupent plus spécialement la zone supérieure et constituent l' « esprit ». Distinct, dans le premier cas, ou bien proche d'être distinct du Roi des Bipèdes comme des autres Archontes, le Prince des Ténèbres lui est, au contraire, identique dans le second.

      Et c'est précisément une telle indécision que reflète l'anomalie signalée dans la composition du Képhalaïon VI, cette hésitation où nous sommes nous-mêmes qui l'explique. Le compilateur a voulu corser le texte primitif du Chapitre à l'aide d'une description indépendante et plus développée du Roi des Ténèbres qu'il trouvait dans notre Képhalaïon XXVII ou dans un document fort voisin. Mais la place où il a inséré son addition, la façon dont il a exécuté son projet témoignent de son incertitude. Il n'est pas allé jusqu'à introduire le portrait emprunté avant celui du Roi du monde de la Fumée, mais, tout en l'enclavant à l'intérieur même de la section réservée à ce Foi, il n'a pas osé fondre entièrement ses deux textes l'un avec l'autre, fusionner en une seule les deux peintures; bien loin d'atténuer ou d'effacer le caractère hétérogène des deux morceaux, il l'a souligné, au contraire, en usant, pour agrafer son démarquage, d'une formule gauche et équivoque: « Pour ce qui est du Roi des Ténèbres, etc. » Il paraît ainsi avoir eu scrupule à confondre Prince des Ténèbres et Roi de la Fumée tout autant qu'à les distinguer nettement. Il incline sans doute à les identifier; il n'a pu toutefois s'y résoudre et s'est résigné à une solution bâtarde qui trahit son embarras et laisse le lecteur tout aussi perplexe. Il y a ici plus qu'une simple maladresse de composition, ou, plus exactement, cette maladresse elle-même est l'indice et l'effet d'une difficulté réelle, inhérente au fond même de la conception que la tradition manichéenne s'est faite du Prince des Ténèbres.


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      A cette ambiguïté s'en ajoute une autre, qui ne fait, d'ailleurs, que la doubler et la répéter sur un autre plan, à moins qu'elle ne la fonde. Elle embrouille les rapports de notre personnage avec la Matière. (Cf. H. J. PLOTSKY, Abriss, col. 250, 37-42).

      Tantôt le Prince des Ténèbres est tenu pour le produit de celle-ci ou - ce qui revient au même - de l'Obscurité. Il est engendré par elle, par la « Nuit, mère des Archontes » (Cf., p. ex., Kephal. IV, p. 27, 5-6, ou fragments de Tourfan S 9 et S 13 (« Àz, la mère mauvaise de tous les démon »), dans NGGW, 1932, p. 215. Nos Képhalaïa VI et XXVII disent expressément eux-mêmes que c'est la Matière qui a formé le corps du Prince des Ténèbres. Le psaume CCXLVIII de l'Hymnaire du Fayoum (t. II, p. 57, 18) est plus formel encore: il mentionne, ainsi qu'on l'a vu plus haut, « le Dragon à face de lion et sa mère, la Matière ». D'après Shahrastänï (Religionspartheien, I, pp. 287-288), l'Obscurité enfante l'Archidémon sans conjoint: elle le produit, et les autres démons, à la façon d'une charogne pourrie d'où naissent des larves ou des vers.), et c'est elle qui le pousse à engager avec ses forces la guerre contre les éons de la Grandeur. (Kephal. IV, p. 26, 18-20). Il en est en quelque sorte le fils, un peu comme, dans le mandéisme, l'est de Rühä, la Diablesse monstrueuse qui préside aux « Eaux Noires », le géant Ur, lui aussi « Roi des Ténèbres ». tantôt, en revanche, il apparaît comme équivalant à la Matière elle-même ou comme sa personnification, qui, sous le nom de Diable, se substitue à elle et s'oppose à Dieu en son lieu et place à titre de Principe absolu. (Cf., par ex., TITUS DE BOSTRA, adv. Manich. I, 33, P. G. XVIII, 1120D/1121A ( = SÉRAPION DE THMUIS, adv. Manich. 26, 6-14, p. 41, éd. Casey); ÉPIPHANE, Pan. LXVI, 8, 5, t. III, p. 29, 4-8, éd. Holl; Fauste de Milève, dans SAINT AUGUSTIN, c. Faust. XXI, I, p. 568, 13-15; Khuastuanift I C, p. 145, éd. Et trad. Bang.) Ainsi dans les diverses versions du mythe cosmologique, où l'assaillant du monde de la Lumière et l'adversaire de l'Homme Primordial est identifié, ici, comme on l'a vu, avec le Prince des Ténèbres, là avec la Matière (P. ex., chez Alexandre de Lycopolis, Titus de Bostra, Théodoret, etc.), et où, au cours d'un épisode ultérieur, soit l'un soit l'autre se voit attribuer la création du premier couple humain. (Les traditions sont, à vrai dire, singulièrement embrouillées (principaux textes dans Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, pp. 42-44 et pp. 73-74). Les unes rapportent à la Matière le mythe de la création de l'homme (p. ex. Acta Archelai, ou le fragment de Tourfan S 9, dans NGGW, 1932, pp. 214-224, où Adam est donné comme l'oeuvre de Âz). D'autres font du Prince des Ténèbres (S. AUGUSTIN, De natura boni 46, p. 884, 27-28) ou de Saclas, « l'Archonte de la Matière », (THÉODORET, Haer. Fab. Comp. I, 26) le père ou le plasmateur de l'humanité. Mais ailleurs Saclas-Ashaqloun est désigné comme « fils du roi des Ténèbres » (Théodore bar Könaï) ou comme un des Archontes de la Fumée (S. AUGUSTIN, De haer. 46). Ibn an-Nadïm (pp. 90-91, trad. FLUEGEL) parle plus vaguement d' « un des Archontes » ou de « l'Archonte », du Désir ou de la Convoitise (al-hirs = Âz) et de la Concupiscence (as-sahwat = Avarzög). ) De là la contradiction des témoignages, dont certains affirment le caractère inengendré, éternel, du Démon (TITUS DE BOSTRA, adv. Manich. I, 33, P. G. XVIII, 1120D/1121A = SÉRAPION DE THMUIS, adv. Manich. 26, 6-14, p. 41 éd. Casey. Moins directement, ÉPIPHANE, Pan. LXVI, 8, 5, t. III, p. 29, 4-8, éd. Holl, et Acta Archalai VII, I, p. 9, 18-23, éd. Beeson ( = ÉPIPHANE, Pan, LXVI, 25, 3, t. III, p. 53, 20-p. 54, 4).), tandis que d'autres nient expressément que Satan ait existé en soi depuis toujours et n'accordent l'infinité qu'aux éléments dont il est sorti. Entendons qu'il est, pour les premiers, un synonyme de la Matière et que les seconds l'envisagent comme une hypostase distincte, émanée de l'Obscurité.


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      De là aussi, mais aggravé, le flottement qui s'est produit lorsque les Manichéens ont adapté le système original de leur Maître aux religions des divers pays où la révélation du Paraclet entendait se répandre et tenté d'en transcrire, sur des registres mythologiques ou doctrinaux différents, les termes plus ou moins abstraits ou neutres, qui, par là, se flattait-on, se prêtaient au mieux à être traduits en toutes langues et étaient propres à favoriser, sous des revêtements variés, l'adoption et la diffusion universelles du message oecuménique de Mani.

      En gros, soit immédiatement, soit sous les espèces de la Matière et dans le mesure où il peut équivaloir à celle-ci, le Prince des Ténèbres a été identifié: dans l'Occident chrétien et, comme le suggère saint Augustin, dans les exposés les plus populaires du système, au Diable (Satanas, ou le Diable, dans les passages de Sérapion de Thmuis, de Titus de Bostra et d'Épiphane mentionnés supra dans l'avant-dernière note; le Démon, dans le capitulum de Fauste de Milève rapporté par SAINT AUGUSTIN, c. Faust. XX, I, p. 568, 13-15, éd. Zycha: est quidem, quod duo principia confitemur, sed unum ex his deum vocamus, alterum hylen, aut, ut communiter et usitate dixerim, daemonem. La déclaration du manichéen Fortunat dans SAINT AUGUSTIN, c. Fortunat. disput. 3 (p. 85, 19-20) est plus indirecte: nec tenebras nec daemones nec satanam. Le nom de Satan n'est, du reste, pas absent des textes de Tourfan (par ex., M 42 et M 104, dans SPAW, 1934, p. 307 et pp. 882-883).); dans le monde musulman, à Satan ou au Démon Primordial (Iblïs al Qadïm) (Par ex., IBN AN-NADÏM, Fihrist, pp. 86-88, trad. FLUEGEL.); dans l'Orient mazdéen, à Ahriman (P. ex., les fragments de Tourfan réunis par A. V. W. JACKSON, Researches in Manichaeism, p. 149, et ajouter T III 260 (SPAW, 1932, p. 172 et pp. 184-187; cf. p. 219) et M 49 (SPAW, 1933, p. 307); Skand-gumànsk vicàr XVI, 8-52, pp. 252-255, éd. et trad. de Menasce.); en chinois, à t'an-mo, le « démon de la convoitise » (Traité Chavannes-Pelliot (Journal Asiatique, nov.-déc. 1911, p. 523; pp. 528-529; p. 533: « le démon de la haine, le maître de la convoitise », yuan-mo t'an-tchou; p. 537); chez les Ouigours d'Asie Centrale, à Sïmnu ou Samnu (p. ex., Khuastuanift I B et C, p. 145 et p. 147, éd. Et trad. Bang (cf. commentaire, p. 171); T Ia, dans APAW, 1911, VI, pp. 19-20 (cf. SPAW, 1909, p. 1056).). Cependant les documents iraniens et vieux-turcs personnifient également la Matière en ÂZ, incarnation féminine et diabolique de la Concupiscence (l'ÂZ ou ÂZI du mazdéisme, démon insatiable, et cette fois masculin, de l'avidité, qui dévore tout et, lorsqu'il n'a plus rien à absorber, se dévore lui-même) (Cf. V. HENRY, Le Parsisme, Paris, 1905, p. 74), et dédoublent souvent le personnage en deux démons, l'un mâle, l'autre femelle, qui forment couple: le Désir (la Convoitise) et la Concupiscence. (Cf. A. V. W. JACKSON, Researches, pp. 106-108 et p. 251, n. 134). Parfois aussi ÂZ est distingué d'Ahriman, et t'an-mo peut correspondre tantôt à l'un tantôt à l'autre. Enfin, si Sïmnu (Ahriman) paraît çà et là, en tant que Démon primitif, supérieur au « démon de la convoitise », au soq yäk des textes ouigours, peut-être, là où il est opposé à l'Homme Primordial (Ôhrmizd, Ormuzd ou Khörmuzta), ne représente-t-il qu'une entité spéciale, émanée de la Matière et, en un sens, subordonnée à elle, comme son adversaire l'est relativement à la Mère des Vivants ou à Zurvàn, le Père des Grandeurs. (Cf. les remarques de Chavannes et de Pelliot dans JA, nov.-déc. 1911, p. 523, n. 3).

      Toutes ces correspondances, que je simplifie et abrège, se révèlent ainsi confuses et inadéquates. Sans doute ne pouvait-il en être autrement en raison de l'hétérogénéité des vocabulaires et des systèmes de représentations religieuses dans lesquels les missionnaires manichéens ont eu à transposer les dogmes fondamentaux de la secte. Mais les difficultés qu'ils ont à cet égard rencontrées étaient si accrues, au point de devenir insurmontables, par l'indécision foncière qui affecte, et dès les premières expressions de la doctrine authentique, tout ce qui touche à la figure du Prince des Ténèbres: encore une fois, celui-ci est-il la personnification ou le produit de la Matière? Lui est-il identique ou en est-il distinct? L'un et l'autre, doit-on répondre. C'est la même réalité qui est désignée, sur le plan conceptuel, du nom de Matière et, sur le plan mythique, du nom de Prince des Ténèbres; le Prince des Ténèbres n'est que la traduction en terme de mythe de ce que, spéculativement ou plus abstraitement, représente la Matière. Mais, d'autre part, si l'on se place décidément sur le plan strict de la mythologie, on constate que la Matière y devient à son tour une entité mythique, le Mal, la Nuit ou le Désir incarné, une sorte de grande Démone dont la personnalité tend alors à se distinguer - et se distingue en fait - de celle du Prince des Ténèbres, généralement imaginé en ce cas comme son fils, sans doute aussi comme son amant. Toutefois, même expliquée de la sorte par la coexistence dans le manichéisme de deux plans d'expression du système, la contradiction des deux réponses également affirmatives que l'on est amené à donner à la question posée n'en subsiste pas moins. Le désaccord où l'on aboutit en définitive en passant d'un plan à l'autre renforce l'indécision et la rend irréductible.


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      Qu'il soit identifié à la Matière (et, par là, incréé et l'égal de Dieu) ou conçu comme engendré par elle, le Prince des Ténèbres - disons: le Diable - accède dans la doctrine manichéenne au degré le plus extrême de promotion où un dualisme de type gnostique puisse le hausser. A moins de prétendre à être le Dieu unique de l'univers invisible et sensible, à quelle plus haute exaltation pourrait-il viser?

      Il n'est point, comme dans ces systèmes de dualisme mitigé que sont la plupart des autres gnosticismes, une hypostase dégradée ou le fruit d'une entité déchue du monde supérieur, un des anges du dieu inférieur et créateur, le fils ou le frère du Démiurge, lui-même fils de la Sophia exilée du Plérôme, ou encore - tel le Satanaël des Bogomiles - le fils aîné de Dieu lui-même et le frère du Christ (Cf. H.-Ch. PUECH et A. VAILLANT, Le traité contre les Bogomilles de Cosmas le Prêtre, Paris, 1945, pp. 181-198). Dualisme radical, le manichéisme se refuse à faire ainsi - directement ou indirectement, et ce de quelque manière que ce soit - dériver le Malin d'un lieu transcendant ou d'une substance bonne; il repousse expressément la conception zervanite qui fait d'Ahriman le jumeau d'Ôhrmazd et tire leur double naissance au sein d'une Divinité suprême, antérieure au Bien et au Mal, Zurvân akanâragh, le Temps Illimité (Fragment de Tourfan M 28 (APAW, 1904, IX, p. 94); Khuastuanift I C, p. 147, éd. Et trad. Bang). Dans la gnose ordinaire, d'un autre côté, c'est à sa relation - positive ou négative - à la création et au Dieu responsable de la création que le Diable doit son élévation à un rang et à des pouvoirs de plus en plus considérables. D'abord l'un des anges créateurs ou l'un des sept anges du Démiurge (Par ex., IRÉNÉE, adv. haer. I, 24, 4 (Carpocratiens).), ou, suivant d'autres écoles, produit du Démiurge ou émané en même temps que celui-ci (IRÉNÉE, adv. haer. I, 11, 1 (Valentin) et I, 5, 4 (Ptolémée); Cf. HIPPOLYTE, Elenchon VI, 32-34.), il croît dans l'ombre et aux dépens de cette Entité jusqu'à en prendre peu à peu la place et - « Dieu de ce monde » au sens plein du terme - à être finalement assimilé au Créateur et recteur du présent univers visible, c'est-à-dire, en climat chrétien, au Dieu de la Genèse et de la Loi, au Dieu de l'Ancien Testament, mauvais ou, en tous cas, méchant en sa colère et rigoureux en sa justice, ici opposé au Dieu de l'Évangile, supérieur, miséricordieux, inconnu et « étranger » à ce bas-monde. (Lettre de Ptolémée à Flora, dans ÉPIPHANE, Pan. XXXIII, 7, 1-7 (secte anonyme). Il se peut que les Marcionites aient identifié le Créateur au Diable (cf. A. HILGENFELD, Die Ketzergeschichte des Urchristenthums, Leipzig, 1884, p. 517, n. 867, et A. HARNACK, Marcion, Leipzig, 1924, p. 98). Il en sera, en tout cas, ainsi chez les Pauliciens, les Bogomiles et les Cathares médiévaux.) Ailleurs, au contraire, c'est son antagonisme avec le Démiurge qui vaut au Diable d'être exalté: identifié au Serpent paradisiaque, n'a-t-il pas contrecarré les desseins de Yahvé, révélé à Adam la « gnose » du Bien et du Mal, la connaissance du Père transcendant, enseigné aux hommes à briser les interdits du Créateur et à se révolter contre sa domination illusoire ou tyrannique? (IRÉNÉE, ad. haer. I, 24, 2 (Satornil) et I, 30, 7-8 (par la suite, le Serpent et ses six fils, les « démons cosmiques », se révèlent, d'ailleurs, les adversaires du genre humain: doctrine des Séthiens?). L'exaltation du Serpent est surtout le fait des Ophites ou des sectes apparentées (cf. la notice 37 du Panarion d'Épiphane et les sources indiquées par K. Holl dans son édition). Encore n'est-il pas dit, malgré les hérésiologues, que le serpent ait été, aux yeux des gnostiques de cette sorte, le Diable: il apparaît, au contraire, assimilé au Christ.)

      A peu près rien de tel, à l'origine de la conception manichéenne de Satan. Sans doute, dans les formulations occidentales du système, le Diable tendra-t-il à prendre l'aspect et à jouer le rôle du Dieu des Juifs (Cf. Acta Archelai V, p. 7, 20-22 Beeson, et, plus généralement, l'argumentation prêtée à Mani dans les Acta XV (XIII) ou les critiques de Fauste contre l'Ancien Testament reproduites dans le Contra Faustum de saint Augustin.); peut-être aussi avait-il déjà emprunté à celui-ci quelques-uns de ses traits dans l'image que Mani lui-même s'en était faite, si du moins, sur ce point comme sur plusieurs autres, la pensée de l'hérésiarque a subi l'influence du marcionisme. Mais ici son rapport à la Création, l'idée même de création n'interviennent que secondairement. Le Prince des Ténèbres est une réalité précosmique. La distinction et l'antithèse du Bien et du Mal sont antérieures à l'apparition du monde, qui n'est qu'une conséquence ultérieure de leur rivalité essentielle et éternelle. A vrai dire, peut-on même parler de « création » dans le manichéisme? L'univers y apparaît constitué par le mélange occasionnel des deux Natures, à la suite de l'absorption par l'Obscurité d'une partie de la substance divine. Ce monde transitoire et le temps lui-même naissent à la rencontre fortuite de deux Intemporels; ils sont le fruit d'une expression de l'amalgame anormal et violent de deux Inengendrés, un aspect épisodique de leur coexistence et de leur lutte. De ce « mélange » (gumècisn, mixis ou kràsis, commixtio) le Prince des Ténèbres n'est pas l'Ouvrier: il n'en est qu'une des deux composantes; tout au plus l'a-t-il provoqué en se lançant à la conquête du Royaume Lumineux et en engloutissant en lui la pars dei, l'Homme Primordial envoyé pour le repousser. En outre, si l'on entend par « création », non pas le « mélange » pris en lui-même, mais l'organisation du « mélange » qui suit la défaite initiale de Dieu, le principal de cette démiurgie est l'oeuvre, non du Mal, mais du Père des Grandeurs et des Puissances bonnes émanées par celui-ci à cet effet, notamment de l'Esprit Vivant, appelé Démiourgos par une notice grecque. (ALEXANDRE DE LYCOPOLIS, c. Manich. opin. 3, p. 6, 8, éd. Brinckmann. Cf. Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, p. 21 et n. 6.) Sur ce point, Mani demeure fidèle à l'une des inspirations fondamentales du mazdéisme, qui attribue la Création au Dieu bon, sage et omniscient, y voit une riposte d'Ôhrmazd aux entreprises d'Ahriman et de ses auxiliaires, l'effet d'une volonté bonne qui trouve dans la Création le moyen de parer à la jalousie et aux attaques du Malin, de paralyser les tentatives des Puissances destructrices, de limiter et de prévenir les dommages qui en résultent ou risquent d'en provenir, de procurer enfin aux créatures une protection efficace. (Cf. Skand-gumànsk viçàr IV, 73-80, p. 57, trad. de MENACE, VII, 14-25, p. 87, et surtout VIII, 50-53, p. 95) Opérer une première discrimination de la Lumière emprisonnée et de l'Obscurité, bâtir le macrocosme en machine à sauver les âmes, en agencer toutes les pièces, en mettre en branle tous les rouages et en assurer le fonctionnement: toute cette industrie a pour agent le Bien et s'exerce aux dépens du Mal, qui n'en fournit que la matière passive. Selon l'excellente formule d'Évodius (De fide, 49, p. 974, 22-24, éd. Zycha), « c'est la nature bonne qui a fait le monde, et de la mauvaise que le monde a été fait » (Manichaeus enim duas dicit esse naturas,unam bonam et alteram malam: bonam quae fecit mundum, malam de qua factus est mundus). Les Ténèbres ne font en tout cela montre d'initiative que comme « formatrices des corps » (Formule fréquente dans les documents utilisés par saint Augustin et qui se retrouve maintenant dans les textes coptes du Fayoum (cf. H. J. POLOSKY, Abriss, col. 250, 38-40), en particulier quand elles incitent deux des principaux Archontes à concentrer en soi, en les dévorant, la substance des autres démons, puis à s'accoupler et à engendrer les deux premiers hommes, Adam et Ève. Ajouterait-on que, suivant une légende, qui n'est d'ailleurs pas spécifiquement manichéenne (Fihrist, pp. 91-92, trad. FLUEGEL. Sur les mythes gnostiques et bogomiles analogues, ainsi que sur certaines légendes juives de teneur voisine, voir les indications que j'ai fournies à l'occasion de diverses études (Mélanges Franz Cumont, Bruxelles, 1936, p.954, n. I; art. « Audianer » du Reallexikon für Antike und Christentum, I, col. 640; Le traité contre les Bogomiles de Cosmas le Prêtre, p. 201 et p. 339, n. 2).), Satan, uni à Ève, donne naissance à Caïn et à sa soeur, le rôle proprement créateur du Mal ou du Mauvais n'en apparaîtrait pas moins, à tout prendre, assez réduit. De toute façon, à la différence des autres gnoses dualistes, et parce que nous avons ici affaire à un dualisme absolu, et non plus relatif, c'est moins de sa connexion avec le Démiurge que de sa nature de Principe (au sens fort du terme) ou de sa parenté avec la Matière (tenue pour Principe irréductible) que le Diable tient, dans le manichéisme, son accession à un degré extrême de promotion. Ou, si l'on veut, cette accession lui est assurée au premier chef et immédiatement par son assimilation ou par sa relation à un Principe, et ses fonctions de créateur et de dominateur des corps, de maître de la partie matérielle de ce mélange qu'est l'actuel univers, ne lui sont attribuées qu'ultérieurement et en conséquence d'une telle assimilation ou d'une telle relation, qui, partout et toujours, demeure fondamentale.

      Égal à Dieu de la sorte, ou bien proche de l'être, le Prince des Ténèbres ne semble pas néanmoins avoir été haussé jusqu'à la qualité de dieu. Sans doute n'est-il pas tout à fait inexact de nommer « dithéisme » le dualisme radical des Manichéens (L'expression de « dithéisme » est employée par Fr. Cumont (Recherches sur le manichéisme, I, p. 7) et critiquée par W. Bang (Le Muséon, XXXVI, 1923, p. 204). Sur la discussion, cf. les justes remarques de H. J. POLOTSKY, Abriss, col. 250, 48-68) puisqu'aussi bien le Mal possède la propriété essentielle de Dieu, qui est d'être incréé, et une omnipotence en théorie équivalente à celle du Bien, et qu'en ce sens les hérésiologues n'ont pas hésité à opposer les deux Natures sous les espèces et le nom de deux Dieux (Par ex., Acta Archelai VII, I, p. 9, 18-23, éd. Beeson = ÉPIPHANE, Pan. LXVI, 25, 3, t. III, p. 53, 20-p. 54, 4, éd. Holl, et ÉPIPHANE, Pan. LXVI, 8, 5, t. III, p. 29, 4-8.). Cependant la secte elle-même semble avoir répugné à décerner au Malin un tel titre. Toute au moins, l'un de ses docteurs africains, Fauste de Milève, s'y refuse-t-il expressément, réservant exclusivement le nom de Dieu à ce qui est bon et bienfaisant (S. AUGUSTIN, c. Faust. XXI, I, p. 568, 9-p. 569, 28, éd. Zychas), et le Khuastuanift, formulaire ouigour de confession, impute-t-il à péché de tenir pour des dieux les démons et les « esprits » (VII B, p. 155, éd. Et trad. Bang). Parce qu'il reste le Mal en soi ou l'hypostase majeure du Mal, le Diable ne saurait être ici « divinisé ». On peut même dire que, plus s'est accrue la capacité maléfique qui lui a été prêtée et qui l'a grandi jusqu'à des proportions gigantesques, plus s'est élargi l'écart qui le sépare et l'éloigne de la sphère du divin. Nulle tendance, en tout cas, au « satanisme » dans l'Église de la Lumière, de la Vérité et de la Justice, malgré quelques accusations, d'ailleurs éparses, banales et purement traditionnelles, de tels ou tels de ses adversaires: offrir des sacrifices aux démons, rendre au Diable l'honneur dû à Dieu sont comptés par les pénitentiels manichéens au nombre des péchés graves. (Khuastuanift VII B, p. 155 et p. 157, éd. Et trad. Bang).


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      Il apparaît par là que, si Dieu et le Diable se contre-balancent l'un l'autre en masse, pourrait-on dire, et en poids, les Ténèbres et leur Roi ne laissent pas d'être en qualité inférieurs à leurs antagonistes. Cette infériorité leur vient de leur nature intrinsèque, qui est mauvaise, qui est d'être le Mal. Elle ne tient pas seulement au fait que le Bien et la Lumière ont une valeur immédiatement et infiniment supérieure à celle du Mal et de l'Obscurité, mais aussi à tout ce que le Mal est et représente par soi. Il est, par exemple, laideur, puanteur, horreur, abjection, et ne saurait être conçu sans que surgissent aussitôt à l'esprit pareilles idées ou pareilles sensations. Ainsi dans son Kephalaïa; ainsi dans ce texte décisif extrait par Sévère d'Antioche d'une source manichéenne (SÉVÈRE, Homélie CXXIII, dans M.-A. KUGENER et Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, II, p. 97):

      « La différence qui sépare les deux Principes est aussi grande que (celle qu'il y a) entre un roi et un porc. L'un (le Bien) vit dans les lieux qui lui sont propres comme dans un palais royal; l'autre (le Mal), à la façon d'un porc, se vautre dans la fange, se nourrit et se délecte de la pourriture, ou, comme un serpent, est blotti dans son repaire. »
      Surtout, tandis que Dieu est intelligent, que la Lumière est Intelligence, la Matière est stupide. (Fragment Pelliot, dans JA, janv.-févr. 1913, p. 115: « la nature de la Lumière est la sagesse, la sagesse, la nature de l'Obscurité est la sottise »; et cf. Traité Chavannes-Pelliot, JA, nov.-déc. 1911, p. 529, p. 537, p. 540, p. 556 (la sottise qui appartient en propre au démon de la convoitise), p. 561, p. 567.) D'une stupidité de brute. Stupide comme le mouvement perpétuel, le mouvement pour le mouvement, le mouvement qui n'a ni commencement ni cesse ni but et qui se déroule, s'épuise et se renouvelle en pure perte; stupide comme le désir violent et aveugle qui ne cherche rien au delà de sa satisfaction instantanée et se repaît de lui-même indéfiniment, à chaque fois condamné à s'anéantir dans son assouvissement et à en renaître. Car c'est bien cela qu'est en son fond la Matière pour un manichéen: agitation incoordonnée et pur appétit, libido, l'un n'étant d'ailleurs que la traduction sur le plan physique; (Se souvenir à cet égard de la conception que saint Augustin avait consignée dans un traité pour la jeunesse, le De pulchro et apto, composé à l'époque où il adhérait encore au manichéisme (Conf. IV, XV, 24): il opposait à une « monade » rationnelle, à une mens sine ullo sexu, une substantia et natura summi mali, non dérivée de Dieu, une « dyade », iram in facinoribus, libidinem in flagitiis.) force brutale et gratuite dans les deux cas et qui, dans le second baigne dans la nuit de l'inconscience d'où elle n'émerge que pour y replonger.

      Telle la mère, tel le fils et les sujets de ce fils; telle la Hylè, tels ses équivalents ou ses expressions mytiques. Le « mouvement désordonné » ne cesse de secouer et de bouleverser le monde infernal, dont il est - bien que ces termes jurent avec le caractère déréglé, quasi mécanique et absurde d'un tel chaos - la loi, la vie et l'âme. Le Royaume du Mal est perpétuel déchirement, lutte constante de soi contre soi, guerre intestine sans relâche, anarchie permanente, autodestruction. Tous les membres en sont soulevés les uns contre les autres: sujets contre sujets, Archontes contre Archontes, vassaux contre monarque. Une hostilité, une fureur, une jalousie implacables les poussent à se jeter les uns sur les autres, à se combattre, à s'entre-déchirer et à s'entre-dévorer. (Aux nombreux textes réunis et cités par H. JONAS, Gnosis une spätantiker Geist, I, p. 294 et mn. 1-5, ajouter SIPLICIUS, In Epict. Enchirid. XXVII, p. 71, 19-22, éd. Dübner, et Kephal. XXIII, p. 68, 25-28) Partout la révolte, ou toujours la menace des complots ourdis par les démons contre leur chef. Sur ce monde de haine et de pourriture qui s'engendre et se corrompt de lui-même, sur le vertige de suicide qui le hante, le rythme de mort qui en scande sans conclusion ni sens l'infinie durée, rien de plus saisissant que cette autre citation, également conservée par Sévère (Hom. CXXIII, dans KUGENER-CUMONT, op. cit., pp. 117-118):

      « L'Arbre de Mort est divisé en un grand nombre d'(arbres); la guerre et la cruauté est en eux; ils sont étrangers à la paix, remplis d'une complète méchanceté et n'ont jamais de bons fruits. Il (l'Arbre de Mort) est divisé contre ses fruits et les fruits (sont divisés) contre l'Arbre. Ils ne sont pas unis à celui qui les a engendrés, mais tous produisent la teigne en vue de la corruption de leur emplacement. Ils ne sont pas soumis à celui qui les a engendrés, mais l'Arbre tout entier est mauvais. Il ne fait jamais rien de bon, mais il est divisé contre lui-même et chacune de ses parties corrompt ce qui est proche d'elle ».

      Et le Prince des Ténèbres, qui règne par la terreur de sa voix ou de ses brusques apparitions sur cet empire où gronde une rébellion latente ou que ravagent des séditions chroniques, incarne lui-même la furie de ce désordre, l'obtuse violence de cet appétit de destruction jamais en paix avec lui-même et acharné contre tous les autres et contre soi (Cf. TITUS DE BOSTRA, adv. Manich. I, 33 (P. G. XVIII, 1120 C). Il est hargne, colère, rage, envie, tout entier mû par les aigreurs de sa bile, qui l'échauffe et lui jaunit le visage. A peine surgi de l'Obscurité, son premier geste a été de se ruer, pour les dévaster, sur ses cinq Royaumes: engloutissant tout sur son passage, frappant au hasard à droite, à gauche, et jusque dans les bas-fonds des Enfers où il a plongé, il a, à chacun de ses mouvements, répandu de haut en bas la ruine et la mort (Fihrist, pp. 86-87, trad. FLUEGEL). Il est affamé de chair et assoiffé de sang (Acta Archalai XV (XIII), 10, p. 25, 1-2, éd. Beeson), soulevé à son tour par une sorte de révolte contre ses sujets et ses rejetons dont il fait sa pâture. Révolte qui, en fin de compte, est tournée contre sa propre substance: image du désir qui, comme le souci, se nourrit de soi, se consomme et se consume lui-même, le Diable manichéen, tout ainsi que l'Âz ou l'Âzi mazdéen, en vient, lorsque son insatiable avidité ne trouve rien d'autre à dévorer, à se dévorer lui-même.

      Il est significatif qu'à tous les degrés ou chez tous les habitants du monde des Ténèbres le désir ait pour effet ou pour expression des actes de cannibalisme et, finalement, d'autophagie. Le désir, et tout particulièrement la concupiscence, qui en est, aux yeux des Manichéens, la manifestation essentielle et la plus ignoble (Cf. l'essai de R. Caillois sur la mante religieuse (Le mythe de l'homme, Paris, 1938, pp. 39-99). Dans le grouillement du cloaque infernal, le corps à corps se distingue mal de l'accouplement et l'absorption du vaincu par le vainqueur, de l'assouvissement de la libido. Entre forniquer (et tout acte sexuel passe ici pour fornication) et manger (singulièrement, de la chair animale) l'imagination et l'éthique manichéennes ont toujours soupçonné d'étroites affinités, soit qu'elles tiennent l'ingestion de la nourriture pour l'aiguillon du désir (Cf. le fragment de Tourfan T II D 173 (APAW, 1911, pp. 16-17), Kephal. LXXXVI, p. 215, 13-25, Acta Archelai XVI, 7, p. 27, 1-6. Théorie analogue chez les Cathares médiévaux, d'après ALAIN DE LILLE, c. haeret. I, 74 (P. L. CCX, 376 B).): soit qu'elles aient vu dans l'une et l'autre de ces actions des manifestations de bestialité abominables au même titre et visant également à la satisfaction charnelle. C'est notamment à une série d'actes de cannibalisme et de sexualité que la suite du mythe attribue l'origine de l'espèce humaine (Cf. Fr. CUMONT, Recherches sur le manichéisme, I, pp. 40-46). Les « Avortons », progéniture diabolique, tombent à terre; ils s'unissent entre eux et pullulent, donnant ainsi naissance au règne animal. Puis, deux Démons majeurs - l'un mâle, l'autre femelle - dévorent les enfants des Avortons afin de s'assimiler toute leur substance, s'accouplent à leur tour et engendrent la première paire d'hommes. Descendants d'Adam et d'Ève et, par eux, des Démons, nous restons marqués du double sceau de cette hérédité satanique, des deux stigmates conjoints et indélébiles du Mal: l'un, visible, la forme extérieure de notre corps; l'autre, interne, la concupiscence inhérente à notre chair, à notre « moi obscur », et en nous à jamais renaissante ou menaçante. De là aussi le caractère diabolique de la perpétuité de la race humaine ici-bas: du péché naît le péché; les parents engendrent des enfants qui en engendrent d'autres, dont d'autres seront engendrés pour engendrer à leur tour - indéfiniment. Procès sans but ni terme (à moins que l'usage de plus en plus généralisé des pratiques ascétiques préconisées par la secte ne parvienne à l'arrêter); succession mécanique et criminelle par quoi, exécutrice inconsciente du plan formé par la Matière, l'humanité prolonge son esclavage et retarde l'heure de sa libération définitive, « transvasant » à chaque fois dans les ténèbres d'un nouveau corps les parcelles de Lumière qu'elle retient captives, leur forgeant de nouveaux liens et une nouvelle prison; suite, enchaînement absurde, en fin de compte, et qui est, en tout cela, le reflet ou l'effet du mouvement indéfini et gratuit de la Matière.

      La même absurdité qui, en raison de son agitation chaotique et sans fin, caractérise la Matière ou le Mal, s'attache, en effet, aux conséquences du Désir et fait le fond du Désir lui-même. Le Désir est, lui aussi, stupide par sa perpétuité, la loi contradictoire de son rythme automatique, l'aspect brutal, buté, borné de chacune de ses manifestations. Ne concevant rien d'autre au delà de sa satisfaction immédiate, il s'y absorbe tout entier; sitôt surgi, sitôt anéanti, entêté à s'évanouir dans son assouvissement pour renaître aussitôt après, il vit à chaque fois à court terme, dans l'instantané. De même, notre Prince des Ténèbres. Du Désir il a l'implacable dureté, toute la force virulente et toujours redoutable, qu'il se plaise à cacher pour fondre d'un coup sur sa proie, qu'il se contracte sur lui-même ou se déploie de tous ses membres, qu'il se tapisse ou chemine, dressé, accroupi, rampant ou glissant. Comme de Désir, il brûle et il glace. Comme lui, il s'enveloppe de prestiges, ductile et apte à toutes les métamorphoses, capable de revêtir les plus diverses apparences, d'agir par enchantement ou par les charmes de son verbe. La « magie » du Désir: expression pour nous métaphorique et usée, mais à entendre ici au pied de la lettre; toute l'efficace de Satan est magique, repose sur des conjurations et des sortilèges. Mais les capacités de ce Sorcier maléfique ne dépassent pas, elles non plus, les lisières de la pure actualité. Ses facultés d'appréhension et de compréhension ne jouent pas dans le présent et ne saisissent rien en deçà et au delà de la présence d'un objet immédiat. A peine est-il là-dessus supérieur aux autres Démons, ses subordonnés. Ceux-ci, sans doute, sont plus obtus, n'entendant que leur propre langage et, comme le dit le Képhalaïon VI, ne percevant pas le sens des paroles de leur suzerain, alors qu'il comprend, lui, tout ce qui sort de leur bouche. Cependant, sujets et monarque ont en commun de ne pouvoir appréhender que ce qui tombe momentanément sous leur regard.

      « En effet », dit des premiers le document manichéen cité par Sévère d'Antioche (Hom. CXXIII, dans KUGENER-CUMONT, op. cit., pp. 122-123), « ces membres de l'Arbre de Mort ne se connaissent pas les uns les autres, et n'avaient pas la notion les uns des autres. Car chacun d'eux ne connaissait rien de plus que sa propre voix et ils voyaient (seulement) ce qui était devant leurs yeux. Lorsque quelqu'un (d'entre eux) criait, ils (l')entendaient. Ils percevaient cela et ils s'élançaient avec impétuosité vers la voix. Ils ne connaissaient rien d'autre ».

      Et de même, au sujet du Roi des Ténèbres, nos Chapitres VI et XXVII déclarent, avec une insistance remarquable: « il ne connaît et ne perçoit que ce qui est présent à ses yeux »; « il n'y a qu'une chose qu'il ignore: ce qui est loin de lui; il ne voit pas ce qui est au loin, mais, ce qui est devant sa face, il le voit, l'entend, le sait ». Des autres Archontes il saisit uniquement le dehors et les manifestations extérieures: les signes qu'ils se font entre eux, leur voix, pour autant qu'elle frappe ses oreilles. Mais il ne parvient ni à percer le secret de leur coeur ni à capter à leur naissance leurs pensées et leurs intentions et à deviner où elles tendent: le commencement comme la fin échappent à son entendement. Ou encore: c'est seulement lorsque ses fléaux se tiennent devant lui qu'il est en mesure de les voir et de surprendre leurs desseins; s'écartent-ils de lui, s'éloignent-ils, le voici retombant dans l'ignorance. En d'autres termes, son intelligence est aussi étroite que le champ de sa vision est rétréci. En elle, nul don de pénétration: elle n'appréhende, et de l'extérieur, que la surface et l'aspect matériel des choses et des êtres; sensible aux apparences et aux signes, elle demeure fermée aux réalités, aux profondeurs intérieures. Impuissante à suivre et à s'expliquer l'enchaînement organique de tels ou tels événements successifs ou, chez autrui comme en elle-même, le déroulement continu d'une pensée, elle n'accède et ne réagit qu'à l'instantané. Elle n'embrasse à chaque instant rien d'autre que la présence fortuite et passagère de tel objet, de telle personne, de tel fait. Sans principe ni but elle-même, un pur présent, dont elle ne sait ni induire les antécédents ni prévoir les conséquences, l'occupe et l'absorbe tout entière.

      C'est là, je crois, le trait le plus curieux, sinon le plus fondamental, de la conception manichéenne du Diable, celui, en tout cas, qui résume et prouve au mieux ce que les pages précédentes se sont efforcées d'établir. Le Prince des Ténèbres est la traduction mythique d'une même réalité à la fois physique et psychologique, ou qui s'exprime sur le plan physique sous les espèces de la Matière, sur le plan psychologique sous celles du Désir. Matière ou Désir, le fond de cette réalité est un mouvement désordonné et furieux, ici et là éprouvé comme un mal et conçu comme constituant le Mal en soi. Mal parce qu'il est infini et irrationnel, sans commencement ni achèvement, sans cause ni but, sans raison aucune. Mal parce qu'il est, du même coup, « stupide », contingence nue, l'essence de tout ce qui - pur chaos ou instinct brut - , absurdement et perpétuellement, apparaît, disparaît, reparaît dans l'instant. Hypostase ou fils de la Matière et du Désir, le Satan du manichéisme incarne, en dernière analyse, la condition charnelle de l'homme réduite à soi seule, l'existence dans le champ saisie sous son jour le plus dépouillé, la « vie » insensée, illusoire et contradictoire à laquelle la créature, si elle est privée de tout recours à la paix de l'Esprit, aux lumières salvatrices de la Révélation et de l'Intelligence, est, aux yeux de la secte, présentement et ici-bas condamnée, et qui, abandonnée à soi, n'est que perte, destruction, péché, enfer, mort - une nuit désespérée.


      Paris

Henri-Charles PUECH,            
directeur d'études à l'École pratique      
des Hautes Études.                  


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Les Yezidis du Mont Sindjar
« adorateurs d'Iblis »


      La race kurde, qui peuple les montagnes de Haute-Mésopotamie, se divise, au point de vue religieux musulman, en deux groupes ennemis; sunnites shâfi'ites, allant jusqu'au yézidisme, - shi'ites allant jusqu'à l'extrémisme des Kizilbash et des Ahlé Haqq. Curieux phénomène de clivage, qu'on retrouve au versant sud-est du Pamir, entre Marwâniya (Kelun-chah) et Ismaëliens.

      Les Yésidis sont des sunnites anti-shi'ites, car Yézid, leur éponyme, c'est le khalife umayyade qui fit périr le petit fils du prophète Muhammad, Husayn, le martyr des Shi'ites. Est-ce vraiment là l'étymologie exacte? « Ized », en iranien, veut dire « dieu », et les Kurdes, purs iraniens, ont d'abord été mazdéens.

      En tout cas, le yézidisme est la forme spécifique de l'Islam kurde, et les femmes nobles, des vieux clans kurdes, sont de croyance yézidie.

      Ce groupe religieux s'est aggloméré autour de réfugiés Umayyades, et l'un d'eux, Cheïkh'Adî, mort en 1162 de notre ère, à Lâlish, qui porte maintenant son nom, fonda un ordre religieux, les 'Adawiya, qui vénèrent entre autres saints, un mystique particulièrement haï, de son vivant, par les Shi'ites, qui le firent supplicier, Hallâj (+ 922, à Bagdad). Les Yézidis font de Hallâj le septième et dernier des saints apotropéens, le Héraut du Jugement Dernier. Or Hallâj, condamné à l'unanimité des docteurs pour sa doctrine de la déification par l'amour divin avait été considéré par les premiers scolastiques ash'arites, Bâquillânî, Isfarânî, Juwaynî, comme un suppôt damné d'Iblis, c'est-à-dire Satan; qui, selon les musulmans, se damna par amour jaloux, exclusif, de l'idée pure de la Déité.

      Par prédestination, d'autres théologiens ash'arites, Gurgâ nî et Qushayrî, maintenant que l'amour sanctifie, canonisèrent Hallâj avec Satan; damnés tous deux par pur amour, refusant toute récompense.

      Et Cheïck 'Adî, et les 'Adawiya partagèrent cette doctrine.
      Les livres où elle s'exprime actuellement, en dialecte kurde (étudié par Bitter), sont le kitâb al-jalwa (livre de la révélation), et le mashafé-rash (livre noir); leur rédaction est d'un style populaire très éloigné de l'esthétique raffinée des théologiens précités. Mais il y est recommandé de considérer Satan comme un Archange tombé, puis pardonné, à qui Dieu a abandonné le gouvernement du monde et la transmigration des âmes, qu'il dirige. On l'appelle « Malak Tâwûs », « l'Ange Paon », à cause des colorations spirituelles qu'il a récupérées. A son image, les Sept Saints ou Sandjaq sont représentés en bronze sous la forme de paons, notamment Mansûr (=Hallâj).

      Il y a encore environ 60 000 Yézidis, ils tendent à disparaître à cause des persécutions. Ils s'appellent « Dasni ».

      Manzel a donné une bonne bibliographie (s. v.) dans l'Encyclopédie de l'Islam, en 1934. Depuis cette date, Ismaïl bey Tchôl, M. Guidi, G. Furlani, Lohéac, Ahmad pasha Taymur, R. Lescot ont poursuivi des recherches, dont les premiers promoteurs avaient été Parry et le P. Anastase O. C. D.


      Paris

LOUIS MASSIGNON      


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3. Aspects

Réflexions sur Satan
en marge de la tradition Judéo-Chrétienne


      Une personnalité théologique, qui a bien voulu examiner ces pages où l'on verra en même temps un témoignage et une étude, nous adresse à leur propos les lignes suivantes: « Albert Frank-Duquesne écrit avec modestie: Nous avons lu très peu d'exégètes (une vingtaine, tout au plus). Nos rares loisirs ne nous permettent guère que de « scruter les Écritures ». Priez donc le lecteur d'excuser les trop réelles imperfections de cet exposé: l'auteur n'a reçu aucune formation ecclésiastique. Ses études n'ont jamais dépassé le premier trimestre de la Seconde latine-grecque. Autodidacte quasiment complet, il requiert l'indulgence des professionnels... Soit, ce ne sont pas ici des fragments d'un manuel scolaire, aux termes limés et mesurés, et non plus ceux d'un traité didactique, encore moins scolastique. Mais, pour les intellectuels chrétiens, n'y a-t-il pas aussi « plusieurs demeures dans la maison du Père »? Notre étude du Mystère divin ne doit-elle pas bénéficier d'éclairages harmonieusement complémentaires? Or, Albert Frank-Duquesne nous fait part d'une érudition prodigieuse, inaccoutumée, en des domaines rarement explorés, comme d'une connaissance approfondie de l'Écriture même. Ainsi, sur le plan spirituel et psychologique, concernant Satan dans la Tradition judéo-chrétienne, qui donc mieux que lui nous convaincrait de la transcendance de la démonologie évangélique?

      De hautes autorités ont pensé que cette collection de psychologie religieuse était particulièrement indiquée, pour permettre, elle aussi, à la lampe de l 'auteur de Cosmos et Gloire (Paris, Vrin, 1947), de ne pas rester sous le boisseau... J'ai lu avec un poignant intérêt le récit de votre vie, écrit Paul Claudel à notre auteur le 26 avril 1946.
Quelle vocation extraordinaire! On dirait que le bon dieu a voulu faire de vous, par une confluence d'expériences inouïes, un agent de liaison entre toutes les confessions et entre toutes les vocations humaines qui, de gré ou de force, se rattachent à la Croix... J'espère qu'un tel évangile ne sera pas soustrait à l'enseignement qu'il comporte...

      Des intelligences lucides, qui ne confondent pas fixisme et fidélité, ont mission de se préoccuper d'un heureux décantage, portant, non certes sur les formules dogmatiques, mais sur certaines expressions formalistes de telle ou telle École, s'épaississant en cours d'usage et risquant de voiler ainsi la vérité qu'elles portent... théologie concrète, vivante, fondée sur le réel, vos écrits, écrivait à Frank-Duquesne un Archevêque préoccupé de doctrine, sont appelés à exercer une influence bienfaisante sur les hommes de notre temps... Ils pourront donc aider les esprits heureusement formés aux rigoureuses disciplines de la théologie classique à revivifier pour eux-même ces concepts respectables au contact de leur base scripturaire et traditionnelle, comme à en réaliser avec conviction accrue - par manière de contraste et d'opposition eu égard aux fausses doctrines - la sublime transcendance.

      Encore faut-il, pour bénéficier de Frank-Duquesne, savoir entrer dans sa manière très personnelle et ne pas chercher chez ce glaneur un travail exhaustif sur le thème de Satan dans l'Ancien et le Nouveau Testament, mais des réflexions religieuses sur nombre de textes bibliques.

      « Newman, tourné vers les origines, réclamait une certaine liberté pour les chercheurs intellectuels, en pensant, disait-il, à la génération qui vient ».


N. D. L. R.      



SOMMAIRE:


I. - A PROPOS DE L'ANCIEN TESTAMENT,

  1. Le Serpent de la Genèse.
  2. Le Mal et le Malin.
  3. La chute des Anges.
  4. « Dereliquerunt suum domicilium »
  5. Teneur de la Faute des Anges.
  6. Les Démons sont-ils des « esprits purs »?
  7. Le « cas » de Satan.
  8. Depuis l'Éden.

II. - DÉMONOLOGIE RABBINIQUE AU TEMPS DE JÉSUS-CHRIST.


  1. Les trois rôles de Satan.
  2. Satan chez Job.
  3. Le monde des « écorces » ou « coques ».
  4. Possession, maladie et magie noire.

III. - EN FEUILLETANT LE NOUVEAU TESTAMENT.


      A. Les Synoptiques: Satan dans le désert.


  1. Si les Juifs prévoyaient la Tentation du Messie.
  2. Aperçu général de la Tentation.
  3. Psychanalyse de Satan.
  4. Première grande Tentation.
  5. Deuxième grande Tentation.
  6. Troisième grande Tentation.

      B. Chez saint Jean.


  1. Le « père du mensonge ».
  2. Ontologie « naturelle de la Vérité et du Mensonge.
  3. Ontologie « surnaturelle » de la Vérité et du Mensonge.
  4. Satan « hypostase » du Mensonge, donc du Mal.
  5. L' « archonte de ce monde mauvais ».

      C. Chez saint Paul.


  1. Le « dieu de cet éon-ci ».
  2. Le Contre-Corps mystique.
  3. « Salaire » et « don ».
  4. « Le Péché » = Quelqu'un.
  5. Deux Royaumes et deux Lois.
  6. L' « atmosphère spirituelle de perversité ».
  7. Tout « grégarisme » est satanique.

      D. Dans l'Apocalypse.


  1. Synagogue et Trône de Satan.
  2. Abaddon = Apollyon.
  3. Indispensable intermède.
  4. La Femme et le Dragon.
  5. Et portae inferi non praevalebunt.
  6. Guerre dans le ciel.
  7. Coup d'oeil sur la Guerre décrite.
  8. Que peut être une Guerre d'Anges?
  9. L'irrémédiable défaite.
  10. La « Fin de Satan »?

      EXCURSUS I À IV



I. A PROPOS DE L'ANCIEN TESTAMENT



1. Le Serpent de la Genèse



      Dans son Discours sur l'Histoire universelle, Bossuet dit: « Moïse propose aux Juifs charnels, par des images sensibles, des vérités purement intellectuelles... » C'est ainsi que le Serpent de la Genèse est « une vive image des détours fallacieux du Tentateur »; et « la terre, dont il est dit que le Serpent se nourrit, signifie les basses pensées que le Tentateur nous inspire. » Bien que l'Aigle de Meaux ait la faiblesse de suivre généralement l'exégèse allégorique des Pères plutôt que de s'en tenir à la seule obvie - celle-ci lui apparaissant comme une pédagogie menant à celle-là - on admet d'habitude qu'en l'occurrence son interprétation s'impose. Le fait est que - note Newman - « tout le récit de la Chute, dans la Genèse, is full of difficulties, fourmille de problèmes ». On y trouve, sans aucun doute, un rapport de faits authentiquement historiques: il s'est vraiment passé quelque chose. Mais, tout aussi visiblement, ces événements réels nous sont présentés sous une forme stylisée, folklorique, dès longtemps clichée, allégorique, et par voie d'allusion significative, de symbole suggestif, plutôt que de procès-verbal: la Bible ignore le pur et simple « fait-divers ». Ainsi, la « charge », en matière de croquis, livre et dévoile-t-elle le modèle bien mieux que le portrait. Au surplus, s'agissant dans la Genèse, d'un état d'être, d'une dispensation - d'un « éon » - que nous sommes devenus incapables de comprendre (L'Histoire s'insère entre deux « éons » également mystérieux et irréductibles aux notions dérivées de notre expérience: celle d'après le « Dernier Jour » et celles d'avant la Chute. La vie édénique est à l'eschatologie comme, entre elles, les deux moitiés, droite et gauche du corps humain.), nous eussions été inaptes à recevoir et à saisir aucune doctrine de la chute, si certains éléments ne nous en étaient proposés par voie de symboles (Batiffol a montré que, pour les Anciens, le symbole est un mythe, non pas imaginé de toutes pièces, mais empruntant au réel ses éléments de présentation. Pas de dualisme à la cartésienne entre la « chose » et le « signe », mais symbiose et synergie, dualité complémentaire, synthèse réalisée par l'unité supérieure du sens, de la portée. Aussi le symbole peut-il nous donner cette connaissance obscure, quasiment connaturelle, de l'ineffable, que les concepts et les structures abstraites sont inaptes à conférer. Jésus, qui veut nous faire « contacter » des réalités « vivantes » et nous induire en des états d'âme, enseigne donc par voie de paraboles.).

      L'épreuve de nos premiers parents ne doit, ici, nous intéresser que dans la mesure où elle éclaire notre sujet. Or, en vertu même de sa constitution, l'homme ne pouvait manquer de ressentir la tentation, sans laquelle nous ne pourrions d'ailleurs rêver pour lui de progrès et d'ascension (Éccl., 3: 21). Cependant, l'équilibre intérieur d'Adam est tel que les charmes purement extérieurs de ce monde ne pourraient l'entamer. Le poids, l'attraction, la séduction gravitationnelle de ces prestiges, qui n'appartiennent qu'à ce que Pascal appellerait les « grandeurs (ou l'ordre) de la chair », ne pourraient, sans l'intervention d'un « esprit séducteur » et « démoniaque initiateur » (1 Tim., 4: 1) - lui-même à la fois dupeur et dupé (par son aveuglante infatuation, cf. 2 Tim., 3: 13) - désorbiter l'homme, l'aliéner, l'arracher à l'attirance du Royaume. Il a fallu que le Diable « vivifiât » la tentation, en s'insinuant lui-même au coeur d'Adam (cf. Jean, 13: 27). Tel a été le rôle du « Serpent ».

      De ce personnage à la fois réel et symbolique, on a donné les plus diverses « explications ». mais la plus satisfaisante nous semble être la plus simple, la plus courante dans les premiers siècles de l'Église: quelle que soit notre conception du Démon, elle vaut aussi pour le Serpent (Dans la tradition rabbinique, le Serpent est pourvu, non seulement du langage articulé, mais de membres et de pattes: son apparence évoque celle du chameau (Pirqé de R. Eliézer, 13; Yalkouth Schim, 1: 8 C; Bér. Rab., 19). On songe aux grands sauriens des origines.), cet acteur enflé d'une assez courte astuce, ce « traître » du drame primitif, qui ne se trouve à court que devant la simplicité, la « pauvreté d'esprit », le démantèlement d'une âme ouverte et sans replis ni recoins. L'instinct des imagiers anciens l'a représenté se nourrissant lui-même du Fruit défendu; de sorte que sa seule attitude, sans même aucun discours articulé, « parle », agit par la contagion de l'exemple et suggère le doute quant aux menaces divines. Mais, s'il en mange sans, du coup, « mourir », c'est qu'il est déjà « mort ». Comme nous-mêmes siégeons, d'ores et déjà, aux cieux dans le Christ (Éph., 2: 6; Col., 3: 1-4), ainsi le Tentateur est déjà, virtuellement et comme en sursis, livré à la « seconde mort » (Apoc., 20: 14) : ses pseudo-jours sont comptés (cf. Luc., 10: 18). Il traîne à travers la création le simulacre de la vie, la pseudo-vie qui tue, à commencer par celui qui la répand comme un sillage de bave... (D'après la tradition juive, le Serpent séduit le premier couple en renchérissant sur la prohibition divine: Dieu a défendu de manger; d'après le Tentateur, il est même interdit de toucher l'arbre. Or, il le touche, et rien de désastreux ne survient: « Vous voyez bien! » Ève, donc, touche aussi, voit du coup le Démon sous les apparences du reptile, prend peur, perd la tête et, dans un accès de vertige « panique » et de désespoir mange et fait manger son époux. La chute serait donc l'effet du scrupule, ce manque d'espérance et de foi, ce rigorisme janséniste qui s'ignore (et avant la lettre) : on commence par « tertullianiser », puis on perd coeur et lâche tout. Voici, au chap. II (Démonologie rabbinique au temps de Jésus) le n° 1: Les trois rôles de Schammaël.)

      Ce Serpent, l'Apocalypse l'identifie sans aucun doute à Satan: « Il a été précipité, le Grand Dragon (cf. note 1), l'Antique Serpent, lui qu'on appelle aussi le Diable et Satan, le séducteur de toute la terre » (Apoc., 12: 9), c'est-à-dire, en vocabulaire scripturaire, de toute la nature sensible, par le canal de l'homme (Cf. Rom., 8: 20. Dans le Symbole de Nicée, terrae se trouve explicité par visibilium omnium. On verra par la note 2 de la page suivante que la « terre » peut connoter un sens plus universel et « métaphysique » encore.). Or, l'intervention de ce personnage - actif jusqu'à la fin des temps, mais goûtant d'ores et déjà sa praelibatio sententiae, comme dit Tertullien - nous confronte avec un autre problème: l'origine du mal. Il est relativement facile de raconter comment débutèrent les rapports du Maudit avec l'espèce humaine; mais il est terriblement difficile - et sans doute impossible, aujourd'hui - d' « expliquer » exhaustivement comment, au sein même de l'éternité, a pu s'originer le péché, le mal moral, la perversion de l'esprit.


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2. Le Mal et le Malin


      L'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal ne nous est présenté, dans la Bible, que par rapport à l'interdiction de manger de son fruit, qu'à titre, quasiment, de prétexte à cette prohibition, à cette mise à l'épreuve. Il y a deux thèmes, d'abord indépendants (sous leur aspect statique), puis conjugués (sous leur aspect dynamique) : l'Arbre et l'Interdit. L'Arbre n'est là que pour être décrété vitandus; il n'est mentionné qu'à propos de cette tentation possible. Il n'y a pas l'Arbre et l'Interdit, mais l'Interdit de l'Arbre. La connaissance du Bien et du Mal ne résulte pas, en cas de manducation, d'une propriété particulière, essence ou nature caractéristique de cet Arbre: tout arbre défendu, dès lors qu'Adam mangeait de son fruit, déclenchait instrumentalement en lui cette connaissance « supérieure » et nietzschéenne du Bien et du Mal. Et, d'ailleurs; toute non-manducation, si Dieu avait ordonné d'en manger! On a donc fabriqué de toutes pièces un pseudo-problème mythologique - Rameau d'Or entre autres - pour le plaisir d'en tenter vainement l'élucidation.

      Ce qui compte, par conséquent, c'est, en soi, l'Interdit (de l'Arbre, puisqu'il faut bien le « fixer » pour le concréter, l'attacher à quelque chose). Cette défense, que signifie-t-elle? Ceci: Dieu veut, certes, que l'homme connaisse le mal, mais comme Dieu le connaît Lui-même - comme une détestable possibilité. L'idée du mal n'implique pas seulement l'absence totale ou partielle de l'être, son envahissement par la rouille de l'indétermination, par le chaos ou tohu-vabohu biblique. Abscence totale? - Dieu ne hait pas l'inexistant. Carence partielle? - Seuls les gnostiques, dans leur angélisme antiphysique (Certaines traditions rosicruciennes, reprises de nos jours par Steiner et Heindel, imaginent deux puissances démoniaques: Ahriman, der ungeistige Geist, le « matérialisateur », qui tente de réduire la création au maximum de densité grossière (c'est le coagula du solve et coagula hermétique) - et Lucifer, qui tend à précipiter la spiritualisation radicale de toutes choses (c'est le solve de la formule alchimique, la réalisation hic et nunc de la prétendue « loi de vinçou »: passage de toutes choses au delà de toute « forme » ou détermination quelconque, retour à cet état « inconditionné », dont on se demande alors pourquoi elles l'ont quitté!). A propose de son Lucifer, Steinter cite, évidemment, Genèse 3 : 5.), identifieraient ce devenir à la malice; l'Acte Pur, au surplus, le Bien diffusif de Soi, ne pourrait, à son égard, témoigner que bonté, miséricorde et toute-puissance providentielle, « combler » cette « terre » (Dans le symbolisme taoïste, la « terre » - Ti - correspond à la moulaprakriti hindoue ou « matière » de l'aristotélisme - le chaos de Soloviev, la sophie créaturelle de Boulgakov. C'est la « puissance pure » à laquelle seul l'Acte Pur peut conférer l'existence, la présence objective et concrète.) « comme les eaux profondes de la mer en recouvrent le fond » (Isaïe, 11 : 9; Hag., 2 : 14). Dès lors, l'idée du mal, en ce qu'elle a de positif - l'être muni du « signe moins », l'être retourné contre l'Être; le triomphe, chez la créature, de l'existence sur l'essence, de la vita (comme dit Lucrèce) sur les vitae causae; le chaos posant à l'ordre - cette idée, dis-je puisqu'elle s'objective effectivement, puisqu'elle est susceptible de réalisation concrète, puisqu'elle est un possible, ne peut subsister dans la solitude et l'indépendance d'un esse a Se: elle doit être éternellement présente à la pensée de Dieu (des exégètes anglicans ont interprété dans ce sens Isaïe, 45: 5-7). Sinon, le mal serait absurde, contradictoire, au point de ne pouvoir jamais parvenir, non pas même à l'objectivité de la présence concrète, mais même à l'état purement subjectif de représentation intellectuelle (je ne dis pas : d'image). Dès lors, pour que l'homme créé à l' « image » de Dieu (L'hébreu porte, au lieu d' « image », ombre, reflet, tselem.), c'est-à-dire capable de s'élever à la « ressemblance » de son divin Modèle (Avec les Pères grecs, nous distinguerons entre l'image, analogie de l'être, imprimée en l'homme une fois pour toutes - la nature sociale d'Adam reproduisant, comme dans un miroir, l'essence trinitaire d'Elohîm - et la ressemblance, analogie de l'agir, qu'il s'agit pour nous de développer en manifestant, comme des « témoins fidèles et véritables », cette « image » qu'il nous est possible d'affirmer ou de démentir par nos vies, ce « Nom » qu'il nous faut « sanctifier » (cf. Apoc., 3 : 14; Matt., 5 : 16; 6 : 9).), puisse réaliser cette similitude (C'est le sens de la formule ambroisienne, plagiée par Goethe: « Deviens ce que tu es »), il doit, lui aussi, connaître le mal, mais comme Dieu le connaît: le mal est alors un pur possible, voué à la non-actuation, quelque chose qui, pour l'homme, reste, et sans aucun doute toujours restera, extérieur, étranger, hostis (Le Mal, dit à peu près Jésus, « n'a rien en moi ».), à jamais refusé, haïssable, vomi préalablement à toute « gustation ».

      Par conséquent, manger de cet Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal - qui est tout « arbre » interdit (cf. entre autres, Matt., 7 : 16-18) - goûter, savourer, expérimenter, éprouver dans son agir, donc en son être (Agere sequitur esse.), la différence entre le Bien et le Mal, c'est devenir capable, grâce à ce discernement, à cette connaissance qui met en jeu toute la personne en l'isolant, en la concentrant sur elle-même et en elle-même « au delà du Bien et du Mal » (Jenseits vom Guten und Bösen, formule de l'aséité nietzschéenne.) comme un Être nécessaire (Mais deux Nécessaires s'excluant réciproquement, par définition, et deux Absolus s'avérant ontologiquement indiscernables, chacun ne peut, en cette hypothèse, qu'accaparer, au moins intentionnellement, tout l'être, arbitratum rapinam (Phil., 2 : 6).), c'est, dis-je, devenir capable, désormais, de distinguer, dans le réel, la combinaison du Bien et du Mal et, dès lors, d'en opérer le dosage. C'est manipuler Dieu, dont Jésus affirme catégoriquement qu'Il est le Bien, « le seul Bon »; c'est se substituer à Yahweh, tel que Lui-même définit sa nature dans Isaïe, 45 : 5-7. C'est aussi s'initier à cette connaissance discriminatrice - et comme sereinement, souverainement, indifférente - par la contemplation, la considération désintéressée, au sein de l'expérience, de l'Erlebnis, en elle et par elle. C'est encore connaître le Mal en choisissant de le faire, de le tolérer, de s'identifier à lui, alors même qu'on prétend le dominer par sa propre transcendance (« Connaître le bien et le mal », ce n'est pas simplement discriminer: Dieu, Se considérant, connaît positivement le Bien, qu'Il S'identifie, et nie, refuse le Mal, lui refuse l'accès de sa pensée. Sa connaissance même du Bien pose à la fois la possibilité du Mal et son exclusion. Mais une connaissance du Bien et du Mal, présentés comme des termes égaux, offerts à la pensée comme interchangeables et indifférents, mis en parallèle comme des valeurs de même ordre, voire complémentaires, postule un connaisseur qui les transcende, inconditionné, absolument neutre. C'est identifier l'homme à l'Advaïta védantin, en faire un plus-que-Dieu.); c'est se rendre en quelque sorte connaturel à lui, devenir soi-même une incarnation du Mal, une porte d'accès pour ce pur possible dans le monde des réalités objectives; en sorte qu'à quiconque désire connaître à son tour le Mal, il suffise de nous montrer du doigt, en disant: le voilà!... On conviendra qu'il y a là plus qu'une simple déficience de l'être, une lacune ontologique: le Mal n'est pas que l'imperfection. Tartuffe, parasite de son bienfaiteur, manque de toit: ce n'est encore qu'un malheur. Mais il retourne contre Orgon sa propre bonté; il se sert contre Orgon des puissances, biens et dons qu'il en a reçus; il se sert de lui comme d'une arme contre lui. En prétendant se substituer à lui, il l'assassine, au moins virtuellement; il le supprime, au moins intentionnellement: faute de mieux. Carence ontologique? - Sans doute mais bien plus encore: surabondance morbide et prolifération cancéreuse de l'être, et d'un être emprunté. Le « malin », dans sa « malice », s'installe dans l'Être, en Dieu, comme ces parasites du monde animal qui dévorent leur abri vivant. Ayant affaire à l'Être infini, sans doute n'a-t-il aucune chance de réussite. Mais, en son for intérieur, le crime est déjà perpétré (cf. Matt., 5 : 28). On dépasse désormais la conception aristotélicienne du Mal simple « manque (partiel) d'être ».

      Il serait impossible, au Mal, d'avoir une existence quelconque, même purement subjective, à titre de possible pensé, d'évocation-rejet, si l'idée n'en était pas éternellement présente en Dieu (Isaïe, 45 : 7). Mais cette idée, Dieu ne pourrait lui faire accueil, l'accepter, la tolérer, la faire sienne - ce qui, pour le « Moteur immobile » d'Aristote (Le taoïsme parlerait ici du wou-wef, de l'influence ou activité « non-agissante » du « Ciel », de son « action de pure présence »; l'hindouisme a le chakravarti, celui qui « fait tourner la roue » cosmique, tout en restant lui-même immobile. Les thomistes diront que la création consiste, sans aucun « acte » portant atteinte (par son caractère transitif) à l'immuable et immutable simplicité de Dieu, dans le rapport d'absolue dépendance de la création envers Lui.), équivaut à la création, à la bénédiction-bénéfaction de Genèse, I (Affirmer un être, c'est, pour l'Ipsissima vita, le poser dans la présence objective.) - sans Se renier, Lui, l'infini, en l'établissant positivement dans l'être, cette idée, en l'installant dans la présence, fût-ce comme une limite, en l'insérant dans le schéma universel. Dieu ne peut donc penser le mal, sinon pour le renier du même coup, pour le rejeter comme une hypothèse odieuse. A fortiori, ne peut-Il le créer, lui conférer le Dasein, la présence objective et concrète, le faire, ou, d'une façon quelconque - même s'il était possible à sa simple et immutable nature - accepter de subir à son égard la moindre propension, comme s'il Lui manquait quelque chose, de manière à poser le mal dans l'existence effective, manifestée, voire à lui permettre de s'épanouir au cours de l'Histoire. Pour Lui, le Mal reste, éternellement, un abominable non-Dieu, l'hypothèse d'une existence sans essence, d'un être anarchique, « insensé », sans valeur, signification, ni portée - d'un chaos. Rien de plus. Sans doute, les pires excès auxquels pourrait aboutir le Mal, une fois objectivé et « incarné », sont-ils « à nu, à découvert », implacablement « étalés », intus et foris, comme dans une quatrième dimension, à sa prescience, à sa vue (Hébr., 4 : 13). Mais Il ne S'y arrête pas, Il ne vivifie pas ces larves en les considérant; car « ses yeux sont trop purs pour regarder le mal, Il ne peut contempler l'iniquité » (Habacuc, 1 : 13). L'idée même du mal Le révolte, ébauche mort-née d'une atteinte criminelle à sa plénitude (Ce qu'il y a de mal en la créature est, au premier chef, une injure, non pas à cette créature, mais à Dieu; puisque ce qu'elle a de réalité, d'être positif, ce qui la maintient dans la présence, c'est Lui. Tout péché tend à « dédiviniser » Dieu, à Le faire servir d'instrument, d'objet. C'est une tentative de transsubstantatiation fondamentale à rebours... ). Toutes ses oeuvres, telles qu'elles jaillirent du fiat créateur, Il les a déclarées « bonnes », et, après leur couronnement par la création de l'homme, excellentes, « très bonnes », en vertu même de cette perfection, de ce parachèvement (Gen., 1 : 10, 12, 18, 25, 31), c'est-à-dire inaltérées, pures, sans la moindre tendance au mal.

      Celui-ci n'est, d'ailleurs, pas inhérent à la matière; la projection du monde dans l'être n'est pas une chute (1 Pierre, 1 : 20). Et la création de volontés relativement libres (Le genre humain est une « société de personnes à responsabilité limitée ».) n'implique pas nécessairement le mal. Son existence, comme phénomène concret, effectif, objectif, n'est pas nécessaire à l'épreuve et au progrès des Anges et des hommes. Jamais il n'aurait dû parvenir à l'existence, à la présence; et Dieu ne l'a certainement pas voulu ainsi. Disons même qu'en un certain sens le mal - le vrai, celui que rien ne pourrait compenser, le mal moral (Matt., 24 : 12) - n'existe pas, même à l'heure actuelle: ce n'est pas quelque chose ou quelqu'un; ce n'est pas, en soi et pour soi, un être, une créature, un objet. Comme les larves de l'Odyssée, qui guettent avidement l'épanchement du « sang noir », pour y trouver de quoi s'évader de leur « vide » (Rom., 8 : 20, texte grec), pour assouvir leur soif farouche de présence physique, le mal n'existe que si nous lui en fournissons les possibilités de manifestation, donc dans la mesure où des volontés mauvaises se consacrent à lui - comme les fidèles de Yahweh se sanctifient pour leur Dieu - où des créatures spirituelles l'adoptent, lui donnent asile et subsistance, « diminuent » pour qu'il « croîsse » jusqu'à ce que ce ne soit plus elles qui vivent, mais le Mal en elles, donc le rien, le « vide »! Purgez ces âmes rebelles, libérez-les, et le mal se retrouvera sans habitat, sans aliment, sans personnalité d'emprunt. Il redeviendra simple hypothèse, limite niée, idée rejetée par l'acte même qui l'évoque.

      Mais, pour que les volontés créaturelles soient vraiment bonnes, en profondeur, d'une bonté qui « sonne plein », douée d'épaisseur et de densité, elles doivent avoir vu, considéré le mal, mais sans l'ombre de sympathie, voire d'indifférence, sans aucun désir de la connaître expérimentalement, au même titre que le bien. Il leur faut choisir librement de n'avoir de connaissance sapide, fruitive, que de Dieu - « seul Bon », dit Jésus. Comment pourrions-nous même rêver d'une volonté sainte, vouée à Yahweh, si nous n'admettions pas la nécessité, pour elle, de se trouver confrontée par le Mal pour un choix qui l'engage à fond et la rende « intentionnellement » bonne ou mauvaise? C'est pourquoi la création même d'êtres destinés à la sainteté semble impliquer, en général et sauf cas « extra-normaux », le risque, pour eux, d'un choix fatal.


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3. La chute des Anges



      Cette indispensable épreuve, des esprits antérieurs à l'homme l'ont subie. Parmi ces hiérarchies angéliques établies par Dieu comme agents et médiateurs par rapport à la création inférieure - en attendant, soit la création de l'homme, soit, depuis la Chute, sa restauration dans la gloire - il en est qui choisirent bien, et d'autres mal. (Suivant l'ésotérisme musulman, Dieu avant d'objectiver sous forme de créature l'idée divine de l'homme, le Médiateur universel - tangence du Créateur et de la création, Église donnée dès l'éternité, théanthropie subsistante, essence participable du Très-Haut - l'a manifestée sous la figure ou çoûra de l'Adam céleste au monde des esprits, afin qu'ils l'adorent. Satan refuse, par mépris de l'incarnation future de cette species viri, comme dit Daniel (l'Adam Qadmon de la Kabbale, l' « Homme céleste » de St. Paul, l' « Homme universel » de l'Islam). D'où sa condamnation. Ce protognostique tient pour indigne de se prosterner devant l'idée céleste de la créature médiatrice. Chef des Sept Esprits devant le Trône - Ange de la Face et Métatron « se tenant à l'intérieur du Voile », destiné à devenir la théophanie par excellence, le « Messager de la (divine) Présence » - le voici ravalé au rang de Principauté, de kosmokratôr ou de puissance cosmique, en cet univers physique que son « angélisme » exècre. Et, juste châtiment, selon certains kabbalistes chrétiens - Guillaume Postel, par exemple, et, de nos jours, Gabriel Huan - episcopatum ejus accepit alter: la Vierge, fleur suprême de la simple humanité, devient « Reine des Anges » à sa place. Dans l' « éon » chrétien, c'est elle, désormais, la théophanie par excellence (La Salette, Lourdes, etc.). ) Sous quelle forme concevoir la tentation des esprits purs? Il serait téméraire et vain d'énoncer sur ce thème des affirmations fermes et massives. Mais deux voies s'ouvrent devant l'intelligence en quête, non d'impossibles certitudes, mais d'hypothèses plausibles, susceptibles d'être insérées, sans inconvenance (au sens étymologique du mot), dans le schéma général du dogme révélé. Nous croyons, d'ailleurs qu'il est possible d'opérer la synthèse de ces deux conceptions.

      Saint Paul recommande à Timothée de ne pas admettre un néophyte à l'épiscopat, « de peur que, venant à s'obnubiler d'orgueil, il ne tombe dans la même condamnation que le Diable » (1 tim., 3 : 6). Car « l'orgueil, voilà l'origine du péché; qui s'y cramponne, répand l'abomination comme la pluie » (Eccli., 10 : 13). Il semble donc que, pour l'Apôtre, la chute de l'être qu'aujourd'hui nous appelons l'Hostile, Satan - « l'esprit qui toujours nie » de Goethe - soit due à la superbe: c'est avec infatuation qu'il a joui de soi-même, trouvé en soi toute complaisance et béatitude, triomphé d'être ce qu'il était, savouré l'enivrement d'être princepts et capus de la hiérarchie céleste - comme s'il n'était pas un malheureux mendiant comme vous et moi - qu'il s'est délecté, en Narcisse, de la surabondance de dons et de puissance qu'il a découverte en lui-même. (Ecce qui non posuit Deum adjuterem suum, sed speravit in multitudine divitiarum suarum, et praevaluit in vanitate sua... Propterea Deus destruet te in finem, evellet te, et emigrabit te de tabernaculo tuo, et radicem tuam de terra viventium (Psaume 52: 7-9). ) Mais le Sauveur S'est exprimé plus explicitement que saint Paul en affirmant que Satan « n'a pas tenu bon dans la vérité » (Jean, 8 : 44). C'est un texte qu'il nous faudra revoir de plus près, quand nous parlerons de saint Jean. Mais, d'ores et déjà, remarquons que, pour cet évangéliste, toute espèce de péché consiste à se détourner de « la vérité », conçue comme une adaequatio creaturae et Verbi. (au hagiason autoùs en tê alêtheïa de Jean, 17 : 17 correspond l'aalêtheuontes en agapè, d'Éphésiens, 4 : 15.) Le Diable s'est donc trouvé, pour commencer, « dans la vérité », et l'on remarquera combien cette formule d'immanence spirituelle, due au Sauveur, ressemble à la classique expression « dans le Christ Jésus », si fréquente chez l'Apôtre. (Al Haqq, « la Vérité », dans le Qoran comme dans le IVè Évangile, est un Nom réservé à Dieu comme « participable ».) Mais, cette position, le Démon ne l'a pas maintenue. Et il en est de même pour ses complices, pour les hiérarchies qui ont consenti à laisser son influx saturer tout leur être: « Ces Anges n'ont pas gardé leur principe » - comme on « garde » les préceptes du Verbe, pricipium creaturae Dei - (Jean, 14 : 2 (monaï); Apoc., 3 : 14. Le Verbe étant à la fois Vérité, Voie et Vie, ses préceptes sont des principes, et on les « garde » en s'en constituant les « vases » (2 Cor, 4 : 7). ) car « ils ont déserté leur habitat » ontologique, Jésus dirait: leur gîte (Jude, 6; Jean, 14 : 2).


      D'autre part, une tradition judéo-chrétienne et musulmane, sur laquelle nous aurons encore à revenir, veut que les Anges rebelles se soient révoltés, par respect des « droits » de la créature spirituelle (Comme si, par rapport à l'Être en Soi et par Soi, toutes les créatures ne pesaient pas, dans la balance du réel vrai, tout juste le même rien! ), lorsqu'ils ont appris la gloire à laquelle Dieu voulait élever l'homme-en-soi, l' « image » du Créateur, « dans le monde des formes, la plus belle » (Qoran, 95 : 4) (Nous entendons ici forme au sens du sanscrit roupa, le déterminé, conditionné configuré: le « fini ». les démons semblent, par ailleurs, confondre « spirituel » et « immatériel ».): l'éternelle Sagesse manifestée par la « Sophie de création » (Boulgakov). Ces Gnostiques avant la lettre n'auraient pu, ni concevoir l'éminente dignité de la matière (Elle sera sauvée, dit saint Irénée. Cf. notre Cosmos et gloire, Paris, Vrin, 1947. Esprit et matière créés - « Ciel » et « Terre » dans le taoïsme - s'équivalent devant Celui qui leur dispense l'être (Taï-ki).), ni saisir la grandeur du risque attaché à la condition psychophysique, ni davantage comprendre « l'incompréhensible, l'insondable richesse du Christ » (Cf. Éph., 1 : 4-10.), Tête du Corps aux innombrables membres (Ecclesia ex angelis et hominibus.), puisqu'Il est le Réconciliateur, par sa Croix, des créatures terrestres et célestes (Col., 1 : 20). Tel est, en effet, le plérôme qui doit « demeurer en Lui » (ibid., 1 : 19.). Le mystère de l'Incarnation ne devait être, aussi bien, révélé aux « principes » et « sources d'être » (à titre relatif et second), aux régents du cosmos (appartenant aux niveaux « sur-célestes » de l'être), qu' « aujourd'hui », dit saint Paul (Il s'agit de l' « éon » chrétien - dans la théologie rabbinique Malkoutha dimeschicha - inauguré par l'Incarnation (cf. Luc, 10 : 18; Jean, 16 : 11). ), c'est-à-dire « à la vue de l'Église », théophanie définitive, alors qu'il était jusqu'à présent (voir note 8 [eon chretien]) « resté caché » aux plus hautes hiérarchies spirituelles. (Ce texte de l'Apôtre porte, en plusieurs manuscrits, au lieu d'oïkonomia toû mustériou - « dispensation, plan du mystère » - koïnônia toû mustériou, c'est-à-dire le mystère collectif, la communauté de mystère (le Sod de certains Psaumes). L'édition critique du Nouveau Testament, publiée par l'Univ. de Cambridge, préfère la version koïnônia. cf. Hekaïnê diathêkê, ex edit Stephanii IIIa, crit. vers. for the Syndics of the Univ. press, etc., Cambridge, 1878. Cette version ne fait qu'accentuer davantage le caractère ecclésial de la manifestation créaturelle, dans le monde, de la « polychrome Sagesse » de Dieu (Éph., 3 : 8-11).)

      C'est le genre humain tout entier que Dieu destine au rôle de Médiateur cosmique, promis à la gloire en cas de bons et loyaux services. La clé de ce dessein, c'est évidemment l'union vitale, personnelle, « hypostatique », des deux natures dans le Christ, tête et plasma germinatif de l'Église; c'est « l'insondable richesse », la « plénitude de la divinité » présente dans le Christ complet, plénier, du Chef jusqu'en les membres, « à la façon d'un Corps » (Col. 1 : 19; 2 : 9). Mais l'Incarnation dépasse toute conjecture; elle est, en soi, particulièrement inconcevable pour les esprits purs: ils sont beau « vouloir plonger leur regard » en ces abîmes de la divine charité (1 Pierre 1 : 12), sans l'expresse révélation que leur apporte « aujourd'hui » (n. 9, p; 188) l'Église ex angelis et hominibus, la communauté mystérieuse, à premier abord incroyable, ils ne pourraient comprendre goutte au glorieux destin de l'homme et, fatalement hostiles à tout l'homme et à tout homme, ce parvenu de l'ontologie, risqueraient de se refuser à l'adoration de l'Homme-Dieu, de manquer la réconciliation, la paix, qu'Il apporte, même aux Anges, « par le Sang de sa Croix » (Col., 1 : 20), si, dès l'abord, dès qu'ils ont connu les desseins de Dieu sur notre espèce, ils ne Lui avaient fait confiance, avant l'Incarnation, avant même la création d'Adam - sitôt entrevue la species viri, la çoûra de la mystique musulmane - avec humilité, en vertu d'un acte équivalent chez eux à ce que serait pour nous la foi. (Sans doute, « les démons croient, mais ils tremblent » (Jacques, 2: 19), parce qu'ils ont la croyance sans la foi, qui est surnaturelle, inchoation de vie divine en nous, dès lors transcendante à sa teneur (humaine) en nous, aux « concepts » qui l'expriment en la transposant. Le problème de l'acte de foi chez les Anges, préalablement à leur élévation ou confirmation dans l'ordre surnaturel - car la concomitance dans la durée peut aller de pair avec l'antériorité logique - pose celui de leur nature. Esprits absolument purs, comme le veut l'École - ou relativement? « Matière par rapport à Dieu, esprit par rapport à l'homme », dit saint Grégoire le Grand. Les notions hindoues de « forme » (roupa) ou « enveloppe (koça) « subtile », c'est-à-dire psychique - the stuff our dreams are made of, (Shakespeare), la « matière » des images oniriques (rôle des songes dans l'Écriture) - permettent de comprendre les nombreux Pères, et après eux saint Bonaventure et Newman, qui attribuent aux Anges « une certaine corporéité » (un corps n'est pas nécessairement pondérable). D'après le Sauveur, les justes ressuscités, en possession d'un « corps glorieux » - quelle qu'en puisse être la nature - « seront pareils aux Anges dans les cieux » (luc, 20 : 36). Cette conception rend possible une durée d'épreuve pour les Anges, puisque leur « spiritualité pure » ne les condamne plus à la fixation immédiate; et des textes comme Eph., 3 : 10; 1 Pierre, 1 : 12; Col., 1 : 20 prennent un relief autrement vif, comme on verra plus loin. Dès lors, ni tous les démons ne le sont devenus à la fois, ni la chute de chacun d'eux n'a été immédiatement consécutive à sa confrontation avec l'épreuve, ni tous les « esprits » ne sont, même aujourd'hui, irrémédiablement « bons » ou « mauvais » (cf. J.-H. NEWMAN, Apologia, trad. L. MICHELIN-DELIMOGES, Paris, Bloud & Gay, 1939, pp. 58-59). Il va sans dire qu'ici l'on s'interroge simplement sur la plausibilité d'une hypothèse.)

      Pour les satellites de Satan, c'est donc, à la racine de leur orgueil, le manque de foi (Carence de ce que les vieux théologiens appelaient fides formata (cf. Gal., 5 : 6). Si le monde rejette la « folie de la Croix », les démons ont refusé d'admettre la déification de l'être contingent, la participation du non-être à l'Ens a Se. Or, la créature contingente jugera les Anges. (1 Cor., 6 : 2-3).) qui leur a fait rejeter les vues de Dieu sur l'homme, d'après la Tradition juive. Leur intelligence n'a pu se rallier à ce qu'ils ont tenu pour une folie, pour de l'irrationnel pur, pour une divagation absurde et arbitraire du Tout-Puissant. Ils ignoraient l'Incarnation (future) de l'Adam définitif; dès lors, leur attitude, parfaitement « raisonnable », eût été justifiée si, précisément, Dieu n'avait pas requis leur aveugle adhésion au « Fils d'Homme » (Daniel, 7 : 13-14). Les Juifs, lorsque ce Personnage fut devenu l'un des leurs, ont repris à leur compte la rébellion pharisaïque des anges déchus, et l'on ne s'étonne pas, leur faute étant exactement la même, qu'en Saint Jean le Christ les ait assimilés aux démons.

      Telles sont les deux conceptions que les Juifs contemporains de Jésus devaient à leurs antiques traditions verbales, en ce qui concerne la Chute des Anges. Nous verrons plus loin quelques détails caractéristiques. Mais il apparaît déjà que ces deux vues sont parfaitement conciliables: 1° l'orgueil, par manque de foi, a fait perdre aux démons leur statut ontologique (Sta ontolotique initial.); - 2° ils ont manifesté cette superbe, sous forme d'envie (Cf. Sagesse, 2 : 23-24: « Dieu a créé l'homme pour l'immortalité, Il l'a fait à l'image de sa propre nature; c'est par l'envie du Diable que la mort est venue dans le monde. »), lorsque, du plan divin sur l'homme, l'aboutissement leur a été révélé globalement, alors qu'ils étaient incapables de découvrir par eux-même, parmi les événements à venir, l'Incarnation, seule clé qui pût, à leurs yeux, justifier la folle, la détestable anthropothéose. (Operatio eorum est hominis eversion (TERTULLIEN, apol., 22).)


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4. « Dereliquerunt suum domicilium » (Jude, 6)


      A quel moment de l'Histoire cosmique la chute des Anges (Pour autant qu'on puisse parler, en l'occurrence, d'une seule Faute, les hiérarchies perverties se détachant de l'Arbre de Vie comme une lourde grappe (la Contre-Vigne). Nous en doutons fort... ) s'insère-t-elle? On n'en sait trop rien (Mais, du coup, se constitue un « éon » nouveau, « cet éon mauvais », dit l'Apôtre (Gal., 1 : 4), qui reprend à son insu le thème hindou du kali-youga.). Mais il peut sembler, à première vue tout au moins, que, pour saint Jude, cette catastrophe s'apparente avec celle des « fils de Dieu », qui précéda le Déluge, et trouve en elle son analogue. Car cet Apôtre écrit: « pour les anges qui n'ont pas gardé leur propre origine (Gardé, au sens « existentiel », néotestamentaire, d'incarner, d'objectiver en soi-même. « Garder son origine », c'est rester inaltéré, fidèle à l'idée créatrice qui vous posa dans l'être concret.), mais ont (au contraire) abandonné l'habitat qui leur était propre (Comparer la notion loka dans l'hindouisme, et les monaï de jean, 14 : 2. Dans plusieurs Apocryphes des premiers siècles, mais particulièrement dans L'Ascension d'Isaïe, les « états de l'être » deviennent l'objet d'un symbolisme spatial: les sept « cieux », etc.), Il (=le Seigneur) les a réservés, pour le Jugement du Grand Jour, en de perpétuelles ténèbres qui les relient et les paralysent tous » (Jude, 6; texte grec) (Cette traduction n'est pas littérale, mais vise à rendre les nuances de l'original grec.). L'àpyn (note du copiste: caractères grecs non aisément transposables avec un clavier latin), qu'ici nous traduisons par origine, est l'équivalent néotestamentaire (cf. Apoc., 3 : 14) à la fois de la reschîth et du rosh juifs: (in)-ceptio et caput (Cf. W. SOLOVIEV, La Russie et l'Église unvierselle, 3è édit., Paris, 1922, p. 240: Aquila traduit l'in principio de Genèse, 1 : 1, bereschîth, par en kephalaïô.), idée-mère et archétype comme essence - et source, origine et chef de file comme existence (C'est pourquoi Dieu créa toutes choses be-Reschîth, en sa Sophia, qui est ousia par rapport à son être, phusis par rapport à son agir interne, sophia quand au monde, créable en vertu de cette participabilité divine qu'est la « polychrome Sagesse » (Eph., 3 : 10). Et c'est aussi pourquoi le Christ, en qui cette Sagesse se trouve comme telle, comme principe de communicabilité, de « contagion » ontologique, est le rosch, le caput, le principium creaturae Dei, arkhê de toutes choses, visibles et invisibles, de sorte qu'en Lui se trouve l'universelle plénitude, du créé comme de l'incréé (Apoc., 3 : 14; Col., 1 : 19; 2 : 19).). Mais il existe, au sein de l'existence universelle, d'innombrables stases-cycles ontologiques (stases ou cycles d'après le point de vue où l'on se place), des mondes coexistants, voire tout bonnement compossibles, formant tous ensemble l'uni(diàvers, l'evxal nav. Ces dispensations ont chacune sa durée propre, son propre rythme du devenir, son tempo, ses « dimensions » (Cf. Éphésiens, 3 : 18), qu'on peut qualifier de « vitesse » ou d' « intensité » : ce sont autant d'éons, de siècles, si l'on conserve à ce dernier terme sa signification primitive (et traditionnelle, kalpa, youg - yom, doré, olam, athé, - aevum), qui ne se restreint pas à cent révolutions terrestres autour du soleil. Un éon - et saint Paul posera l'équation Satan = cet éon (mauvais) - est donc une « ontosphère », un système créaturel apparemment clos. Ce cosmos qui tombe sous l'observation et la prise de nos sens en est un (Saint Paul le qualifie de « cet éon-ci) » (2 Cor., 4 : 4). C'est ici que s'appliquerait la définition d'Einstein: illimité, mais non pas infini (illimité pour ses habitants, fini pour toute existence qui le dépasse).). Mais on voit aussi que, pour une représentation graphique, pour peu qu'on « situe » un « éon » grâce à des coordonnées comme celles d'Éphésiens, 3 : 18, cet « éon » fait figure d' « habitat » (le domicilium de Jude, 6) (Cf. le « ciel », la « terre », le « purgatoire », les « limbes », l' « enfer », etc. ). Si l'on s'étonnait qu'on tente ici de parvenir à ce qu'un saint Paul, entre autres, entendait, par ces expressions épistolaires qu'on se transmet si souvent, d'un exégète à l'autre, sans se demander quelle est leur actualité, nous répondrions ceci: lorsque l'Apôtre nous parle de hiérarchies spirituelles en les qualifiant, par exemple, d'**** et d'****** (caractères grecs), ces dénominations sont-elles tout aritraires, ou bien l'auteur avait-il un sens précis dans la tête? Même à supposer qu'il ait emprunté aux théosophies alors en vogue cette nomenclature si nuancée, il en assume désormais la responsabilité; pour lui, des appellations comme Puissances, Principautés, Dominations, etc., ont chacune un sens précis, qui se réfère à leur être ou à leur activité spécifique. Et, pour en revenir à l'étymologie d'*** et d'****, tels Anges seraient donc, relativement et au niveau des causes secondes, des initiateurs de filières (***); d'autres, des réservoirs d'où l'être se déverserait en des créatures d'ordre inférieur (*****). La Kabbale associe toutes ces hiérarchies aux divers « stades » de la création, dont la « succession » n'est en l'occurence que logique (« hiérarchique »), en tant que sous-ordres et intermédiaires; et, dans certains Épîtres pauliniennes (Galates, Hébreux, par ex.), les allusions à ce rôle ne manquent pas. (Lire, dans l'ouvrage de Newman mentionné dans la note 1, p. 189, les pp. 57-59 (dans l'édit . Anglaise de Dent&Sons, 1934, pp. 50-51) et LATHAM, The Service of Angels, Cambridge, 1894)

      Il y a donc, d'après saint Jude - qui se réfère expressément, à la Tradition juive (versets 5-7, 9-11 : mêmes sources que 2 Tim. 3 : 8) - des anges ayant opéré leur propre dénaturalisation (note 1, p. 189, et la notion de **** dans Phil., 3 : 20), en un sens: leur propre dénaturation (si l'on tient qu'en fait ils furent créés en état de grâce, comme Adam). En attendant leur châtiment définitif, que leur apportera la Parousie, ils goûtent déjà, dit Tertullien, la praelibatio sententiae, vivant dans ces « ténèbres extérieures » dont parle l'Évangile et que symbolisèrent celles d'Égypte (Cf. Exode, 10 : 23 : « ils ne se voyaient pas les uns les autres » - plus de communio dans une foule sans contact ou contemplation réciproque: solitude des damnés, ils sont ensemble sans unité (définition du chaos chez SOLVIEV, op. cit., pp. 225-228, 231-239) - « et nul ne pouvait se lever de sa place » - plus de liberté, par conséquent, mais fixité. La Sagesse, 17 : 14-18, va plus loin et rejoint le grec de Jude, 6: « Cette nuit d'impuissance, vomie par le Schéol abyssal... les tient tous liés », non par le koïnônia d'En-Haut, mais « par une même chaîne de ténèbres ». Dans le symbolisme scripturaire, Égypte=terre d'esclavage, servitude de l'Ennemi (cf. Rom., 6 : 16, sq.); Jude, 5 se réfère expressément à « l'Égypte ». Dans l'Ascension d'Isaïe et d'autres apocryphes (les Actes de Thomas par exemple), elle symbolise le « monde inférieur », plus « bas » que les « sept cieux », l' « air » et la « terre », et dont l'enfer proprement dit est la « zône » ultime. Saint Grégoire le Grand reprend à son compte ce schéma. Dans Jude, 6-7, on trouve déjà l'avant-goût de 2 Thess., 1 : 9 (poenas in interitu aeternas a facie Domini) : la Parousie « éternise » ce châtiment.). Saint Jude continue: « De même, Sodome et Gomorrhe, et les villes circonvoisines, ayant forniqué (« Forniquer », non comme dans l'Apocalypse, au sens d' « idolâtrer », mais, comme le contexte immédiatement suivant l'indique, au sens propre (souiller, c'est dénaturer).) de la même façon (que les anges susmentionnés), et s'étant prises de convoitise pour une autre vie (que la légitime) (Sarkos=chair, vie. Les Sodomites s'éprennent de convoitise, non pour le sexe opposé, mais pour le leur. Ce narcissisme devient, ici, un « homo-angélisme » (mépris de la matière, de l'homme, de l'Incarnation: une espèce d' « homosexualité » spirituelle).) , gisent là en exemple, subissant la sanction d'un feu éternel », littéralement ***, et qui constitue déjà, pour ces bourgades, un avant-goût de ce qui les attend au Jugement Dernier...

      Passant aux Gnostiques contempteurs de la matière, notre Épître achève en suggérant une analogie: « Semblablement, ces délirants souillent (Souiller « intentionnellement »=mépriser. Les langues slaves ont cette identification, dans le vocabulaire de l'insulte populaire.) la chair (Sarka, la chair en général, et non « leur » chair, comme traduit Crampon.), méprisant la Seigneurie, blasphémant les gloires. Cependant, l'Archange Michel, en conflit précisément avec l'*** de toute cette engeance, ne se résolut pas, lui, à formuler d'exécration (Michel se refuse à juger lui-même (il eût suivi l'exemple de Lucifer). Nolite judicari.) contre lui, mais se contenta d'abandonner à Dieu le châtiment ». Ainsi, les Gnostiques vitupérés par Jude, comme les anges déchus, « insultent à ce qu'ils ignorent » (Cf. 1 Pierre, 1 : 12.); quant à ce qu'ils connaissent naturellement, et qui n'est donc ni la « Seigneurie » du Nouvel Adam (Phil., 2 : 9-11), ni les « gloires » réservées à son Corps mystique (1 cor., 15 : 40-49; 2 Cor., 3 : 18; 4 : 17) - l'une et l'autre objet de connaissance sur-naturelle - « ce qu'ils connaissent en vertu de leur propre nature, ils s'y corrompent comme des brutes » (Jude, 7-10). Tout au long de ce texte hautement significatif, les allusions à la nature de la chute angélique affleurent.


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5. Teneur de la Faute chez les Anges


      Nous avons vu, déjà que:

      1° le mal, simple possible - risque des créatures libres (Luc, 20 : 13) - mais possible nié (Cf. SOLOVIEV, op. cit., pp. 225-228), n'a d'existence objective et concrète que parce que Satan devint le Mauvais;

      2° par rapport à Dieu, la faute du Diable et des siens est, comme tout péché, une faute d'orgueil, s'originant à une déficience de la foi (comme chez Ève, d'ailleurs). Reste à voir comment ce présente, « existentiellement », quant à l'effective et actuelle (tatsächliche) psychologie des anges déchus, la nature concrète ou teneur de leur transgression.

      Saint Jude suggère un parallèle d'après les Gnostiques. Ce que les Sodomites ont commis sur le plan « physique », ces ancêtres des Albigeois le perpètrent dans le domaine intellectuel. Ames incarnées, corps animés, composés d'esprit et de matière pour spiritualiser l'éon physique, au lieu d'en être les animateurs, il s'en promeuvent les comtempteurs. Ce sont des âmes inverties. A l'inversion charnelle des Sodomites correspond la leur: mentale, psychique. Or, l'Apôtre Jude reprend le parallèle et l'applique aux anges déchus: les Gnostiques méprisent la matière. L'Incarnation leur répugne, et la gloire que, par elle, l'homme peut tirer de la Croix, de la Chair et du Sang théanthropiques. Analogiquement, nous l'avons vu, en refusant le commerce sexuel normal pour se confiner dans l'homosexualité, les cités perdues (Sodome, etc.), font, elles aussi, fi de cette universelle complémentarité (dont la sexuelle n'est qu'un aspect), par laquelle Dieu veut providentiellement « évertuer » le monde vers son ***. Gnostiques et Sodomites ne font que refléter, sur les « plans » respectivement psychique et somatique (« hylique ») l'homophysie, l'homopneumatisme, l'angélisme exclusif et gendarmé des anges déchus; et, de fait, Pascal dirait que les dualistes, les « purs » ou Cathares, « veulent faire l'ange ». Ce qu'ont en horreur les Sodomites, c'est, comme plus tard les Manichéens et les Albigeois - et peut-être pour les mêmes motifs, en vertu de Dieu sait quel Sod, de Mystères perdus - le mariage, la perpétuation de la chair, « l'oeuvre du Démiurge », tout ce qui fournit au plan divin sur l'homme la chair dont naquit le Christ et que possède avec Lui son Corps mystique. [Au moment où nous relisons les épreuves de cette étude, M. le Chan. J. Coppens, professeur à l'Université de Louvain, vient de publier à Anvers une forte brochure sur la nature de la la Chute en tant que fait historique (De kennis van goed en kwaad in het paradijsverhaal). Il conclut par cette hypothèse: « La vocation naturelle dont Dieu l'a chargée et que son époux lui a solennellement signifiée, Ève ne l'a pas acceptée, et l'homme, ensuite, lui a donné son appui dans cette rébellion... Le Serpent a voulu séduire la mère du genre humain pour qu'elle se livre à l'une de ces pratiques gravement pécheresses, contre-nature, en vue d'éviter la progéniture, pratiques qui, plus tard, on le sait, se sont répandues dans le culte d'Ischtar » (pp. 54-56). il s'agit, ici aussi, de la haine vouée par le Diable au genre humain, ce parvenu, dont l'existence psychophysique constitue, pour lui, une insulte aux esprits purs !]

      Nous ne dirons donc pas, avec certains Pères, que la Chute des anges date de cet épisode - narré par Genèse, 6 : 2 - où les « fils de Dieu » épousèrent les « filles des hommes », à moins qu'il ne s'agisse là - puisque, souvent, les hiérarchies supra-humaines sont qualifiées de progéniture divine dans l'Ancien Testament (Mais aussi des hommes dont les fonctions sociales « vienne d'En-Haut »: les Juges par exemple, dans tel texte cité par Jésus dans le Ivè Évangile. cf. Luc, 3 : 38.) - d'un incubat, destiné à « souiller », comme dirait saint Jude, par une parodie monstrueuse, le « grand mystère » du mariage. Mais rien, dans le texte biblique, ne confirme ni n'infirme cette glose. Ce qui nous paraît plausible, c'est que, dans la Tradition juive reprise à son compte par la dernière Épître canonique, le péché des anges consiste dans le mépris de l'incarnation, prise au sens le plus large. C'est pour ce gnosticisme et catharisme avant la lettre que Dieu les a « tartarisés », les « enchaînant dans les ténèbres pour Se les réserver en vue du Jugement » (2 Pierre, 2 : 4). C'est dire que leur châtiment définitif est encore à venir. (Cf. Apoc., 20 : 8-10: « Elles montèrent sur la surface de la terre et cernèrent le camp des saints... mais Dieu fit tomber un feu du ciel qui les dévora. Et le Diable... fut jeté dans l'étang... et ils SERONT tourmentés... » Tout le tableau de la finale défaite démoniaque est au passé, mais le châtiment est exprimé par un verbe au futur.) D'ici lors, le Diable et les siens pourront errer comme autant d'inquiétudes, d'angoisses hypostasiées, d'ores et déjà paralysés, « enchaînés » par la nuit qui les envahit et sature de plus en plus. (Cf. le (taoïste) Traité des Influences errantes, traduit en français par A. de Pouvourville (« Matioï »).) Ils supplieront Jésus, le *** méprisé (Jude, 8), l'Homme-Dieu rejeté par leur superbe, et dont la puissance leur devient manifeste, mais trop tard, de « ne pas les tourmenter prématurément » (Matt., 8 : 29) : le temps de leur châtiment final n'est donc pas encore arrivé. Chassés du démoniaque gérasénien, ils prieront Jésus « de ne pas leur commander de se jeter dans l'abîme », dans le « puits sans fond », mais de les laisser encore dans « ce pays », c'est-à-dire dans le monde sensible, sur « terre » (Luc, 8 : 31; Marc, 5 : 10; Apoc., 9 : 1; 20 : 1, 10; Matt., 25 : 41). C'est pourquoi nous les retrouverons plus loin, régis par leur ***, par l'initiateur de leur éon (Pour les esprits mauvais, le Nouveau Testament préfère user du mot arkhôn, qui est le pendant d'arkhêgos (hébr., 2 : 10) - où il a le sens de chef marchant à la tête de ses troupes, de guide frayant la route et entraînant ses hommes (cf. Actes, 3 : 15) - plutôt que d'arkhê, réservé à Celui qui, seul, peut être légitimement qualifié de « principe » dans le sens ontologique (arkhêgos en étant l'équivalent « économique »).), et déployant autour de nous comme une atmosphère saturée de rébellion (Éph., 2 : 2; 6 : 12).

      Quel que soit, par ailleurs, le moment où tombe Satan, le chef de file, il est permis de penser que ses actuels séides - « esprits (absolument) purs » ou non - n'ont pas dégénéré en bloc, globalement, comme un seul Corps. Cette solidarité spécifique qui constitue les hommes en « humanité », ce lien qui fait l'hérédité, la responsabilité commune, leur nature l'exclut; de sorte que la chute d'un seul ange n'entraîne pas nécessairement celle de tous, ou d'un grand nombre. Leur faute revêt donc un caractère personnel: chacun d'eux est coupable; alors que la nôtre (l' « originelle ») n'est qu'une tare de nature: chacun de nous est passible. En tout cas, le premier des esprits déchus (Certains kabbalistes ont vu dans le Démon la première des Séphirôth. Celles-ci sont des « organes » de l'activité de Dieu. Sans être « en-dehors » de la Déité - en Soi latente et non-manifestée - elles ne sont pas de sa substance même et se trouvent à sa disposition, comme des « énergies » à la fois suscitées (créées?) et immanentes, comme des modes de manifestation (noter l'analogie avec la doctrine des énergies divines que la théologie orthodoxe a reprise à Grégoire Palamas). Kéther Elyôn, « Couronne suprême de Dieu » - l'Ange de la Présence, par excellence, et le Métatron du Talmoud - est la première de ces puissances qui se trouvent « auprès de Dieu » et opèrent dans son unité. On comprend à la fois la grandeur et l'envie (Sagesse, 2 : 24) de Kéther, menacé de « découronnement » par la vision anticipée - mais sans la révélation de l'union hypostatique - de la gloire suprême promise à la Figure d'Homme (Daniel, 7 : 13-14; 8 : 15-16).), le principal, le plus capable d'entraîner les autres (Apoc., 12 : 4, texte où Saint Grégoire le Grand voit une allusion nette à la Chute des Anges, au point qu'à ses yeux la Rédemption doit substituer les hommes sauvés et glorifiés aux esprits tombés.), c'est Satan, si nous saisissons, avec toutes les nuances voulues, cette apostrophe du Seigneur aux Juifs, où le Diable nous est présenté, non seulement comme un menteur, mais encore comme « le père de cela » (Jean, 8 : 44) c'est-à-dire du mensonge. Or, tout mal, en tant que réalité effective est phénomène concret, existant in actu, provient de lui (nous verrons lus loin pourquoi le mal est « mensonge »). C'est lui qui a donné le jour au mal, qui l'a introduit dans l'Histoire, en choisissant librement de traduire dans les faits cette pure possibilité, cette hypothèse dénuée de toute plausibilité.

      Quand et comment, la Révélation ne nous en dit pas grand chose. Mais elle nous apprend qu'il a été « homicide à partir du principe » - subjectivement et objectivement - c'est-à-dire qu'il a voulu la ruine de l'homme, non seulement dès le seuil de l'Histoire humaine, dès ses tout premiers rapports avec nous, dès qu'il a réussi à trancher les liens de vie qui nous unissaient à Dieu, mais dès qu'à son propre « niveau » d'existence angélique la « figure d'homme » - species viri, comme dit Daniel - lui fut montrée dans le Verbe, notre « principe »: hominis eversio, telle est d'après Tertullien (Apol., 22), l'oeuvre essentielle, capitale, tel le but vital du Diable et des siens. (Cf. Éph., 1 : 4-5)


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6. Les Démons sont-ils des « esprits purs »


      Cette question peut s'appliquer à tous les Anges en général. Or, nous ne savons des Anges, avec une certitude incontestable, que ce que l'Église, se fondant sur la Révélation scripturaire, nous en a dit; encore convient-il de se rappeler que l'Écriture use très souvent de ce langage symbolique fait pour suggérer, pour induire en vision, ou du moins en intuition, plutôt que pour notifier, en noir-et-blanc « lunaire », des formules et notions rigidement déterminées (comme des polyèdres ontologiques). La Bible n'a, d'ailleurs, pas pour but de nous enseigner l'histoire naturelle des êtres invisibles, pas plus d'ailleurs que des visibles. Suivant la tradition chrétienne la plus ancienne, chaque créature matérielle a son « double » spirituel. D'après Clément d'Alexandrie, Origène, le pseudo-Denys, il n'existe aucun insecte, aucun brin d'herbe, qui n'ait son Ange. Tous les phénomènes, naturels manifestent sur le plan sensible l'action de ces entités spirituelles. Tel Ange « a pouvoir sur le feu »; d'autres régissent les vents et les tempêtes (Apoc., 14 : 18; 7 : 1). Déjà, pour le Psalmiste, Dieu « fait des Anges des aquilons; de ses messagers, des jets de flamme » ... « Enfourchant un Chérubin, Yahweh vole; Il arrive, chevauchant, porté sur les ailes du vent » (Psaume 103 : 4; 17 : 10). Dans le IVè Évangile, un Ange, agissant sur une fontaine, lui communique une vertu curative (Jean, 5 : 4). L'apparition d'un autre fait trembler la terre au matin de la Résurrection. Les maladies, et singulièrement les épidémies, dépendent, suivant des affirmations répétées de l'Écriture, du monde angélique. Tel « messager » frappe Hérode; d'autres anéantissent l'armée de Sennachérib. Les prétendues lois naturelles expriment leur activité régulière et ordonnée. C'est pourquoi, dans la vision d'Ézéchiel, le trône mystique et symbolique sur quoi « siège » Yahweh, et qui représente l'univers, consiste en ces « êtres vivants » et pourvus d'ailes, capables d'envol, d'ascension, dont la vie commande celle des « globes pleins de regards », c'est-à-dire des mondes régis par eux et « saturés de l'esprit de l'être vivant » (Ézéch., 1 : 20); saint Paul révélera plus tard que ces « régents d'univers » ont leurs rivaux et usurpateurs; et, de même qu'il qualifie Satan de « dieu de ce monde » dégénéré depuis la Chute, il parlera des *** imposteurs... En chacun des globes lumineux « constellés de regards », en chacun des mondes où s'élabore et se développe l' « expérience » consciente, agit, selon Ézéchiel, l'esprit d'un chérubin. Ainsi, tout phénomène, toute manifestation de l'être: astres, constellations, planètes, a son Ange respectif. Sans doute, le Créateur a-t-Il confié au monde angélique l'évolution cosmique, au sens propre, le soin d'ordonner graduellement le chaos et de féconder la nature. Mais c'est ici le champ de l'hypothèse. (Sur les fonctions des Anges, cf. Dict. de Théol. Cathol. (Vacant et Mangenot), tome I, col. 1214-1215. Pour Justin, Athénagore, Hermas, ils régissent « tout ce qu'il y a sous le ciel », donc, « dans le monde, chaque créature ». Chez Origène, « ils président aux éléments, au feu, etc., à la naissance des animaux, à la croissance des plantes ». Épiphane leur attribue le gouvernement immédiat des nuées, de la neige, de la grêle, de la glace, du chaud, du froid, des éclairs, du tonnerre, des saisons ». jean Chrysostome veut qu'ils administrent « l'univers, les nations, les créatures inanimées, le soleil, la lune, la mer, la terre ». ils sont, d'après Saint Augustin, les régents « du monde entier, de toute vie, des êtres sans raison,, de toute chose visible ». Clément d'Alexandrie, Grégoire de Nysse et Grégoire de Nazianze connaissent les Anges des Cités et, comme Origène, ceux des églises. Tertullien parle de l'Ange du Baptême, de celui de la Pirère. A la Synaxe eucharistique, les hiérarchies célestes prennet part, ici-bas, invisiblement (Cyrille d'Alexandrie, Basile, Hilaire, Ambroise et Jérôme). On trouvera les références dans V. et M. )

      Le rôle principal des Anges se définit, dans l'Écriture, par rapport à l'homme. La nature, en effet, a été justement qualifiée d'antroposphère; de sorte que les esprits qui l'animent ont pour vocation réelle de servir l'homme. Comment ces êtres spirituels peuvent-ils agir sur l'univers physique, nous l'ignorons: mais savons-nous seulement comment nos âmes régissent nos corps? Claude Bernard, nous dit le R. P. Sertillanges qui l'approuve au nom de la philosophie thomiste, ne découvre, sur le « plan » phénoménal, que du physico-chimique en nos corps: pas une « force vitale » quelconque, pas un seul « fluide », pas un « agent intermédiaire » ! Il y a, « dans l'évolution complète d'un être vivant... une organisation (qui) est la conséquence d'une loi organogénique préexistant d'après une idée préconçue (Physiologie générale, pp. 177-178). « il y a comme un dessin vital qui trace le plan de chaque être et de chaque organe) (La Science expérimentale, p. 209). Comment une « loi », une « idée », un « dessin », peuvent-ils orienter l'activité future d'un être, voir d'un simple organe? Comment la forme substantielle, idée ou loi - tout comme « pi » est la forme substantielle du cercle - peut-elle déterminer le sort de toute une vie, de toute une race même, en vertu de l'hérédité? Mais, quand aux Anges, puisque l'activité normale de la nature leur est soumise, exprime leur « service », pourquoi ne pourraient-ils exercer, sur tels objets matériels, une influence, une puissance spéciale? La nature physique, en ce qu'elle a de « spirituel », d' « informant » - et, si l'on peut parler le moins du monde de « nature naturante », c'est bien dans ce cas-ci! - en ses forces mystérieuses et « lois », est comme un organisme animé par le monde angélique. Dieu confie aux Anges une tâche double: s'ils régissent l'univers subhumain, comme des majordomes jusqu'à la majorité de l'héritier, de l'homme, Il les constitue ses messagers vis-à-vis de ce dernier.

      On professe communément, de nos jours, du moins dans l'Église catholique romaine, que les Anges sont, en toute rigueur de termes, de « purs esprits ». Mais cette doctrine n'a jamais été dogmatiquement définie; on la déduit, tout simplement, d'un texte où le IVe Concile du Latran affirmait, des Anges, à la fois leur nature spirituelle et leur distinction par rapport aux hommes. On a tiré de là cette inférence: si ce sont des esprits, tout comme nous le sommes, mais qu'ils diffèrent de nous cependant, c'est qu'ils n'ont pas de corps. La même logique pousse son avantage: s'ils sont sans corps ni forme aucune, ils doivent pouvoir animer ou influencer tous les corps et toutes les formes. Et, s'ils connaissent et choisissent sans le moindre intermédiaire, dans la clarté plénière du congnosco sicut et cognitus sum - colloque immédiat des essences! - comme dans la plus absolue liberté par rapport aux éventuelles déviations dues à la chair, il va sans dire qu'en cette hypothèse, dès l'instant même que ces purs esprits accèdent à la connaissance et au choix, c'est-à-dire à l'être même, leur destin se trouve à jamais scellé. Mais l'Église ne nous impose aucunement la foi en cette coïncidence, dans le chef des Anges, entre la venue à l'être et le choix fixateur du sort éternel.

      Dans les premiers siècles de l'Église, ces contradictions n'avaient pas échappé à de perspicaces esprits: Origène, par exemple. Justin, Athénagore, Irénée, Tertullien, Clément d'Alexandrie, Cyprien, Lactance, la liste des auteurs ecclésiastiques pour qui, au cours des premiers siècles, les hiérarchies angéliques possèdent l'analogue ou l'équivalent d'un corps, s'étend jusqu'à Jean Damascène (Enchir. Patr. de Rouet de Journel, N°2.351) et Grégoire le Grand, qui dit: « Comparés à nos corps, les Anges sont des esprits; comparés à Dieu, ce sont des corps » (ibid, n°2.351) . Pour Origène et bien d'autres, la notion d'esprit absolument pur, avec tout ce qu'elle comporte (simplicité, aséité, nécessité, unicité, éternité, etc.), ne peut s'appliquer rigoureusement qu'à Dieu, seul à jouir de l'absolue spiritualité. Puisque la Révélation nous montre les Anges localisés dans l'espace et doués de mouvement transitif, c'est qu'ils ont un corps, certes différent du nôtre, mais leur conférant, aussi réellement que le nôtre à nous-mêmes, un certain mode de présence référée et coordonnée aux autres êtres corporellement présents dans l'univers physique. Ces Pères avaient en vue des textes comme Genèse, 6 : 1-4; Job, 1 : 6 et 38 : 7; le Psaume 103: 4 et tant d'angélophanies bibliques. L'expérience des hommes corrobore d'ailleurs la Révélation scripturaire. Et l'Église a tenu à s'abstenir de définitions irréformables, et même de définitions dogmatiques « tout court ».

      Lorsque ces messagers de Dieu apparaissent, c'est généralement sous forme humaine, mais glorifiée. Lorsqu'en la plaine de Mamré le Verbe Lui-même Se manifeste, accompagné de deux Anges, l'Écriture nous parle de « trois hommes », dont l'un, seulement, reçoit d'Abraham des honneurs divins. Le Seigneur revêt alors la species viri dont parle Daniel, la forme qu'Il assumera définitivement lors de son Incarnation (Gen., 16 : 17; 18 : 2-3; 22 : 16; 32 : 24). A l' « Ange de Yahweh », incréé, reflet éternel de sa gloire, se joignent les deux Messagers créés qui vont sauver Loth de Sodome (ibid., 19 : 1, 3, 17). Un prophète voit, sous forme humaine, six Anges commis au châtiment de Jérusalem (Ézéch., 9 : 2). Plus tard, Zacharie et la Vierge seront les interlocuteurs de Gabriel - en hébreu: virilité de Dieu - et cet « homme » leur parlera d'une voix humaine (Luc, 1 : 11-20, 26-38). Les saintes femmes myrophores, au matin de la Résurrection, ont une « apparition d'Anges », pareils à des « hommes, vêtus de robes resplendissantes » (ibid., 24 : 4, 23). Marie-Madeleine en se penchant vers le sépulcre, aperçoit deux Anges « assis » (Jean, 20 : 12); les sentinelles avaient entrevu l'un d'eux, « roulant la pierre » du tombeau (Matt., 28 : 2-3). Deux autres apparaissent à l'Ascension, toujours pareils à des hommes (Actes, 1 : 10); un troisième se montre à Corneille « clairement » (ibid., 10 : 3). Un autre encore délivre Pierre de sa prison (ibid., 12 : 7-10). Mentionnons simplement les interventions angéliques dans l'Apocalypse.

      Or, toutes ces angélophanies suggèrent qu'il s'agit là d' « esprits » contactant l'univers par l'intermédiaire d'une substance ou forme, passive et expressive, pouvant s'appeler un « corps ». Et ce « corps » est normalement capable de manger, de savourer un festin, d' « étendre la main pour retirer Loth vers eux dans la maison, fermant ensuite la porte », de « saisir par la main Loth, sa femme et ses deux filles », de les « emmenier hors de la ville » (Gen., 18 : 8; 19 : 3, 10, 16). Les plus lourds travaux n'ont rien qui décourage leur force physique: « rouler le roc du sépulcre et s'asseoir dessus » (Matt., 28 : 2; chez saint Jean, ils sont deux à se reposer ainsi, comme de bons ouvriers après un rude boulot: trait humain, comme le quaerens me sedisti lassus du Dies irae); « frapper Pierre au flanc pour le réveiller » (Actes, 12 : 7; on voit le geste: il est « nôtre » !), exprimer dans un langage articlulé le discours mental (comme au seuil de saint Luc)... voilà ce que font les Anges.

      Il est certain, d'autre part, que Si les Anges ont un « corps », comme l'a cru l'Église des premiers siècles, comme le veut encore la théologie orientale, il ne peut s'agir d'une matière grossière et dense, corruptible au même degré que le nôtre. Il ne s'agit pas de « peaux de bêtes » (Gen., 3 : 21). Les corps angéliques sont incomparablement supérieures à ceux que nous possédons actuellement. Tout comme le Christ après la Résurrection, ils apparaissent et disparaissent, descendent du ciel et y remontent; de toute évidence, leurs « corps » ne sont pas, au même point que les nôtres, soumis aux lois régissant les substances matérielles. On en vient, alors, à penser au « corps spirituel » qui nous est promis après la Résurrection (1 cor., 15 : 42). L'analogie angélo-humaine doit, cette fois, se vérifier plus rigoureusement. Parlant de l'état qui sera nôtre après le Jugement final, Notre-Seigneur déclare que les élus définitivement sauvés, donc ressuscités, seront, non seulement « les égaux des Anges », mais « comme eux », et Il n'ajoute aucune restriction ou spécification (Luc, 20 : 36; Matt., 22 : 30 : « Dans le ciel, ils (les hommes) seront comme les Anges de Dieu). Or, nous savons que l'humanité à jamais stabilisée dans la gloire vivra dans un univers rénové, comprenant une « terre nouvelle » aussi bien qu'un « nouveau ciel », et qu'elle exercera son commerce, sa vie ad extra, par le truchement d'un corps, glorieux mais authentiquement « corps ». Ressuscités, pourvus d'un organisme « sublimé », nous serons, dit le Verbe incarné, « pareils aux Anges », non seulement *** (saint Luc), mais *** (saint Matthieu). Y a-t-il, enfin, simplement métaphorre lorsque la Bible nous montre les Anges pourvus d'ailes et volant (Isaïe, 6 : 2 ;Ézéch., 1 : 5; Daniel, 9 : 21; Apoc., 8 : 13; 14 : 6; 12 : 14)?

      Mais, dira-t-on, Si les Anges ne sont pas des « esprits purs », il leur est possible, encore, d'ignorer, d'hésiter, de se tromper; quelques-uns, même, n'auraient pas fait leur choix dès l'instant de leur venue à l'être? Or, saint Pierre, reprenant un verbe dont Luc et Jean se servent pour décrire l'anxieuse et minutieuse inspection du tombeau vide, nous montre certaines hiérarchies angéliques « se penchant pour mieux voir » (**) et « plongeant leurs regards » dans les mystères du dessein rédempteur (1 Pierre, 1 : 12; Luc, 24 : 12; Jean, 20 : 5, 11). Il semble que le dispositif du propitiatoire, chez les Juifs, ait symbolisé cette incertitude: les Chérubins tournent vers lui leur face (Exode, 25 : 20). Un prophète nous fait assister au dialogue des milices célestes : « Jusques à quand durera ce qu'annonce la vision? », et aussi « Quand donc ces mystères se réaliseront-ils? » (Daniel, 8 : 13; 12 : 5-7). Ce peut-être que Jésus fait proférer au Père, quand aux réactions libres des hommes (Luc, 20 : 13), pourquoi ses Messagers ne le prononceraient-ils pas?

      Si quelques-unes de ces Principautés et Puissances qui, dans les cieux, s'instruisent en observant le drame de la vie humaine et découvrent, manifesté par l'Église, l'inouïe, la bouleversante dispensation du mystère caché en Dieu dès le principe (Éph., 3 : 10), ont pu douter, un temps, et se demander si le Mal l'emporterait sur le Bien, la Parousie les illuminera. C'est la gloire divine promise à l'homme dans le Verbe incarné qui, selon plusieurs Pères, a, par sa proclamation première (Hébr., 1 : 6), provoqué la rébellion luciférienne - tradition musulmane aussi bien que chrétienne - c'est elle qui fait l'objet du « dessein en vue de l'âge à venir, réalisé par Notre-Seigneur Jésus-Christ » (ibid., 3 : 11); et c'est elle, enfin, qui nous habilitera, nous les hommes, à « juger » les Anges, à nous prononcer sur leur cas, à sceller leur sort définitivement (1 cor., 6 : 3). Si quelques-uns d'entre eux ont pu vaciller dans leur loyalisme envers Dieu, pencher vers quelque indulgence ou « compréhension » envers le Révolté, la Parousie marque le moment où, « par le Christ », par son intermédiaire et comme « à travers Lui » (***), Dieu « réconcilie toutes choses avec Lui-même, y compris « les célestes » (Col., 1 : 20). Lorsque l'Apôtre nous montre la création tout entière gémissant dans les affres puerpérales, jusqu'à ce que nous, les « enfants de Dieu », ayons accédé à cette liberté plénière que seule confère la gloire, de sorte qu'elle puisse avoir part à cet affranchissement (Rom., 8 : 19-22), de quel droit exclurons-nous les hiérarchies angéliques de cette création prise en son intégralité? Les puissances célestes, devant le salut, la déification, la gloire à jamais assurée des hommes rachetés, ne peuvent plus douter; celles qui l'auraient fait- et qui ne sont pas les Démons, mais les hiérarchies encore expectantes - font amende honorable, et toutes se prosternent devant le Trône en prononçant l'Amen qui les fixe, elles aussi, dans l'inamissible béatitude (Apoc., 7 : 12).

      Cet ensemble de réflexions s'insérait aisément dans le cadre d'une doctrine qui dénierait aux Anges la spiritualité pure au sens rigoureux du terme. (Sans doute, le Concile du Vatican, définit-il que Dieu a créé tous les êtres, spirituels aussi bien que corporels. Mais une définition dogmatique est à prendre formalissime. N'est formellement définie que la thèse sur laquelle porte directement l'affirmation du magistère. Il s'agit, ici, de définir la nature, la puissance et les opérations de Dieu, toute créature dépendant de Lui. Si l'homme, doué pourtant d'âme et d'esprit (I Thess., 5 : 23), est, en vertu d'une schématisation aussi légitime que celle du Symbole de Nicée - visibilium et invisibilium - qualifié de « corporel », parce qu'ici-bas c'est la forme matérielle qui manifeste en ordre principal sa personne, pourquoi l'Ange ne pourrait il être dit (en ordre principal) « spirituel », même s'il possède une « forme » (par analogie), un medium ou véhicule, dont les images oniriques peuvent nous suggérer de loin la nature?) Mais, in dubiis libertas : on se contente, ici, d'exposer, pour l'une et l'autre conceptions, le pour et le contre. La thèse généralement admise dans l'Église latine depuis le Moyen age se caractérise, une fois admis ses principes, par une solide et compacte logique. C'est, nous dit-elle, précisément parce que les Anges sont de purs esprits, libres de toute attache corporelle, qu'ils peuvent se façonner, animer ou influencer tous les corps et toutes les formes. Leurs manifestations revêtent généralement des aspects symboliques : jeunes hommes surtout, mais aussi chevaux de flamme et chars de feu (Zach., 1 : 8; 2 Rois, 6 : 17), parfois même formes volatiles (1 rois, 17 : 6). Faute, en cette hypothèse, d'organismes physiques qui leur soient individuellement propres, ils ne peuvent se propager par la procréation : que transmettraient-ils? C'est ici que les premières générations chrétiennes, au contraire, voyaient, dans l'union sexuelle des « fils de Dieu » et des « filles des hommes » (Genèse, 6 : 2), la preuve de la corporéité angélique; les « fils de Dieu » ne sont-ils pas, dans l'Ancien Testament, identiques aux célicoles (cfr Job, 1 : 6 et 38 : 7)?

      On trouvera, en appendice III, un Excursus sur la spiritualité des Anges et, donc, des démons. Résumons ici, cependant, ce qu'en dit la Tradition sous la double forme de l'Ecclesia remota et de l'Ecclesia proxima, des Pères et du magistère officiel. Vacant (art. Anges, dans D. T. C., tome I) dit que, d'après l'Ancien et le Nouveau Testament, « ces êtres supérieurs n'ont pas de corps matériel comme l'homme » (col. 1190). « L'absolue spiritualité de l'Ange n'a pas été affirmée par les Pères ». pour « presque tous les Pères grecs », les Anges sont *** et *** (grec), « mais pas complètement spirituels ». Saint Augustin « regarde les Anges comme composés d'esprit et de matière »; « c'est à ce corps des Anges que doit ressembler le corps de l'homme ressuscité ». pour l'ensemble des Pères, grecs et latins, « la vraie formule pour le plus grand nombre serait celle-ci : comparé à l'homme, l'Ange est spirituel; comparé à Dieu, il est corporel » (col. 1195, 1197, 1198, 1199). Au Iiè Concile (oeucuménique) de Nicée, un écrit de Jean, évêque de Thessalonique, fut « lu aux Pères en témoignage de la foi de l'Église catholique et apostolique ». On y lisait, entre autres, que les Anges « sont des êtres spirituels, mais non, toutefois, dans le sens d'une incorporéité absolue; car ils ont des corps subtils, aériens, ignés... Il n'y a que la Divinité seule qui soit incorporelle et sans limites... Si l'on dit que les Anges, les démons et les âmes sont appelés incorporels, c'est parce qu'ils ne sont, ni composés des quatre éléments matériels, ni des corps épais et semblables à ceux qui nous environnent ». le Patriarche Taraise ayant demandé aux Pères s'ils admettaient que les Anges fussent ainsi « configurés », les Pères répondirent unanimes : « Oui, Seigneur! » (Mansi, XIII, col. 164-165). Vacant conclut : « Le Concile semble (sic) se ranger à cette opinion », qui « ne prête pas aux Anges un corps charnel comme celui des hommes » (D. T. C., I, vol. 1267).

      Nous avons mentionné plus haut le IVè concile de Latran, dont le Concile du Vatican a repris un Canon. Voici ce qu'écrit Vacant : « La spiritualité absolue des Anges n'est point un dogme de la foi catholique. Ce n'était point, en effet, cette vérité que le IVè concile de Latran avait l'intention de définir... puisqu'il était dirigé contre la doctrine dualiste des Albigeois ». Quant au concile du Vatican, « il n'avait pas non plus l'intention de définir la nature des Anges, mais seulement leur création » (I, 1269). En résumé, bien qu'il y ait « témérité » dans le fait d'attribuer aux Anges un « corps éthéré » - mais il y a bien d'autres façons de se représenter l'analogue ou l'équivalent d'une corporéité - « leur incorporéité absolue ne fait l'objet d'aucune définition direct de l'Église » (I, 1271). Que disent, en effet, les textes faisant autorité?- « C'est Lui seul, le vrai Dieu, qui, par l'effet de sa bonté et de sa force toute-puissante, non pour ajouter à sa béatitude, ni pour réaliser sa perfection, mais pour la manifester par les bienfaits impartis aux créatures, a, dans la plus entière liberté de son décret, créé de rien, lorsque débuta le temps, l'une et l'autre créature, la spirituelle et la corporelle, soit l'angélique et la physique (mundanam,) et ensuite l'humaine, également composée d'esprit et de corps » (Denzinger, can. 1783). Et il est interdit d'affirmer que « de la divine substance sont jadis émanées les réalités finies »; deux erreurs sont par là visées: celle qui affirme l'émanation « non seulement des corps, mais aussi des esprits », et celle qui se borne à l'affirmer de ces derniers (Denzinger, can. 1804). On ne voit pas bien quel rapport il y a entre ces définitions de foi, qui établissent l'universalité de l'efficace créatrice, contre le dualisme discriminant entre le monde matériel, dû au Démiurge, et les Anges, émanés du II*** - et le problème de l'absolue spiritualité ou de la relative corporéité des Anges! Ce que l'Église a, de tous temps, affirmé, aujourd'hui comme dans les premiers siècles, c'est la distinction entre toutes les créatures et Dieu, Esprit par excellence, Esprit absolument parfait, plutôt que telle ou telle conception de la nature angélique. Une définition dans ce dernier domaine encombrerait d'un nouvel obstacle la route de la réconciliation entre l'Orient et l'Occident, assez obstruée déjà: in dubiis libertas, peut-on dire encore à nos frères « orthodoxes » qui regardent vers nous...

      De toute façon, l'auteur de cet exposé ne formule pas, ici, son opinion propre, mais se contente de rapporter les deux opinions qui se sont fait jour au sein de l'Église, en même temps que les arguments qui les fondent. Le seul problème qui lui paraisse, en l'occurrence, important, c'est que le sens obvie de certains textes néotestamentaires implique, chez certains Anges, une attitude de doute et d'expectative, se prolongeant encore au moment de l'Incarnation (nous en reparlerons plus loin). Maintenant, ce fieri est-il compatible avec l'immobilisation morale de l' « esprit pur », qui, dès son premier « jugement », s'identifie exhaustivement à lui? On ne fait, ici, que poser la question.

      Peut-être, convient-il, maintenant, de citer une page de Newman dans son Apologia pro vita sua: les Anges, dit-il, « je les regardais, non seulement comme les ministres employés par le Créateur dans ses rapports avec les hommes en vertu des Dispensations juive et chrétienne, comme l'indique clairement la Sainte Écriture, mais (encore) comme effectuant l'ordre du monde visible. Je les considérais comme étant les causes réelles du mouvement, de la lumière, de la vie et de ces principes fondamentaux de l'univers physique qui, lorsque leurs applications tombent sous nos sens, nous suggèrent la notion de cause et d'effet, et celle, aussi, de ce qu'on appelle les lois de la Nature... Dans mon sermon pour la Saint-Michel, écrit avant 1834, je dis des Anges : « Chaque souffle d'air, chaque rayon de lumière et de chaleur, chaque phénomène de beauté est, pour ainsi dire, la frange de leur vêtement, l'ondulation de la robe de ceux qui voient Dieu face à face ». Et je demande quelles seraient les pensées d'un homme qui, « examinant une fleur, un brin d'herbe, un caillou, voire un rayon de lumière, qu'il traite comme ressortissant à un niveau d'existence bien inférieur au sien, découvrait tout à coup qu'il se trouve en présence d'un être puissant, caché sous les choses visibles qu'il examine, et qui, tout en dissimulant son activité pleine de sagesse, leur confère leur beauté, leur grâce et leur perfection, parce qu'il est l'instrument de Dieu à cet effet »? Supposons même que cet homme s'aperçoive que ces phénomènes, si passionnément analysés par lui, sont la robe et les parures de cet être? » (J.-H. NEWMAN, Apologia pro vita sua, 6è réimpression, Londres, Dent & Sons, 1934, pp. 50-51. Aux Anges « ethniques » visés par Newman, on pourrait ajouter l'Anges de la Macédoine (Actes 16 : 9). )

      Suit alors un développement singulièrement suggestif : « Bien plus: j'admettais l'existence en plus des (bons et des) mauvais esprits, d'une race intermédiaire: les ***, ni célestes, ni infernaux; partiellement déchus, capricieux, versatiles, généreux ou machiavéliques, bienveillants ou malicieux, suivant le cas. Ils donnaient une sorte d'inspiration ou d'intelligence aux races, aux nations, aux classes sociales. D'où l'activité des corps politiques et des collectivités, souvent si différente de celle des individus qui la composent. (Cette différence a souvent été analysées, avec pénétration, dans les divers ouvrages consacrés par le Dr. Gustave Le Bon, il y a quelques huit lustres, à la psychologie des foules.) De là, le caractère et l'instinct des états et des gouvernements, des collectivités religieuses. Ces groupes humains, j'estimais qu'ils servaient en quelque sorte d'habitat, d'organisme, à des intelligences invisibles... Cette conception, je la tenais pour confirmée par la mention du « Prince de la Perse », chez le prophète Daniel; je considérais qu'en parlant des « Anges des Sept Églises » l'Apocalypse en avait à des êtres intermédiaires de cette espèce » (voir note I). Dans une lettre adressée à S.-F. Wood, en 1837, Newman s'exprimait ainsi: « La grande majorité des Pères (Justin, Athénagore, Irénée, Clément, Tertullien, Origène, Lactance, Sulpice, Ambroise, Nazanze) professe que, si Satan tomba dès l'origine, les (autres) Anges, eux, déchurent avant le Déluge, lorsqu'ils s'éprirent des filles des hommes. Tout récemment, cette vue m'a frappé comme susceptible de résoudre, remarquablement, une idée que je ne puis m'empêcher d'admettre: Daniel s'exprime comme si chaque nation avait son Ange gardien. Je me vois forcé de croire à l'existence de certains êtres, en qui sans doute se trouve beaucoup de bien, mais du mal aussi, et qui sont les principes animateurs de certaines institutions, etc. Il me semble que « John Bull », par exemple, est un esprit qui n'est ni céleste, ni infernal » (voir note I).

      On retrouve ici les dévas de l'hindouisme, mais aussi les égrégores de l'occultisme (Éliphas Lévi en a popularisé la notion), les schédîm du rabbinisme contemporain de Jésus, et les innombrables « esprits élémentaux », des plus diverses traditions ésotériques: gnomes, sylvains, naïades, fées, kobolds et poltergeister - bref, tout ce « petit peuple » dont la notion jette une singulière lueur sur certaines manifestations du genre « merveilleux », et rejetées par l'Église (prétendues apparitions de la Vierge, pseudo-miracles des sectes et milieux « illuminés », etc.).


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7. Le « cas » de Satan


      A la lumière de certaines notions rappelées plus haut, et que nous devons surtout aux Pères grecs, nous pencherions à croire que Satan n'a pas atteint du premier coup ses profondeurs les plus vertigineuses (Apoc., 2 : 24). Les théologiens d'autrefois lui refusaient toute véritable prescience, bien que sa vaste expérience - celle, disent certains textes initiatiques, « du plus vieil Esprit de cet univers » - lui permette, sans aucun doute, des déductions et supputations extraordinaires. Mais toute son astuce, toute sa complication, les indiscernables replis et méandres de sa pensée - au point que c'est le cas pathologique par excellence! - ses ruses d'hystérique, ses pièges de dupeur dupé, sa mythomanie de psychopathe et son morbide penchant pour le contre-nature et le compliqué, l'égarent souvent ivre de rage, en son propre labyrinthe, qu'il est. La simplicité, la naïveté de l'enfance, l'esprit de pure et simple obéissance, la dénudation spirituelle: voilà qui peut affronter en paix ses attaques!... S'il avait su, comme il aurait pu, ou cru, comme il l'aurait dû, que sa folle et perverse aventure contre l'Être ne pourrait que le précipiter dans la ruine, sans doute n'en eût-il jamais tenté la première démarche. Mais, ayant littéralement découvert le Mal, comme fait, comme principe actif, comme contre-loi de l'être, il s'est enivré de la puissance quasi-créatrice qu'il conférait à son inventeur et manipulateur; il n'a cessé de voir s'ouvrir devant son regard d'ange les perspectives indéfinies d'influence, de domination, d' « engraissement ontologique » aux dépens d'autrui, que le Mal lui frayait. A l'intensif infini de Dieu, où la quantité ne joue aucun rôle, il a tenté, faute de mieux, de substituer un extensif indéfini qui nourrît sa substance de créature contingente, plus précaire encore, et quasiment en sursis d'anéantissement, depuis sa chute. S'abandonnant à cette rage désespérée qui fait brûler ses vaisseaux, à cette étrange ivresse du joueur qui délibérément persiste dans la « série noire », parce qu'à défaut de pouvoir se sauver, il lui reste la ressource « glorieuse » de se perdre (Götterdämmerung), il a donc décidé - quelle joie, quelle revanche, de pouvoir décider du sort d'un être, fût-ce de soi-même!... c'est pour son malheur éternel? Mais n'est-ce pas moi, moi-même, qui me damne?... « Et s'il me plaît d'être battue? »... s'il me plaît de me perdre? Comme je me sens « dilaté », en dévalant la route de la ruine; combien j'y trouve d' « enflure » ontologique, d'exaltation... vive cette fièvre! - il a donc décrété qu'il jouerait son va-tout, coûte que coûte, et il s'en est remis à ses dons de force, de ruse et de séduction pour tenir tête - victorieusement? Sait-on jamais? - à l'amour et à la bonté de Dieu: « Pourquoi te glorifies-tu dans le mal? Car la bonté de Dieu survit à tout, persiste toujours, mais toi, tu aimes le Mal plutôt que le Bien, le mensonge plutôt que la droiture... Langue menteuse, toutes les parole de perdition tu les chéris. Dieu, donc, te renversera pour toujours; Il te déracinera de la Terre des Vivants... Les justes, atterrés, diront de lui en se moquant: « Voilà donc celui qui ne prenait pas Dieu pour sa force, pour sa forteresse, mais qui se confiant dans la richesse de ses propres ressources, et se faisait fort de sa malice ». mais moi, je Te louerai sans cesse parce que Tu as fait cela... » (Psaume 51 : 3-11)?

      C'est bien pour cela que le « cas » de Satan est, pour ainsi dire, unique en son genre, désespéré, clos et forclos, impropre à l' « appel », à la révision, à la « cassation ». Supposé que sa tentative ait été d'ordre purement spéculatif, « histoire de voir », comme l'apprenti-sorcier, « ce qui se passerait si... » Ou qu'il se soit agi d'une mauvaise blague, d'une sale espièglerie, comme en accomplissent, à l'âge des vilains tours, les gamins tourmentés par la puberté... Admettons, un instant, que le Diable n'ait expérimenté la puissance et la séduction du Mal que sur soi-même... ou qu'après avoir constaté combien nocive et redoutable était la force déchaînée par lui, il s'en soit effrayé, mais n'ait pu faire rebrousser chemin à ce raz-de-marée... Imaginons, enfin, que, devant les preuves manifestant avec surabondance la supériorité de l'amour et de la bonté, il se soit incliné, il y ait cru, il ait abandonné la partie... nous pourrions alors comprendre que la Miséricorde, ayant enfin prise sur lui, l'ait amnistié, lui ait fait remise du châtiment. Mais cette intelligence supérieure, voyant dans une froide et totale clarté la perversité du Mal, son caractère toujours fangeux, l'a cependant choisi pour s'en faire le protagoniste et le champion, et précisément parce que c'était le mal, parce que c'était l' « autre »; elle a prétendu conférer l'être objectif, actuel, au seul possible que Dieu rejetât (d'où sa rage humiliée d'avoir à se rabattre sur une telle pseudo-création). Au quis ut Deus de saint Michel, le Diable a opposé son quid ut Malum. Il a donc adopté le Mal, il en a exploré les abîmes (Apoc., 2 : 24), il en a saturé sa vie et son être, jusqu'à ce qu'il y eût, entre le Mal et Satan, parfaite identification; désormais, de même que le Bien est synonyme de Dieu, le Mal, tout le Mal, toute la pourriture du monde créé, est synonyme du Diable, Satan est devenu le Malin, le Malicieux, et Jésus nous enjoint, dans le Pater, de supplier ainsi le Père: « Délivrez-nous du Mauvais! »


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8. Depuis l'Éden


      Pour toute créature en voie de devenir, les habitants ontologiques sont au cours de son pèlerinage, des « gîtes d'étape » - ***, dit Jésus lui-même (Jean, 14 : 2: stations, traduit judicieusement la Revised Version anglicane) - jusqu'au domicile céleste où, cependant, nous ne cesserons d'être transférés « de gloire en gloire » (2 Cor., 3 : 18). Mais, après la Parousie, le Grand Sabbat nous fixera tous en notre domicilum (Jude, 6) définitif. Or, si nous en croyons le Prologue johannique, toutes les créatures, physiques ou non, sont caractérisées par le devenir: *** ***, que l'Évangéliste oppose à l'être de Dieu: **. (nv)

      Satan n'échappe pas à la loi qui régit tout le précaire, et la séduction de l'homme n'est qu'une étape dans sa course à l'abîme sans fond (Apoc. 9 : 1). Ayant goûté du Mal lui-même, il a réussi à le faire connaître savoureusement par l'humanité. Mais si lui-même a choisi librement, avec audace et défi, en usurpateur de la souveraineté cosmique (le deus hujus saeculi paulinien répond à l'ecce Adam quiasi unus ex Nobis de la Genèse), il n'a pu séduire l'homme, comme l'exprime la métaphore du Serpent, que par le recours à l'astuce et à la subtilité. Nous verrons plus loin comment les rabbins contemporains de Jésus se représentaient ces ruses. Notons ici, simplement, qu'il met en particulière évidence les enchantements du monde inférieur; il les silhouette d'une lumière magique, les fait « parler », leur confère puissance d'incantation, de quoi remuer profondément la fibre humaine: nos sens, notre imagination, notre intelligence. Si la Parole de Dieu est « efficace, acérée, pénétrante, au point d'aller jusqu'à séparer l'âme de l'esprit » par le jugement qu'elle nous fait porter nous-mêmes, par l'illumination-juge qu'elle suscite en nous (Hébr., 4 : 12), l'ennemi du Verbe est un bruit subtil, aigu, polymorphe, qui pénètre jusqu'aux limites de l'âme et de la « chair », non pour les « séparer », pour les « démêler » (ibid.), mais pour en opérer la confusion, par l'obnubilation qu'elle provoque en nous. (Tuphôtheïs = 1 Tim., 3 : 6; tetuphötaï = 1 Tim., 6 : 4; tetuphômenoï = 2 Tim., 3 : 4. Le tout, de tuphos = vapeur, fumée.)

      Il agit donc en poète d'en-bas, multiplie nos mirages, substitue au cosmos, tel que Dieu l'a conçu et voulu, cette « figure qui passe », cette mâya, cette mâyaviroupe de 1 Cor., 7 : 31; il environne tout, même l'ignoble, d'une phosphorescence attirante. Sans lui, les jouissances inférieures nous eussent tenté silencieusement, sans ivresse, sans atmosphère d'ébriété; c'est à peine si l'homme se fût aperçu de cet appel timide, modeste, honteux. Mais, grâce à lui, la tentation, éclairée des feux de la rampe, s'est faite agressive, « parlante », tenace, enveloppante. Et le point faible de la cuirasse humaine, Satan le choisit aussi subtilement que son arme: ce n'est pas l'homme qu'il attaque d'abord, la « tête » comme dit saint Paul, le pôle rationnel et volontaire dans cet être duel qu'est Adam, créé « mâle et femelle »; mais la femme, l'élément impulsif et passif de notre nature. Elle n'a pas vu, alors qu'elle l'aurait pu et dû, où la menaient le doute et le marivaudage à propos du « mangerais-je? Mangerais-je pas? »; cette convoitise qu'elle pouvait cependant discerner en elle-même et freiner, elle l'a laissée gagner de proche en proche, non « de gloire en gloire », mais de honte en honte, d'obnubilation en obnubilation, de ténèbre en ténèbre. Tant et si bien qu'elle finit par devenir tentatrice à son tour. Si le Nouvel Adam est « l'esprit qui donne la vie », alors que l'ancêtre de la race ne fut qu'une « âme recevant la vie », en Éden le Démon a joué le rôle d'esprit meurtrier; et, de même qu'il avait en soi les sources de la mort, il a donné à la mère du genre humain de les avoir en elle à son tour (cf. Jean, 5 : 26). Nous verrons dans un instant quel graphique esquissait de cette séduction la théologie rabbinique. Contentons-nous d'observer, ici, que l'homme eût, sans doute, résisté à la tentation venue des sens, et, même, qu'il eût flairé, pressenti, le caractère spécieux et fallacieux de l'insinuation spirituelle. Mais il semble qu'il ait fléchi par faiblesse, par mollesse et complicité de l'amour coupé de sa surnaturelle vigueur et rigueur, qu'il se soit vu contraint de choisir entre Élohîm et son épouse déchue; c'est donc par un sens dévié de sa responsabilité qu'il se serait engagé, les yeux ouverts, en parfaite connaissance de cause, dans le piège: « Ce n'est pas Adam qui fut séduit; c'est la femme qui, séduite, est tombée dans la transgression » (1 Tim., 2 : 14).

      Pesons, dans Genèse, 3 : 14, les termes énonçant la sentence passée sur le Serpent: « Parce que tu as fait cela, tu es maudit »... Nous avons vu, déjà, que la sanction définitive est concomitante à la Parousie, qu'elle doit être prononcée au Grand Jour du Seigneur. Il semble, d'après ces paroles d'Élohîm, qu'une dernière chance restait offerte - ouverte - au Réprouvé. Mais d'avoir ruiné l'homme le rend impardonnable; c'est qu'aussi bien tout le plan créateur repose sur le rôle médiateur de l'espèce. Après la Chute, chaque acteur de ce drame se voit infliger le châtiment qui convient le mieux à sa culpabilité, une sanction qu'on pourrait dire « connaturelle ». L'homme continuera d'assujettir la nature sensible, toutefois non plus avec puissance et dans la joie, comme primitivement décrété, mais dans la sueur, l'effort souvent stérile, tous les tracas nouveaux qu'il s'est lui-même suscités. La femme ne cessera plus de convoiter, de « porter son désir sur l'homme », qu'elle a entraîné dans la transgression; et sa convoitise la fera souffrir, son « désir » va remplir toute sa vie, comme la bile tout l'organisme d'un jaunissard (Compte dira qu'elle « n'a qu'une physiologie »; corrigeons: quoi qu'elle fasse, elle est désir au point qu'il transsude, s'exhale d'elle, tourneboule les individus et les sociétés). Quant à l'esprit mauvais, il reste ce qu'il a choisi d'être pour séduire le couple. Son coup, il l'a perpétré en se présentant de telle façon qu'il restera incapable de se redresser encore, de s'élever même jusqu'au niveau d'obscure liberté, de bonheur à peine conscient, dont jouit la création inférieure, et de trouver d'autre aliment que la « poussière ». Tel est encore l'état du Mauvais, tel il sera tant qu'il existera. Le « pain des anges » (Psaume 77 :25) - entendons le véritable, celui dont la Manne ne fut que la figure: la nourriture du Verbe incarné Lui-même, et dont sa sainte humanité n'a cessé de tirer vigueur (Sagesse, 16 : 20; Jean, 6 : 32; Apoc., 2 : 17; surtout Jean, 4 : 34), c'est-à-dire l'accomplissement de la volonté divine, l'appropriation vitale du Verbe, l' « adoptabilité » divine - ce pain des Anges, donc, manque au Diable, désormais. Et, comme il est essentiellement précaire, hypothéqué par le non-être - comme vous et moi, d'ailleurs - comme il n'a pas en lui de quoi se maintenir indéfectiblement dans l'être, comme il a choisi pour « calice », « part d'héritage » et « portion délicieuse », comme dit le Psaume 15, l'anarchie, l'anomie - alors que l'être, s'il n'est pas infini, s'il ne subsiste point par soi, n'a de réalité, de présence, qu'à titre de maille dans un réseau de rapports - Satan se voit poussé, d'ailleurs avec tous les immondes esprits qui jouèrent sa carte, à jouer le pique-assiette ontologique de toute la création. Il lui faut alimenter sa substance, étoffer sa durée, remplir son vide, en chapardant et grappillant ce qu'il peut dans le monde des vivants. C'est lui qui, dans la parabole du Semeur, volète comme un oiseau de mauvais augure autour du paysan, guettant la trajectoire de la semence: sitôt que la Parole de Dieu tombe « le long du chemin » - non pas en plein champ, non pas au coeur de nos personnes, mais en bordure, à la frange de notre être - il se jette dessus, la trouve déjà foulée aux pieds, parce que le sol est dur et résistant, sec, sans rien de friable ou de tendre, et la mange (Marc, 4 : 4, 15; Luc, 8 : 5, 12); cette Parole de Dieu, desséchée, broyée, devient pour lui la lettre... ce qui devait propager la vie, désormais « tue », « ne sert de rien », ce qui signifie qu'elle sert le Rien... il s'en nourrit, et elle suscite en lui, comme la Parole vivante et vivifiante, la Foi; mais cette foi-ci le fait « trembler ». Et il en alimente ceux qui se sont confiés en lui (Jean, 6 : 63; 2 Cor., 3 : 6; Jacques, 2 : 19).

      La Manne rancie, souillée, devenue poison, telle qu'il la trouve au cour des hommes qu'il asservit, c'est sa nourriture préférentielle: défaire la volonté du Père (cf. Jean, 4 : 34); c'est là le « pain » qu'il proposait au Messie, dans le désert, de substituer à la Parole de Dieu (Matt., 4 : 3). Le Christ nous donne sa Chair en guise de pain (Jean, 6 : 51), son coeur de chair, son humanité déifiée; Satan préfère les coeurs de pierre (Ézéchiel, 11 : 19; 36: 26; cf. Éph., 4 : 23-24) et les multiplie volontiers en guise de pains: c'est là ce que ce père donne à ses enfants (cf. Matt., 7 : 29; Jean, 8 : 44).

      Mais tout fait farine à son moulin, et ce qui d'habitude le sustente, faute de mieux, c'est le vase qui, tout au fond de notre nature, attend d'être lapée par le Dragon: cette « terre » dont l'homme est fait, tiré, quand à ses parties inférieures, « basses » depuis la Chute, ce que Shakespeare appelle the buttock of shadow, les pudenda ténébreuses, ce que possède en nous l'irrationnel, l'élan brut, l'astuce par laquelle il tente vainement de se dépasser. Et ce qui lui permet ces horribles ripailles, c'est la possession, c'est l'obsession, c'est la mainmise, quand Dieu le permet, sur l'homme et sur la bête; ce sont les triomphes du péché, qu'il soit minime, mesquin, médiocre ou « grandiose » - comme si la peste était plus sublime que le choléra! - c'est enfin, chez cet orgueilleux, chez ce Grand Paon, de s'imposer à notre attention, par de cruelles et lassantes tentations, par la maladie, la souffrance, le vertige de l'âme, le cri désespéré de la chair, les catastrophes et l'épaisse atmosphère de sadisme indifférent et de nauséeuse volupté que cet « archonte de la puissance de l'air » (Éph., 2 : 2) répand autour de nous comme une écoeurante et narcotique ambiance. Tels sont pour lui, dorénavant, les seuls accès possibles à l'existence concrète, actuelle, charnelle: celle qu'il n'a méprisée d'abord, que pour nous l'envier ensuite...



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II. - DÉMONOLOGIE RABBINIQUE AU TEMPS
DE JÉSUS-CHRIST



1. Les trois rôles de Satan


      En « la quinzième année du règne de Tibère-César, Ponce-Pilate étant gouverneur de la Judée » (Luc, 3 : 1), quelles étaient, chez les Juifs, à propos de Satan, les notions popularisées par les traditions rabbiniques? (Nos sources: 1° Midraschîm ou commentaires sur l'Écriture et la prédication. Les Juifs en attribuaient traditionnellement l'origine à Esdras (I Esdras, 7 : 6, 10, 11, 12); mais cette collection, longtemps transmise verbalement par les sopherîm, a été finalement codifiée et « clichée » définitivement par Rabbi Aquiba, du temps d'Hadrien, et par Jéhoudah le Saint, vers 150-170 de notre ère. - 2° Les Targoumîm ou paraphrases du texte inspiré, après avoir constitué l'objet d'un enseignement verbal pendant des siècles, ont fini par être fixés par écrit, sous leur forme définitive, vers le milieu du 2è siècle après J.-C. Leur antiquité est attestée par la légende qui, à l'époque même de leur codification, veut que Moïse ait reçu, sur le Sinaï, le Targoum de Babylone sur le Pentateuque. - 3° Le Talmoud ou Guénara (qui la le même sens que Vêdanta: perfection de l'Écriture) représente, en ses deux versions (Babylone et Jérusalem), une tradition plusieurs fois séculaire et remontant bien au-delà de Hillel et de Schammaï, au moment de son immobilisation par le texte écrit (fin du 4è siècle après J.-C. pour celui de Jérusalem, un siècle plus tard pour celui de Babylone). Un traité comme le Pirqé Abbôth (Tradition des Pères) contient des éléments de toute date, dont les plus anciens datent au moins de trois ou quatre siècles avant notre ère. Dans cet inextricable fouillis, où sont rapportés pêle-mêle les obiter dicta d'innombrables rabbins totalement inconnus, impossible de dater chaque propos. Il suffit de savoir qu'en bloc, les opinions ici rapportées étaient contemporaines de l'enseignement évangélique. Nous citons ici le Talmoud de Jérusalem d'après l'édition de Krotoschin, celui de Babylone d'après celle de Vienne. Nous n'avons pu nous servir ici que des Septem Libri Talmudici parvi Hierosolymitani, publiés par Kircheim à Francfort. Le Dr Paul Kahle, professeur émérite à l'Université de Bonn, vient de publier, à l'Oxford University Press for the British Academy, The Cairo Geniza, dont le Chruch Times du 9-1-1948 affirme que « c'est à la fois une histoire de plus de cinquante années d'érudition concernant le texte de la Bible hébraïque et une démonstration personnelle de la consécration du Dr Kahle lui-même à cette branche de recherche pendant plus de quarante ans... le couronnement inestimable de son oeuvre durant toute sa vie. L'étudiant professionnel de l'Histoire et de la critique biblique devra peser en détail la masse énorme d'érudition dont ce livre est bourré ». Or, « les manuscrits de la Cairo Geniza confirment la vue », niée par les exégètes qui se voudraient du dernier bateau, et d'après laquelle « les Targoumîm juifs existaient bien avant le Vè siècle avant J.-C. » l'auteur écrit en toutes lettres: « Il es plus que probable que la Tradition juive attribuant l'origine des Targoumîm à Esdras est absolument correcte ». Notons d'abord qu'à part Satan, aucun des noms portés par l'Adversaire dans le Nouveau Testament ne figure dans les écrits rabbiniques; mais la notion de Calomniateur universel, de Diabolos, n'y manque pas. De plus, la théologie juive contemporaine de Jésus ignore tout d'un Royaume du Mauvais, du « monde » au sens johannique, de « ce » monde au sens paulinien. La puissance des ténèbres n'est pas opposée à celle de la Lumière, Satan n'apparaît pas comme l'adversaire de Dieu. Le Diable est ici l'ennemi de l'homme, plutôt que du Très-Haut et du Bien. La différence est radicale. Le Nouveau Testament nous montre deux principes, deux « royaumes » en lutte, l'un et l'autre prétendant à dominer tout l'homme.. le Christ apparaît là comme « l'encore plus fort », qui vainc l' « homme fort et bien armé » et lui ravit, non seulement ses dépouilles, mais encore ses armes (Luc, 11 : 21-22). C'est au cours d'un guerre spirituelle, d'un combat moral, que le Diable est vaincu, et sa défaite a pour effet la libération de l'espèce assujettie. Autrement dit, l'homme est arraché à la domination de l'Ennemi, non seulement par fiction, imputation, force extrinsèque et divin arbitraire, mais par sa propre régénération, par la substitution, en lui, d'un nouveau principe de vie spirituelle à l'ancien. Le conflit devient, quant à son point de départ, à son terrain, à ses résultats, d'ordre exclusivement spirituel et moral. Or, cette conception, le rabbinisme contemporain de Jésus l'ignore totalement.

      Pour lui, le « Grand Ennemi » n'est que l'adversaire envieux et malicieux de l'homme. Le mal-principe ne se trouve pas comme hypostasié dans le Démon... et hypostasiable en nous; il « n'a rien en nous », comme dit Jésus, mais pour la simple raison qu'il ne pourrait rien avoir en nous! Satan n'est, pour les rabbins du premier siècle, qu'une espèce de Croquemitaine, souvent jocrisse; et cela dans ses trois rôles: comme Schamaël ou Satan; comme Yetser haRa, personnification le l'impulsion pécheresse; comme Ange de la Mort (donc comme Accusateur, Tentateur et Bourreau). Sa Chute fait suite à la création de l'homme; elle est due à l'envie et à la jalousie des Anges. Au sein du Sanhédrin divin, Dieu soulève la question: « Dois-je ou non créer l'homme? » Pendant qu'on discute ferme, Yahweh crée Adam et dit aux Anges: « A qui bon vos laïus? L'homme existe! » Or, bon nombre d'entre eux s'étaient opposés à la création de ce parvenu... Voici qu'en Éden Adam qualifie, « nomme » toutes les créatures; il est donc capable d'ordonner l'univers, au moins subjectivement: il est créateur « en esprit ». Cette supériorité sur les Anges, qui n'ont pas d'autonomie intellectuelle, mais reflètent passivement, comme des miroirs, ce qu'ils contemplent en Dieu, exaspère ces Messieurs, qui complotent illico la perte d'Adam. Or, de tous les « princes angéliques », Schammaël est le premier, bien au-delà des Quatre Vivants et des Séraphins (il a deux fois autant d'ailes!)... Accompagné de ses séides, il descend sur terre, « possède » le Serpent - alors pourvu de voix, de mains et de pattes: une espèce de chameau parlant - et persuade Ève que Dieu a défendu de toucher l'Arbre de la Science. Il le touche, et ne meurt pas! Ève, ayant « grossi » l'interdit divin, s'étant suscité des lois où il n'y en avait pas, enfreint le précepte imaginaire, voit Schammaël (Ange de la mort) se jeter sur elle, craint de mourir seule (auquel cas Élohîm fera don d'une seconde femme à son époux), et se décide, par amour pour Adam, à l'entraîner dans la mort en l'amenant à désobéir avec elle! Tel est le récit qu'on trouvera dans le ch. 13 de la Pirqé de Rabbi Éliézer, dans la Béreschîth Rabba, 8, 12, 16, 18, 19; et dans le Yalkouth Schiméoni, I, 8, C). Bien entendu, pas un seul théologien juif, tout en admettant que la Chute avait eu, pour Adam et pour sa descendance, des suites fâcheuses, n'admettait la doctrine d'une tare originelle, polluant héréditairement la nature humaine (Weber, System der Altsynagigischen Palästinischen Theologie, p. 217).

      Voici Satan partagé, désormais, entre trois rôles; examinons-les rapidement...

      1° Accusateur des hommes. - C'est au Livre de Job qu'il apparaît pour la première fois dans ce rôle. Il est « l'Adversaire », qui se présente devant Dieu, parce que le Tout-Puissant l'y contrait (Job, I : 6-7; I rois, 21 : 1; 22 : 21-22; Zach., 3 : 1-2); il fait, lui aussi, à sa façon, son service : « Le diable porte pierre »... Ni l'égal, ni le rival de Dieu (pas de dualisme). Yahweh lui permet certaines libertés, lui en interdit d'autres, lui impose des limites (Job, 1 : 12; 2 : 3-6). Nous retrouvons le Satan de Job à la fin de ce chapitre, avant d'en venir à saint Jean.

      Chez les rabbins, toute tentation de l'homme par Dieu s'effectue par l'intermédiaire de Satan. Ainsi, lorsque Yahweh veut qu'Abraham Lui sacrifie son fils, le tentavit Deus Abraham de Genèse, 22 : 1, devient un réquisitoire du Diable contre le patriarche, au Sanhédrin céleste (Sanhédrin, 89 B; Béreschîth Rabba, 56) : Abraham n'est qu'un dévôt intéressé; il vient d'avoir un fils et n'offre aucun sacrifice. Dieu répond que la patriarche offrirait même son fils. - Chiche! Réplique en substance le Mauvais... Dans le Livre des Jubilés, ch. 17, dans le Tanchuma ou Yelamdenou, 29 A et B, Isaac et Ismaël discutent de leurs mérites respectifs, et le premier se déclare prêt à s'offrir à Dieu. « offrir même son fils, tel est le mérite premier de l'homme », dit Yahweh aux Anges qui s'opposent à sa création (Tanch.). Chaque grande épreuve d'un serviteur de Dieu, dans l'Ancien Testament, ferait suite à quelque réquisitoire du Maudit...

      2° Séducteur des hommes. - On lit dans la Babha Bathra, 16 A, que Satan n'est autre que le Yetser haRa, l'impulsion mauvaise, la perversité innée. Mais, en général, le Talmoud distingue entre Schammaël-Satan, le Mauvais, doué d'existence personnelle, indépendamment de nous, et notre concupiscence individuelle. C'est Dieu Lui-même qui, avant la Chute, nous inocula cette propension perverse, en même temps que l'aspiration au bien (Yetser haTob), l'équilibre de ces deux tendances devant constituer l'homme « normal » (Berakhôth, 61 A). Notion des plus réconfortantes pour le pécheur, puisque « les deux lois qu'il trouve en lui » datent, l'une et l'autre, de sa création (Béreschîth Rabba, 14)! La persistance en nous du mauvais principe est rigoureusement indispensable à la persistance du monde dans l'être (Sanhédrin, 64 A; Yoma, 69 B). Voilà qui eût réjoui Sade et Nietzsche!

      A travers toute l'histoire d'Israël, Satan intervient comme le Grand Séducteur: il tente de dissuader Abraham d'immoler Isaac, de terroriser ce dernier, d'affoler Sarah (et il y réussit au point qu'elle en meurt); il veut empêcher les Juifs d'accepter la Loi, leur fait accroire que Moïse est mort sur le Sinaï, les amène aux pieds du Veau d'or, essaie vainement d'enlever l'âme de Moïse défunt (voir Jude, 9), apparaît à David sous forme d'oiseau, de sorte que, lorsque le roi l'abat d'une flèche, Bethsabée lève la tête et, par sa beauté, conquiert le coeur et les sens de David (Sanhédrin, 89, B; 107 A; Bemidbar Rabba, 15; Bérechith Rabba, 32, 56; Tanchuma, 30 A et B; Schabbath, 89 A; Debharim Rabba, II; Abhodah Zarah, 4 B et 5 A; Yalkouth, I : 98 et 2 : 56; etc.). (On excusera l'insuffisance de nos tentatives de transcription phonétique en français des mots hébraïques.)

      3° Destructeur des hommes. - Il veut nuire, détruire, ravager, coûte que coûte, donc parfois sottement et à ses propres dépens, ce qui le stupéfie grandement! La théologie rabbinique en fait parfois un Poltergeist à l'allemande. N'ayant pu faire sombrer la foi d'Abraham et d'Isaac, il annonce la mort de celui-ci à sa mère, ce qui la tue (Yalkouth, I : 98; Pirqé de R. El., 32); suivant d'autres, c'est en le voyant revenir sain et sauf qu'ayant cru à sa mort sur les dires de Satan, elle mourut de saisissement (Ber. Rab., 58). Il apparaît sous la forme d'un vieillard pour persuader Nemrod de jeter Abraham dans une fournaise, et au patriarche pour le convaincre de se laisser faire! Tout moribond le voit, brandissant un glaive, au bout duquel tremble une gouttelette de bile. Terrorisé, le mourant ouvre la bouche et avale la goutte, ce qui explique la lividité, la puanteur et la corruption du cadavre! D'après d'autres rabbins, Satan pourfend les moribonds; mais Dieu, ayant créé l'homme, sauvegarde la dignité de celui-ci et... sa propre « face », en rendant cette blessure invisible (Abod. Zar., 20 B)! Impossible de raconter ici les détails picaresques du combat qu'il livre victorieusement à Michel pour la possession de l'âme de Moïse; l'Archange fuit honteusement, lorsque Moïse, un instant ressuscité pour le bon motif, arrache de rage l'une de ses « cornes » lumineuses et la plante en plein dans l'oeil du Diable, qui, du coup, lâche prise. Mettez-vous à sa place! Toutes ces belles choses se trouvent dans le Debharîm Rabba, « midrasch » sur le Deutéronome, p. II... Il va de soi qu'une telle satanologie pouvait provoquer des terreurs superstitieuses; mais la conception du mal moral et du combat qu'il faut lui livrer, coûte que coûte, n'a que faire de tels fondements.


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2. Satan chez Job


      Somme toute, c'est chez Job que la figure de l'Adversaire apparaît comme vraiment et purement religieuse, comme élément d'un véritable culte « en esprit et en vérité » (Si Job figure en ce chapitre, consacré à la démonologie systématique des théologiens rabbiniques, c'est parce que: 1° c'est dans ce livre que, pour la première fois, Satan (et non pas seulement le Serpent de la Genèse) joue un rôle dans la vie religieuse de l'homme; - 2° c'est là, aussi, que nous trouvons les premiers « pilpouls » rabbiniques.). On y trouve déjà la conception du Diabolos, soit Calomniateur (2 tim., 3 : 3; Tite, 2 : 3 ; Apoc., 12 : 10), soit Diffamateur (I Tim., 3 : 11), telle qu'elle fait l'objet, dans le Nouveau Testament, de cinquante-trois mentions explicites, très souvent avec l'article * (« ro » grec) connote la personnalité du Diabolos: celui qui excite les uns contre les autres par le mensonge et l'équivoque. Matt., 4 : 1; 1 Pierre, 5 : 8; Apoc., 12 : 9 et 20 : 2, identifient sans aucun doute cet Accusateur au Satan de Job. - « D'où viens-tu? » demande à Satan Yahweh. Le Diable doit, ici, rendre compte devant le trône du Juge (cf. Gen., 3 : 14-15), bien que la transaction définitive soit pour la Parousie (Apoc., XX). Dieu ne questionne pas les Anges fidèles, puisque c'est Lui qui les « envoie » et qu'ils ne font que sa volonté. S'Il questionne Satan, c'est qu'apparemment celui-ci n'en a fait qu'à sa guise. - « D'où viens-tu? » - « De parcourir le monde, d'y errer çà et là ! »... Il n'a donc plus d'habitat fixe au ciel, il n'en a pas encore dans la géhenne, « préparée » pour lui en vue de la Parousie, dit Jésus. Chassé de son « domicile » premier avant la Chute de l'homme (2 Pierre, 2 : 4; Jude, 6), il se voit convoqué malgré lui devant le Maître. Nous sommes loin du Prolog im Himmel de Faust:

Von Zeit zu Zeit seh' ich den Alten gern,
Und hütte mich, mit ihm zu brechen;
Es ist gar schön von ein' so grossen Herrn
So menschlich mit dem Teufel selbst zu sprechen!

De temps en temps, j'aime à parler au Vieux;
Ne pas briser, j'y mets un soin extrême:
C'est bien gentil, pour un si grand Monsieur,
De bavarder avec Satan lui-même!


      La pensée étant mouvement, « navette » dialectique, on nous permettra d'anticiper quelque peu sur la conclusion de cette étude. Cette permission - cet ordre - en vertu duquel Satan peut reparaître au « ciel », Satan en fait usage pour la dernière fois dans l'Apocalypse, 12 : 7-9, pour tenter d'y supplanter l'Agneau par la violence, par l'étalage de sa puissance et de ses dons, après avoir vainement tenté de Le vaincre (entre autres, ici-bas) par la ruse et la subtilité. Vaincu par Michel et « ses » Anges, il est jeté derechef sur terre (Luc, 10 : 17-18; Jean, 12 : 31). dieu ne lui permet plus « d'accuser nos frères » dans le ciel (Apoc., 12 : 10), ni de s'y mesurer avec le Christ en personne. Il peut, toutefois, exercer encore sa fureur ici-bas, mais « pour peu de temps » (ibid., 12 : 12). Mais qu'est-ce qu'un « peu de temps » à la mesure de la « Voix forte dans le ciel »? Mille ans sont comme un jour, disent le Psalmiste et saint Pierre. Quand vient pour tous, même pour le Diable, le parachèvement, la perfection le ***, il tente une dernière fois de s'en prendre au Médiateur humble et doux; mais c'est comme Agneau, comme Roi pacifique et miséricordieux, que le Christ l'abat, le désarme à jamais, le jette en cette géhenne préparée, pour ce Jour même, depuis que le monde existe (Apoc., 20 : 7-10).

      Pour un motif qu'Il n'a pas jugé bon de nous révéler, Dieu permet que Satan, jusqu'au Jugement Dernier, aille et vienne comme un « esprit de l'air »; bien qu'il n'échappe jamais à la puissance (éventuellement manifestée) de Celui qui est « plus fort que lui », il peut, en sa haine invétérée de l'humanité (le seule ennemi qu'il puisse atteindre), rôder en quête de sa proie spirituelle (1 Pierre, 5 : 8). Rôder, en attendant le « repos » qui lui est réservé, « préparé depuis la création du monde » en vue du Grand Jour, c'est tout ce que lui permet son inquiétude. La nôtre procède de ce que nous cherchons Dieu (irrequietum est cor nostrum...); la sienne, de ce qu'il Le fuit. Dans Matt., 12 : 43-45, on le voit « trotter par des lieux arides » - c'est le « sol pierreux », dans la parabole du Semeur - « cherchant du repos, et il n'en trouve point ». C'est un sédentaire, il aime ses habitudes. Il s'appelle Légion; il pourrait s'appeler Routine. Le voilà qui tente, par la possession - et la pire est l'inconsciente, l'union sanctifiante à l'envers, sans aucun « phénomène »: tout entier, le monde contemporain est ainsi « plongé dans le Mauvais » (1 Jean, 5 : 19) - le voilà qui tente de s'incarner; cet Ogre aime la chair fraîche...

      Dans Job, 1 : 9, il diffame l'homme devant Dieu, tout comme, dans l'Éden, il avait diffamé Dieu devant l'homme (Gen., 3 : 4). Il est, décidément, le Diabolos par excellence, et, sur terre, jusqu'au sein de l'Église, les diaboloï, les sempiternels « accusateurs de leurs frères » sont ses fils bien-aimés (1 Tim., 3 : 11; 2 Tim., 3 : 3; Tite, 2 : 3: Paul a horreur de cette espèce!)... Et comment Satan met-il en doute l'intégrité de Job? - « Est-ce pour rien que Job craint Dieu? » Cet imbécile comprend à fond le bourbier de notre nature; mais ce qu'elle garde mystérieusement, incompréhensiblement, de bien - l'image, alors qu'est perdue la similitudeo - mais la « grandeur du roi déchu », dirait Pascal, et qui doit nous arracher des larmes - joie, joie, joie, pleurs de bénie componction! - il n'en saisit goutte!...

      « Pour rien »!... Ni Job, ni aucun autre serviteur de Dieu, ne Le sert « pour rien ». Dieu est-Il égal à rien? L'amour de l'Être, de la Plénitude, de l'inexhaustible Richesse, est-ce l'amour du Rien? Le Chrétien, comme Job, sert Dieu parce qu'il trouve sa récompense en son service même; la récompense de l'amour, c'est d'aimer davantage (Jacques, 1 : 25, où l'hindouisme trouverait la vraie notion, positive et féconds, du vaîreyhia, de « l'action se suffisant à soi-même »). Pour qui ne peut connaître que ce qu'il y a de pire dans la nature humaine, le but que vise le Saint, qui l'attire et l'anime, ne peut qu'apparaître irréel, chimérique, « rien ». Mais les plus pécheurs d'entre nous, s'ils sont quand même fidèles - si, « malgré les égarements où nous a entraînés la fièvre violente de nos passions, malgré nos péchés, nous n'avons jamais désavoué le Père, le Fils et le Saint-Esprit » (Commendamus Tibi, avant-dernière Grande Oraison sur les mourants) - ont éprouvé parfois que Dieu S'approche infiniment de nous, et le plus adorablement, et de la manière qui déclenche le plus notre amour, lorsqu'Il Se manifeste au plus profond de nos âmes comme rien. Seulement, incapable de comprendre l'espérance qui galvanise, parfois à son insu, le coeur fidèle malgré ses faiblesses, et, à fortiori, la paix immédiate et la joie hic et nunc d'une âme pour qui « servir Dieu c'est régner », Satan s'imagine que, sous le poids de l'adversité, la religion de Job ne peut que s'écrouler. Pour notre part, c'est au bagne allemand de Breendonck que nous avons le plus suavement et puissamment éprouvé benignitatem e. humanitatem salvatoris nostri Dei...


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3. Le monde des « écorces » ou « coques »


      Nous avons vu que la théologie rabbinique ignore tout d'un « royaume de Satan ». Aussi, la notion d' « esprits mauvais » y reste-t-elle assez vague tenant tantôt de nos démons chrétiens, tantôt de ces « esprits de la nature » « ni bons, ni mauvais », véritable faune de l'invisible, dont toutes les traditions ésotériques, l'occultisme et nombre de psychical researchers dans les dernières soixante années nous affirment l'existence, et que Newman, dans un texte déjà cité, pages 201-202 appelle les *** (grec).

      La littérature rabbinique les qualifie, suivant leur activité, de Mazzikin (Nuisibles), de Rouachôth haRa (Esprits mauvais), de Touachôth touméach (Esprits impurs), de Seïrîm (Boucs); ces deux dernières appellations figurent dans nos Évangiles (les « boucs » du Jugement Dernier y sont des hommes devenus pareils aux démons, associés désormais « au Diable et à ses anges »; cf. Matt., 25 : 32, 33, 41). Ce sont aussi des Rouchin (Nocifs) et des Malakhîm Chabbalah (Anges portant dommage). On les appelle, enfin, des Schédîm, nom provenant de la racine Schéda, qui signifie à la fois: solitude désertique, survol et rébellion.

      Certains écrits rabbiniques admettent - et beaucoup trahissent à leur insu - l'origine iranienne et mazdéiste de ces conceptions: « Les noms des Anges, et des mois qu'ils régissent, nous sont venus de Babylonne », et pas mal d'autres notions aussi! (Talm. de Jérus.: Rosh ha Schanah, 56 B; Béreschîth Rabba, 48 A et B)... Rappelons-nous ce « petit peuple » dont nous parlent, à travers les siècles, tant de traditions: « élémentaux », elfes, gnomes et dêvas, dont Leadbeater, Hodgson et Conan Doyle sont allés jusqu'à nous présenter des.. photographies (?), Kobolds et poltergeister dont la la grave Society for Psychical Research enregistra, de Myers et Podmore jusqu'à Harry Price, les exploits, en d'innombrables procès-verbaux, auxquels même des savants réputés, comme William Crookes, Oliver Lodge, Camille Flammarion, Lord Kelvin, Carl du Prel, Bozzano, Charles Richet, prêtèrent la main. Il s'agit là d'entités malicieuses, versatiles et rouées, quasiment simiesques, qui ne sont pas, semble-t-il, absolument mauvaises, perverses, et qui, parfois même, selon leur humeur passagère, rendent capricieusement service, mais dont mieux vaut éviter le contact plein de risques. Il est possible, en recourant à des formules et diagrammes magiques, de les asservir. Tels sont aussi les *** (grec) de la théologie rabbinique au temps de Jésus-Christ. Jetons un coup d'oeil sur leur origine, leur nombre, leur classification et leurs moeurs.

      1° Origine. - Diverses versions circulent. « Ils » ont été créés la veille du premier sabbat, mais, depuis lors, leur nombre ne cesse d'augmenter (Pirqé Abhôth, 12 B; Bér. Rab., 7). Qui les a propagés depuis? Ève, par ses relations sexuelles avec des incubes; Adam, par les siennes avec des succubes, surtout avec Lilîth, leur reine (Eroubhin, 18 B; Bér. Rab., 20). Adam a, pendant cent trente-huit ans, vécu sous la malédiction (qui le frappait personnellement), jusqu'à la naissance de Seth, engendré « à l'image » de son père (Genèse, 5 : 2). Donc (sic), la progéniture issue d'Adam pendant ces trente-huit dernières années ne l'a pas été à son image, mais à celle de Lilîth et des succubes (voilà du syllogisme appliqué à la théologie!)... D'après le Livre des Nombres chaldéen, que suit ici la plus ancienne Kabbale, reprise par le Sépher Yetsirah et le Zohar, le monde « yetsiratique » ou de l' « in-formation » cosmique, qui est celui des Anges, projetterait son ombre - les « contraires logiques » - dans le monde « atsiatique » ou de l' « action » - de l'épreuve, les Hindous diraient: du karma - sous forme de kliphôth, d' « écorces » ou de « coques ». Celles-ci seraient les configurations psychiques objectivant ces « contraires logiques ». Elles ont pour prince Schammaël et, dans notre univers, habitent les « sept demeures » (Schéba hakhalôth). Pour certains kabbalistes, les « coques » seraient les « ombres inversées » des Séphirôth, ou les manifestations, dans notre univers, des Séphirôth « de gauche », dites aussi « de la rigueur ».

      2° Nombre. - Il est limité, parce que ces êtres se propagent (comme nous, ils se nourrissent et meurent; mais, comme les Anges, ils ont des ailes; impondérables, ils traversent l'espace et les corps; ils connaissent l'avenir, sauf les futurs libres). Telle est la tradition rapportée par le Traité Chaghigah, 16 A. Par contre, d'après la Babha Qamma, 16 A, ces entités sont issues des métamorphoses que subissent les vipères, lesquelles, en quatre fois sept ans, deviennent successivement vampires, chardons, ronces et schédîm (Pour les Rose-Croix, les animaux seraient issus de l'homme. A l'époque de sa primitive « plasticité créatrice », ses passions se seraient extériorisées, objectivées, sous forme d'êtres purement... passionnels. Il va sans dire qu'à travers toute cette étude, mentionner et citer n'est pas synonyme d'approuver et d'entériner!). Faut-il voir là un symbole de l' « évolution régressive » ou dégénérescence cosmique - chute graduelle et de plus en plus accélérée - suite à la Faute d'Adam?...

      C'est ce que pourrait suggérer une tradition apparentée: les schédîm jailliraient des épines dorsales que n'incline jamais la prière (voir Babha q., 16 A et, dans le Talmoud de Jérusalem, le Traité Schabbath, 3 B) (Les épines dorsales: se souvenir des nombreuses et concordantes traditions ésotériques concernant koundalini, le « feu subtil » de la colonne vertébrale, issu des « centres lombaires », et que l'ascèse doit sublimer (les hysychastes du Mont Athos en avaient la connaissance): « J'ai fait sortir un feu du milieu de tes entrailles, et c'est lui qui t'a dévoré » (Ézéch., 28 : 18). Castus est qui amorem amore ignemque igne excludit (Saint Augustin). Il existe un texte indubitablement plus net de Clément d'Alexandrie, mais nous n'arrivons pas à le retrouver.). Quoi qu'il en soit, chacun de nous a toujours mille démons à sa droite, et dix mille à sa gauche (interprétation rabbinique du Psaume 90 : 7). Lilîth, reine des succubes, a cent quatre-vingt mille suivantes (Pésach, 112 B). Cette vermine invisible se trouve partout: dans les miettes de pain qui jonchent le sol (cf. Matt., 15 : 27), les flacons d'huile, l'eau potable, l'air, le pus, les maisons abandonnées, et surtout les latrines (Tolstoï s'était persuadé que les « microbes » sont la forme physique des démons; cette conception n'est pas loin de celle qu'on rappelle ici. (Cf. La Guerre et la Paix).); elle s'y cache le jour comme la nuit, mais apparaît surtout un peu avant le chant du coq: qu'on ne se trouve jamais seul, à cette heure, dans un bâtiment en ruines (Bérkhôth, 3 A et B, 62 A)! A deux, il y a encore du risque; à trois, plus aucun (ibid., 43 B). Mieux vaut, d'ailleurs, dans toute maison, ne pas dormir seul (Schab., 151 B). Ni sortir la nuit sans, au moins, une torche. Les veilles du mercredi et du sabbat sont les jours les plus dangereux. Heureusement, les schédîm ne peuvent ni créer, ni produire. On les chasse par des formules magiques, gravées sur des amulettes qu'on porte sur soi; on les conquiert grâce au Tétragrammaton, qui est le Nom secret de Yahweh.

      3° Classification. - Tout d'abord, il y a des mâles, dont le chef est Asmodée, et des femelles, dont la reine est Lilîth. Les uns et les autres appartiennent, d'après le Targoum du Pseudo-Jonathan, à l'un des « ordre » suivants: esprits du matin, de midi (cf. Psaume 90 : 6) (A qui m'objecterait qu'il s'agit, dans ce Psaume, d'une « peste » ou « contagion », je répondrais que, précisément, pour les rabbins, les maladies de ce genre manifestaient une présence démoniaque.), du soir et de la nuit. Leurs noms changent de désinence suivant leur sexe: Schédîm ou Schédôth, Rouchîm ou Rouchôth, etc.

      4° Moeurs. - Beaucoup de ces *** personnifient des maladies: surtout la lèpre, les affections cardiaques, l'asthme, le croup, la rage, le tétanos, les diverses formes de vésanie, les crampes d'estomac, l'angine, les attaques de goutte et le bégaiement! D'autres schédîm sont, on l'a vu, des espèces de genii locorum; il est dangereux, mais permis, de les évoquer, pourvu qu'on dispose des formules magiques excluant tout danger (Sanhédrin, 101 A). c'est à ce niveau qu'était tombée la religion juive...

      Le Talmoud est une mine de renseignements précis sur ce thème. Chamath, par exemple, le démon de l'huile, provoque l'acné ou l'eczéma. Mais on obvie à tout risque en prenant l'huile, non pas directement du flacon, mais d'abord dans le creux de la main. Gare à toute substance qui n'a pas été couverte pendant toute la nuit: eau, vin, etc.! Elle fourmille de schédîm! Vous en avez sur les mains avant la purification rituelle, et plein l'eau, après. Tout ce que font les hommes de Dieu, ils l'imitent (c'est ainsi que les magiciens du Pharaon purent singer Moïse; cf. Schémôth Rabba, 9). Ces imaginations ont un tel prestige que Josèphe - pour qui le pouvoir d'évoquer, d'exorciser et d'asservir les « boucs », et de guérir par eux, provient du roi Ézéchias, à qui Dieu l'a donné - affirme avoir assisté à l'une de ces cures (Antiq. Jud., VIII, 2 : 5). Les scribes ne disent-ils pas, d'ailleurs, que Jésus-Christ guérit de même (Matt., 10 : 25, 12 : 24-27)?

      Ces impurs sont légion, qui guettent nos moindres erreurs. Ils ont pouvoir sur tous les nombres pairs (Songer aux superstitions modernes sur les nombres impairs, qui « portent chance ».). Ne buvez jamais, par exemple, deux, ou quatre, ou six coupes de vin (Bér., 51 B), sauf durant la nuit de Pâques, où les schédîm n'ont aucun pouvoir sur les fils d'Israël (Pésach, 109 B)!... Mais on peut les apprivoiser, ces « nocifs », en faire des « esprits familiers ». Tels rabbins doivent à leurs révélations l'immensité de leur science; parmi ces démons savants, brillent surtout le sched Joseph et le sched Jonathan (Pésach, 110 A; Yébhamôth, 122 A). Rabbi Papa avait à son service, comme domestique, l'un de ces personnages (Choullin, 105 B). Méfiez-vous des trop bons serviteurs dont disposent certains rabbins! Pour vous assurer de leur identité, jetez des cendres autour de leur lit: si leurs traces, au matin, sont pareilles à celles que laissent les pattes du coq, plus de doute... ce sont des « démons » (Bér., 6 A; Ghittîn, 68 B)! Du temps de Salomon, le Sanhédrin (Anachronisme évident.), soupçonnant qu'Asmodée apparaissait parfois sous la forme du grand Roi, aurait bien voulu lui examiner les pieds. Mais le malin - c'est le cas de le dire! - ne les découvrait jamais... Enfin, si vous ne croyez guère à tout ce qui précède, voici la recette infaillible qui vous permettra de voir: prenez l'arrière-faix d'une chatte noire, issue d'une chatte noire- l'une et l'autre, premières nées- brûlez-le dans un feu vif, mettez-en la cendre dans un tube de fer, scellé d'un anneau de fer. Trois jours après, répandez cette cendre sur vos yeux: vous m'en direz des nouvelles (Bér., 6 A)! Rabbi Bibi réussit cette expérience à merveille; par malheur, les esprits évoqués le rossèrent jusqu'au sang; seules, les prières des rabbins ses confrères le guérirent. Après de tels exemples, il est assez stupéfiant de voir des « critiques » modernes attribuer à l'ambiance juive la démonologie du Nouveau Testament. Ces « critiques » ignorent apparemment tout de la littérature rabbinique...


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4. Possession, maladie et magie noire


      D'après Josèphe, la vésanie du roi Saül était due aux schédîm, qui, de plus, « le faisaient suffoquer par des crises d'asthme »; par contre; Salomon guérissait bien des malades en chassant les démons de leur corps, par des incantations dont les formules secrètes étaient parvenues jusqu'à tels contemporains de l'historien juif: Rabbi Éléazar, par exemple, qui réussit la cure d'un possédé, en présence de l'empereur Vespasien, de ses officiers et de ses troupes, en plaçant un grimoire salomonien sous les narines du malade. (Cf. JOSÈPHE, Antiq. Jud., VI, 8 : 2; VIII, 2 : 5. Pour lui, les démons sont les âmes désincarnées des pécheurs défunts (les Baraas): conception rationaliste qu'on ne retrouve chez les rabbins qu'ultérieurement; par exemple Yalkouth Schim. (sur Isaïe), 46 B, où les schédîm sont les âmes de ceux qui périrent lors du Déluge.)

      Il y a donc ambivalence: si ces esprits sont à l'origine des affections physiques et psychiques mentionnées dans le chapitre précédent, et d'accidents comme la rencontre d'un taureau sauvage, ils servent aussi, pour qui sait comment les domestiquer par des formules et pentacles magiques (si les formules contiennent un verset biblique, elles ne peuvent appeler les démons par leur nom (Schab., 67 A).), à guérir « miraculeusement ». Il convient donc de se les attacher en les nourrissant, puisqu'ils mangent, boivent, se propagent, etc... (Rien de tout cela dans le Nouveau Testament.): ils ont pour aliment certains éléments du feu et de l'eau, des odeurs et des sons (Dans l'hindouisme, les gandharvas sont des dévas qui, littéralement, se sustentent de sons (musicaux).). On les évoquera donc, pour combattre possessions et maladies, par des fumigations d'encens, mêlé d'essences spéciales. On se rappellera que les plus méchants et puissants sont ceux qui pullulent dans les latrines (Schab., 67 A). A proprement parler, la Bible interdit la magie sous peine de mort; d'ailleurs, pourquoi pratiquerait-on celle-ci? Elle ne possède aucun pouvoir sur Israël, tant qu'il sert le vrai Dieu (Choul., 7 B; Nédarîm, 32 A). Mais, entre les principes et la pratique, la casuistique des rabbins mettait de la marge!

      Il est même, parfois, permis de se livrer à la magie le sacro-saint jour du Sabbat (Sanhédrin, 101 A). C'est l'un des trésors dérobés aux Égyptiens (cf. Exode, 12 : 35-36), car l'Égypte est la patrie de la magie; n'est-ce pas dans ce pays que Jésus a fait son apprentissage de sorcier? Comme chaque voyageur se voyait fouillé au départ, lors de son retour en Palestine Il a dissumulé sous sa peau (sic) les formules si précieuses (Quiddouschin, 49 B; Schab., 75 A et 104 B). Tous les Judéo-Chrétiens, ses disciples, sont d'ailleurs magiciens comme Lui. C'est ce qui explique le succès de leur propagande. Au premier siècle de notre ère, Rabbi Ischmaël-ben-Elischa, petit-fils du grand-prêtre exécuté par les Romains (JOSÈPHE, De Bello jud., 1, 2 : 2.), empêche son neveu Ben-Dama de se faire guérir, par un Chrétien, d'une morsure de serpent: « Mieux vaut périr que d'être sauvé par la magie » (Abhodah Zarah, 27 B). A la même époque, l'illustre Rabbi Éliéze-ben-Hyrcanos, suspect de conversion au christianisme au point d'être persécuté, finir par sauver sa vie parce qu'on le tient pour attiré au Christ par un pur envoûtement magique (ibid., 16 B et 17 A). Au second siècle Rabbi, Joschoua-ben-Lévi, en controverse avec des Chrétiens, se voit acculé par leurs citations bibliques. Le « bec cloué », il les maudit et leur lance un « démon de mutité ». Pour sa déconvenue, ses adversaires, plus magiciens que lui, lui renvoient la balle (ou le « bouc ») au bond. Et le voilà plus muet que jamais!

      Ces magiciens, le Talmoud les divise en six classes: les nécromans (Le mort « remonte » du Schéôl, les pieds en l'air, la tête en bas; sa voix lui sort de dessous les aisselles!), ceux qui prononcent des oracles en se mettant un os dans la bouche, les charmeurs de serpents, les indicateurs de dates fastes et néfastes, les « chercheurs de morts » (Ils jeûnaient sur les tombes pour pouvoir communiquer avec les esprits impurs.), et les pronostiqueurs de bons et de mauvais « signes » (Divination légitime, si l'on refusait à ces « signes » tout déterminisme inéluctable (Choul, 95 B).). Les femmes, plus encore que les hommes, s'adonnent à la sorcellerie (Talmoud de Jérus. : Sanh., VII, 25 D). D'après le Targoum du Pseudo-Jonathan sur Genèse, 31 : 19, et les Pirqé de R. Éliézer, 36, voici comment on peut, à l'instar des Patriarches (sic), se fabriquer des téraphîm: il suffit de tuer un nouveau-né, de lui couper la tête, de « préparer » celle-ci au sel et aux épices, de lui poser sous la langue un plat d'or, où sont gravées certaines formules magiques... la tête répond à vos questions! N'a-t-on pas accusé Charles IX d'avoir pratiqué des rites analogues?

      Quand aux maladies déjà mentionnées, les démons ne peuvent vous les infliger que si vous commettez certaines imprudences. Par exemple: emprunter de l'eau potable, marcher dans une flaque d'eau récemment répandue (A moins qu'on ne l'eût recouverte de terre, ou qu'on eût craché dessus, ou qu'on eût enlevé ses chaussures (Pésach, 111 A)! ), ou, risque non pareil, se promener entre deux palmiers s'ils ne sont pas distants l'un de l'autre d'au moins quatre coudées! Mais il y a tout aussi grave: se trouver dans l'ombre de la lune (On sait qu'en de nombreuses traditions initiatiques, les morts qui forment « le rebut d'une génération terrestre » - véritables thrombi de l'évolution humaine - se trouveraient, soit sur l'hémisphère enténébrée de la lune, soit dans le cône d'ombre projeté par la terre. Voit la remarque finale de la note 1, page 214.) ou de certains arbres: les démons y pullulent.

      Si chaque maladie a son propre « génie », la possession n'est jamais durable et permanente, mais consiste en influences répétées et momentanées, qui coïncident avec les « crises ». Bien entendu, on peut prévenir aussi bien que guérir ces maux. Par exemple: la veille du mercredi ou du sabbat, on empêche la pollution démoniaque de l'eau en répétant le Psaume 28 : 3-9, qui, par sept fois, mentionne la Voix divine ou Bath-Kol. On peut aussi chanter: « Loul, Schaphan, Anigron, Anirdaphin, je siège entre les étoiles, je marche entre le maigre et le gras! » (Pés., 112 A). Contre la flatulence, on boira de l'eau chaude, en psalmodiant: « Qapa! Qapa! Je pense à toi, à tes sept filles, à tes huit belles-filles! » (ibid., 116 A). Pour guérir un anthrax, rien de tel que de prononcer: « Baz, Baziyah, Mas, Masiyah, Kas, Kasiyah, Scharlaï et Amarlaï! Vous autres, Anges, venus du pays de Sodome pour guérir les douloureux anthrax! Que leur couleur ne tourne pas davantage au rouge! Qu'elle ne s'étende plus! Que le grumeau soit absorbé dans les entrailles! Ainsi qu'une mule ne se propage pas, que ce mal, lui non plus, ne se répande pas dans le corps de X..., fils de Z...! » (Schab., 67 A).

      Mantram contre l'eczéma: « Épée tirée! Fronde détendue! Son nom n'est pas Yokhabh, et le mal s'arrêtera! » Contre les redoutables démons des latrines: « Sur la tête du lion et dans la gueule de la lionne, j'ai trouvé le sched Bar-Schiriga-Panda. Je l'ai jeté sur un lit de cresson, et frappé avec une mâchoire d'âne » (Schab., 67 A). Contre le « mauvais oeil », mettre le pouce droit dans la paume gauche et le pouce gauche dans la paume droite, en disant: « Moi, X..., fils de Z..., j'appartiens à la maison de Joseph, sur qui le mauvais oeil n'a aucun pouvoir! » Si vous passez entre des sorcières, murmurez: « Agrath, Azelath, Asiya, Belousiyah, sont djéà tuées par des flèches! » Enfin, pour parer à toute espèce de risque, voici le plus précieux des exorcismes passe-partout: « Bar-Tit, Bar-Téma, Bar-Téna, Tchaschmagoz, Mérigoz et Istéaham! Qu'ils râlent, craquent, sautent, soient maudits et précipités! ».

      C'est à ce niveau d'obscène et superstitieuse puérilité qu'était descendue la démonologie des théologiens juifs, lorsque survient le Messie. A ce fatras malaxant des notions iraniennes et phéniciennes, d'ailleurs avilies, pour y mêler des vestiges informes et dégénérés d'enseignements initiatiques- attribués par leurs tenants à quelque Tradition primordiale- la doctrine de l'Évangile est incommensurable. Rêver, même, d'une comparaison, est en l'occurrence une indignité.



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III. - EN FEUILLETANT LE NOUVEAU TESTAMENT.


A. - LES SYNOPTIQUES: SATAN AU DÉSERT


1. Si les Juifs prévoyaient la Tentation du Messie


      Adam, fils de Dieu (Luc, 3 : 38), créé à l'image du Fils incréé, a subi, tout au début de sa carrière de médiateur entre Dieu et le monde, une fondamentale épreuve. Comme le Diable, « il n'a pas tenu bon dans la vérité (Jean, 8 : 44); il a cessé d'être le verbe du Verbe, d'être soi-même. Au seuil de sa carrière, de l'empire qu'Il doit conquérir par son anéantissement (Phil., 2: 6-8 oppose cette exinanitio à l'enflure ontologique de Genèse, 3 : 4-6), le nouvel Adam doit passer, lui aussi, par cette épreuve initiatrice.

      Dès son Baptême, qui Le sacrait par la double voix de la terre et du ciel Roi-Messie et Fils monogène de Yahweh (Matt., 1 : 7-8; 4 : 14; Luc, 3 : 16-17; Jean, 1 : 26-27, 32-34; Matt., 3 : 16-17; Marc, 1 : 10-11; Luc, 3 : 21-22; Psaume 2 : 2, 6-9, 12.), il fallait que Jésus prît conscience, clairement et pleinement (Évidemment, de science acquise et expérimentale, exprimée en images et concepts.), de tout ce qu'implique un « monde totalement immergé dans le Mauvais » (1 Jean, 5 : 19). Comment réaliser ce Royaume, par quels « méthode » rigoureusement inverse et adverse de celle qui nous valut la Chute, il convenait que le Christ nous en fît l'irrécusable démonstration, à travers le creuset de l'épreuve. Mais cette haute convenance de la Tentation dans le Désert, c'est après coup, seulement, qu'elle nous paraît évidente. Les Juifs n'eussent pu s'en douter, puisque leur Messie n'avait rien de commun avec ce jeune rabbi gyrovague. Sans doute, la tradition biblique elle-même, et, dans le cas donné, le présupposé psychologique, eussent-ils dû leur faire pressentir que la grandeur spirituelle est au terme d'une dialectique en trois points: tentation-douleur-victoire. Comment voudrait-on qu'il en fût autrement dans un « monde sans Dieu » (Éph., 2 : 13)? La gloire même du triomphe est à la mesure de la tentation première: ç'a été le cas des patriarches, de Moïse, de tous les héros de la foi, dans Israël. Les commentaires rabbiniques du texte sacré brodaient à volonté sur ce thème central: l'envie des Anges. Satan veut dissuader Abraham de sacrifier Isaac; la cour céleste prétend s'opposer à ce qu'Israël reçoive la Loi; le Diable tente vainement de ravir l'âme de Moïse (Bemidbar Rabba, 15). Quelques puériles, répugnantes, parfois obscènes et blasphématoires que soient certaines de ces légendes, elles ont cependant toutes en commun ce thème fondamental: la tentation spirituelle est la condition première de l'exaltation spirituelle. Le texte même auquel nous venons de faire allusion - c'est un midrasch ou commentaire sur le Livre des Nombres - conclut: « Le Saint - béni soit son Nom! - n'élève aucun homme à la dignité du Royaume, qu'Il ne l'ait d'abord éprouvé, scruté, sondé; s'il résiste à la tentation. Il le constitue en dignité » (cf. Jubilés, 17; Sanh., 89 B; Pirqé de R. Éliézer, 26, 31, 32; etc).

      Mais, en tous ces passages, il ne s'agit que de l'homme « ordinaire ». pour le Messie, la tradition juive ne contient pas la moindre allusion à sa tentation par Satan. Loin que le Diable ait même l'idée de s'en prendre au Messie, le Yalkouth Schiméoni (commentaire de tout l'Ancien Testament), interprète, dans une glose d'Isaïe, 60 : 1, le verset 10 du Psaume 35 (Dans ta Lumière nous voyons la lumière) comme s'appliquant au resplendissement du Messie: c'est cette lumière qu'en la Genèse Dieu déclare « très bonne », parce que, jaillie de Lui avant la création, c'est elle qui, en les éclairant, valorise toutes les créatures; mais, depuis la Chute d'Adam, Il la cache sous le trône de sa gloire, jusqu'à ce que paraisse le Messie. Or, Satan demande à Yahweh: « Pour qui réserves-Tu cette primordiale Lumière? » - « Pour Celui qui t'humiliera et t'écrasera! » Là-dessus, le Diable demande à voir ce Personnage. Dieu lui montre le Messie, et, à l'instant même, Satan se prosterne et reconnaît que ce Roi le jettera, lui avec tous les Gentils, dans la Géhenne (Yalkouth, 2 : 56 A). Cette première rencontre du Diable et du Messie prend, dans la tradition juive, un sens et un accent littéralement inverses de ceux qu'on trouve dans le récit évangélique de la Tentation.

      De même, au cours de ce commentaire d'Isaïe, LX, le Messie se voit élevé, par la main des Anges, sur le faîte du Temple, non pour y être tenté, mais pour y proclamer son empire universel et la soumission volontaire des goyîm: « Vous, les pauvres, elle approche, votre rédemption. Si vous croyez, exultez en ma lumière, qui s'est levée pour vous seuls! » Alors, « tous les peuples viendront à la lumière du Roi-Messie et d'Israël; tous lécheront la poussière sous les pieds du Messie... se prosterneront, baiseront la trace de ses pas, ramperont au sol et diront: Soyons esclaves du Messie et d'Israël. Et chaque fils d'Israël aura deux mille huit cents serviteurs, comme l'a dit Zacharie... (Dans Zach., 8 : 23, « dix hommes de toutes les langues des nations (or, il y a soixante-dix nations) saisiront le pan de la robe d'un Juif en disant: Nous voulons te suivre car nous savons que Dieu est avec toi! » Or, le talith juif a quatre pans. Chaque Juif a donc 70 X 10 = 700 X 4 = 2800 serviteurs! Curieux exemple des résultats où peut mener une exégèse exclusivement attachée au sens obvie, au plus immédiat, sans aucune préoccupation des résonances spirituelles. Philon, s'il avait commenté ce verset, eût décrit sans doute les Dix Séphirôth entourant comme une invisible aura le Messie sorti d'Israël. En arithmosophie kabbalistique, 2800 = 28 = 2 + 8 = 10 = la plénitude (I + O = Dieu + la création): 4 est le nombre de l'expansion spatiale.) En ce temps-là, ... on lui dira: Éphraïm, fils de Joseph, Messie, notre Justice, juge les nations et traite-les selon ton bon plaisir » (Yalkouth, 2 : 56 A).

      On voit que certains des thèmes que développe le récit évangélique de la Tentation avaient effleuré la pensée juive, mais dans un esprit nettement contre-évangélique! Ce que Jésus repousse comme suggestion diabolique, c'est ce qui, pour les rabbins, doit précisément manifester la dignité messianique. Le Messie du Judaïsme, au premier siècle de notre ère, est donc l'Antéchrist des Évangiles.


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2. Aperçu général de la Tentation


      Jésus avait tenu à Se faire baptiser. Dès sa plus tendre jeunesse, Il S'était rendu compte qu'il Lui fallait « vaquer aux affaires de son Père ». Sitôt que l'appel du Baptiste: « il est proche, le Royaume de Dieu », Lui parut venir effectivement de Yahweh, Il comprit, de science expérimentale et acquise, que « les affaires de son Père » étaient identiques au Royaume; et Il décida de S'y consacrer, pour « accomplir toute justice » (Matt., 3 : 15). Mais cette consécration, que scellait le Baptême de Jean, Il ne pouvait l'entendre comme les autres Juifs qui venaient au Précurseur. Il S'était voué, non seulement au Royaume, mais en plus à la Royauté: la Voix céleste avait fait office de héraut; l'Esprit-Saint l'avait sacré, par l'onction d'une inhabitation permanente et toute particulière, unique, de son humanité. On sait combien le troisième Évangéliste insiste sur le rôle directeur de la Troisième Personne vis-à-vis de la nature humaine de Jésus-Christ (Luc, 1 : 35; 3 : 22; 4 : 14); de toute cette nature, avec les prolongements et les rejets, l' « humanité de surcroît » qu'elle possède en nous, membres du Corps mystique (Actes, 6 : 3; 7 : 55; 11 : 24).

      Lors de son Baptême, Jésus subit sa première Transfiguration, l'intérieure, l'invisible: le Saint-Esprit Le remplit « sans aucune mesure » en tant qu'homme (Jean, 3 : 34), et c'est « dans la puissance de (cet) Esprit », qui désormais sature et possède son humanité tout entière, que le Maître entreprend sa carrière (Luc, 4 : 1, 14). Ces « affaires de son Père », dont Il avait à S'occuper, c'était donc le Royaume;; et la manière toute personnelle et providentielle dont Il aurait à « y vaquer » (Luc, 2 : 49), c'était son propre règne. Toutefois, la démarche du Christ n'est pas la même, selon qu'il s'agit du Baptême ou de la Tentation: « il alla trouver Jean au Jourdain, pour être baptisé » (Matt., 4 : 13)... il s'agit bien d'un voyage voulu, délibéré; mais, « rempli de l'Esprit-Saint », Jésus « fut conduit » par Lui dans le désert... Marc nous le montre poussé, « expulsé » (***) comme la pierre de la fronde. Non qu'il renaclât et Se dérobât, mais à proprement parler le texte des Synoptiques suggère ici la passivité la plus totale, celle d'un jouet, d'un projectile, sans but ni volonté propres en l'occurrence, mais « mené » (***), « talonné », « refoulé » (***), harcelé, pressé, poussé, avec une irrésistible force, et sans savoir Lui-même où cette puissance Le conduit, par l'Esprit-Saint; ainsi, le Souffle de Yahweh « transporte » Élie et « enlève » Ézéchiel (I Rois, 18 : 12; Ézéch., 3 : 12), « ravit » Philippe qui « se trouve en Azôth », sans trop savoir comment (Actes, 8 : 40). « Si le Fils de Dieu a paru, S'est manifesté (dans la chair), c'est pour détruire les oeuvres du Diable » (I Jean, 3 : 8); il est donc logique qu'à peine baptisé, Jésus S'en aille à la rencontre de l'Ennemi. De même, après la Transfiguration - pour son humanité, Baptême, non plus de grâce, mais de gloire - Il doit être « enlevé d'en-bas » et, purement et simplement, conforme son propre vouloir à l'irrésistible orientation de l'Esprit (Luc, 9 : 51).

      Ce récit de la Tentation met en scène deux personnages: le Fils de l'Homme et Satan. Occupons-nous d'abord du premier, bien entendu sous l'angle du sujet traité. Bien qu'en l'occurrence la Tentation comporte les souffrances du choix sans ses risques (Hébr., 4 : 15), les Synoptiques nous présentent ici Jésus comme l'Adam nouveau, sous un double rapport: quant à Lui-même, quant à nous; ces deux points de vue, on s'en doute, n'en font qu'un. Épreuve bifide, par conséquent. Le Second Adam est tenté, comme le premier, alors qu'il est encore intègre en sa personne comme en sa nature. Mais l'épreuve est conditionnée par les séquelles de la Chute: l'humanité du Christ n'est, en tant qu'humanité, abstraction faite de Celui qui l'assume, pas impeccable. Le Verger des délices a fait place au Désert, mais la victoire du Messie fera refleurir l'Éden en cette solitude desséchée (Isaïe, 35 : 1; 51 : 3). Alors qu'Adam vivait au sein d'une nature harmonieuse, d'une anthroposphère entièrement adaptée à l'assouvir, Jésus subit l'épreuve dans la plus radicale misère: sa force vitale, privée de ses adjuvants les plus indispensables, se dissipe, s'écoule comme un filet d'eau parmi les sables brûlants du désert. C'est déjà le « frêle arbrisseau », la « maigre tige issue d'une terre desséchée », que nous reverrons à la Passion (Isaïe, 53 : 2). Adam avait pour lui tous les atouts, il ne ressentait en sa nature aucune complicité secrète avec la tentation. Sa nature primitivement intègre, Adam la devait directement à Dieu. Mais avec le Christ, « nous avons en commun chair-et-sang », - on connaît le sens de cette expression dans le N. T. - « il y a eu part de même » (Hébr., 2 : 14). « Car, sans aucun doute, ce n'est pas (la nature des) Anges qu'Il assuma, mais (bel et bien) la semence d'Abraham » (ibid., 2 : 16). « De là, pour Lui, l'obligation d'être sous tous les rapports, fait semblable à ses frères », tributaires, eux aussi,, de chair-et-sang, et descendants, eux aussi, d'Abraham, héritier de la nature adamique éprouvée en Éden (ibid., 2 : 14). Ainsi, « dans la mesure où Il a (Lui-même) souffert d'être tenté, Il est capable de secourir ceux qui ne cessent d'être tentés » (ibid., 2 : 18). « Nous n'avons donc pas un grand-prêtre incapable de ressentir avec nous nos faiblesses, (car) Il a été, sous tous les rapports, tenté suivant (la) ressemblance (existant entre Lui et nous), (mais) sans (succomber au) péché » (ibid., 4 : 15). C'est pourquoi, « dans les jours de sa chair... bien qu'Il fût le Fils, Il a », en tant qu'Homme, « appris (ce que c'est que l') obéissance, par ce qu'Il a souffert », jusqu'à ce qu'Il fût, en ce qu'Il avait d'humain, de créaturel, « perfectionné » (ibid., 5 : 7-9; 2 : 10; Luc, 13 : 32). S'il est pénible à Dieu d'avoir à subir le contact du péché - « Tes yeux sont trop purs pour supporter la vue du mal, Tu ne peux pas contempler l'iniquité » (Habacuc, 1 : 13) - combien plus le Verbe incarné, dont l'humanité n'est ni un décalque à la monophysite, ni un faux-semblant à la docète - parce qu'elle mérite réellement, et non par fiction et convention - combien plus ce Verbe doit-Il, en cette nature humaine, souffrir des infiltrations sataniques, des tentacules poussées jusqu'en sa sensibilité, son entendement, son complexe psychophysiologique: à quel point l'âme et l'esprit peuvent, en Lui, subir l'écartèlement (Hébr., 4 : 12), c'est ce que démontrera, sur la Croix, la déréliction subie, ressentie, realized, par les puissances purement humaines, alors que le Verbum supernum n'a pas abandonné la droite du Père... Cependant, comme lorsqu'Il pressera Judas d' « agir vite », Jésus court à la tentation. Littéralement, l'Esprit l'y « induit », Le mène en plein traquenard diabolique, pour qu'Il en dérègle la machine et bouleverse l'astuce. L'Esprit Le conduit tambour battant (***), et la sixième cause du Pater, si platement et fadement traduite (à la moliniste) en français, prend ici tout son sens: ne nos inducas in tentationem. (« Ne nous laisse pas succomber » est, on l'admettra, plus semipëlagien que barthien... On ne savoure pas assez l'introduction du mot « pauvre » (= médiocre, minuscule) dans les formues ora pro nobis pôvres peccatoribus... ad te clamamus pôvres exules filii Evae. Noter aussi, dans le Memorare, la traduction « je me prosterne à tes pieds », pour coram te... assisto. Il y a là comme un parti-pris de multiplier les rapetissements bêtifiants. Le redoutable Ponéros du Pater, puante hyène rôdant, les yeux pleins d'un feu rouge, autour de nous, devient le « mal », quelconque, abstrait. Nous proposons un degré de plus dans l'aplatissement: « Priez pour nous, pauvres petits pécheurs. »)

      Comment l'attaque extérieure a-t-elle pu devenir à proprement parler « tentation », donc s'infiltrer dans les puissances passives, irresponsables, de la sainte humanité? Par quel joint, par quel point de tangence? La coexistence de l'omnipotence et de la faiblesse en Jésus-Christ, doit-elle nous « scandaliser » plus que celle de sa science et de son ignorance, de son omniprésence comme Dieu et de sa localisation en tant qu'Homme, de sa béatitude intratrinitaire et de son inexprimable souffrance et abandon sur la Croix? A Gethsémani, nous Le voyons, dans telle sphère de son existence, dans sa participation à tel « éon », ayant part à l'absolue Joie du Père et de l'Esprit; mais ce parfait bonheur, compréhensible et exprimable à Dieu seul, expérience propre à l'Être incréé, on comprend qu'ici-bas la conscience humaine du Christ, abandonnée à l'épreuve, n'en ait pas eu -ni pu avoir - l'aperception sous forme d'images ou de concepts de sorte que le Sauveur S'est trouvé « douloureusement stupéfié, le coeur lourd, triste jusqu'à la mort ». marc, 13 : 32 nous doit-il effaroucher plus que Jean, 11 : 33-35, où les larmes n'ont pas encore séché sur la Face adorable, lorsque la « forte Voix » commande: « Sors, Lazare! »... ? L'Incarnation surabonde en contrastes, qui manifestent l'amour et la condescendance du Monogène, sans porter atteinte à l'unité personnelle du Verbe incarné. Cette unique Personne vit en deux sphères à la fois, conformément à la condition foncière ou *** de chacune. Son « ignorance » ne peut obscurcir, au regard de son âme humaine, rien de ce qu'elle doit connaître pour nous enseigner et nous sauver; mais elle le rend parfaitement « sympathique », de par une même « longueur d'ondes » ontologique, aux règles actuelles de notre vie mentale (Hébr., 2 : 10; 17-18; 4 : 15).

      Si, d'autre part, nous portons notre attention sur ce que le Christ avait psychologiquement de commun avec nous, sur la conscience « normale » dont vingt passages néotestamentaires affirment qu'elle constitue son ***, sa « ressemblance aux hommes en toutes choses », sauf le péché - et sans quoi la race ne serait pas plus susceptible d'avoir part à la Rédemption que les soles ou les kangourous, en qui l'on voit mal, malgré Romains 8, des cohéritiers du Monogène dans toute la force du terme- nous devrons constater ceci: cette conscience humaine s'enrichit - mais c'est un « appauvrissement » pour le Verbe comme tel (2 Cor., 8 : 9), - grâce aux apports de l'hérédité, de l'ambiance, de l'éducation, du Zeitgeist, de l'expérience personnelle et de la réflexion.

      C'est ici qu'éclate la futilité, la superficielle psychologie des objections niant l'utilité du jeûne quadragésimal, ou présentant les suggestions du Diable comme de gauches et balourdes blandices, inaptes à réellement « tenter » le Fils de l'Homme. C'est l'Esprit qui, l'épée dans les reins (Éph., 6 : 17), « pousse » Jésus-Christ dans le désert pour y être tenté. Qu'il s'agisse ici de la traditionnelle Quarantania, ou de la région jouxte à Bèthabara, nous importe très peu: affaire d'historiographes et d'archéologues, importante aussi pour M. Baedecker et le Guide Joanne. Nous, c'est l'âme du Christ qui nous importe, infiniment plus que ses déplacements physiques, et, partout où Jésus subit l'assaut du Diable, en Palestine ou dans les membres de son Corps mystique, c'est le « désert ».

      Ainsi, l'Histoire universelle recommence, et de fond en comble, dès le Baptême dans le Jourdain: Jordanis conversus est retrorsum. Et ce nouveau départ s'effectue dès que Jésus défie le royaume de Satan. Seulement, les conditions ne sont plus les mêmes: il ne s'agit plus d'un choix, mais d'un combat; car Satan, d'ores et déjà prince de ce monde, a pour lui la prescription. Bien que nous soyons amenés plus loin, à commenter le récit de la Tentation avec quelque détail, notons ici que la Tentation n'a pas cessé de se dérouler tout au long des quarante jours; elle atteignit toutefois son point culminant tout à la fin, lorsqu'après un long jeûne, Jésus, creusé, vidé par la faim, descendit jusqu'au fond de la fatigue et de la faiblesse. Or, le jeûne alimentaire et les autres macérations physiques, que le Christ abandonnait bien volontiers aux disciples du Baptiste, n'occupaient dans son enseignement qu'un rang très secondaire: Il les tolérait, sans plus (Matt., 17 : 21 emprunte à Marc, 9 : 28 l'interpolation ***). L'Évangile ne nous montre nulle part le Sauveur recourant à ces voies extraordinaires: la sienne semble être plutôt celle que la Sainte de Lisieux appelle « la petite », en un sens « passive » et « prosaïque ». Tout particulièrement, les questions alimentaires sont par Lui traitées avec une dédaigneuse désinvolture qui ne recule pas devant le mot cru, et très cru! Si donc Il a jeûné dans le désert, c'est vraisemblablement pour des raisons d'ordre intrinsèque et extrinsèque. Outre qu'Il savait à quoi Il S'exposait par un aussi long séjour au désert, on comprend qu'Il ait eu d'autres soucis et préoccupations, d'autres hantises que celle du ravitaillement! Mais il se pourrait, aussi, qu'Il eût délibérément cherché à provoquer en Soi la plus extrême faiblesse physique, par l'affaissement et la dépression de toutes ses forces vitales. Ce graduel déclin de la vigueur animale frappe de torpeur les puissances proprement humaines, les facultés mentales, sauf la mémoire, que stimule, qu'avive, réveille, exalte la faim. Pendant les trente-neuf premiers jours de l'épreuve, le projet (ou plutôt l'avenir) de l'oeuvre à laquelle l'Esprit-Saint L'avait consacré, n'a dû cesser de le préoccuper. C'est là qu'a dû Le guetter la Tentation...

      Nous ne pouvons admettre qu'Il ait un seul instant hésité quant aux moyens destinés à faire triompher le Royaume. Pour établir ce règne de Dieu, Il n'a pu songer à recourir à des méthodes propres au « monde » et au « prince de ce monde », contradictoires de tout ce que représente la notion même du Royaume, opposées à la volonté du Ciel. Aucune tentation n'a pu L'ébranler, si peu que ce fût, dans le sens du propter regnum regni perdere causas. Le Maître avait dépassé la trentaine: Il avait eu le temps de Se faire discursivement, sur le « plan » de la science expérimentale acquise, mais sous l'influx constant de sa science infuse, d'inébranlables convictions. De quelles vérités Se nourrissait-il au désert? - « Il faut que Je vaque aux affaires de mon Père. Elles consistent dans l'établissement du Royaume de Dieu. Ce qui M'habilite à réaliser ces projets, ce n'est rien d'humain: astuce, force, pénétration, expérience, mais la seule inhabitation de l'Esprit-Saint dans l'Homme que Je suis. Dès lors, la seule voie qui mène au Royaume, c'est la soumission totale de mon humanité à la volonté du Père. Que dis-je? Que cette volonté se fasse par les hommes, sur terre, comme par les Anges, au ciel, c'est la survenue du Royaume »...

      Telles étant les réflexions habituelles du Seigneur, rien d'étonnant qu'elles aient servi de cible - défaut de la cuirasse, à dû se dire Satan - de point de tangence et d'insertion au Tentateur, lorsque le quarantième jour fut, pour Jésus, celui de sa plus extrême faiblesse. Mais, d'autre part, le Démon ne pouvait rêver d'entraîner le Christ par des considérations incapables de convaincre. Écoutons-Le: « Prête-moi bien l'oreille! Crois-en ma vieille expérience. Je puis n'être pas le Père universel, mais je suis l'Oncle du genre humain, l'Oncle à héritage, bien plus proche de vous tous que l'Ancien des Jours, très occupé par les Voies lactées. Tes principes, je les approuve; après tout, moi aussi je suis un Ange, et quel Ange! Je suis tout pour la Lumière, et je ne demande qu'à servir Yahweh, mais à ma petite façon, bien entendu. Car, sinon, où serait la beauté, la singularité de mon service, qui est unique, tu l'admettras? Or, soyons pratiques. Il faut ce qu'il faut. Et que veux-tu? Rétablir la théocratie d'Israël. C'est une excellente idée, que j'approuve. Mon concours t'est tout acquis. Mais tu connais ce peuple juif, n'est-ce pas? Leurs conceptions, leurs sentiments, leurs préjugés, leurs duritia cordis, les fils d'Israël ne t'en ont rien caché. Alors, tout seul, désespérément isolé, avec de tels principes, et rien que ces principes, comment vas-tu tenir tête à ce peuple? Vois, jour par jour, heure par heure, à mesure que tu perds ici ton temps, au lieu de te lancer dans l'action pour la plus grande gloire de Dieu, tu sombres, tu te dissipes, tu t'éparpilles, tu te désagrèges, empoisonné, paralysé par un sentiment, par une meurtrière expérience de déréliction totale, de solitude absolue, d'abandon, qui s'amasse autour de toi comme une opaque nuée... et ce n'est qu'un commencement! La faim te creuse; mais le souci, le tracas, l'angoisse des responsabilités, encore plus. Ton corps et ton âme se disjoignent, se liquéfient, se vident de toute vitalité. Cette tâche que si noblement tu as prise à ta charge, tu sais très bien, tu vois de plus en plus clairement, qu'elle est sans issue, rigoureusement désespérée. Tu t'y prends mal, gauchement, comme un naïf, un néophyte; choisis: veux-tu vraiment instaurer le Royaume? Alors, pas d'hésitation sur les moyens... »

      C'est ainsi que, tour à tour, l'esprit du Christ sollicité par le Tentateur eut à repousser les tentations du désespoir, de l'inertie, de la présomption, de l'autonomie, voire l'envie subite, l'abominable prurit - à satisfaire tout de suite, dare-dare, toutes affaires cessantes - de trancher le noeud gordien, de brûler ses vaisseaux. Tel a été l'élément commun, fondamental, des trois grandes tentations finales. Tout le débat, le combat, pose la question de la soumission absolue à la volonté de Dieu, moelle et réalité de toute obéissance. Or, cette servitude volontaire, animée par l'amour, c'est elle qui fait le Christ, qui Le nourrit substantiellement (Jean, 4 : 34): sans elle, Il cesserait d'être ce qu'Il est, comme Verbe et comme homme. S'assujettir à la volonté divine, Jésus n'a pas besoin de Satan pour savoir qu'il n'y a là pour Lui que souffrance, déréliction sans espoir, jusqu'à la plus amère des morts, jusqu'à la Croix de l'esclave rebelle; obéir à son Père, c'est vouloir être renié, trahi, frappé par les siens; c'est finir entre ciel et terre, abandonné de Dieu et des hommes. Or, au moment même où les suggestions diaboliques Le secouent du chef à la base comme un mât battu par l'ouragan, alors que ses puissances naturelles se trouvent réduites par un mystérieux reflux de vitalité jusqu'aux plus extrêmes limites de l'épuisement, la mémoire seule garde son phare allumé dans ces ténèbres (c'est un phénomène classique) et présente à l'humanité de Jésus la substance imaginative des trois tentations rapportées dans l'Évangile. Toutes les autres facultés mentales sont frappées de stupeur; elle seule fonctionne (tel est l'effet du jeûne quadragésimal): le tout récent Baptême, la double attente du peuple élu (le Messie proclamant le Royaume, debout sur le faîte du Temple, et tous les royaumes du monde, avec leur gloire, asservis au Roi théocratique)... voilà ce que, dans la suspension des autres puissances, la mémoire du Christ Lui rappelle avec une hallucinante vigueur, avec le relief même de la vie; voilà l'essence profonde de la Tentation: les souvenirs du Christ se détachent seuls, et avec une acuité qui leur confère comme une troisième dimension - celle de la présence concrète - sur l'écran noir d'un psychisme réduit à la seule mémoire. Ces réminiscences, qui remplissent toute la perspective ouverte au regard du Christ, Satan, Ange de la fallacieuse lumière, génie de l'illusion, les projette et les objective: jeu de glaces, sans doute, mirage et piètre illusionnisme en soi, mais qui, sur l'organisme affaibli de Jésus, devra, croit-il, produire tout son effet (le clair-obscur de la Rembrandt se prête à tous les pièges et sert à tous les alibis).


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3. Psychanalyse de Satan


      Le Tentateur s'appelle Satan chez Marc, le Diable chez les deux autres Synoptiques. Ce dernier titre désigne une fonction exercée par excellence: il y eut pas mal d'exécuteurs publics en France, mais, quand j'étais petit, « le Bourreau », c'était M. Deibler... Les exégètes qui rassemblent avec scrupule et labeur les mille détails, dont d'autres se servent pour leurs synthèses, vous diront que diabolos figure cinquante-trois fois dans le Nouveau Testament, et signifie tantôt le Calomniateur (2 Tim., 5 : 3; Tite, 2 : 3; Apoc., 12 : 10), tantôt simplement le Diffamateur et le sème-la-brouille (I Tim., 3 : 11). C'est quelqu'un, puisqu'il est honoré du * qui équivaut en grec, à notre « Monsieur ». Matthieu, 4 : 10 identifie Diabolos à Satan. Chez les Juifs, ce dernier vocable avait désigné d'abord tout personnage contrariant, puis, surnaturellement, toute créature, même bonne, dont Yahweh Se servait pour acculer l'un ou l'autre homme, pour le mettre au pied du mur. Le Diable aurait commencé par faire les basses besognes du Créateur. Cette conception, que, de temps à autre, ses re-découvreurs nous présentent comme le nec plus ultra de la satanologie « critique » est développée par le très conservateur F.-W. Farrar, dans The Gospel according to St. Luke, Cambridge Univ. Press, 1905, et par le Prof. A.-B. Davidson, dans The Book of Job, Cambridge Univ. Press., 1908. Cette dialectique d'une notion populaire, objet d'une extrapolation inspirée, n'a rien qui gêne ces éminents critiques; nous, non plus: c'est dire qu'on n'y reviendra qu'à l'Excursus II, consacré au Jéhovah noir.

      « Le Diable, votre père », dira le Christ aux pécheurs, c'est « dès le principe », au coeur même de son être, qu'il est assassin (de sa propre vérité, pour commencer). Donc, meurtrier quasiment par essence, presque par vocation. Menteur et père du mensonge, précise le Sauveur. Non qu'il soit mensonge lui-même; car le mensonge, l'erreur, l'illusion ne sont point des transcendantaux comme la vérité; le mal n'a rien d'essentiel, mais peut devenir une seconde nature, une essence acquise, si l'on peut dire (en lui donnant issue concrète dans l'Histoire, le Démon a joué son va-tout comme contre-créateur: il a « créé » le « signe » Moins). On peut « avoir l'erreur pour refuge et le mensonge comme abri » (Isaïe, 28 : 15). Satan, donc, quels qu'aient été ses débuts, n'est pas menteur, ou assassin, à la périphérie, adventicement; ses « fruits » n'ont rien d'occasionnel: ils traduisent rigoureusement la nature de « cet arbre ». Alors qu'il y a des fruits qu'on accroche artificiellement à certains arbustes: les pommes et les oranges aux sapins de Noël, par exemple, et les « bonnes oeuvres » à des coeurs racornis et sans amour. Satan, non. En son principe même, au coeur de son être, son « trésor », comme dit Jésus, c'est le mensonge et l'assassinat. On traduit généralement *** par « homicide ». Mais, chez le Diable, mensonge est synonyme d'assassinat. Mentir, c'est faire violence au vrai; c'est supprimer le réel en intention et en effigie (faute de mieux); ce qu'on possède du réel, et sur quoi l'on a prise: l'expression, la similitude verbale, on l'abolit, on l'anéantit.

      Si l'on se dit, maintenant, qu'à tout instant, fussions-nous absolument « seuls », le monde spirituel tout entier nous entoure, nous pénètre et nous guette in abscondito - en sorte que le moindre péché rêvé, projeté, imaginé, est, pour ces milliers de témoins, à leur niveau d'être (immatériel), déjà réalisé (puisqu'ils ignorent l'acte physique, et n'en connaissent que l'envers spirituel: convoiter une femme, dit Jésus, c'est déjà la souiller), n'est-on pas amené à conclure que mentir, inventer, substituer « sa » version des choses à la réalité c'est vampiriser, c'est tuer une créature de Dieu au profit d'une pseudo-créature, d'un robot, d'un zombi (Folklore de St. Domingue et d'Haïti (notion vaudoue): zombi = cadavre galvanisé par un sorcier et reprenant toues les apparences de la vie (il peut prendre l'aspect de tel homme encore en vie), sauf qu'il est incapable d'amour et, sur le plan physique, de propagation sexuelle. Il dure ce que dure la volonté qui lui confère l'existence.), d'une larve lancée dans une pseudo-existence par nous-mêmes? Mentir, c'est parodier la création. C'est l'équivalent verbal de la débauche. C'est faire la guerre à ce Dieu qui S'est dit Lui-même Lumière et Vérité.

      Satan, donc, est menteur (non pas mensonge, puisque le mensonge, le mal, n'est avant lui qu'un détestable possible, sans aucune réalité: le Diable, dit Jésus, est « menteur » et « père du mensonge », qui date de lui). Il est menteur et meurtrier « dès son principe », dans le plus intime réduit de son être. Cette « chambre de celle (la Sagesse) qui nous a conçus » (Cant., 3 : 4), cette caverne d'Horeb (I Rois, 19 : 9), où, chez le « fidèle » - mais combien le sont? - luit doucement la scintilla, l'étincelle de la divine Présence, il ne s'y trouve, chez le Démon, que pourriture, ossements moisis sous le badigeon des sépulcres blanchis. Il « n'y a pas en lui de Vérité »...

      Or, la Vérité, c'est Dieu. L'humanité sainte de Jésus-Christ accepte d'être la demeure de la divine Plénitude; Satan ne peut donc avoir rien en elle (Jean, 14 : 30-31; 8 : 46). Le Diable, au contraire, n'accepte pas de « diminuer » pour qu'en lui « croisse » le Très-Haut. Il « dit en son coeur: Moi, et rien que Moi » Il prétend « être semblable au Sublime » (Isaïe, 47 : 8; 14 : 14). Son « coeur s'est élevé; il a dit: Je suis Dieu; il a pris son vouloir pour la volonté de Dieu » (Ézéch., 28 : 2). Sa condamnation lui vient de ce qu'il s'est « enflé d'orgueil », ce qui ne peut manquer de lui gâter l'optique, de l' « obnubiler » (I Tim., 3 : 6). Or, « l'orgueil est le principe de tout péché, si bien que l'orgueilleux devient lui-même principe, à son tour, d'abomination » (c'est encore l'arbre, mais de mort, vénéneux, la contamination ontologique, la source empoisonnée: au Christ, « témoin fidèle et véritable, principe de la création selon Dieu » - Apoc., 3 : 14 - s'oppose le faux témoin, traître, semeur de doute et menteur, principe de la contre-création selon le non-être). Satan, l'orgueilleux par excellence, devient le « principe de (toute) abomination » (Ecclus., 10 : 13).

      Par orgueil, Satan ne peut que « changer la vérité de Dieu en mensonge » (Rom., 1 : 25), subverser l'univers, en détruire et fausser tous les rapports, en changer le « chiffre », le « secret », comme on dit des coffres-forts, substituer le « vide » au « plein » (Rom., 8 : 20). Alors qu'il « n'a rien en » Jésus (Jean, 14 : 30-31), Dieu, la Vérité, n'a rien en Satan (Jean, 8 : 44). Et, parce que le Démon n'a pas LA Vérité en lui, il n'a pas été capable de rester ferme dans sa vérité. Comme ses fidèles, il a trahi ses origines, son essence première (**, cf. Jude, 6), « abandonnant son propre état ». La vérité de tout être est sa conformité effective au projet divin sur lui. Elle est même double: 1° au degré inférieur, elle consiste dans une fidèle correspondance des divers éléments de l'homme entre eux; l'homme est « vrai » si l'on peut, en toute confiance et réellement, le juger à ses « fruits »; si les choses (oeuvres, actes, etc.) qu'il présente proviennent authentiquement de son trésor intérieur, de « l'abondance du coeur » (Matt., 12 : 34-35); si sa conduite, par exemple, traduit ses intentions, et ne les trahit pas; s'il est, en deux mots, sui compos, délibérément cohérent... Mais 2° cette conformité de l'existence à l'essence, si nous envisageons les rapports de la créature, non plus avec elle-même mais avec le Créateur, trouve sa propre valeur et réalité dans une conformité de tout l'homme, du composé essence-existence, à l'archétype qu'en a la Pensée divine, à la « limite » qu'en est cette Pensée. Sous ce rapport, vérité devient synonyme de perfection (et, chez la créature responsable, cette vérité n'a de sens, de valeur, de réalité, que si elle est imitation délibérée, discipulat volontaire, obéissance-parenté, c'est-à-dire abandon d'amour). Dès lors, plus on est homme, plus vraiment homme on est, plus on est homme « dans la vérité », et plus on s'approche de la perfection humaine. Or, celle-ci est une fidélité à la notion de l'homme telle qu'elle se trouve en Dieu (non comme concept, abstraction, idée « pure », mais comme présence, vie, objectivité concrète, réalité du Verbe, que « dégradera » la projection créatrice). Il n'y a que Dieu, que le Logos, que le Premier-Né, pour être absolument, et pas seulement relativement, la perfection de chaque être. L'Homme absolument parfait - « céleste », comme dit saint Paul - est l'objectivation, la réalisation plénière de l'idée divine de l'Homme (ou, plus exactement, de l'Homme qu'il y a dans la Pensée divine). Or, l'Homme parfait, au lieu d'être plus ou moins homme, avec des parties subhumaines ou inhumaines en lui, n'a rien, en lui, qui minimise ou abolisse l'humain; il est vraiment homme, le seul qui soit « homme pur et simple », rien qu'homme. Vrai homme parce que vrai Dieu. Jésus est le seul homme qui rende honnêtement témoignage des desseins du Père sur l'humanité; aussi, saint Jean L'appelle-t-il « le Témoin fidèle » et « le Véritable » (Apoc., 1 : 5; 1 Jean, 4 : 20), autrement dit: l'incarnation, la manifestation vivante de la Vérité: « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie » (Jean 14 : 6). L'Acte Pur, le Réel, n'est pas seulement « vrai », mais encore « Vérité ».

      Satan, lui, n'est pas assez réel, pas assez « nécessaire », pour qu'on puisse l'assimiler à un transcendantal à rebours! Il n'est pas « le mensonge »; il n'est que « menteur » et « père du mensonge ». et, « lorsqu'il profère (parodie de la génération divine) le mensonge, il parle de son propre fonds » (Jean, 8 : 44), comme le Père communique sa propre nature au Verbe dont elle constitue la Vérité. (Parodie: on ne me fera donc pas parler d'une assimilation, mais d'une analogie tentée, sur le plan créaturel, par le « singe de Dieu ».)


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4. La première grande Tentation


      Au seuil comme à la fin de sa mission terrestre, Jésus Se trouve isolé, défaillant et rongé de faim, rompu de fatigue par une lutte morale à laquelle aucun système nerveux ne résisterait. Nulle oreille pour L'écouter avec sympathie. Aucune voix, sauf celle du Tentateur.

      Dans le psychisme inférieur de l'Homme Jésus, en déroute parce que tributaire des sens, quelques souvenirs cristallisent autour d'eux l'activité mentale: ce sont les thèmes juifs se référant à l'avènement du Messie. Il distribuera du pain, comme la manne jadis, aux « pauvres de la terre »; miraculeusement, il descendra du ciel pour se manifester dans le Temple; tous les rois de la terre se prosterneront devant lui, l'empire du monde sera sien. Peu importe, se dit le Sauveur: ce qui seul compte, c'est que la volonté de Dieu s'accomplisse: tout le reste sera donné par surcroît. Lui, Jésus, doit et veut absolument soumettre sa nature humaine à cette volonté sainte, pour la réaliser sur terre comme au ciel. mais le Père désire-t-Il vraiment que son Bien-Aimé, saisi de famine, sente ses forces vitales. L'abandonner? Si Yahweh possède en Lui « toutes ses complaisances », un mot, un seul mot déclenchera la toute-puissance, et ce paysage de mort sera mis au service de la vie. Alors s'élève le chuchotement du Tentateur:

      - « Supposons, admettons, comme donnée du problème, que Tu es le Fils de Dieu »... Il n'y a pas ici doute ou moquerie, implicite négation comme au Calvaire (Matt., 27 : 40), mais hypothèse admise (tel est le sens de ** dans le grec de Luc, 4 : 3.) Donc: « Mettons que... » Le Diable associe cette tentation à la proclamation solennelle de la Filiation faite au Baptême de Jésus (Matt., 3 : 17; Luc, 3 : 22). Peut-être, l'affirmation de Satan comporte-t-elle, comme en Éden, un doute allusif et furtif à l'égard de la véracité divine: « Certes, Élohîm a dit: Vous ne mangerez pas... sans doute, oui, oui... mais ». Et maintenant: « Puisque, paraît-il, Te voilà Fils de Dieu »... S'il en doutait vraiment, la tentation du miracle n'aurait aucun sens. Reste à voir de quelle filiation parle ce personnage: l'éternelle, celle du Prologue johannique; ou la terrestre, celle d' « Adam, Fils de Dieu », perdu et retrouvé (Luc, 3 : 38)?

      Vois « cette » pierre (Luc, 4 : 3), la septaria des géologues, le lapis judaicus des premiers pèlerins en Terre-Sainte, sorte de fossile en forme de miche. Il a quelquefois l'aspect d'un fruit; les Juifs l'appelaient « melon d'Élie » et prétendaient parfois qu'il s'agissait de fruits pétrifiés des Villes Maudites. De tels faux-semblants excitent et déçoivent dangereusement l'imagination, décuplent donc les affres de la faim... Eh bien, « cette » pierre, qu'elle devienne miche! « Tu peux le faire; les miracles, c'est ton rayon. D'ailleurs, si tu trouves moyen d'ainsi susciter le pain, il y a bien des chances qu'en effet Tu sois le Messie, le « Distributeur du Pain ». Nieras-Tu que Yahweh T'aime et, par Toi, peut faire des miracles? Alors, quel manque de foi, en Lui, dans sa fidélité, dans ses promesses, et dans ta propre mission!... Ainsi, tranche le noeud gordien: agis, tout de suite, d'urgence, soutiens ton pauvre cher corps affamé, exerce ta miraculeuse omnipotence: Tu atteindras le but séance tenante. Vois: c'est par pure sympathie que je me dérange pour Te parler ainsi!... »

      Puis, après une heure, peut-être, d'immobilité dans le crépuscule tombant - car c'est le soir que commence, à la juive, cette journée dernière au désert, et c'est la grisaille crépusculaire qui permet aux septariae de passer pour des miches: diabolique et fallacieuse multiplication des pains, qui suscite en Jésus le souvenir de sa faim lancinante - la voix reprend... qui d'entre nous n'a pas perçu, presque physiquement au coeur, un message d'instinct, articulé sans aucun nom, intérieur, et dont l'on sait cependant qu'il ne vient pas de nous? Certaines « paroles intérieures » se font entendre plus fort qu'un bourdon de cathédrale. Si l'on se trouve entouré, on s'étonne que l'auditoire n'ait rien entendu (cf. Paul sur la route de Damas)... Écoutons donc:

      - Alors? Fils de Dieu, Tu n'as pas le droit de cacher ta lumière sous le boisseau. Créateur, évidemment, comme ton Père? Manifeste-le moi donc!... Décide-Toi... il est temps! Nous sommes ici quelques millions, une Légion, qui guettons ce geste pour nous convertir. Songe à cela: des esprits malchançards, qui ont une peu dévié... tout prêts à se rallier à Toi, à servir Dieu, ton Père. Avoue que le geste en vaut la peine! Transsubstantie cette pierre en pain, et l'Enfer capitule! Considère que la faim justifie les moyens.

      En réalité, de ce que réclame Satan, ce n'est pas une transsubstantiation, mais l'anéantissement de la pierre, et de la création du pain. Rien de mal à ce miracle, Jésus, d'ailleurs, l'accomplira, deux fois, même; mais, lorsqu'Il multipliera les pains, ce sera pour nourrir les quatre mille et les cinq mille. Par miséricorde envers la foule, dira-t-Il Lui-même. Par charité. Mais, pour écraser ceux qui mettent en doute sa divinité, par une démonstration prodigieuse qui les accable, non, rien, jamais! Le « signe de Jonas », s'Il consent à ce qu'une « race adultère et méchante » soit mise à même de le percevoir, ce n'est pas pour elle qu'Il l'effectue. Ce qu'au surplus le Démon Lui propose d'accomplir, ce n'est pas un miracle, comme en avaient prodigué les hommes de Dieu sous l'Ancienne Alliance, un « signe » de Yahweh, référant les hommes à la miséricorde de Yahweh bien plus qu'à son omnipotence, une manifestation, patente, indéniable, de la sainteté qu'Il veut communiquer aux siens; mais un prestige magique, païen, une preuve de force et d'arbitraire souverain. L'individu doué d'une puissance absolue, capable d'agir comme bon lui semble, espèce d'ingénieur possédant la science et les formules du monde invisible, de la protéique énergie universelle: voilà ce que le Diable voudrait faire de Lui. Un magicien, un sorcier... Mais le miracle n'a de sens, donc d'existence comme tel, que par sa portée spirituelle et morale, par sa force de persuasion sanctificatrice; il présuppose donc une soumission radicale à la volonté divine. Or, c'est l'Esprit de Dieu qui a poussé Jésus au désert, qui L'y fait vivre en des conditions providentiellement voulues. Mais Dieu, s'Il nous place dans une situation donnée, nous accorde en même temps tout ce qu'il faut pour y faire face comme Il l'entend; il y a là-dessus des textes classiques de saint Paul et de saint Jacques. Lorsque le pain manque aux Juifs, c'est Yahweh Lui-même qui fait pleuvoir la manne (Deut., 8 : 3). Cette neige alimentaire est surtout symbolique, « significative » : l'homme vit réellement de tout ce que Dieu lui prodigue, de toute intention divine exprimée sur lui, manifestée à son égard, de toute « parole » de Dieu. Dès lors, le Christ accepte cette parole, Se soumet à cette volonté, en adaptant sa vie et sa conduite aux circonstances providentielles où Il Se trouve. Chercher à S'en évader impliquerait le manque de confiance, voire la révolte. Cette pierre restera donc pierre...

      C'est alors qu'au lieu de succomber, Jésus triomphe, passe à la contre-offensive: « L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole issue de la bouche de Dieu ». Autrement dit: l'Unique Nécessaire suffit. Le reste, tout le reste, vient par surcroît...

      L'*** (au parfait). « Il est écrit ». Une fois pour toutes. Jésus laisse là l'épisodique et, crevant le plafond de la « nature », émerge dans le transcendant, d'où Il nous apporte une leçon de valeur éternelle. Il est écrit. Dans la Loi? Sans doute. Mais celle-ci ne fait qu'adapter au temps les Tables de l'éternité. Implicitement, le Diable a mis en cause l'Écriture, par allusions hypocrites; le Seigneur S'y réfère expressément. Comme pour dire: « Tu M'as rappelé, sur un ton sournois, qu'après tout Je suis le Fils de Dieu. Un des tiens me dira, de même, un jour: Il paraît que Tu es Roi?... Mais, comme à lui en temps voulu, Je ne te donnerai pas un mot de réponse sur ce thème. En Me référant à la Torah, Je te parle en homme, rien qu'en homme, en Second Adam, au nom des hommes mes frères, pour eux, à leur place. Quant à savoir qui Je suis, laisse-Moi te dire que l'on ne jette pas la Perle unique aux Porcs, ni le Secret sacré au Chien. Que Je sois ou non Celui qui préexiste en condition divine - ce qui d'ailleurs ne te regarde pas - de toute façon Je ne tiens pas l'égalité de nature avec Dieu pour un butin auquel on puisse se cramponner. Que cela te suffise, Réprouvé!... Quant au pain, Je Me trouve ici comme les Juifs à Mériba, comme « à la journée de Massa, dans le désert ». Mais, loin d'endurcir mon coeur, loin de tenter Yahweh, de L'éprouver, quoique J'aie vu ses oeuvres sur les bords du Jourdain, Je connais les voies du Très-Haut (Psaume 94) et les suis, dussé-Je crever de faim; ce qui, rassure-Toi, est absolument exclu. La Parole m'affirme que Dieu, « s'Il M'humilie » devant toi, « s'Il M'affame, s'Il Me nourrit » ici, tout le temps, d'une invisible « manne que toi, tu ne connais pas », c'est pour nous apprendre à tous « que l'homme ne vit pas de pain seulement, mais de tout ce qui sort de la bouche de Dieu », afin que « nous reconnaissions en nos coeurs que Yahweh nous instruit comme un homme ses enfants, et que nous observions sa Loi, en marchant dans ses voies » (Deut., 8 : 3-6). Ne saurais-tu pas que la Vie est plus que la nourriture (Matt., 6 : 25)? C'est ce que Moïse, qui a prévu mon jour, a voulu montrer à son peuple: tout l'homme dépend entièrement de Dieu seul; et la Vie, la vraie, l'inexhaustible, l'incorruptible, outre qu'elle est bien autre que la perpétuation de la carcasse sur cette terre, exige, pour son maintien, des dons transcendants, divins, qui dépassent infiniment ceux qui suffisent à maintenir dans l'être la nature inférieure de l'homme. Le pain qui soutient le corps est excellent, mais à quoi servirait-il, si l'âme et l'esprit, sans qui le corps n'est qu'un cadavre, manquaient de leur aliment? Toi qui guettas si curieusement, avec une attention simiesque, la création de l'homme, je te le demande: à quoi bon nourrir le nephesch, si le chayîm, « l'esprit de Dieu, ne demeure pas dans l'homme » (Gen., 2 : 7; 6 : 3)? La manne elle-même n'a été accordée aux Juifs - oui, cette nourriture matérielle! - que « pour les mettre à l'épreuve, pour voir s'ils marcheraient, ou non, dans la loi » de Yahweh. En réalité, ce peuple aveugle, au goût perverti, « ne savait même pas ce que c'était » (Exode, 16 : 4, 15); ce pain, s'il est quotidien, c'est pour lui inculquer l'imprévoyance de la foi (ibid.). Il s'agit bien, sous forme matérielle, d'un « aliment spirituel » (I Cor., 10 : 3). Une fois de plus, ce qu'il nous faut « dévorer », c'est « la parole » de Yahweh, pour qu'elle devienne notre joie, l'allégresse de nos coeurs » (Jér., 15 : 16). C'est ainsi qu' « après une privation (relativement) légère, nous goûtons un Aliment nouveau » (Sagesse, 16 : 3), la nourriture du Nouvel Homme (cf. Jean 4 : 32-34; 6 : 27-63) ».


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5. Deuxième grande Tentation


      La triple Tentation, nous l'avons vu, du dernier jour au Désert, oppose la conception du Messie « selon l'Esprit » à la notion de son rôle « selon la lettre » des traditions rabbiniques. C'est ainsi que le Messie devait, miraculeusement, « remplir de pain les pauvres ». Lors de la multiplication racontée par les quatre Évangiles, la foule juive ne s'y trompe pas. De même que le Baptiste avait demandé: « Es-Tu Celui qui vient? » (Matt., 11 : 3) - titre classique du Messie: aHabba, le « Venant-dans-le-monde » (il s'agit du monde qui, lui-même, « vient »: olam habba; cf. Jean, 1 : 9 : la Lumière « venant dans le monde »), ainsi que les foules rassasiées proclament: « En vérité, Celui-ci est le Prophète (de Deut., 18 : 15), Celui qui vient dans le monde! » (Jean, 6 : 14)...

      Mais ce Messie devait opérer son épiphanie du haut du Temple hiérosolmite. Le Yalkouth Schiméoni, glose complète de l'A. T. (éd. Wünsche), plein de citations extraites d'ouvrages actuellement perdus, commentant le chapitre LXX d'Isaïe, (vol. II, p. 56 C), le montre Se révélant à son peuple, qu'il harangue, perché sur le « pinacle » du Temple. C'est de là qu'il proclame son règne, la délivrance d'Israël et l'asservissement des nations païennes, lorsque Jérusalem sera la capitale du monde, et que le Royaume du Messie absorbera l'Empire romain (Vayyikra Rabba, 13). En ce temps-là, la Ville sainte s'étendra sur toute la Palestine; et celle-ci, sur le monde entier (Yalkouth, 2, 57 B). De plus, Sion planera dans les airs; au point que, du Temple, élevé sur le Mont Moriah, l'on pourra voir la terre entière (Babha Rabba, 75 B). Mais ceci nous mène déjà, prématurément, au thème de la troisième grande Tentation...

      On voit très bien se dessiner, dans le récit évangélique, le raisonnement de Satan, prince des logiciens: « Tu viens d'affirmer ta fiducia. Très bien. Tu ne désespère pas, dis-Tu, d'entrer dans ton Royaume; mais Tu refuses de le conquérir par ta propre puissance, par des moyens relevant de ce monde. C'est de ton Père que Tu veux le recevoir. Entièrement soumis à sa volonté, Tu veux et dois Te confier en Lui, absolument. Eh bien! Manifeste donc cette assurance. Prouve au monde que ta confiance génère en Toi l'espérance, que Tu tiens les promesses de Yahweh pour déjà réalisées... Mais, comme Tu le sais, pour que le Ciel T'aide, commence par T'aider Toi-même. Ou, plutôt, fais comme Élie: pour que Dieu puisse envoyer sa flamme dévoratrice sur l'autel, le prophète commence par amasser lui-même le bois du bûcher. Suis la tradition de ton peuple: porté par les Anges de Yahweh, descends du Temple à travers l'espace, atterris parmi les Prêtres et les sacrifices, par une catabase sacrée, tout près de la Présence mystérieuse, de la Schékhinah, dans les volutes de l'encens, devant la foule en prière, et guide Israël vers ses destinées toutes divines. Ton but sacré: l'établissement de la théocratie, sera tout de suite atteint... Tu ne veux pas, dis-Tu, conquérir par tes propres forces le Royaume? Eh bien! Confie ta Personne et ta destinée aux soins des Anges! »

      Là-dessus le Diable, alors que l'Esprit-Saint avait poussé le Christ au désert, L'enlève et Le transporte à Jérusalem... Cette Tentation du Pinacle, deuxième chez Matthieu, devient troisième chez Luc, qui raconte en second lieu la troisième de Matthieu. Luc, disciple de Paul, a peut-être épousé ses justes préventions et méfiances à l'égard de la fausse gnose. Il tient sans doute la concupiscence « des yeux », du savoir, pour la plus dangereuse des trois (cf. I Jean, 2 : 16). Il réserve donc cette Tentation de l'expérience téméraire pour la fin. Mais c'est le premier Évangile qui a raison: 1° il achève la troisième tentation par cet « Arrière, Satan! » qui met fin à tout cet épisode, alors que Luc, suivant certains manuscrits, clôt ainsi la Tentation médiane, ce qui n'a plus de sens, et, selon d'autres, omet complètement l'ordre final du Sauveur; - 2° Matthieu, l'un des Douze, a dû recevoir son récit du Christ Lui-même; - 3° Matthieu recourt, avec grande précision, à des copules chronométriques: ** (alors, verset 5), ** (derechef, encore, verset 8), de ** (et, qui n'a rien de chronologique). Enfin, si la Tentation du Pain met en jeu la concupiscence de la chair, celle du Pinacle doit déclancher celle « des yeux », alors que l' « orgueil de la vie » dressera tout à l'heure sa tête vipérine sur cette « montagne élevée » d'où le Christ verra la terre entière à ses pieds (I Jean, 2 : 16). Nous retrouvons là les trois tentations de la Genèse, 3 : 6 : le fruit est bon à manger; il assouvit le « regard » de la connaissance « naturelle »; il ouvre et dilate l'esprit, rendant semblable à Dieu. Les trois ordres de grandeur (chair, esprit humain, sagesse ou charité), dont Pascal a si fortement brossé la fresque tout en contrastes, sont ici, visiblement, en cause.

      La Tentation des Pains s'est passée au début de la journée juive, c'est-à-dire la veille, au « second soir », celui qui commence vers 6 heures (le « premier soir » débute vers 3 heures après-midi). La Tentation du Pinacle a lieu dès l'aurore, aussitôt après le sacrifice du matin. Les massives portes du Temple - ces fausses « éternelles » (Psaume 23 : 7, 9) - s'ouvrent majestueusement. Les trompettes d'argent appellent Israël à l'inauguration de la « journée lumineuse » par la prière: « Venez, chantons avec allégresse à Yahweh! Poussons des cris de joie vers le Roc salutaire! Allons au-devant de Lui avec des louanges; faisons retentir des hymnes en son honneur! » ... « C'est le moment... Jette-Toi donc Toi-même au sol! B*** ***! (A part: Oui, qu'Il Se précipite Lui-même! Car moi, je suis incapable de Le jeter contre sa volonté! Et, pour tout homme, de même : je puis lui faire sentir et ressentir la tentation; mais, pour y consentir, il faut que lui-même s'y jette!)... B*** ***, mon bon ami! Allons, qu'attends-Tu? Jette Toi Toi-même, que diable! Pourvu qu'Il ne S'aperçoive pas de mon impuissance quant à l'essentiel!... Allons, les Anges T'attendent. Ne sont-ils pas des esprits faits pour le service, envoyés comme des aides pour le bien de Celui qui doit transmettre l'héritage du salut? Les Prêtres et le peuple T'attendent aussi... depuis des siècles; entends-Tu gronder leurs acclamations dans leurs poitrines, toutes prêtes à jaillir en fanfare des gosiers? Leur coeur brûle d'éructer la louange de leur Roi. Et moi, Satan, je dis: « Mon oeuvre est pour Toi, mon Prince! » Ma langue est comme le roseau rapide du Grand Scribe (Targ. du Ps. Jon. Sur Gen., 5 : 24): Tu es le plus beau des fils de l'homme; la grâce est répandue sur tes lèvres. Yahweh T'a pour toujours consacré. Ceins donc ton glaive sur ta cuisse, Héros. Revêts ta splendeur, dans ta majesté avance-Toi, monte sur ton char angélique, accomplis ce fait merveilleux: les peuples tomberont à tes pieds; ton trône sera pour toujours établi. Vois, l'Esprit-Saint parle par ma bouche. Te proposé-je quoi que ce soit de vulgaire ou de sensuel? Transformer les pierres en pain, c'est banal, je l'admets; ma proposition fut une erreur de jugement. Qui n'en commet pas? Mais voici qui sera noble, émouvant, édifiant: fais voir ton espérance en ton Père! »

      Jésus écoute, Se tait, Se penche et regarde: très bas, les hommes s'agitent autour des autels d'où montent les fumées de l'encens (avec le cri des agneaux égorgés). Satan suggère: il est dans son rôle; celui du vrai Messie est de ne pas acquiescer, de Se refuser à cette logique d'en-bas, de Se roidir contre son attirance. Après avoir tenté de L'induire en méfiance, en suspicion - tentation contre la fiducia - l'Ennemi voudrait maintenant l'amener à présumer; car la faute capitale contre l'espérance, ce n'est pas d'en manquer (Dieu la donne ou ne la donne pas), mais, l'ayant, de la pervertir en présomption, de tourner en poison cet aliment de l'âme. Chez le mystique, par exemple, l'absence d'espoir peut n'être pas péché; mais la présomption l'est toujours. Satan, cependant, observe les traits du Sauveur: saura-t-il y déchiffrer ce qu'opère l'Esprit dans son coeur? Le Messie a triomphé, dans son humanité, de la première tentation de la confiance, simple et absolue, de son humanité dans le Père.

      - Il hésite? Se dit le Diable, qui reprend:

      - Il est écrit... Comme Toi, je me réfère humblement à la Parole sacrée, nourriture supérieure, je Te le concède, au plus appétissant des pains. Or, quelle parole de Yahweh a-t-Il prononcé sur le Messie, son Fils? Celle-ci: « Il a donné pour Toi des ordres à ses Anges; et ils Te porteront dans leurs mains, de peur que ton pied ne s'aheurte à la pierre! » Tu vois, il s'agit bien du Temple, de ses murailles aux recoins dangereux. Alors, qu'attends-Tu pour sauter? Hic templum, hic salta!

      - « Il est écrit, répond du tac au tac le Sauveur: Tu ne pousseras pas à bout, tu ne tenteras pas à l'extrême (***), tu ne lasseras pas de tes tentations Yahweh ton Dieu... » Se jeter en des dangers, courir des risques, alors que, manifestement, le plan providentiel sur nous ne les comporte pas, c'est une folle impiété. Sans doute, les Anges sont là pour nous garder contre tout péril, mais tant que nous suivons la voie normale et saine: celle que Dieu, visiblement, a préparée pour nous. Pour la seconde fois, le Diable « suppose » sournoisement: « Si Tu es le Fils de Dieu ». Pas plus que la première, le Seigneur ne répond; son silence à l'égard de certaines questions est, généralement, gros de menaces: Il préfère ne point extérioriser sa colère (Jean, 8 : 6, 8). Une fois de plus, Il fait abstraction de sa nature divine et réagit, délibérément, en homme, et rien qu'en homme: éprouver de la sorte la promesse du Psaume 90, c'est, au fond, se demander si Dieu tient ses engagements, et s'il est capable de les tenir. C'est « tenter Dieu ». Au désert, « les enfants d'Israël avaient contesté, ils avaient tenté Yahweh en disant: Oui ou non, ce Yahweh est-Il parmi nous?... Aussi Moïse appela-t-il ce lieu Massah (tentation) et Méribah (conflit) » (Exode, 17, 7). Moïse mourant n'a pas oublié ce lamentable épisode: « Vous ne tenterez pas Yahweh, votre Dieu, comme vous l'avez tenté à Massah ». C'est le précepte que Jésus oppose à la deuxième grande Tentation. Et comment faire pour ne pas « tenter Dieu »? Moïse le dit aussitôt: « Vous (vous contenterez d') observer les commandements de Yahweh, votre Dieu, ses préceptes et les lois qu'Il a stipulées » (Deut., 6 : 16-17). Se précipiter au sol, alors que rien, dans la destinée du Christ - dans son dharma, dans la « loi » de son existence - ne prévoit ni ne présuppose une telle extravagance - au sens étymologique du terme - c'est traiter le Père en imposteur, qu'on met au pied du mur. Si la première des grandes Tentations visait à l'action sur le cosmos malgré lui, à transformer les choses, à dominer en « petit dieu » le monde physique, la seconde presse le Christ d'asservir les intelligences et les essences, les idées hypostasiées qui régissent invisiblement cet univers; puisque, pour la pensée juive, chaque phénomène matériel, chaque force naturelle - pluie, grêle, aquilon, mer, etc. - est l'expression, la manifestation d'un Ange; de même, chaque événement dans la vie humaine: naissance, maladie, nutrition, appauvrissement, etc., est l'apparence qui révèle l'activité d'un esprit pur. On croit parfois lire Origène: « Il n'est pas un brin d'herbe, sur terre, qui n'ait son Ange au ciel » (Béreschîth Raba, 10). Mais, faire violence aux Anges, les asservir, s'élancer tête baissée dans le vide, pour se faire seconder par les Idées hypostasiées, n'est-ce pas ce que Faust a vainement tenté lorsque débute le drame de Goethe?


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6. Troisième grande Tentation


      L'idée fondamentale, toute « simple », qui sert de fil d'Ariane au Sauveur dans sa victorieuse défensive, c'est qu'une seule chose importe: se soumettre tout bonnement à la volonté de Dieu. Donc, avons-nous vu, accepter le cadre et les événements providentiels, l'évidente destinée, ne pas tenter d'échapper au présent (les Pains), ni d'hypothéquer présomptueusement l'avenir (le Pinacle). Mais cette soumission veut dire aussi: admettre l'autorité divine, l'ordre universel, l'immense gradation hiérarchique des êtres qui la manifestent. C'est pourquoi l'épreuve suivant (et dernière) tourne le dos à Jérusalem, au Temple, aux préjugés et légendes populaires, au nationalisme juif, à la myopie de son messianisme. Voici, cette fois,

Midi, roi des étés, épandu sur la plaine...

      Satan transporte Jésus, Lui fait franchir une grande distance (***) l'emmène très haut (***), Lui découvre- à ce petit charpentier de Nazareth - toute la gloire du créé. Vision d' « un seul instant » (Luc, 4 : 5), comme le sera pour nous l'éclair, le clin d'oeil, le moment sans durée - puisque le temps ne sera plus - de la Parousie (Matt., 24 : 27; Luc, 17 : 24; I Cor., 15 : 52). Voici le plein jour. Les deux adversaires, derechef, sont seuls, au centre du monde... deux points, semble-t-il, au centre d'un éblouissement d'une cosmique averse de lumière, torride, hallucinante: sous le soleil de Satan. Immobiles, tous deux, cependant, dévorent l'espace. Le traversent-ils? Ou, comme sous le regard du visionnaire, « les cieux s'enrouleraient-ils comme un papyrus » (Isaïe 34 : 4); « se déploieraient-ils, au contraire, comme une tente » (ibid., 40 : 42)? C'est, pour « le fils du charpentier », une magie, un spectacle inouï, à faire chavirer l'âme. Des nuées lointaines, qui resplendissent à l'horizon, surgissent et défilent sous le regard des formes, des ressemblances, des scènes entières, tout un univers fantastique, dont la radieuse beauté prend à la gorge, enivre, fait trembler, murmurer: « Qu'ici le temps s'arrête, car je ne désire pas davantage! » C'est tout un monde, d'où montent vers Jésus des mots, des apostrophes, des sons musicaux, toute une harmonie puissante et majestueuse, où se confondent les cris des pierres, des plantes, des bêtes, des hommes, et la grave harmonie des sphères. C'est une incantation confuse, mais enchanteresse, qui, peu à peu, se précise, devient un seul appel: « O Toi, Celui-qui-vient, règne sur nous! » C'est la création, le macrocosme tout entier, que l'Homme « ramasse », récapitule, synthétise, et qu'il doit gouverner... mais la jalousie de Yahweh l'en empêche. Ah! Titan, si seulement Tu connaissais ta force, et qu'Adonaï n'est fort que de ton hésitation! Gloire, beauté, puissance, majesté: l'univers rend hommage à l'Homme, seul digne de régner sur lui... Et voici qu'apparaissent, sous le regard du Christ, toutes les « valeurs terrestres »: grandeur, art, pensée, et cette science qui fracture l'abîme où Dieu tente vainement d'abriter ses secrets! Oui, c'est en pleine lumière, dans un jour éblouissant - au point qu'il soûle, mais sa chaleur, au lieu de rendre torpide, stimule, enrichit le sang, active la circulation, semble-t-il, entraîne et dresse l'homme entier (Dans les traditions initiatiques que rapporte Éliphas Lévi, le Diable est le « grand Agent magnétique universel », le « Scribe cosmique », la « Lumière astrale »; de nos jours, les « Polaires » ont recours à lui pour leur « oracle de lumière astrale », sorte d'ourîm et thourîm sur lequel renseigne entre autres un curieux livre de « Zam Bothiva », Asia mysteriosa. Dans l'initiation actuelle à certaines sociétés délibérément sataniques, on pose au récipiendaire, entre autres questions, celle-ci: « Dites quel est le véritable soleil, et le rôle véritable de sa lumière ». Nos connaissances en ce domaine résultent de passé trente-cinq ans de recherches consacrées à l'occultisme, non pas à la surface, comme tels polygraphes catholiques, mais en profondeur; nous avons eu en main des instructions destinées au seuls adeptes.) - c'est dans une aura de splendeur et d'audace créatrice qu'apparaît enfin, qu'émerge au midi d'une connaissance enfin libérée l'homme, dieu véritable de cet univers. Mais, à peine une vision vient-elle d'assouvir en l'humanité du Christ des puissances latentes, ignorées d'elle-même (La conscience humaine du Christ, en sa science expérimentale et pratique, possède - outre la connaissance intuitive d'elle-même, - une connaissance empirique, dans la mesure où chaque homme se connaît comme objet, comme il connaît autrui. C'est l'une des conclusions à tirer de Luc, 2 : 52.), des virtualités infinies de jouissance et de domination, que, déjà, d'autres l'effacent, la refoulent, plus magnifiques encore. De plus en plus, l'horizon s'ouvre, comme frappé au flanc, mais c'est la vie qui jaillit; de plus en plus, l'universelle matrice vomit un flot de créatures, que l'homme ignore, mais qui lui clament leur allégeance... en vérité, c'est « de gloire en gloire », apparemment, que le Christ poursuit cette infernale Ascension!

      Quel univers! Quelles inexhaustibles richesses! Pour vous et moi, la tentation serait irrésistible. A mesure que les êtres eussent défilé devant nous - sans secret, à nu, offrant à notre regard le plus intime de leur essence - notre intelligence extasiée, transfigurée au delà de ses limites terrestres, leur eût donné, avec un nom nouveau, un sens, une portée, une destinée (Gen., 2 : 19-20). Oh! C'est besogne de démiurge! Notre coeur, tantôt gonflé jusqu'à éclater, tantôt inerte, serré d'émotion, se fût mis à l'unisson de l'universelle harmonie. La « compassion cosmique » du Bouddha, la paternelle sympathie penchée sur les myriades d'êtres, nous l'eussions ressentie. Nos yeux fussent devenus pure contemplation, émerveillement, envoûtement déifiant: vision béatifique, provoquée par les créatures; nous nous fussions perdus dans la symphonie cosmique. Et la soif de nos âmes, nous l'eussions étanchée à ce « fleuve de feu » (Chaghigah, 14 A; Béreschîth Rabba, 78), à cette mâya, à cette figura mundi derrière laquelle se cachaient les compagnons du Grand Enchanteur. A ce philtre affolant, nous eussions goûté pour apaiser l'indicible soif de nos coeurs, bondissants cette fois comme oiselets en cage. Même déchu, souillé, asservi au « vide » (Rom., 8 : 20), le cosmos, l'anthroposphère, a dû paraître sublime à l'Homme parfait, à l'Homme-maximum (le mot est de Nicolas de Cuss); et peut-être, sous la fallacieuse lumière de la tentation, Jésus a-t-Il entrevu la bonté, la vérité, la beauté des créatures, telles que son Père les a lancées dans l'être? L'humanité si riche du Sauveur a dû, bien plus que la nôtre n'eût pu le faire, découvrir et apprécier intensément la splendeur de cet univers, sympathiser en profondeur avec tout ce qu'elle a dû y retrouver de Dieu, du Verbe.

      C'est à ce moment qu'une apostrophe éclate, claque comme un coup de feu:

      - Toute cette exaltation de l'être (***) et la gloire de ces royaumes, c'est à Toi que je donnerai tout cela; car c'est à moi qu'a été livré tout cela, et à celui à qui je voudrai bien le donner. Si donc Tu Te prosternes devant moi (pour m'en faire hommage comme un vassal à son suzerain), Je Te donnerai tous ces royaumes!

      Cette fois, le Maudit, impatienté, abat ses cartes sans trop d'égards ni de précautions. Il n'ânonne plus, solennellement: « Puisque, dit-on, Tu serais le Fils de Dieu... » A quoi bon, désormais, ces simagrées? Cartes sur table! Et comment exiger l'hommage d'un « fils de Dieu »?... Car il n'est pas question d' « adoration » dans la suggestion du Diable, mais purement et simplement de vassalité, exprimée par la prostration, courante en Orient. Le Démon n'est pas assez bête pour se prendre pour Dieu; il lui suffit d'insuffler cette conviction stupide aux humains. C'est par nous, surtout, qu'il fait pièce à Yahweh. Mais il raffole de notre abaissement devant lui: dans l'Apocalypse, il dispose en souverain de l'***, de la superbia vitae, de la « grande exaltation de l'être », dont nous aurons à reparler plus loin; mais cette ivresse ontologique, il la verse à qui « se prosterne » devant lui (Apoc., 13 : 2, 12; cf. 1 Jean, 2 : 16-17; 5 : 19, où « le monde entier est immergé dans le Malin »; Jean, 12 : 31; 14 : 30; Eph. 2 : 2; 6 : 12). N'est-il pas curieux que, dans le Talmoud, qui substitue Métatron à la Parole ou Memra des Targoumîm, pour faire place à l'apologétique chrétienne, ce Métatron et le Démon portent tous deux les mêmes surnoms: Sar-haOlam (prince de ce monde) et El-Acher (un autre dieu, cf. 2 Cor., 4 : 4, où le diable s'appelle « le dieu de ce monde »)?

      Satan promet donc à Jésus toute la substance et la « valeur », l'enrichissement des « royaumes », sphères ou « éons » cosmiques (se souvenir des « royaumes élémentaires » dans la symbolique des mystères antiques et dans l'ésotérisme hindou), et l'eritis sicut dii, la Goire excellente (2 Pierre, 1 : 17) qui n'appartient qu'à Dieu seul (Luc, 2 : 14; Jean, 1 : 14; Actres, 12 : 23, 1 Pierre, 1 : 24; Psaume 113 B : I). Le « père du mensonge » exagère! Voyez le Sauveur, à qui la mère des « fils de Zébédée » demande d'associer ses rejetons à sa gloire : « Ce n'est pas à Moi de l'accorder, si ce n'est à ceux pour qui le Père l'a préparé » (Matt., 20 : 23). Toujours la même idée fondamentale, si souvent exprimée dans le quatrième Évangile: le Fils n'est Fils, que parce qu'Il ne veut, ne dit, ne fait, ne donne, n'évite, ne juge, que tout juste comme Il le voit faire au Père.

      Le Diable a raison d'exiger l'hommage féodal de Jésus, car « ce » monde, souillé par la Chute, appartient à l'homme qui s'est rué dans l'esclavage démoniaque. Cet escroc, ce Tartuffe - « la maison est à moi, c'est à vous d'en sortir » - a l'impudence de nous offrir à bail notre propre héritage! Jésus, dit souvent l'Évangile, lève les yeux: c'est ainsi qu'Il échappe à la vision du mal (cf. Habacuc, 1 : 13). Noyant d'une paisible et immuable étreinte toute cette scène de gloire et de beauté, le ciel, d'un bleu profond, frais, pur sans la superficielle limpidité des regards humains, Le regarde aussi. Et, de là, descendent, comme des nappes d'invisible lumière, sans l'éclat du « soleil de Satan », des certitudes granitiques, aussi denses que l'être même: « Je dois M'occuper des affaires de mon Père, et d'elles seules »... et ceci, plus puissant, sans aucun son, que la clameur des grandes eaux: « Que Ton Règne arrive! »... Ce que possède et donne Satan, comme lui-même l'avoue, c'est « tout cela », qui n'es pas le Royaume du Père, auquel le Christ a consacré sa vie. Au Diable et du Diable - et « dans » le Diable, selon saint Jean! - les « éons » et « royaumes » de cet univers galvaudé! Mais, de cette *** - là, Jésus n'a cure. Lorsque Satan Lui propose d'établir, tout de suite et n'importe comment, la théocratie messianique, c'est pour que son règne arrive; car tout règne qui n'appartient pas à Dieu, relève inéluctablement du Démon. C'est un Messie satanique, un « monde à venir » satanique, que le Tentateur propose à Jésus de réaliser. Sa malice est cousue de fil blanc: l'empire actuel du Mauvais, que lui a valu la Chute d'Adam, est frappé de précarité; si la troisième Tentation avait réussi, il s'emparaît de l' « âge à venir », de l'éternité! En proposant à l'homme, en la Personne du Christ, de lui revendre son droit d'aînesse, le Diable s'apprête, au contraire, à le déposséder à jamais!

      Il s'agit donc de détruire, comme dit la première Épître johannique, les oeuvres du Diable, « ce » royaume, « ce » monde, pour en affranchir l'homme. C'est pour cela que le Fils est venu; sur les ruines du vieil univers, Il lui faut instaurer le nouveau, dont l'inouïe grandeur a, d'avance, sur une simple et confuse entrevision, fasciné le prophète: « Tu viens au-devant de qui pratique avec joie la justice et, marchant dans tes voies, se souvient de Toi. Jamais nul n'entendit, nul oeil ne vit un autre Dieu que Toi, agissant de la sorte pour qui espère en Lui! » (Isaïe, 64 : 4, cité par saint Paul d'après un formulaire eucharistique?)... Ce cosmos qui, « malgré lui, s'est trouvé asservi au vide », à l'enflure, à la baudruche ontologique (Cf. Rom., 8 : 20. Le mot mataïotês se trouve trois fois dans le Nouveau Testament, avec le sens de « vide » et de « creux »; il se réfère chez Saint Paul au chaos, au tohu-vabohu consécutif à la Chute. Jérémie a, sur cet effet de la Faute première (retour à l'indéterminé), un passage curieux, commenté par nous dans Cosmos et Gloire (Paris, Vrin, 1947). A rapprocher de la doctrine bouddhiste du Vide (sanscrit Schûnyata, thibétain, Stong-pa-gnid), qui est l'état primordial de l'incréé, de Bouddha » (Le Bardo Thödol, Parsi, 1933, p. 9).), et, trahi par l'homme, son régent, livré au Démon, comme Satan lui-même dit à Jésus - non par Dieu, comme le Diable le sous-entend malicieusement, mais par Adam - sert la cause du Mensonge; il devient, après cette autre Ascension que prépare Golgotha, le Royaume de Dieu. C'est pourquoi le Christ voit, abolissant la durée, déjà se transformer sa vision: c'est l'agenouillement du monde; et l'harmonie de sphères redevient plain-chant de la création. Devant les yeux « levés » de Jésus, les prophéties d'Isaïe se réalisent dans toute leur force: c'est un cortège interminable, où des multitudes venues des « îles les plus lointaines », des galaxies, des « univers-îles », apportent leurs dons, leurs talents, leurs richesses matérielles, intellectuelles et spirituelles, offrent leurs oeuvres de beauté, consacrent leur sagesse, devant le trône de Dieu et de l'Agneau comme immolé. Car l'univers de Yahweh se trouve restauré par l'immolation. Restitué à soi-même par Dieu, dédié par soi-même à Dieu, le monde, où règne désormais la paix de Dieu, baigne à jamais dans la gloire de Dieu. Mais ce Royaume est né de l'adoration, il est le fruit de l'humiliation volontaire, il suppose écrasée la rébellion. Ainsi, la plus subtile des trois Grandes Tentations se retourne contre son auteur et s'avère la plus balourde, la plus grossière (le péché, comme exaspéré, intensifie d'ailleurs toujours, de plus en plus, la grossièreté de ses attaques). Elle provoque la réponse décisive: « Décampe! File! Déguerpis, Satan! Car il est écrit: Tu te prosterneras devant le Seigneur, ton Dieu, et tu n'adoreras que Lui seul ». Si Satan, lui-même poussé à bout (se rappeler l'*** de la Tentation précédente), a démasqué ses batteries et, pour une fois, substitué l'impudeur à l'hypocrisie, Jésus, Lui non plus, ne voit pas pourquoi prolonger ce conflit: Il lui clame au visage le secret de sa méthode messianique, le plan de sa conquête: un seul suzerain, Yahweh; et Lui, Lui seul parce qu'Il est digne, non seulement d'hommage, mais d'adoration latreutique. Tel est le principe du Royaume, et d'ailleurs de toute victoire, de tout triomphe.

      Le dialogue de cette Tentation comporte de curieux rapprochements. Satan promet ce qu'il est incapable de tenir - « Je Te donnerai tout cela » - et que, d'ailleurs, l'on n'a pas besoin de lui pour conquérir; Jésus, qui peut, s'Il veut, récompenser, Lui aussi d'une *** ***, les fils de Zébédée, préfère S'en remettre au Père. Mais s'Il Se récuse pour tout ce qui touche à la puissance et à la gloire considérés comme des fins - « Qui M'a établi pour être votre juge, ou pour faire vos partages? » (Luc, 12 : 14) - il est un bien suprême qu'Il ne refuse jamais d'accorder Lui-même; encore Se réfère-t-Il, derechef, à l'approbation du Père... « A ceux qui Le prient, qui Le Lui demandent, votre Père céleste donnera le Bon, l'Esprit-Saint » (Matt., 7 : 11; Luc, 11 : 11). Ce qui nous vaut ce suggestif parallèle: l'exaltation de l'être, l'*** (l'Apocalypse ajoute: *** ), et la gloire de tous les royaumes, de tous les éons créés, dit Satan, « tout cela m'a été livré (*** ***), et à celui auquel il me plaît de le donner » (Luc, 4 : 6). Or, nous lisons dans le même Évangile qu'au retour des Soixante-Douze, tout joyeux d' « avoir soumis les démons au Nom » de Jésus, le Maître répond: pendant que vous Me représentiez, « Je voyais Satan tombant du ciel comme la foudre », de ce « ciel » créé, « naturel » qu'il domine (Eph, 2 : 2; 6 : 12), et d'où jadis il m'a fait voir l' *** de l'Homme par lui fallacieusement, illusoirement déifié (lors de la fausse Ascension, dans le Désert). Mais Moi, « Je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds cette *** de l'Adversaire, elle ne pourra vous nuire, vous séduire en rien; ces serpents, ces scorpions, vous les foulerez aux pieds », comme dans le Psaume 90 jadis invoqué par leur Maître pour Me tenter (Luc, 10 : 17-19). Seulement, vaincre Satan n'est rien; ce qui compte, c'est d'adorer le Père: « Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits mauvais », l'empire de Satan, ses éons et ses royaumes, « vous soient soumis, mais de ce que vos noms soient inscrits dans les cieux », au coeur de votre Dieu et Père. Puis, dans un ravissement, autrement déifiant que l'Ascension satanique de la troisième grande Tentation pour l'humanité qu'Il partage avec nous, Il S'écrie: « Je Te bénis, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre », de ce monde qui n'appartient qu'à Toi seul, et que l'Autre a eu l'outrecuidance de M'offrir, « de ce que Tu as caché ces choses », le vrai secret de l'eritis sicut dii, « aux astucieux et aux finauds », à la séquelle du Serpent... Et voici que le Vainqueur reprend à son compte les paroles du Vaincu: « Tout cela M'a été livré de la part du Père », et non du Diable (***); et « nul ne connaît le Père » - de cette connaissance surnaturelle qui est cette vie éternelle mensongèrement promise par Satan (Jean, 17 : 3) - « si ce n'est le Fils, et ceux auxquels il Lui plaît de Le révéler » (Luc, 10 : 20-22). Ce parallèle de Luc, 4 : 6 nous paraît trop frappant, jusque dans les moindres mots, pour être purement adventice; nous ne l'avons vu relevé nulle part.

      Alors qu'au désert, le Christ, face au Démon, Se contente, et le plus brièvement possible - car Il patiente tout juste ce qu'il faut, avec cette « engeance » (*** ** ***; Matt., 17 : 21), pour obéir au Père: elle Le dégoûte (Habacuc, 1 : 13) - alors, dis-je, qu'au désert le Sauveur Se borne à « parer » les coups - une citation biblique? Bon! en voici une autre! - lorsqu'Il s'adresse au Père « dans l'Esprit-Saint » (Luc, 10 : 21-22). Il montre qu'Il n'a jamais été dupe et S'est toujours connu vainqueur. Il sait qu' « au ciel des voix puissantes proclament: L'empire du monde est passé à notre (seul) Maître et à son Christ; Il règnera (par Lui) dans (toutes les sphères de l'être, dans) les éons des éons! » (Apoc., 11 : 15)...

      Une fois de plus, c'est l'affaire du Ciel seul. Ici-bas, le Christ accomplira, jour par jour, à mesure que le cadre providentiel des événements Lui en imposera l'occasion, son humble tâche salvatrice. Pourquoi Se hâterait-Il d'envahir par effraction cet « éon à venir », cet olam habba qu'Il Se sait réservé? L'égalité du Verbe incarné avec le Père n'est pas une proie (Phil., 2 : 6). Il ne s'agit de réaliser le Royaume en sacrifiant les fins du Royaume. Le débat tourne court, devient inutile: « Arrière, Satan! » Et, plus précisément encore: « File derrière Moi! » Car le Fils a pour essentielle fonction de ne faire face qu'au Père: *** (Jean, 1 : 1).

      Acculé, à bout d'arguments, à son tour ***, son activité de traître énervé par la fidèle passivité de son antagoniste, Satan fait l'objet, non plus d'une simple réponse, mais d'un ordre: « Décampe! » (cf. Zach., 3 : 12)... Il déguerpis jusqu'à ce qu'il tiendra pour une occasion plus favorable (Luc, 4 : 13; 22 : 53). Sans doute, renouvellera-t-il plus d'une fois ses efforts. La Tentation de l'Ostentation, par exemple, les « frères » de Jésus lui rendront quelque vie: « Si Tu réalises de tels prodiges, fais-les voir au monde » (Jean, 7 : 3-5). Le saut dans l'inconnu, en vue de l'avènement royal, les foules le proposent au Christ, après la multiplication des pains (curieux enchaînement, comme au désert); Judas se fera, dans le même sens, la bouche d'ombre. Enfin, s'il s'agit de l'empire mondial, que pourraient conquérir « douze légions d'Anges », Pilate murmure: « Donc, au fond, Tu es Roi? » Mais la première bataille, victorieuse, a décidé les autres. Les jeux sont faits depuis la quarantaine de l'Arabah. Même « l'heure et la puissance des ténèbres » n'ont d'empire que sur la destinée terrestre du Sauveur; encore est-ce parce qu'Il l'a bien voulu. Le Royaume, dont l'essence est dans l'absolue soumission à la volonté de Dieu, est vraiment « déjà parmi vous ». A Gethsémani, le Christ résume toute sa carrière: « Non ma volonté, mais la tienne ».

      Les trois répliques de Jésus sont empruntées aux chapitres VI et VIII du Deutéronome: rien de Lui-même. L'obéissance à la Loi, c'est la réponse universelle, la clé qui ouvre ou ferme toutes les portes du destin: « Soumettez-vous à Dieu; résistez au Diable, et il fuira loin de vous » (Jacques, 4 : 7). « Nombreuses », dit saint Bonaventure en sa Vita Christ, « sont les tentations que le Seigneur a subies ici-bas ». Il les éprouve encore en nous, parce que nous les avons ressenties en Lui (Luc, 22 : 28): nous, « nous demeurons avec Lui dans ses tentations (***); et Lui, nous prépare un royaume, comme son Père le Lui a préparé ». Son « agonie » se prolonge en nous jusqu'à la fin du monde. Comme Lui, nous entendons la voix maudite: « Exhibe-toi, risque le tout pour le tout, cours ta chance et saute du pinacle » (cf. Jean, 7 : 3-5). Comme Lui, nous sommes tentés de « nous sauver nous-mêmes » par un miracle, par une violation de l'ordre providentiel « normal », ordinaire (Matt., 27 : 40). Comme Lui, Chrétiens, il nous faut fuir le monde qui veut nous « couronner », nous flatter, nous provoquer à rechercher notre propre « gloire » (Jean, 6 : 15; 7 : 15, 18).

      La troisième des Grandes Tentations est aussi la dernière, parce qu'il n'en est pas de plus grave. Elle s'adresse, non plus au corps, comme la première, ni à l'âme, comme la seconde, mais à l'esprit, à ce que Dieu même nous insuffla au premier jour de l'humanité, chayîm, le double esprit, ce que Dieu possède en nous. La réussite de cette Tentation, c'eût été la guerre, dans l'homme, entre l' « image » et la « ressemblance » de Dieu. L'image, tournée contre la ressemblance, en vérité, c'eût été Dieu même lancé aux trousses de Dieu! Aussi, l'épreuve est-elle plus spécialement l'oeuvre, non plus de la « chair » (première), ni du « monde » (deuxième), mais du Diable ipsissimus. Et l'on ne peut la vaincre, cette fois, non plus par la fiducia, ni par l'espérance, mais uniquement par la charité, qui est l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi-même.



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B. - CHEZ SAINT JEAN


1. Le « Père du mensonge »


      Tout ce qui précède nous permet d'aborder enfin quelques textes de saint Jean. Peut-être, quelques esprits chagrins s'effareront-ils de nous voir ainsi tenter une synthèse, qui va de la Genèse à l'Apocalypse, alors que, s'imaginent-ils, la critique interdit de chercher à vol d'oiseau, dans toute la Bible considérée d'un seul coup d'oeil, une vue, une doctrine d'ensemble. Mais nous avons précisément la faiblesse de croire en la Bible, en ce Livre unique, à travers lequel, tout entier, retentit, sans doute escortée d'harmoniques innombrables, la Parole par laquelle Dieu, unique et simple, S'exprime. Nous estimons avec Lightfoot - commentant 1 Cor., 10 : 11 : « Toutes ces choses leur sont arrivées en figure, et elles ont été consignées par écrit pour nous enseigner » (après dix versets où l'Exode se trouve « spirituellement » interprété suivant la méthode désignée par Apoc., 11 : 8) - que « the words of the Apostle suggest what is suggested by the historical portions of the Old Testament themselves: that they were written not as history only, but also as a parable » (« Les paroles de l'Apôtre suggèrent la même chose que les récits historiques de l'Ancien Testament eux-mêmes: à savoir que ces pages d'histoire n'ont pas été mises par écrit pour ne nous apporter que l'histoire, mais à titre, aussi, de parabole »). C'est l'exégèse de saint Paul aux Galates, 4 : 21-31, où l'Apôtre ose écrire que, pour être en état d'obéir à l'Écriture (à la « Loi », mais, pour lui comme pour Jésus, tout l'Ancien Testament fait office de Loi; cf. Jean, 10 : 34; 12 : 34; 15 : 25; 1 Cor, 14 : 21), il faut commencer par l' « écouter », par l'interpréter à fond, même à la manière des versets suivants (Gal., 4 : 22-31). C'est aussi l'herméneutique de Notre-Seigneur, qui cite froidement un texte du Psaume 81, adressé aux juges et aux gouvernants en général, pour Se l'appliquer en qualité de Fils éternel (Jean, 10 : 34-35); Psaume 81 : 6; Exode, 21 : 6; 22 : 28). L'Épître aux Éphésiens va plus loin: où le Psaume 67 : 17 porte: Il a reçu des présents des hommes, l'Apôtre, pour justifier les interprétations pas du tout obvies qu'il en tire, cite: Il a donné des présents aux hommes (Éph., 4 : 7). Saint Paul, il est vrai, ignorait la critique des textes. Seulement, lui, il a créé, opéré des synthèses, frayé des voies nouvelles... C'est pourquoi « tout ce qui figure dans l'Écriture est là, dit encore l'Apôtre, pour nous enseigner la doctrine »; la Bible doit nous apporter patience et réconfort du Saint-Esprit (Rom., 15 : 4). Oui, « chacun des livres inspirés par Dieu peut et doit servir à la doctrine, et à la mercuriale, et à la correction, et à former à la justice » (2 Tim., 3 : 16-17; cf. Prov., 1 : 3). Assurément, chacun de nous réserve ses préférences à tel ou tel principe ou système d'interprétation; préférences parfaitement légitimes, si l'on songe que, pour bien gloser *** (Apoc., 11 : 8) et tirer d'une « figure » tout ce qu'elle peut donner, il faut commencer par connaître à fond tout le phénomène figuratif ici-bas: allusions historiques, références géographiques, etc. Nos commentaires sur les paraboles évangéliques, à visée généralement messiano-eschatologique cependant, en font trop souvent des leçons de « moralité » quelconque, que pourraient signer un Jules Simon ou un Léon Bourgeois. Si l'on veut serrer de près les textes, qu'on commence par les lire à la manière des vieux rabbins: rien n'est plus anachronique que de vouloir comprendre goutte aux Écritures, en y apportant la myopie de la Nüchternheit contemporaine. Mon père, converti au Christianisme pendant ses études de rabbinat, il y a quatre-vingt ans, était saturé de l'esprit animant les midraschîm et targoumîm: il en savait infiniment plus long, sur l'arrière-fond historique de la Bible, que les exégètes professionnels d'aujourd'hui. Mais c'est à la Kabbale et aux targoumîm qu'il dut - Te rectore, Te duce - ses premiers pas vers la foi chrétienne.

      C'est pourquoi nous n'avons aucun scrupule à passer d'un Testament à l'autre, et de rechercher partout des identités, à tout le moins des affinités, bien plus significatives que les différences: le premier Livre des Rois nous éclaire sur telles Épîtres pauliniennes, et Job projette sa lumière sur l'Apocalypse. Un seul parle: Dieu. A qui? Sous le masque des hommes, à Dieu. De qui? Du seul objet digne d'un récit divin: de Dieu. Sa parole, dit saint Ambroise, est itérative. Ces précautions prises à l'égard des lecteurs que scandaliserait notre apparente indifférence à l'égard des dissections, vivisections et triomphales autopsies opérées par la critique - sur la « lettre » réduite à l'état de cadavre - nous nous risquerons de l'avant...

      Saint Jean parle du Diable, dans son Évangile comme en ses Épîtres, en l'envisageant, si l'on peut dire, sous deux anges différents, mais complémentaires. Lorsqu'il fait dire à Jésus que « l'archonte de ce monde (en) est expulsé », que « l'archonte de ce monde n'a rien en Lui », l'Évangéliste ajoutant lui-même que « le monde gît tout entier dans le Mauvais » (Jean, 12 : 31; 14 : 30; 1 Jean, 5 : 19), il évoque fugitivement, par voie d'allusion - car l'Écriture n'a rien de professoral - le rôle et la fonction de Satan; archonte de ce monde-ci, c'est une définition « économique ». Mais le Sauveur nous donne du personnage, dans le même Évangile, une définition métaphysique, essentielle. Les Juifs ayant repris à leur compte, contre Jésus, l'attitude même du Diable et des siens, envers la Species viri, avant leur chute, le Maître leur dit: « Si Dieu était votre père, vous M'aimeriez; car Moi, c'est de Dieu que Je suis issu (comme Verbe, Fils éternel) et venu (comme Fils de l'Homme)... Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage? Parce que vous ne pouvez entendre ma Parole. » Il leur avait dit déjà: « Vous autres, vous opérez les oeuvres de votre père. » Il S'explique maintenant: « Vous autres, le père dont vous êtes issus, c'est le Diable; et ce sont les convoitises de votre père que vous aspirez à réaliser. Lui, n'a cessé d'être homicide dès le principe, et n'a pas tenu bon dans la vérité. C'est qu'il n'y a pas de vérité en lui. Quand il profère le mensonge, cela jaillit de son propre fonds. Car il est menteur et le père de cela » (Jean, 8 : 41-44).


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2. Ontologie « naturelle » de la Vérité
et du Mensonge


      Partons, pour comprendre ce passage, d'une notion positive et capitale chez saint Jean. Pour notre langage courant, la vérité consiste dans la correspondance fidèle en vertu de laquelle tout ce qui exprime rend et traduit tout ce qui est exprimé. Jugements, rapports, propos, etc., sont « vrais », dans la mesure où ils nous rendent compte du réel, nous informent de ce qui est. Si vos paroles manifestent authentiquement vos pensées, si vous écrits me font connaître telle situation comme elle est effectivement, les unes et les autres seront vrais. Seulement, pour nous, créatures, incapables d'acquérir et de garder l'être par nous-mêmes, a fortiori de l'impartir - nous ne faisons que transmettre - la vérité reste un rapport abstrait, la correspondance (toute conventionnelle) en vertu de laquelle un être individuel, concret, objectivement présent, incommunicable en ce qu'il a de propre, de posé-dans-l'être, est censé, suite à la convention qui rend possible par exemple l'alphabet phonétique, nous être rendu présent en effigie, alors qu'il ne l'est pas en fait. Si tout le réel tombait toujours immédiatement sous notre sens, il n'y aurait ni mensonge ni vérité. La vérité tient lieu de la réalité; une analogie, une proportion (non pas mathématique, mais ontologique), lui permet de nous donner le réel par procuration. Un homme n'est jamais « vrai »; mais il peut dire des choses vraies, avoir de vrais cris, une intonation, des gestes vrais, authentiques, légitimes représentations du réel signifié. La vérité est alors la fidélité d'une signification.

      Toutefois, le langage populaire, si souvent plus près des sources, que le vocabulaire philosophique, nous parle d'un « vrai gamin », d'un « vrai grigou », d'une « vraie mégère », en sens inverse. Il « platonise » sans le savoir; son atmosphère, et non sa doctrine bien entendu, est platonicienne, ou plutôt platonisante: est, pour lui, « vrai », tout être réel, objectivement et concrètement présent, individuel, qui correspond fidèlement à tel « type » donné, qui lui donne apparence charnelle, figure, qui l' « incarne ». Cette acception populaire de « vrai » et de « vérité » nous met sur la piste du sens qu'ont ces mots chez saint Jean: en Dieu, pas de détours, de contradictions, rien qui Le nie alors qu'il S'affirme; « Il n'est pas oui-et-non », bon et pas bon, juste et pas juste, Dieu et pas Dieu, mais « il n'y a que oui en Lui » (2 Cor., 1 : 17-18), et en Jésus qui Le manifeste; parfaitement « pur », entièrement « positif », conformant son existence à son essence, sa réalité à son idéalité, au point que toutes deux, absolument identifiées entre elles, ne font qu'un, sans aucune vicissitude, sans ombre de changement (Jacques, 1 : 17). Tout, en Lui est conforme à tout; tout ce qui L'exprime, Le révèle, Le communique et Le donne est tellement identique à la Source, que c'est Lui-même qui Se donne, et non quelque « idée » abstraite et mort-née comme les nôtres: recevoir de Lui, c'est Le recevoir... Il est vrai. C'est ce qu'affirme Jésus-Christ (Jean, 8 : 26).

      Mais, précisément parce que Dieu ne participe pas, même au degré suprême, à des attributs dont Il pourrait par hypothèse être dépourvu; parce que l'être, le bien, et les autres transcendantaux n'ont de réalité qu'en Lui, de sorte que nous n'en rêverions même pas si Dieu n' « existait » pas; parce que sa mystérieuse quiddité dépasse infiniment tout ce que nous pouvons appeler « être », Il est, non seulement « vrai », conforme en tout son être et son agir à cette correspondance que nous appelons « vérité », mais la Vérité ou, plutôt, puisqu'Il est le Vivant par excellence, le Vrai, le seul Vrai, comme Il n'est pas la Bonté, le Bien, mais « le seul Bon », dit Jésus.

      Mais, puisque cette fidélité, cette parfaite correspondance de Dieu à Dieu, tient dans l'expression de Dieu, dans sa Parole, dans le Verbe qui Le manifeste et Le révèle, à Lui-même comme aux créatures, la Vérité de Dieu, parfaite jusqu'à l'identité, sauf qu'elle est Expression, et qu'Il est l'Exprimé, mais, abstraction faite de ce que Dieu même - *** dans le Nouveau Testament, Dieu par excellence - est la seule Source de la divinité, coégale et coéternelle, cette Vérité qu'il suffit de voir pour Le voir, - Témoin « fidèle et véritable » au ciel comme sur terre après l'Incarnation - c'est le Fils. Et, de cette Vérité, Dieu prend conscience; Il la connaît d'une science parfaitement et exhaustivement gustative, souverainement assouvissante, d'une connaissance adaptée à l'Abîme qu'elle scrute, telle qu'elle est pour Lui béatitude; inépuisable, elle ne cesse d'établir entre Dieu et sa Vérité vivante un contact, un commerce, un va-et-vient qui reprend toujours sans innover jamais: une spiration. Cette spire, elle aussi vivante et hypostasiée, par qui Dieu jouit de sa Vérité, c'est bien le Spiritus veritatis. Dieu parle: de sa bouche jaillit la Memra, la Parole de Vérité; mais celle-ci comporte à la fois Lumière et Force, Verbe et Souffle. Le Verbe révèle et manifeste; le Souffle communique et répand.

      Puisque le Verbe est l'universel Archétype, puisque toutes les créatures ont été faites « a travers » Lui - per ou ** - « par le canal » du Premier-Né (car il n'y a pas commune mesure entre l'Unité, « par » où l'être s'introduit dans l' « éon » du quantitatif, et les nombres), elles sont, à leur tour, « vraies », dans la mesure où, elles-mêmes images créées de l'Image incréée, elles expriment fidèlement ce qu'Il a voulu qu'elles eussent, en elles, de Lui. C'est ce qu'exprime la formule ambroisienne: Deviens ce que tu es, c'est aussi ce que signifie la distinction, dans la Genèse, entre l' « image » et la « ressemblance », celle-là donnée une fois pour toutes comme un « caractère » et une potentialité; celle-ci devant expliciter celle-là, comme l'arbre le grain. Le souffle d'Élohim, son « esprit » qu'Il confère à l'homme, et dont le terme hébreu (chayîm) est, tout spécialement pour l'homme, curieusement duel (mai chaï pour la bête), n'est-il pas, chez Adam, à la fois stase et spiration, imago imprimée, en vue de la similitudo à réaliser? Aussi la Revised Version anglicane traduit-elle ainsi Genèse, 1 : 26 : in our image, into our likeness (au lieu de : after)... in imagine, in similitudinem... (songer à l'in virum perfectum d'Éph., 4 : 13).

      Mais, cette « vérité » des contingents responsables, ce n'est pas une « loi morale » extrinsèque, possédant valeur et réalité indépendamment de Dieu. Parce que cette « loi morale » est Dieu, se ramène, se réduit à l'excellence du « seul Bon », aucune « table » de préceptes, fussent-ils innombrables comme l' « infiniment grand » pascalien, aucune subtilité, finesse ou délicatesse de direction spirituelle, fût-elle ténue comme l' « infiniment petit », ne peut l'épuiser, n'en peut même exprimer adéquatement la vigueur et l'originalité de vie. Car, essentiellement, cette loi - ce Dharma - est un idéal vivant. Cette « loi parfaite de liberté » (Jacques, 1 : 25) qui nous gouverne est, d'abord, insinuation gratuite, gracieuse et spontanée, en nos coeurs, de la nature divine, qu'y répand l'Esprit-Saint (Rom., 5 : 5). Elle exige, non la contention, mais l'abandon (à l'inverse du stoïcisme). Sa liberté, sa souplesse, son infinie profondeur et surtout son extraordinaire unité (tous les « articles » en sont mobiles comme des molécules d'eau), elle les doit à l'essentielle simplicité de Celui qui nous « incorpore » pour que nous L' « imitions ». Saint Paul nous dit qu'Il nous greffe Lui-même sur Lui, que nous « poussons avec » Lui; saint Jacques conclut qu'Il est, dès lors, comme Loi, « enté en nous » et S'épanouit en nos coeurs: nous sommes ***; Il est, comme Loi, *** - « Soyez parfaits, résume Notre-Seigneur, comme votre Père céleste est parfait » (Matt., 5 : 48).

      Aussi, la Loi tout extrinsèque a-t-elle été « donnée » par Moïse, comme un objet qu'on se transmet, comme une chose morte; mais, comme des vivantes, « la grâce et la vérité » - la grâce pour accomplir, réaliser en soi, et devenir, vérité - « sont venues » par Jésus-Christ. La vérité s'oppose donc, dans Jean, 1 : 17, non pas à l'erreur, mais à la Loi, au fruit, aux oeuvres de la Loi. Elle est conformité spontanée à la nature divine, épanouissement de la « ressemblance », sous la poussée quasi-végétale de l' « image » et des virtualités puissantes qu'elle recèle.


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3. Ontologie « surnaturelle » de la Vérité
et du Mensonge


      Jean, 3 : 21 va plus fort et plus loin: est « mauvais », ***, tout ce qui ***, propre à rien, vain, dénué de valeur positive, tendance au non-être; comme saint Paul oppose la vérité à l'injustice, à l'iniquité, identifiant la droiture surnaturelle à la vérité (1 Cor., 13 : 6: c'est la notion russe de pravda), saint Jean esquisse tantôt l'antithèse « fauteur de mensonge » et « facteur de vérité » (Apoc., 21 : 27; 22 : 15), tantôt « facteur de vérité » et « fauteur de futilités » (Jean, 3 : 20). Qui travaille, en soi d'abord, ensuite par rayonnement (Matt., 5 : 16), à réaliser, renforcer, faire croître et s'épanouir la Vérité, ce Verbe en qui toutes choses ont leur consistance, leur valeur, leur lacis de relations qualifiantes (Col., 1 : 17), parvient à connaître ce Verbe, cette Vérité, non plus seulement comme Drang intérieur, mais comme atmosphère extérieure, ambiance et biosphère de Lumière (Jean, 3 : 21). La vérité se « fait », se révèle à quiconque « fait la volonté de Dieu » (Jean, 7 : 17), est comme sécrétée par l'amour surnaturel (Éph., 4 : 15: *** ** ***, litt.: Véritantes amando omnio crescamus in eo, scilicet caput Christus; lorsque nous aimons, nous « véritons », nous sommes nous-mêmes vérité, parce que nous sommes dans le Christ, notre chef, de sorte que nous nous « dilatons » jusqu'à plénitude). L'équivalent de cette immanence dans le Christ, c'est de « demeurer », donc de vivre habituellement, « dans son logos », « dans » le vivant message, fontaine de salut, auquel Il nous invite à boire; c'est là « connaître (savoureusement, gustativement) la vérité », en la découvrant en nous; c'est rejoindre le Royaume, la sphère de l'Absolu, de cette liberté plénière que rien de créé ne peut ni nous donner ni nous ravir (Jean, 8 : 31-32). Et, puisque le Verbe est Vérité, métaphysiquemment, par définition, fidèle expression du Père, Vérité de Dieu, nous ne pouvons adorer authentiquement qu'avec Lui, en Lui, par Lui, « en esprit et en vérité » (Jean, 4 : 23), en nous conformant à la nature et à la volonté du Dieu saint. C'est pourquoi le Christ revendique Lui-même, à plusieurs reprises, dans l'Apocalypse et dans les Épîtres johanniques, ce titre de « témoin fidèle et vrai », qu'Il associe à celui de « principe (***) de la création de Dieu », parce qu'Il est à la fois, comme Verbe et comme Fils de l'Homme, le seul authentique et parfait témoin - non par ce qu'Il dit seulement, mais surtout par ce qu'Il est, comme on parle, en sciences naturelles, d'un « témoin », qui le serait, quand bien même il s'y refuserait, parce que sa nature même témoigne, parce qu'en lui les « fruits » ne démentent pas l'arbre, - le seul « fidèle » et « vrai » témoin (vrai, parce que fidèle) des vues de Dieu sur Lui-même, sur le monde, et sur l'homme (et, là où il y a devenir, les « vues » deviennent « desseins »). Lui-même éternelle Vérité, Il « est né dans le monde pour (y) rendre témoignage de (cette) Vérité », pour montrer le Fils de Dieu dans la chair (per hominem Christum tendis ad Deum Christum, dit saint Augustin). Et « quiconque est de la vérité prête l'oreille à sa voix » (Jean, 18 : 37)...

      Cette dernière parole pose le problème des deux « familles », que nous examinerons plus loin, à propos de saint Paul. Mais revenons maintenant à la définition du Diable par le Sauveur: la Vérité n'est pas en lui. Cette participation au Verbe, cette réciproque immanence et « demeure » - volontaire chez les créatures responsables - par laquelle nous sommes dans le Verbe, et Lui dresse sa tente en nous (Jean, 1 : 14; *** ** ***), nulle et non avenue, stérile lorsqu'elle n'est pas le fruit de l'obéissance et de l'amour, Satan s'y refuse. Remarquez l'antithèse: la vérité n'est pas en lui, n'a pas trouvé ou gardé place en lui; il n'a pas voulu devenir vérité, se faire vérité, « diminuer pour qu'elle croîsse », facere veritatem, ou, dirait Paul, **** (parce que l'orgueil a desséché chez lui l'***). Et, parce que « la vérité n'est pas en lui », comme source intime jaillissant jusqu'en l'éternelle vie, lui, à son tour, a été incapable de « tenir bon dans la vérité », comme atmosphère, ambiance de grâce, biosphère surnaturelle (« Jésus-Christ, disait Bérulle, est le véritable monde où nous vivons »).

      Or, si le Verbe nous apporte la vérité parce qu'Il est Lumière, nous Lui devons la grâce parce qu'Il est Vie (Jean, 1 : 17, puis 14, puis 4). Dans l'immobile et parfaite plénitude de son être éternel, les créatures possèdent, « avant » tous les « éons »- comme l'homme, son élection surnaturelle (Éph., 1 : 4) - le principe de leur dynamisme, de leur finalité, l'universelle entéléchie de leur coexistence harmonieuse et de leur synergie. « Tout ce qui est devenu - ***: l'existence contingente et précaire, mouvement plutôt, aspire à l'être, comme la « forme » d'une flamme ou d'un jet d'eau - en Lui était vie » (version quasi-universelle de Jean, 1 : 3-4 pendant les quatorze premiers siècles). Ce qui met en branle la « masse », secoue l'inertie, remonte la pente de l'entropie: la vie, toutes les créatures la possèdent, toutes en Lui, et, de plus, les « animées », de Lui et par Lui (per ou ***). Mais, chez l'homme, la vie est lumière (Jean, 1 : 4), translucidité, réflexe, clarté tournée vers l'intérieur (satchid, dirait un Hindou). Cette lumière, parce qu'elle est réflexe, parce qu'elle est vie dédoublée, peut se tourner contre la vie. Lorsque vie et lumière vont si bien de pair qu'en fait elles tracent un même sillage, leur correspondance, leur identité fonctionnelle, « économique », s'appelle vérité. Mais le Diable a rejeté la vérité; il est donc antivie, surtout pour ceux chez qui vie = lumière: il est « homicide », dit Jésus.


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4. Satan, « hypostase » du Mensonge


      Chez Satan, la lumière (empruntée) s'insurge contre la vie (reçue), et toutes deux se révoltent contre l'Être: c'est la folie furieuse des transcendantaux. Puisque la vérité, correspondance de la lumière et de la vie, lui paraît attentatoire à l'affirmation de son précieux Moi, cet « antivie » - « homicide » parce que l'homme est la dernière créature spirituelle qu'il puisse encore tenter, pour le rendre semblable à soi, donc pour devenir le père de « toute la famille » infernale, de toute l'antifamille (comparer Éph., 3 : 15), pour régner en contre-Père - cet assassin des hommes « dès le principe », « à partir de son essence » actuelle, de son « idée » empoisonnée, n'est donc pas notre ennemi adventicement, comme l'imaginait le rabbinisme contemporain de Jésus, mais l'Adversaire-né (depuis sa « seconde naissance »). C'est dire, affirme le Sauveur, que le Diable est « menteur » et même « père du mensonge ».

      Il s'agit, en effet, pour le mensonge comme pour la vérité, de valeurs (et contre-valeurs) ontologiques, et pas morales seulement. L'être du Démon, son comportement, son attitude intérieure, la moëlle même de tout ce qu'il est, ment. S'il ment à Ève, c'est pour s'être menti d'abord à soi-même. S'il se regarde dans le miroir de l'esprit, c'est un autre qu'il voit. Il est tout, n'importe quoi, « légion », tout, sauf soi-même: l'Archange pensé, voulu, créé par Yahweh. Le véritable Outis ou « Personne » (cf. Ulysse dans l'Odyssée) c'est lui; car, pour avoir voulu s'affirmer exclusivement, il se voit obligé d'échapper à l'ubiquité de Dieu, présent jusqu'aux enfers (Psaume 138); et, pour jouir d'un être qui ne lui vienne pas de l'Exécré, ce misérable Diable errant vit dans un camouflage perpétuel. Un Frégoli métaphysique... Protée, non par jeu, mais par traque, hallali, misère et fuite éperdue (l'abîme, dit l'Apocalypse, est « sans fond »: il ne cesse d'y choir, indéfiniment). Larvatus prodeo... jouons sur les mots, risquons ce calembour: il promène ses larves; aucune forme de l'être ne peut, chez lui, parvenir à maturité (tout état d'être achevé, ce serait quelque chose de Dieu...)! Il « ment » de tout lui-même; il met un masque à la créature, truque la création, dément Dieu même. L'être comme tel, il le hait: cette stase, cette assise, ce calage tranquille dans le fauteuil du « domicile » ontologique, cette créature paisiblement accoudée à la fenêtre de sa « demeure », cela fait grincer le Vagabond! Le désordre, chaos et malheur des autres, peut-être se dit-il que cela fera passer sa miséreuse bohème, à ses yeux du moins, pour une « autre » espèce d'ordre? Dans les romans policiers de Chesterton, un assassin commet six ou sept meurtres « inutiles », pour dissimuler la portée du « vrai ». Ainsi, la peste cosmique effacera la sienne... Mais ce menteur se dupe lui-même. Car « son fonds », dit encore Jésus, c'est désormais l'illusionnisme, le « mensonge ». Plus d'une fois, le Seigneur oppose l' « arbre » aux « fruits », le « coeur » aux « paroles » qui passent par la bouche, l'état fondamental aux actes transitoires. Chez notre personnage, le mensonge proféré n'est qu'exubération du mensonge invétéré. II*** ***... Dé-greffé du Verbe, il porte, « entée » en lui, la contre-loi, l'anarchie. - « Tel Tu me veux, tel Tu me penses, tel Tu me vois éternellement, tel Tu me considères en ton Verbe, écume-t-il à la Face adorable, mais je rends ta Parole menteuse, ta Volonté sans force, ta Pensée stérile, ta Vision folle, ton Verbe verbiage. Je suis la créature qui T'échappe, qui nie et défie ton universelle étreinte. J'en crève sans fin, mais quelle ivresse! »

      Mais ce mensonge, qu'est-il, sinon, virtuellement, intentionnellement, un meurtre? Qui ment, c'est parce qu'il est incapable de tuer, de supprimer le réel pour lui substituer un « donné » de son cru, c'est-à-dire au fond lui-même. De même que convoiter une femme du regard, c'est déjà la souiller (Matt., 5 : 28), ainsi, placer ses oeufs de coucou dans le nid cosmique, c'est jeter par terre les oisillons de Dieu. Le mensonge est l'assassinat des lâches et des impuissants. Or, puisqu'il est au plus profond de lui-même mensonge, équivoque, faux personnage, quiproquo, substitution ontologique; puisque son état-civil, ou plutôt sa naturalisation - sa désurnaturalisation - comme Satan, c'est d'avoir voulu détruire la création d'abord en sa propre personne, donc Dieu comme Créateur, d'avoir voulu transformer la vérité en mensonge, le Verbe en faux bruit - s'il est Diabolos, le Diffamateur, c'est donc de Dieu d'abord - il est assassin d'intention, assassin « à partir du principe », dit Jésus, de son principe, et, pis encore, du Principe, puisque, vouloir faire mentir le Verbe, c'est vouloir le tuer comme Verbe, comme Parole, comme tout ce qu'Il est de propre, d'essentiellement Soi-même: un Logos qui ne serait plus l'expression fidèle du Père, quel triomphe! Tentative ratée de « verbicide », et, puisque l'homme est l'ombre créée du Verbe, réussite, hélas! De l'homicide.

      Dès lors, quiconque s'attaque au Verbe, est fils du Démon; c'est encore Jésus qui le dit. Ce sont « les enfants du Mauvais », « les fils de la Géhenne »; Jésus proclame et manifeste la vérité, qui vient du Père: les Juifs profèrent des mensonges, issus de leur père (Matt., 13 : 38; 23 : 15; Jean, 8 : 38). Le Verbe, fidèle et vrai témoin du Père, est, pour les siens, comme le fondé de pouvoir de Dieu: les fils du Père sont les siens (Hébr., 2 : 10 , 13). Il est pour eux le Numéro Un, caput et princeps, le commencement, ***. Il l'est par nature, comme Médiateur. Satan, par fonction, nature usurpée, exerce le même rôle vis-à-vis des siens: c'est l'***. Pratiquement, ceux de son royaume ont avec lui des rapports similaires à ceux que nous-mêmes avons avec Dieu notre Père. Ainsi, « qui commet le péché est du Diable, car le Diable pèche à partir du principe » (1 Jean, 3 : 8: parce qu'il « était du Malin, Caïn tua son frère », ibid., 3 : 12). Saint Jean oppose les enfants de Dieu à ceux de Satan (ibid., 3 : 10) : les premiers sont « nés de Dieu » et portent en eux « la semence de Dieu » : « ils ont vaincu Satan, parce que le Verbe de Dieu demeure en eux » (ibid., 2 : 13-14). Cette Semence d'incorruption, allant à la vie éternelle, c'est la « vivante Parole de Dieu » (1 Pierre, 1 : 23). Mais, si « nous sommes de Dieu, le monde entier, lui, est plongé dans le Mauvais » (1 Jean, 5 : 19).

      Tel est le discours que Jésus tient aux Juifs au chapitre VIII de saint Jean. La réponse est digne de la scène: « Et toi, tu es un Samaritain! » (Jean, 8 : 48)... Les Juifs ajoutent, d'ailleurs, par amour de leur sempiternel parallélisme: « Et tu as un démon! » Qu'est-ce à dire, ô exégètes férus d'interprétations obvies, « historiques »? Cette fois, l'Histoire et la Spiritualité vont de pair... S'agit-il, pour les Juifs, de reprocher à Jésus sa nationalité véritable ou supposée? Mais ils venaient, la veille, de Lui cracher au visage son origine supposée galiléenne (Jean, 7 : 52)! Voyons, ces personnages parlaient l'araméen; comment se dit « Samaritain » dans cette langue? Ou bien l'équivalent du grec ***, c'est-à-dire Kouthi, qui veut dire à la fois un habitant de la Samarie et, plus généralement, un hérétique... ou bien Schomroni, fils de Schomron; littéralement, cela signifie aussi Samaritain. Mais Schomron est souvent synonyme d'Asmodée, prince des démons chez les Samaritains (voir Kohut, Jüdische Angelologie und Dämonologie, p. 95). Cette identification se retrouve, par exemple, dans les traités Béreschîth Rab., 36; Yalkouth Schim., 2 : 150 B, sur le chap. XXXI de Job. Dans la Kabbale, Schomron est le père d'Asmodée et identifié à Schammaël ou Satan. Le personnage de Schomron était si connu du populaire qu'on en retrouve des traces dans le Qoran, d'après lequel c'est Schomron (les Targoumîm disent : Schammaël-Satan) qui, au désert, rendit les Juifs idolâtres. Ainsi, les adversaires de Jésus Lui répliquent: « Schomroni! Le fils du Diable, c'est Toi!... » C'est l'équivalent de notre « vous en êtes un autre », et la réplique manifeste un entêtement buté, bouché à l'émeri, stupide autant que farouche, haineux, vraiment démoniaque (perseverare diabolicum).

      Nous retrouverons chez saint Paul le rôle joué par Satan comme prince de ce monde, la notion d'un envoûtement cosmique, avec, en plus, celle d'une contre-partie au Corps mystique; il développe ces aspects « économiques » du Démon, mais laisse dans l'ombre l'étude « métaphysique » de l'Adversaire, à laquelle saint Jean consacre le plus long verset de son Évangile et tout un contexte important, ne consacrant au principat de l'Ennemi que quelques brefs versets, et pour ainsi dire, « en passant ». Le Démon de Paul joue, par ordre d'importance croissante, un rôle eschatologique, mystique, ecclésiologique, cosmique; celui de saint Jean exerce, dans le même crescendo, de gravité, une fonction cosmologique, ecclésiologique, mystique, dont Jean, 8 : 44 nous fournit la clé, qui appartient à l'ontologie surnaturelle, si l'on peut dire.


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5. L' « archonte de ce monde mauvais »


      Un dernier mot sur l'appellation: prince de ce monde, littéralement: le régent, l'ancien, le « chef de file » de ce monde. Jésus n'en a qu'à « cet » univers souillé par la Chute et ses répercussions (l'expression n'a donc rien de gnostique). Mais voici un rapprochement curieux et, croyons-nous, indédit: le Sar-haOlam ou « prince de ce monde » (Yebhamôth, 16 B) est dit aussi, dans le Talmoud - lequel modifie dans un sens antichrétien certaines traditions targoumiques et, par exemple, ne souffle mot de la Memra - « l'Ange de Yahweh » (cf. Exode, 23 : 20), le « Prince de la Face » divine, le « Prince de la Présence » divine: c'est Métatron, qui est aussi l'Homme-Archétype, Adam Qadmon. Il faut choisir: ou la Memra des Targoumîm, ou le Métatron du Talmoud; les Anges reçoivent les commandements divins « en-deçà du Voile »; lui seul, au delà (Chaghigah, 15 A et 16 A; Yebamôth, 16 B; tosephta de Chullin, 60 A). Philon l'identifie à son Logos. Où l'Exode, 24 : 1 et 33 : 21 nous parle de Yahweh, le Talmoud veut qu'on lise Métatron, et l'oppose au Verbe chrétien (Sanhédrin, 38 B). C'est lui qui, du haut d'une montagne, montre à Moïse toutes les richesses de la Palestine (Siphré sur le Deutér., 141 A; cf. Matt., 4 : 8). La Kabbale le qualifie de « petit Dieu », pourvu de sept Noms, comme Yahweh, et partageant sa Majesté suprême. Mais Il n'est expressément pas Médiateur, Sauveur ou Dispensateur de pardon (Sanh., 38 B)! Une seule fois le Targoum du Pseudo-Jonathan le mentionne, à propos de Genèse, 5 : 24 (Métatron a pris Hénoch d'entre les vivants) et l'appelle Prince de ce monde et Grand Scribe. Enfin, plusieurs textes talmoudiques le dénomment l'Adolescent. Nous avons horreur des comparaisons et rapprochements trop faciles auxquels s'est complue l'histoire des religions; mais nous ne pouvons nous empêcher d'être troublés, en notant que, d'une part, dans certaines traditions initiatiques rapportées entre autres par Éliphas Lévi, le Démon apparaît comme le Grand Scribe universel, le Grand Agent cosmique qui « clicherait » les événements (l'Akascha de l'ésotérisme hindou), tandis que, précisément, de nombreuses sectes secrètes, en Occident comme en Orient (« Polaires », Rose-Croix de toutes obédiences, Théosophistes, Martinistes depuis Saint-Yves d'Alveydre, épigones et disciples se réclament de Lopoukhine (le « Sénateur » des Soirées de Saint Pétersbourg), d'Eckartshausen, de « Sédir » (Y. Leloup), voire... d'Anne-Catherine Emmerich (sic), Bâbistes et, surtout, affiliés de l'Agartha.), professent toutes, avec des variantes superficielles, un fonds commun de croyances (« métaphysiquement » présentées chez René Guénon, cf. Le Roi du Monde) sur: l'origine commune des religions et des traditions initiatiques, dont les premières ne seraient que des déviations exotériques; la flamme de cette « sagesse » allumée sur terre par les « Seigneurs du feu » (Rose-Croix), les « Maharischis » ou Grands Sages (Agartha), les Pratyéka-Bouddhas (Tantrisme thibétain), au nombre de trois, cinq ou sept, d'après des darçanas d'ailleurs complémentaires, et « descendus » de la planète Vénus (ou Lucifer); la perpétuité, depuis lors, d'un grand centre initiatique planétaire, d'où proviendraient tous les mouvements « spirituels » au cours de l'Histoire: les fondateurs primitifs, passés au delà du « plan » humain, « adombreraient » leurs agents et successeurs ou mandataires, à cheval, eux, sur les conditions humaine et supra-humaine, et régis par la Manou pour les uns, l' « Esprit de la terre » pour les autres, le « Roi du monde » pour les traditions agarthiques dont F. Ossendowski recueillit quelques échos déformés, le Grand Scribe, le Logos de la terre, le Perpétuel Adolescent ou Sanâtana Koumâra, le « plus vieil Esprit du système solaire », le Brahmâtma de Saint-Yves d'Alveydre (suivant les divers enseignements initiatiques qu'il nous a été donné, au cours d'un contact de 35 années, d'aborder et parfois pénétrer). Rappelons ici que, dans le Talmoud, l'Adolescent, le Grand Scribe, le Prince ou Roi de ce monde, sont les titres que porte ce Métatron, que le dit Talmoud substitue à la Parole de Dieu ou Memra des Targoumîm, et, dans un passage, oppose en qualité de « petit Dieu » - voir, dans le Prologue de Faust, le kleiner Gott der Welt - au Verbe chrétien, lorsque le Rabbin Idith annonce fièrement, à un disciple du Christ, à propos d'Exode, 24 : 1 et 33 : 21, que Métatron, Image et Face de Yahweh, ne se soucie ni de sauver les hommes, ni d'intercéder pour eux auprès de Dieu, ni de pardonner les péchés, puisqu'il en est, aussi bien, incapable; bien plus, il est parfois lui-même pécheur, au point qu'un jour, sur l'ordre de Yahweh, il a reçu, d'un simple Ange, soixante coups de lanière enflammée (Sanhédrin, 38 B; Chaghigah, 15 A et B)! (Après son curieux retour au Christianisme, Sédir » (Y. Leloup) maintenait l'existence de deux hiérarchies rivales: celle, toute luciférienne, du « Roi du monde » (voir plus haut); celle, d'origine « christique », du « Seigneur de la terre » (cf. Zach., 4 : 14 et le contexte précédent), sorte de « succession apostolique » régissant l' « Église intérieure » et provenant de l'évangéliste Jean (cf. certaines allusions dans LOPOUKHINE, Considérations sur l'Église intérieure, et, semble-t-il, dans la préface donnée à ses Maximes des Saints par Fénelon, ami d'ésotéristes comme Ramsay, et dont il serait très intéressant de rechercher ses accointances avec les milieux auxquels J. de Maistre a dû, plus tard, son catholicisme à la sauce orphique (cf. le Joseph de Maistre mystique de Dermenghem).).

      On s'en voudrait d'insister trop sur ces curieuses coïncidences; mais, d'autre part, il serait, ce nous semble, imprudent, s'agissant de celui que saint Paul appelle « le dieu de ce monde » (2 Cor., 4 : 4), de les passer sous silence. L'Apôtre et saint Jean signalent, comme leur Maître, que Satan cherche surtout le secret, les ténèbres propices, pour y faire mijoter d'obscures cuistances pleines de trouble, d'équivoque et de trompe-l'oeil. La plus urgente besogne du Chrétien renseigné consiste donc à « désocculter » ses mystères.


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C. - CHEZ SAINT PAUL


1. Le « dieu de cet éon-ci »


      (A propos d' « éons », « Matgioï » (A. de pouvourville), écrit dans La Voie métaphysique (2è éd., Paris, 1936), page 126: « En disant que l'espèce (humaine) est au cycle (= éon) ce que l'individu est à l'espèce, nous montrons etc... L'étude de l'espèce, enserrée entre l'étude expérimentale des individus qui la composent et l'étude métaphysique du cycle de modifications (= éon) auquelle elle appartient, etc. L'espèce humaine est un « moment » du cycle; l'individu est un moment de l'espèce. » On voudra bien se reporter aussi à l'excellente définition de l'éon dans Le Signe du Temple, cet admirable opuscule du R. P. Daniélou.)


      Nous commencerons par laisser, le plus possible, parler l'Apôtre lui-même. Pour lui, **' *** ****... faisons, comme lui, une parenthèse: le ** ou ** per néotestamentaire, généralement traduit « par », n'exprime par l'agence, ni même l'instrumentalité passive, celle d'un outil, par exemple, mais le passage, l' « à travers », le truchement, l'intermédiaire: on passe « par » la Belgique, pour se rendre de France en Hollande. Toutes nos prières s'adressent, de la sorte, au Père, per Dominum nostrum jesum Christum. Et le Médiateur apparaît comme un no-man's land, ou plutôt comme un God's-and-Man's-land - la « Terre des Vivants », la Terre « par » où se donne la Vie - un Béthel personnel et Lui-même vivant (Genèse, 28 : 17; cf. Jean, 5 : 26). Ce ** implique une osmose, donc une symbiose, une prise de contact intime: en Jésus-Christ, la nature divine et l'humaine consomment leur hyménée (Psaume 84 : 11-12). La fameuse expression paulinienne « dans le Christ Jésus », qui signifie cette stase d'immanence réciproque, est possible en vertu d'un premier « par » - Dieu Se donnant à nous, nous communiquant sa nature, comme une semence de vie surnaturelle, en Jésus-Christ (Jean, 12 : 25; 1 Pierre, 1 : 23; 2 Pierre, 1 : 4) - et rend à son tour possible le second « par » - l'homme, cette fois, sanctifié dans le Christ (Jean, 17 : 19), dans la vérité de sa première, éternelle, authentique nature (ibid.), et retournant avec le Christ, en Lui, « par Lui » (comme s'exprime la fin du Canon), auprès du Père (Jean, 13 : 1; 16 : 28). Dans les pages suivantes, chaque fois que nous mettrons par entre guillemets ou en italiques, c'est qu'il a ce sens particulièrement néotestamentaire de « passage à travers », d'intermédiaire.

      « Ainsi donc, par un seul homme, le Péché est entré dans le monde » (Rom. 5 : 12). Paul emploie le mot péché, en grec ***, tantôt sans l'article défini (par ex. Rom., 14 : 23; Gal., 2 : 17), tantôt précédé de * : en général, *** sans * signifie soit un acte épisodique de nature peccamineuse, soit un état général de péché, pris, non pas en soi, mais en tant qu'il affecte et qualifie un homme; tandis qu'avec *, nous avons affaire au péché pris en lui-même, comme personnalisé, considéré comme une force indépendante, se frayant une route dans le monde et y réalisant son propre destin. Y a-t-il plus encore dans * ***? C'est ce que nous verrons plus loin... « Et, continue l'Apôtre, la mort a passé dans tous les hommes, puisque (en l'homme intermédiaire, en l'homme « entonnoir ») tous ont péché »: l'eau vient par un tuyau central empoisonné, toute la canalisation ne charriera donc qu'une onde mortelle. Le Péché fait, comme un personnage de théâtre, son entrée (***), et la mort suit, dans son sillage; mais elle, à son tour, s'infiltre et se faufile (***) de tous côtés, comme un fleuve unique, en cas d'inondation, se répand de toutes parts. Tous pèchent anticipativement, inchoativement, en Adam (cf. 1 Cor., 15 : 21-23); pour devenir plus tard, chacun pour son compte, pécheurs en vertu de la nature héritée d'Adam.



      Donc, « tous les hommes sont morts » ** ** ** *** (notez les deux articles définis) « à cause, en vertu de la transgression d'un seul »; de même, « la grâce de Dieu et le don (de « justice » ou nature divine, cf. verset 17) qu'elle nous fait, (don) provenant d'un seul homme, Jésus-Christ, ont surabondé dans la masse » des hommes. Nous ne commenterons pas ici ces versets, sauf pour ce qui peut nous fournir des lumières sur le problème de Satan... « Le jugement (porté) à cause d'un seul (homme) (a résulté) en condamnation ». C'est dire qu' « à cause de la transgression d'un seul, la Mort règne, depuis lors, par ce seul-là »; son empire, son royaume ne s'exerce pas, ne se maintient pas, ne se répand pas, par cet «homme considéré comme agent, mais, au moment de la Chute, c'est « à travers » cet homme que la Mort (spirituelle, par rapport à Dieu), donc le Péché, a désormais établi son propre royaume. Adam n'a été que l'instrument, la dupe du Péché, et a tiré pour lui « les marrons du feu ».

      « Ainsi, à travers une seule faute, (le jugement a résulté) en condamnation pour tous les hommes... Par la désobéissance d'un seul, tous ont été constitués pécheurs ». Au verset 17, Paul met en opposition les deux royaumes: celui de la mort, où commande et règne le Péché, s'est réalisé par le truchement du premier Adam; celui de la vie, où règne et commande Dieu, s'est réalisé par la médiation du Christ, Nouvel Adam. Si « le règne du Péché aboutit à la Mort, le règne de la Grâce, en réalisant en nous la justice divine, en épanouissant en nous la nature de Dieu, aboutit à la Vie éternelle par Jésus-Christ, notre Seigneur » (Rom., 5 : 21). Le parallèle est rigoureux: le genre humain tout entier doit sa chute à ses origines; frères d'Adam par la commune nature, ses fils par la génération, nous partageons sa nature comme frères et l'héritons de lui comme fils; de même, l'humanité tout entière doit sa restauration - offerte, accordée, inoculée - à sa régénération par le Nouvel Adam, dont nous sommes à la fois, d'après l'Épître aux Hébreux par exemple, les fils et les frères. Fait à l'image de Dieu et pour épanouir en soi la ressemblance divine (Gen., 1 : 26), Adam déchu engendre une humanité faite à la ressemblance (morbide) de son père et pour qu'en elle revive un jour, dans sa splendeur et pureté première, l'image qu'il a souillée (ibid., 5 : 3). On sait combien l'Apôtre était nourri des Livres sapientiaux. Ce péché qui « entre dans le monde » comme un personnage dramatique entre en scène, peut-être en a-t-il trouvé la première idée dans la Sagesse? - « Dieu n'a pas fait la Mort; la perte des vivants ne Lui cause aucune joie. Il a créé toutes choses pour la vie; toutes les créatures du monde, Il les a faites saintes et salutaires. En elles-mêmes, aucun principe de corruption; la Mort n'a pas d'empire sur elles, (telles qu'Il les a créées). Car la justice (de Dieu, la nature divine) infuse l'immortalité... Oui, Dieu avait créé l'homme pour l'immortalité, à l'image de sa propre nature éternelle. Mais, par le canal de l'envie du Diable, la Mort est entrée dans le monde; ils en feront l'expérience, ceux qui lui appartiennent », ceux qui sont « du Malin », comme disent les Épîtres johanniques (Sagesse, 1 : 13-15; 2 : 23-24).

      Schammaël-Satan, « l'Ange de la Mort », le Mal objectivé, le Mauvais, le Péché, s'est donc servi d'Adam pour corrompre le genre humain tout entier: « C'est par la tête que pourrit le poisson », dit le proverbe russe. Chacun de nous peut et doit avouer: « Je suis né dans l'iniquité, ma mère m'a conçu dans le péché » (Psaume 50 : 7). Mais, Dieu merci, « le Christ ressuscité des morts est les prémices de ceux qui se sont endormis »; de sorte que, « si la mort est venue par voie d'homme (**'****), par voie d'homme aussi la résurrection des morts. De même, en effet, qu'en Adam tous meurent, ainsi en Christ tous seront vivifiés; chacun, toutefois, dans la catégorie qui lui est propre: comme prémices, le Christ; ensuite, ceux du Christ », ceux qui Lui appartiennent (1 Cor., 15 : 20-23). On remarquera le rigoureux parallélisme de l'en Christ et de l'en Adam: *** ***... Tout ce que peut connoter d'inhabitation, d'immanence réciproques, de « greffe » et d'enracinement, d'appartenance organique et de symbiose et dépendance vitales, la fameuse expression paulinienne in Christo Jesu, nous avons le droit de l'affirmer, analogiquement, non pas équivoquement, de l'expression ici parallèle in Adam. Ce que saint Paul professe, quant aux rapports avec le Christ de ceux qui sont « du Christ » (dès lors qu'ils sont « dans » le Christ; ses fils, parce que ses connaturels gratuits, parce que ses frères par miséricorde: cf. Hébr., 2 : 10, 13, 17), qu'est-ce qui nous interdit d'admettre, devant l'évidence obvie des textes, qu'il le pense aussi des relations entre le Diable, l'Esprit du mal, le Péché (* ***), et ceux qui, parallèlement aux ** X****, sont « du Diable », « du Malin », comme dit saint Jean, qui classe catégoriquement les hommes en « enfants de Dieu » et « enfants du Diable » (1 Jean, 3 : 8, 10, 12). « Tous meurent en Adam, exactement comme tous revivent en Christ »: l'Adam Nouveau, chef, source, fondateur de l'humanité régénérée, lui transmet, avec la communication de sa nature humaine unie à sa divine, les deux dans l'unité parfaite de sa Personne, une « semence incorruptible » de « vie éternelle », comme dit saint Pierre, une participation à son propre mode d'existence à la fois sur deux plans: humain et divin (ainsi, quand souffle une Brise puissante au large de l'Argentine, les eaux de l'Amazone, qui se déversent dans l'Atlantique sans se confondre avec lui, coulent au même rythme, à la même vitesse et dans la même direction que celles de l'Océan). Membres du Corps mystique qui dilate, épanouit, répand et communique le Ressuscité, qui fait sa gloire (1 Cor., 11 : 3, 7), nous sommes promis à cette Résurrection que, déjà, nous possédons en gage, en amorce, dans ce Christ glorifié (Éph., 2 : 6; Col., 3 : 1). Mais de quel droit tiendrons-nous les paroles de Paul pour réalistes, indicatives de faits authentiques, lorsqu'il s'agit du Second Adam, et pour métaphoriques, significatives de rien, lorsque, dans la même phrase, et après un *** *** destiné à fixer notre attention sur la rigueur du parallèle, l'Apôtre parle du Premier Adam? Saint Paul verrait-il le Christ « mis en balance » avec une abstraction?... Donc, « en Adam » tous meurent, parce qu'ils ont hérité de lui, non son originelle nature immortelle, qu'il a dédaignée et rejetée, mais sa nature déchue, mortelle, celle que, dans sa proclamation d'indépendance, il a choisie, voulue sienne. Nous avons donc « en » notre premier père: greffe, enracinement, appartenance au même Corps, dont il semble bien que saint Paul ait fait mention. Mais continuons la lecture de l'Épître aux Romains...


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2. Le Contre-Corps mystique


      Le chapitre VI de cette même Épître aux Romains introduit dans la démonstration paulinienne une notion nouvelle, un terme nouveau de sa dialectique. Si, dit l'Apôtre, au lieu de rester inertes, voir même de nous désintégrer, comme des cadavres spirituels (2 Cor., 4 : 16), comme des peaux de serpent rejetées périodiquement, ou comme le chaume des toits « qui sèche avant qu'on ne l'arrache » (Psaume 128 : 5-6), nous « poussons avec le Christ comme une seule plante, greffés que nous sommes sur Lui par la ressemblance de sa mort », effectuée en nous par le Baptême (cette mort est décidément vivifiante!), à plus forte raison « serons-nous (participants) de sa résurrection ». Et nous saurons alors ceci: c'est que « le Vieil Homme de nous autres est cocrucifiés avec le Christ, afin que soit détruit le Corps du péché (** *** THE *** = le Corps de ce Personnage appelé ici, en mode personnel, le Péché), de sorte que désormais nous ne soyons plus asservis à ce Péché ». Si nous sommes plusieurs, dira Paul à propos de l'Eucharistie et de la communion dans le Christ - qu'il oppose à la communion démoniaque, à la symbiose des hommes avec le Diable (per Adam, ce serait le cas de le dire! cf. 1 Cor., 10 : 16-21) - nous ne formons cependant qu'un seul Corps (toujours le parallélisme entre les deux Royaumes)... Ici, nous, tous ensemble, devons voir que le Vieil Homme de tous est crucifié, pour que le Corps du Péché soit détruit, ce qui mettra fin à notre esclavage vis-à-vis du Péché. Le Vieil Homme, c'est le « premier Adam, terrestre »; Paul l'oppose à l'Homme Nouveau, au « nouvel Adam, céleste ». Cela fait deux archétypes: les uns ressemblent au premier, ils portent en eux « son image », le reproduisent, lui font écho; les autres réverbèrent le second, portent en eux, imprimé dans leur être, son effigie, son empreinte (1 Cor., 15 : 45-49). Les uns sont configurés à l'image du fils déchu (Luc, 3 : 38); les autres deviennent conformes à l'image du Fils « véritable et fidèle » (Rom., 8 : 29; Apoc., 3 : 14). De même que les uns ne vivent plus, mais le Christ en eux, ainsi, pour les autres, c'est le Premier Adam qui vit en eux (cf. Gal., 2 : 20). Les premiers ont « dépouillé », comme le serpent se défait de sa vieille peau, « à propos de leur vie passée, le Vieil Homme, corrompu par la concupiscence honteuse » (de l'Éden, depuis lors perpétuée dans l'espèce), pour « revêtir l'Homme nouveau, créé d'après Dieu en justice et sainteté de vérité » (Éph., 4 : 22-24). Peut-être le parallélisme *** ** *** *** - *** *** **** *** **** - *** *** est-il voulu: le Vieil Homme se réfère à la « vie passée », à l'injustice, à la nature pécheresse et déchue; la corruption, la mortalité du Vieil Homme, à ses concupiscences (1 Jean en compte trois fondamentales, qu'on pourrait opposer aux trois vertus théologales); l'Homme Nouveau, à Dieu son modèle. Les Chrétiens, donc, « dépouillent le Vieil Homme, avec ses oeuvres, et revêtent l'Homme Nouveau, qui se renouvelle sans cesse (cf. 2 Cor., 4 : 16), en (développant en soi l'épignose, la science contemplative, qui doit déboucher un jour sur la vision béatifique, dont en augmentant en) superscience, à l'image de Celui qui l'a créé » (Col., 3 : 9-10; cf. 1 Jean, 3 : 2). En cet Homme Nouveau, « il n'y a plus ni Grec, ni Juif, ni Barbare ni Scythe, ni esclave ni homme libre, mais le Christ, (qui est) tout en tous » (ibid., 3 : 11). Ce caractère d'universelle sythétisation, nous le retrouvons dans un texte analogue, où, par le Baptême, c'est nommément le Christ qui est revêtu: tous « en » Lui baptisés, ne sont « en » Lui qu'une seule personne: ** (Gal., 3 : 27-28). Il est donc un Corps du Christ, aux membres nombreux; et un Corps de « l'Homme terrestre », auquel nous devons mourir si nous en sommes les « membres » (Col., 3 : 5). Aujourd'hui encore, le rituel anglican du Baptême comporte cette significative prière, la première des brèves oraisons qui suivent l'interrogatoire du catéchumène: « Accorde, ô Dieu de miséricorde, qu'en cet enfant le Vieil Adam soit enseveli, de telle façon que l'Homme Nouveau puisse naître en lui; amen ».

      De ce Corps en quelque sorte antimystique (Cf. l'Excursus I sur « l'autre Corps mystique ».), il nous faut « faire mourir les oeuvres » (Rom., 8, 13); c'est lui tout entier, « le Corps de la Chair » (Col., 2 : 11), qu'il nous faut dépouiller, le Corps ou l'organisme au sein duquel se transmet, de membre en membre, cette nature déchue que Paul appelle « la Chair », le « Corps de notre humiliation » (Phil., 3 : 21), que le Christ, lorsqu'Il remettra toutes choses à son Père pour que « Dieu soit tout en tous », aura métamorphosé au point de le rendre conforme à ce *** X*** dans lequel Il trouve sa gloire et sa plénitude (Éph., 1 : 23). Nous voici armés pour continuer notre lecture de Romains, 6. Plus que jamais, derrière le drame humain de Chute et de Salut qu'esquisse saint Paul, derrière les deux acteurs principaux, le Vieil et le Nouvel Adam, chacun d'eux tête d'un organisme auquel il infuse sa vie et sa nature, se dessinent ou se devinent deux grandes ombres: Dieu et Satan.

      Donc, jusqu'à présent, nous formions tous ensemble, en tant qu' « enfants de la colère », un corps où se perpétuait le péché. Mais ce péché, avec une initiale minuscule, conçu comme un état qui se propage et se transmet, comme une nature, c'est la ***, le caractère essentiellement distinctif de ce Vieil Homme, de ce premier Adam, tête et corps, chef et membres, qui se trouve avoir, en l'époux d'Ève, l'initiateur de sa perte (comme le Corps mystique possède, dans le Christ Jésus, celui de son salut; cf. Hébr., 2 : 10), et dans tous les fils d'Adam, les héritiers de cette malédiction, qui n'ont pas renoncé à la succession de leur ancêtre. Dans ce parallèle, où le Nouvel Adam abandonne sa nature humaine à l'Esprit de Vérité, de sorte qu'elle coïncide avec la divine, le Vieil Homme, lui, « marche d'après l'Esprit qui agit dans les fils de la désobéissance » (Eph., 2 : 2, texte que nous réexaminerons plus loin). Or, il ne faut plus que « le Péché règne encore en notre Corps mortel », en ce Corps qui transmet à ses membres la mort. Aux concupiscences qui l'agitent en guise de vitalité, cessons d'obéir. Mortifions, réduisons à la disparition, à l'anéantissement, les « membres » que le « Corps du Péché » possède, répandus « à la surface de la terre » (Col., 3 : 5), puisqu'il nous faut « détruire ce Corps » (Rom., 6, 6), qui ne ressuscitera pas, lui, trois jours après! Ces membres, ne les livrons plus en esclavage « au Péché, comme des instruments d'iniquité ». Cette dernière expression nous rappelle la définition de l'esclave en Droit romain: servus non tam vilis quam nullus, instrumenti genus vocale. Nous qui sommes passés de la Mort à la Vie, de la « puissance de ténèbre » (dite aussi « monde des ténèbres »), à l' « admirable Lumière » de Dieu (qui est le Christ), de la « puissance de Satan à Dieu », c'est-à-dire « dans le royaume de son Fils bien-aimé » (Luc, 22 : 53; Jean, 19 : 11; Actes, 26 : 18; Éph., 6 : 12; Col., 1 : 11; 1 Pierre, 2 : 9; cf. 1 Jean, 2 : 8), « parce que Celui qui est en nous est plus grand que celui qui est dans le monde », et en qui, par une réciproque immanence, « le monde est tout entier plongé » (1 Jean, 4 : 4; 5 : 9), « le Péché perdra sur nous sa seigneurie » (chez Paul, les mots apparentés à *** - ici, *** - font presque toujours allusion au Christ, fût-ce pour exprimer l'antagonisme); nous devons « nous donner intégralement à Dieu, comme vivants, de morts que nous étions, et offrir à Dieu nos membres », ces « membres » du Corps que nous sommes nous-mêmes, « en guise d'instruments opérant la justice » (Rom., 6 : 12-14). « Instruments d'iniquité » parce que « membres du Corps du Péché », devenons « instruments de justice », de la nature divine, parce que désormais, « membres » du « Corps du Christ ».


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3. « Salaire » et « don »


      On sait que, dans le monde antique, qui contractait un dette sans pouvoir la payer, devenait l'esclave de son créancier. Adam, c'est-à-dire l'homme, tout l'homme, et tout homme - saint Grégoire de Nysse a, sur cette autonomase, des pages lumineuses - Adam, donc, a « joué » et perdu. Son enjeu, c'est lui-même. Donc, nous. L'esclave n'existe plus: c'est son maître qui lui sert de volonté, de conscience, d'âme; ce n'est p lus lui qui vit, mais son maître en lui. C'est le cas du Chrétien (Gal., 2 : 20). Affranchi du péché, il est devenu l'esclave de la justice: ici, « justice », (au sens biblique de nature divine) est opposée à « péché », au sens de la nature souillée. En fait, on est l'esclave du Péché pour la Mort, ou de l'Obéissance pour la Vie, c'est-à-dire pour la Jusctice (Rom., 6 : 16-18). Et cette Obéissance se trouve identifiée à Celui qui l'incarne, qui possède tout son être divin et humain ad Deum, et dont la plus essentielle nourriture est de « faire la volonté du Père ». Au cours de huit versets, Paul met en balance l' « esclavage du Péché » et l' « esclavage de Dieu », pour conclure: « Le salaire du Péché », celui que paie ce maître de maison, « c'est la Mort » - « c'est par l'envie du Diable que la Mort est entrée dans le monde » (Sagesse, 2 : 24) - le salaire, payé en échange du droit d'aînesse, le plat de potage dont Essaü rassasia goulûment sa grossière fringale, le Péché nous le verse sans barguigner: c'est la Mort. Tandis que « le don (= gratuit) de Dieu est la vie éternelle par Jésus-Christ, notre Seigneur » (Rom., 6 : 23). Dieu nous donne, pour rire, par amour et miséricorde purement gratuits, la vie éternelle, que nous trouvons en Jésus-Christ. Le Péché, celui qui est péché, en qui le Mal trouve quasiment son hypostase, paie, lui, très ponctuellement la rémunération convenable en l'occurrence. Mais Adam, dont il règle le compte, nous « endosse » son « effet ».

      Comme on voit, les deux Royaumes ou Puissances (Col., 1 : 13) ont leur organisme social ou Corps, avec ses membres, avec sa tête, d'où la vie commune se répand jusqu'en la plus infime cellule, avec leur roi, agissant sur le « corps » par son médiateur: l'un par Jésus-Christ, Dieu qui S'est fait Homme; l'autre par Adam, qui tenta de se faire dieu. Ici, règne Dieu; là, le « Péché ». Mais ce dernier, s'il est par excellence l'Adversaire, en hébreu Satan, encore faut-il qu'il trouve, pour se manifester, pour pouvoir exhiber sa nature d'Antagoniste, non pas une « porte ouverte » - qu'enfoncerait-il? - mais un mur granitique. Là, sa rage, sa force et sa ruse pourront se donner libre cours; cette fois, il pourra se déchaîner: le jeu vaudra la chandelle! C'est pourquoi l'Apôtre écrit: « Le Péché, je ne l'ai connu que par la Loi » divine; c'est « à travers elle », presque « en » elle, que j'ai pu le discerner: il est la contre-Loi. Exemple: la concupiscence, la libido. La Loi me dit: « Tu ne convoiteras point ». Ici, le langage métaphorique de l'Apôtre devient inouï... si l'on estime que Paul parle en réaliste lorsqu'il s'agit du Christ, mais en poète, en fabulateur, en Mallarmé biblique lorsqu'il s'agit du Diable. Nous n'aurions pas la folie de présenter notre interprétation comme infaillible; loin de là. Nous disons simplement qu'elle est tout aussi légitime que l'autre. Nous croyons que saint Paul a bourré d'allusions ses Épîtres, que chaque mot peut se prêter à d'utiles investigations, qu'il « prend son bien où il le trouve », utilisant à tout instant des notions courantes parmi les intellectuels et les dogmatisants de son époque. Il n'est pas sans intérêt de savoir le sens qu'il pouvait attacher à des mots comme ****, ***, ***, etc. Ici, l'on se demande si d'aucuns ont si bien pénétré les arcanes de sa pensée qu'ils peuvent déterminer quand il y a chez lui réalisme, et quand métaphore. N'arrive-t-il pas, parfois, que l'interprétation, voire même la traduction d'un texte, soit complètement tourneboulée, parce que l'exégète, apparemment incapable de saisir telles notions théologiques ou de sympathiser avec elles, a jugé plus sûr de modifier le texte? Voyez, par exemple, la traduction de *** dans Éph., 1 : 23 (Vulgate: adimpletur; Cornelius a Lapide cite toutes les opinions des Pères sur ce passif; chez Crampon: remplit). Cela dit, revenons à notre sujet central.


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4. « LE Péché » = Quelqu'un


      Saint Paul n'aurait donc rien su de la concupiscence, il ne se serait pas rendu compte de son empire sur lui, si la Loi, c'est-à-dire la Parole de Dieu, n'avait proclamé: « Tu ne convoiteras pas ». Cette concupiscence est l'envie, le désir, le prurit de faire ce qui est défendu, peu importe sur quoi porte l'interdit. « Mais le Péché, s'emparant de l'occasion grâce au commandement » divin, « par » lui, par son truchement - le dit commandement faisant, malgré lui, les affaires du Péché - « celui-ci, donc, a opéré en moi son plein de concupiscence » (Rom., 7 : 8). Derechef, comme dans Rom., 6 : 6, le Péché - avec l'article *, qui met l'accent sur l'affirmation du caractère personnel: comme dans * *** - est ici présenté comme une individualité tentatrice, faisant flèche de tout bois pour désorienter et désorbiter l'homme, pour lui faire trouver une saveur toute spéciale, unique, à l'interdit. On se rappelle la Napolitaine dont parle Jules Lemaître: « Comment trouvez-vous votre sorbet? » - « Bon. Mais il serait meilleur si c'était un péché ». Il y a, dans la transgression, un élément de découverte, de risque et de conquête; moi qui viole la Loi, je suis, au moins virtuellement, intentionnellement, plus fort, plus grand que la Loi, que le Législateur: comme une monstrueuse cellule, j'étends mes pseudopodes, j'englobe, j'avale et m'incorpore la Loi, l'auteur de la Loi, les sujets de la Loi; je dépasse tout cela, ma transcendance me rend incommensurable à tout ce fretin. Plus je me bourre le crâne - parce qu'enfin Nietzsche, Gide et les homoncules au nez grave du matérialisme dialectique sont à la merci d'une constipation récalcitrante - plus je chevauche ma jument de transgresseur victorieux et glorieux, et plus, en réalité, « quand je me crois riche », dilaté- alors que je ne suis qu'enflé (Car il est des Oedèmes spirituels, symptomatiques d'une avitaminose et « misère » de l'âme.) - « à l'abri de tout besoin, je suis, à mon insu, malheureux, miséreux, indigent, aveugle et nu » (Apoc., 3 : 17). Mais le grand Prestidigitateur allume de toutes parts des phosphorescences qui m'égarent: il est la fausse Lumière du monde. Depuis la Chute, il est en nous latent, il dort et couvre sous la cendre. Ce qui le ranime, le réveille, agit sur lui comme le drap rouge sur le taureau, c'est la Loi. Écoutons l'Apôtre: « Je vivais sans la Loi; or, sans la Loi, pas de péché »; ici, nous avons *** sans l'article: c'est l'acte délictueux, sans plus. « Mais voici venir le commandement, le Péché revit, et moi je meurs ». Ainsi, « le Péché, saisissant l'occasion offerte par le commandement, m'a séduit et, par lui (« à travers » ce commandement) m'a tué » en ce qui concerne la vie d'union à Dieu, la seule vraie vie. Le verbe que nous traduisons par séduit figure dans la version des Septante (***), qui le met sur les lèvres d'Ève: « Le Serpent m'a séduite et j'ai mangé » (Gen., 3 : 13). L'Apôtre applique au Péché le vocabulaire que la Genèse applique au Serpent. Mais pourquoi ce personnage s'est-il emparé de la Loi sainte, pour la souiller, pour en abuser, pour perpétuer son sacrilège: se servir du précepte divin pour faire transgresser l'homme? Saint Paul répond: « Le Péché (l'a fait), afin qu'il se manifestât (comme) Péché, du fait (même) qu'il opérait en moi la mort par le canal de ce qui est bon, en sorte que, par le moyen du commandement, il allât jusqu'au bout de sa virulence pécheresse », comme toute force, comprimée, retenue par un obstacle, gagne, du coup, en violence ultérieure (Rom., 7 : 13). Le fait que le Péché peut souiller, rendre « objectivement » nocive, porteuse (elle-même saine) de germes mortels, la Loi de Dieu, démontre à la fois le caractère de malignité, d'hostilité personnelle envers Dieu, qu'il y a dans tout péché, même apparemment, « inoffensif » et la surabondance de la grâce, l'infini et l'inouï de la miséricorde divine (Rom., 5 : 20-21).

      En effet, « si la Loi est spirituelle », céleste et sainte, exprimant Dieu, « moi-même je suis charnel », terrestre et déchu, exprimant l'ennemi de Dieu, puisque je suis « vendu comme un esclave au péché ». Car « ce que j'accomplis, je ne le connais pas », je n'en ai pas l'exacte notion, je suis incapable de me l'expliquer; saint Augustin, se référant au Psaume 1 : 6 (« Yahweh connaît la voie du juste », et nous croyons qu'ici l'on pourrait utilement citer aussi Gal., 4 : 9), donne à *** le sens de « reconnaître », « approuver »... « Ce que je veux, je ne le fais pas; ce que je déteste, je l'accomplis ». Mais, on s'en aperçoit tout de suite, « si ce que je fais, je le hais, (du coup) je concède à la Loi qu'elle est bonne ». Dès lors, ce mal contre lequel je m'insurge, auquel je me refuse, que j'abhorre, si pourtant « je »l'opère, est-ce bien moi? N'y aurait-il pas là comme un cas d'aliénation ontologique, de dépossession et d'usurpation, et, pour tout dire, de substitution?... « Ce n'est donc plus moi qui agis, mais le Péché qui habite en moi » (Rom., 7 : 17), véritable pseudo-Moi parasitaire avide de s'assujettir chaque être humain (2 Tim., 2 : 26). Ou l'on prétendra que saint Paul, et, par son truchement, le Saint-Esprit s'amusent à nous mystifier par de puérils jeux littéraires (prosopopée à travers trois chapitres), de sorte qu'on comprend la répugnance des modernes à lire une Bible qui n'est plus qu'un très vieil album de famille, poussiéreux dossier des « preuves » généralement laissées au rancart; ou bien on lira la Bible avec les yeux des Pères, plus proches que nous des interprétations primitives, avec une foi profonde, sans réserves, d'enfants, après avoir relu les pages célèbres de Newman sur les miracles.

      « Je sais qu'en moi, c'est-à-dire en ma chair, n'habite rien de bon; vouloir (le bien) est à ma portée; mais (le pouvoir de) l'accomplir, je ne (le) trouve pas (en moi) ». La chair, on le sait, c'est, pour saint Paul, même chez l'homme régénéré, cette partie ou phase de notre nature, en tant que Chrétiens, par laquelle nous nous trouvons encore reliés à la Chute: la cicatrice d'Adam. Tel est l' « homme naturel » ou « charnel »; quant à l' « homme spirituel », c'est toute cette face de notre nature par laquelle nous vivons en contact avec le Christ, « Esprit vivificateur » (1 Cor., 15 : 45). Maintenant, se demande Paul, qui suis-je? « Chair » ou « volonté » du bien? « Car le bien que je veux », auquel j'aspire, « je ne le fais pas; mais le mal que je renie, c'est lui que je fais ». Cette volonté qui tend au bien est donc celle d'une nature régénérée, de ce Moi auquel Paul oppose le Péché doué de personnalité; c'est « l'homme intérieur », l' « être intime » du verset 22, qu'attaque, assiège, envahit, ravage et réduit en esclavage la volonté d'un Adversaire: le Péché. Et l'Apôtre insiste, se répète, tant l'idée lui paraît capitale (une simple métaphore, un jeu de littérature, n'est-ce pas?): « Si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fait; c'est le Péché qui habite en moi », qui me possède et m'investit en même temps. Il peut m'asservir, m'opprimer, me faire accomplir toutes ses fantaisies, comme un « sujet » d'hypnotiseur: il n'est, Dieu merci, pas moi, dit l'Apôtre, dont on se demande pourquoi il aurait consacré trois chapitres au développement d'une simple figure de style...

      « Je trouve donc en moi cette loi » - il ne s'agit pas ici de la Loi divine, mais d'une norme objective, expérimentalement consacrée - « quand je veux faire le bien, c'est le mal qui se présente à moi. Au fond de moi-même, en effet, je prends plaisir à la Loi de Dieu; mais je vois une autre Loi dans mes membres, livrant bataille à celle de mon entendement, et qui m'asservit à la Loi du Péché, qui est dans mes membres. Malheureux que je suis! Qui me délivrera de ce Corps de la Mort? » (Rom., 7 : 25)...

      On s'est demandé si l'expression qu'ici nous rendons par « au fond de moi-même » (******* ** ****) - « selon l'homme intérieur », traduit Crampon; mais la Synodale: « dans mon être intime » - se réfère à l' « homme spirituel » (Rom., 8 : 9 sq.), à l' « homme nouveau » (Éph., 2 : 16; 4 : 24), à l' « homme secret du coeur » (1 Pierre, 3 : 4), « transformé ou régi par l'Esprit-Saint qui est en lui », ou, simplement, à l'homme naturel, régi par l'Esprit-Saint qui est en lui », ou, simplement, à l'homme naturel, envisagé, non suivant les catégories de la pensée chrétienne, mais en philosophie « neutre », « dans sa partie la plus noble, l'homme raisonnable, mens, par opposition à l'homme extérieur, à la chair ». Nous citons ici Crampon, qui se prononce pour la seconde solution. Mais, outre que, pour Paul, est « chair » tout ce qui - physique et psychique - est souillé en vertu de la Chute (si bien que le « corps glorieux » des élus n'a rien de commun avec la « chair », alors que l'entendement, mens, peut être soit « de la chair », **** *** ****, « mental », purement « naturel », soit « de l'Esprit », **** *** ****, intelligence spirituelle, faculté de connaître le surnaturel), le fait même que, spontanément, l'esprit humain, l'entendement et la volonté, penchent du côté de Dieu, du Bien, de la Loi, implique qu'il s'agit ici de l'homme régénéré, uni au Christ-Esprit vivificateur et Lui faisant écho: « J'ai plaisir à faire ta volonté, mon Dieu, et ta Loi est au fond de mes entrailles » (Psaume 39 : 8, texte hébreu). C'est donc le Christ qui parle en moi, mais ce Roi, après avoir pénétré jusqu'au coeur même de ma cité intérieure, trouve un usurpateur retranché dans les faubourgs: impossible de gouverner le pays, tant qu'il interceptera les messages du Souverain. Mon entendement - intelligence et volonté - régénéré, a pris parti pour Dieu; mais il est trop faible, après le déséquilibre humain causé par la Chute, pour pouvoir, tout de suite, d'emblée, spontanément, non seulement adhérer de coeur à la Loi, mais en imposer l'obéissance aux « membres », où règne une autre Loi.

      Romains, 7 : 22-23 comporte quatre lois: 1° celle de Dieu, laquelle intériorisée, se présente au fond de moi-même comme loi de mon entendement, laquelle est le n° 2: la Loi de Dieu devient en moi « entendement de l'Esprit », et loi de cet entendement; 3° la Loi du Péché, opposée à celle de Dieu; elle s'exprime en moi par 4° celle de mes membres, comme celle de Dieu se manifeste à moi comme loi de mon entendement. Langage toujours anthropomorphique, analogue à celui dont Paul a précédemment usé pour nous parler du Vieil Homme, du Corps du Péché, des membres de ce Corps, répandus à la surface de la terre (Rom., 6 : 6; col., 3 : 5). Ces membres épars sur tout le globe seraient-ils les bras et les jambes de Paul? Un pied à Rome, une épaule à Bagdad?... C'est là, pourtant qu'on aboutit si l'on ne veut voir, en toute cette affaire, sous le nom de « corps », que la chair et les os composant le phénomène physique de l'Apôtre. Pas plus que, dans ce texte, le *** n'est littéralement, purement et simplement, la faculté mentale, mens, mais représente la nature humaine, sans doute régénérée, spiritualisée, mais telle qu'elle apparaît empiriquement, comme « phénomène », pas plus les ***, les « membres » ne sont les diverses parties d'une carcasse humaine, mais notre humanité, sous son aspect déchu et pécheur. On ne s'étonnerait guère si Paul opposait tout à coup les « membres du Corps mystique » à ceux du « Corps de péché... de mort (à la vraie vie)... d'humiliation (depuis l'Éden) ».

      Nous savons bien que, très souvent, l'Apôtre use du même mot, au cours d'un seul et même développement, en plusieurs acceptions différentes: ***, par exemple dans Romains, 7 : 16 et 7 : 21; ***, dans 1 Cor., 10 : 16 (** *** *** **** = le Pain consacré, eucharistié, le Corps eucharistique du Christ); dans Éph., 4 : 4 et Col., 1 : 18, où le même « corps du Christ » signifie l'Église; enfin, dans Phil., 3 : 21, où, très vraisemblablement, c'est le « domicile céleste », le vecteur individuel de gloire, qui se trouve en jeu (mais comme noyau, centre de gravité, attracteur et coagulateur, autour de soi, du Corps mystique partageant sa gloire). De toute façon, il faut en prendre son parti... et saint Paul avec, comme il est! Ce sont les tendances au mal de notre nature déchue que l'Apôtre qualifie de « loi dans mes membres » (pourquoi mes, sinon parce qu'en tout ce passage, « tout en parlant à la première personne, c'est l'Homme en général qu'il décrit, l'Homme tel que l'a fait sa naissance naturelle »; ainsi parle Crampon, note sur Rom., 7 : 6). C'est l'Homme universel, l'humanité tout entière, prise en bloc: haAdam, qui se trouve ici mise en cause; ses membres, c'est vous et moi... Même régénérés par le Baptême, même après avoir recouvré la justice originelle perdue de par la Chute (Rom., 1 : 17), même après avoir reçu infiniment plus que nous n'avons perdu, et cela « dans » le Christ, même sanctifiés (à l'égal d'un Paul lui-même), nous trouvons en nous des propensions au péché; si nous y cédons, elles passent de la « puissance » à l' « acte » et deviennent d'actuelles, d'effectives transgressions. La lutte contre cette « loi des membres », contre cet impératif catégorique du Mal, à l'oeuvre en chacun des membres du Corps adamique, constitue, en toute vie chrétienne, l'essentiel de son apprentissage et de son entraînement. La victoire est à ceux qui possèdent leur être « en Christ Jésus »...


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5. Deux Royaumes et deux Lois


      On vient de voir comment s'ouvre le chapitre VIII de l'Épître aux Romains. Il enchaîne aussitôt: « La Loi de l'Esprit de Vie (cf. l' « Esprit vivificateur » de 1 Cor., 15 : 45) m'a délivré », moi, l'Homme, « dans le Christ Jésus, de la Loi du Péché, qui mène à la Mort ». Sans doute, la Loi ne pouvait, par elle-même, rien opérer, puisqu'elle ne parvenait à l'homme qu' « à travers » sa « chair », sa nature déchue; de sorte qu'elle perdait toute vigueur, toute force contagieuse et conquérante, au passage ou filtrage. Mais, ce qui était impossible à sa Loi, impersonnelle, dans sa manifestation, reflet seulement et extrinsécité de la Memra, Dieu l'a fait en envoyant son propre Fils dans une « chair », une humanité, « semblable à celle du Péché »: le Verbe éternel prend forme et nous voyons Jésus; de par la Chute, le Péché a, pour ainsi dire, pris forme aussi, et l'on a vu Adam, qui s'est vendu à ce personnage, est devenu son esclave, de sorte que ce n'est plus Adam qui vit, mais en Adam, qu'on voit, le Péché... En guise de sacrifice propiatoire pour le péché - **** *****: cette expression, comme l'hébreu chattath, signifie à la fois « pour le péché » et « sacrifice propitiatoire » (cf. Hébr., 10 : 6, 8, 18; 13 : 11) - en guise, donc d'offrande pour le péché, « Il a condamné le Péché dans la chair », Il en a triomphé dans cette nature qu'Il a voulu partager avec nous, et qui, jusqu'alors était en nous-même l'alliée du Péché, la Cinquième Colonne de Satan (Rom., 8 : 1-3).

      On voit donc s'amorcer, chez saint Paul, une conception des deux Corps mystiques, qui deviendra chez saint Augustin, celle des deux Cités, et chez saint Ignace de Loyola celle des deux Royaumes. Il existe, pour l'Apôtre, parallèlement à cette **** du Saint-Esprit, la symbiose et solidarité vitale qui relie organiquement les membres du *** X*****, une authentique et réelle xo**** démoniaque, au point que les sacrifices païens communiquent, à ceux qui consomment les viandes immolées aux idoles, la vie des Puissances infernales; la Communion eucharistique infuse aux Chrétiens la vie déifiée de leur Seigneur entré dans la gloire (1 Cor., 10 : 20). C'est dire que le Diable régit, en véritable Prince, un empire: celui de la Mort (** *** ** ***). Depuis la Chute, il exerce son pouvoir sur le genre humain, sur cette descendance adamique soumise tout entière à la mort, conséquence et châtiment de la transgression première. Mais le Christ, en mourant, Lui le Serviteur parfaitement obéissant et fidèle, « annule », « énerve » par une sorte d'homéopathie surnaturelle cette mort; sans doute, notre nature mortelle n'entre pas hic et nunc dans la gloire: les individus continuent de mourir, mais la mort n'a plus rien de pénal; elle a perdu son « aiguillon », son caractère de rigueur et de châtiment (Hébr., 2 : 14). Les Dominations et Puissances infernales- que nous retrouverons dans un passage classique de l'Épître aux Éphésiens - le Sauveur les a, par son extrême kénôse et humiliation, par le « dépouillement » qu'Il a opéré de Lui-même, par l'abandon qu'Il a consenti de Soi-même - ******* est au « moyen » - Il les a, dis-je, « livrées à la risée publique, en triomphant d'elles en Lui-même », puisque le combat s'est livré au plus profond de cette nature humaine apparemment semblable à la « chair de péché » (Col., 2 : 15). Toute puissance de sanctification a donc sa source dans l'Agneau (Apoc. 5 : 6), comme toute puissance impure appartient à Satan (Luc, 4 : 6). L'Antéchrist lui-même, que la plupart des hommes prendront pour le Sauveur enfin revenu, opère sa « parousie », non « grâce à l'énergie » du « Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Père de la Gloire » (Éph., 1 : 17, 19), ni davantage « grâce à l'énergie du Seigneur Jésus-Christ » (Phil., 3 : 20-21), laquelle « agit puissamment » dans les fidèles (Col., 1 : 29), ni à celle du Saint-Esprit, mentionnée par Paul en plusieurs passages, mais x**' ***** ** E****, « grâce à l'énergie de Satan », mis une fois de plus en parallèle « économique » et fonctionnel avec le Roi des cieux (2 Tess., 2 : 9). Mais Paul rassure les Thessaloniciens d'un mot qui rappelle la dernière requête du Pater: « Fidèle est le Seigneur, qui vous affermira et vous préservera du Mauvais », *** *** II**** (2 Thess., 3 : 3).


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6. L' « atmosphère spirituelle de perversité »


      Mais le texte que voici va nous mener encore plus loin: « Vous étiez en état de mort - **** ****: vous meniez une existence qui est une mort - par vos transgressions et vos péchés. C'est en tout cela (comme dans une ambiance, un « climat ») que vous marchiez ( = progressiez, agissiez, alliez de l'avant, viviez) autrefois, conformément à l'éon de ce monde, conformément à l'archonte de la puissance de l'air, de cet esprit qui déploie maintenant son énergie dans les fils de la désobéissance » (Éph., 2 : 2). Ce passage mérite quelque glose... L'homme qui n'a pas été régénéré par le Baptême apparaît ici, quant au « plan » de la seule vie qui compte, parce qu'en symbiose avec l'Être, comme un cadavre privé de vie (spirituelle); et cette mort est un état permanent. Ce faisant, nous ne faisions que nous conformer à l'éon de ce monde (« Ne vous conformez pas à cet éon », telle est l'adjuration de Paul dans Rom., 12 : 2). Nous connaissons déjà le sens d' « éon ». Primitivement, c'est un « état de l'être », un « plan » de l'existence universelle; c'est donc l'être, qualifié, déterminé de telle ou telle façon. En un sens, c'est un « royaume », puisque c'est un ensemble complet, un monde, apparemment la totalité de l'être pour ceux qui en font partie. S'il existe, par exemple, des univers à moins ou plus de trois dimensions, ce sont des éons (voir note 2, p. 252); la présence matérielle constitue un éon; de même, la vie. Règnes, donc, et sphères. Dans l'hindouisme kalpas, cycles (qui ne sont pas nécessairement « temporels » et peuvent donc coexister). Les engrenages de « roues », que régissent, chez Ézéchiel, les puissants esprits commis à la diffusion de l'être dans les quatre directions de l'espace - comparer aux quatre Lipikas de certaines traditions hindoues - ces « roues engrenées et d'autres roues », ne seraient-ce pas des éons? Dans une note illuminatrice de son admirable Signe du Temple, le P. Daniélou en a donné la meilleure définition que nous ayons lue. « L'éon de ce monde », c'est à la fois l'âge, dispensation, genre du secteur d'univers où se trouvaient les contemporains de Paul - et il va sans dire que plusieurs éons peuvent s'entrecroiser: l'ère chrétienne fend comme une étrave le « monde sans Dieu » d'Éph., 2 : 12; tout autour, l'onde se referme - et l'esprit qui meut cette masse, qui lui imprime son orientation fondamentale, qui l'anime comme une âme, qui le régit, le x*****, comme dit l'Apôtre. Nous vivions donc en imitateurs de cet « éon », qui n'est pas seulement un « esprit » impersonnel et collectif, comme « l'esprit du temps » et le « génie de la nation » (toutefois, le sont-ils? Cf. Newman pp. 201-202), mais l' « archonte », celui qui a inauguré « la puissance de l'air ». Pourquoi de l'air? Parce que l'atmosphère semblait, aux Anciens, servir de domaine aux esprits, de lice à leurs invisibles entreprises; parce qu'ils associaient les idées de souffle et d'âme; parce que, dans les milieux initiatiques du monde hellénistique, l'air apparaissait comme le grand agent de force magique (voir les exercices respiratoires du Yoga, des Néoplatoniciens férus de théurgie, des hésychastes même, au sein de l'Église byzantine); parce que l'air était considéré comme pouvant se charger de puissance magique (notion qu'on retrouve dans le taoïsme; cf. le Traité des Influences errantes, traduit de l'indochinois par « Matgioï » = A. de Pouvourville); enfin, peut-être, parce que, dans les doctrines mystériques concernant les « quatre éléments », si la « terre » symbolisait la matière grossière des phénomènes quotidiennement observés; l' « eau », l'exprême mobilité, force et inconstance du domaine « astral » (celui des forces élémentaires, des passions); le « feu », celui du « mental supérieur », illuminé par le contact divin... l' « air », lui, représentait le « mental inférieur », la bête à raisonner, l'esprit découronné de tout surnaturel, ou plutôt l'esprit se cognant à lui-même comme à son plafond. Qui dira l'origine de l'expression **** ** ****? Nous avons ici tenté d'en suggérer quelques-unes; espérons que, si quelqu'un les trouve absurdes, il en découvrira de meilleures.

      Or, le prince, l' « archonte », qui commande à la « puissance de l'air » - on pressent l'invisible grouillement de cette Légion - est le même qui, parodiant l'envoi du Paraclet, émet cet esprit, à l'oeuvre en les « fils de rébellion » (Cf. Éph., 5 : 6; Col., 3 : 6), et que Jésus avait déjà rencontré sur sa route: qu'on se rappelle le Gérasénien possédé de nombreux démons, auxquels le Christ S'adresse comme à un seul et unique « esprit impur »: - Quel est ton nom? - Je m'appelle Légion - « car beaucoup de démons étaient entrés en lui » (Luc, 8 : 29-30). C'est lui qui s'empare de quiconque « n'obéit pas à l'Évangile » et reste « à l'état de mort dans ses transgressions et péchés » (Rom., 10 : 16; Éph., 2 : 1). Décidément, la parodie, l'imitation simiesque, grinçante et caricaturale du vrai Royaume et complète.

      Invitant, au cours de la même Épître, ses fidèles d'Éphèse à « résister aux embûches du Diable » - lequel prend jusqu'aux apparences d'un « Anges de la Lumière » (dans 2 Thessaloniciens, il semble bien que le texte grec signale une véritable pseudo-Parousie d'un simili-Christ « énergisé » par Satan) - saint Paul leur rappelle qu'ils n'ont pas à lutter contre « chair-et-sang », expression classique, chez les Juifs, pour désigner l'homme se dressant comme un petit coq, face à Dieu (Eccli., 14 : 18; 17 : 31; Matt., 16 : 18; 1 Cor., 15 : 30; Gal., 1 : 16), mais contre des « principes » (relatifs) d'être (par eux transmis à leur « éon »); des « essences diffusées » ou « sources d'être » pour des mondes récapitulés par elles, assumés en elles, ayant en elles leurs têtes respectives; les régents cosmiques de cet éon ténébreux; les Perversités spirituelles (littér.: les entités spirituelles de la perversité) dans les (sphères) « surcélestes » (Éphés., 6 : 12). Dans cette lutte, les Chrétiens seront en butte aux « flèches enflammées du Mauvais » (ibid., 6 : 16).

      L'Apôtre n'insinue pas le moins du monde que ses correspondants doivent s'abstenir de combattre les adversaires en chair et en os de l'Évangile en qui s'incarnait la puissance toute païenne, étatiste et nationaliste de l'Empire romain; mais, pour lui, les gouvernants humains, visibles, n'étaient que les agents et les instruments, comme le sont la plupart des régimes politiques contemporains, athées comme tels, d'une Puissance invisible et spirituelle, dans laquelle il voit le véritable adversaire du Christ et de l'Église. C'est ainsi que le Seigneur rend hommage à son fidèle martyr, Antipas, « mis à mort là même où Satan trône » (Apoc., 2 : 13 : x****; Crampon traduit: habite). Les diverses hiérarchies spirituelles ici mentionnées appartiennent toutes aux milices du Très-Bas (cf. Rom., 8 : 38; 13 : 1; Col., 2 : 15). Quant aux *****, le neutre semble suggérer qu'il s'agirait moins de personnalités, d'esprits proprement dits (se rappeler la différence entre *** *** et TO II*****), que d'influences, de « courants de force(s) », émanant de la Malignité suprême (******). Celle-ci ne règne pas dans les zones les plus basses de « l'air », mais dans les régions les plus hautes de l'atmosphère, comme il convient à « l'archonte de la puissance (ou de l'empire) de l'air », à l'Empereur des ténèbres (Jean, 1 : 5; Éph., 1 : 3; 5 : 8, 11).


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7. Tout « grégarisme » est satanique


      Satan prend, dès lors, une allure d'usurpateur cosmique, et l'on ne s'étonne plus de voir saint Paul le qualifier de « dieu de cet éon », par une ironie analogue à celle de Genèse, 3 : 22. Ce n'est pas ici l'endroit d'une démonstration, tentée par nous le plus exhaustivement possible - surtout quant au témoignage, si net, de la Liturgie catholique et du Rituel romain - dans un ouvrage paru en 1947 chez Vrin: Cosmos et Gloire, de cet empire du Diable, per hominem, sur tout l'univers subhumain. Le rituel manifeste, par ses exorcismes, ce que l'Église en pense. Si l'Apôtre voit la création tout entière vendue, elle aussi, et réduite à l'esclavage, « assujettie au vide » (Rom., 8 : 20; ***** à le sens de chaos, tohu-vabohu: Gen., 1 : 2; Eccl. 1 : 2; 2 Pierre, 3 : 7, 10; 2 : 18; Éph., 4 : 17), c'est par la faute « de celui qui l'a (par le truchement de l'homme) asservie », non de Dieu, comme l'imaginent tant d'exégètes, mais de Satan, l'Ennemi de l'oeuvre divine. S'il est l' « archonte de ce monde », le « dieu de cet éon » (Jean, 12 : 31; 14 : 30; 2 Cor., 4 : 4), c'est uniquement de la création rongée par la rouille de la transgression humaine.

      Mais, ne l'oublions pas: l'usurpateur s'est vu bouté dehors, précipité, sitôt que le Christ, élevé de terre à trois reprises: par la Croix, par la Résurrection, par l'Entrée dans la Gloire céleste, a repris, en tant qu'Homme désormais, la plénitude des pouvoirs cosmiques éternellement dévolus au Verbe, au Fils éternel. Il ne cesse, depuis lors, d'attirer à Lui toutes choses (Jean, 12 : 32). Jésus, alors qu'Il marche au-devant de la Croix, voit ce « Fort », déjà tombé du ciel pour une chute sans fin dans l'abîme sans fond - « comme l'éclair », dont il a l'inouïe force et vitesse, le morbide éclat, la fureur destructrice, les fantaisies de singe de feu, l'engloutissement dans les profondeurs du globe (Luc, 10 : 18; Apoc., 12 : 7, 12).

      Quand tombe la foudre, on s'y trompe, car trompeuse, théâtrale et factice est sa lumière. Chute folle, pleine de cabrioles, de clowneries, d'incendies, de meurtres horriblement comiques. Ainsi choit l'Archonte, « le plus vieil Esprit de cet univers » (rituel maçonnique de Memphis-Mitsraïm, commenté par Albert Pike). Ce qu'il embrase, infecte de son brûlant et puant baiser de flamme, c'est moins la trottinante caravane des individus, que les grands corps collectifs, les organisations humaines, où les personnalités, ayant abdiqué devant l'esprit grégaire, lui offrent une résistance rongée, effritée d'avance et du dedans. La folie de l'esprit grégaire, qui déferle aujourd'hui sur le globe et prend de vertige même d'excellents Chrétiens, sous prétexte de xo***** - c'en est une vogue, une mode, une « tarte-à-la-crême », un schibboleth! - ce dérèglement, cette exacerbation du Nous, sous prétexte de réduire à la modestie le Moi, le totalitarisme sous toutes ses formes - et la plus enlisante et gluante est la routinière tyrannie de l'Opinion justement qualifiée de « publique » - le refus du recueillement, la fuite devant l'oraison, la Liturgie transformée en incantation collective, les réjouissances populaires tournant au sabbat, le besoin, chez les croyants sur leur terrain comme chez les incrédules dans leur domaine, de ce qui soulève en bourrasque les émotions, l'adoration solennelle promue « grande manifestation » barnumesque (nous savons tel groupe de « routiers » catholiques qui, le plus sérieusement du monde, chante Sacris solenniis sur des airs tout ce qu'il y a de plus hot): bref, tout ce qui arrache l'individu à « la main de son conseil » (Eccli., 15 : 14), tout ce qui diminue sa résistance aux « influences errantes », aux bouffées et miasmes telluriques, aux raz-de-marée des puissances élémentaires, voilà qui travaille pour l'empire de Satan. Plus que jamais, « le monde entier plonge dans le Malin » (1 Jean, 5 : 19). O Père, de ce Mauvais, de tout ce qui le rapproche de nous, de ce qui nous l'apporte, de ce qui lui ouvre les portes de notre âme, de ce qui lui permet de consolider et de perpétuer sa victoire, de tout ce qui met le moins du monde en danger, par conséquent, l'intimité que Vous accordez à nos âmes d'avoir avec Vous - my Creator and myself, disait Newman - de tout ce qui atténue ou refroidit l'amitié inouïe que Vous-même avez voulu sceller et cimenter avec chacun de nous dans le Sang du Christ, délivrez-nous, Seigneur. Amen!



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D. - SATAN DANS L'APOCALYPSE


      Lorsque le R. P. Bruno de Jésus-Marie me fit l'honneur de me demander l'étude qu'on vient de lire, il s'étonna que je n'y comprisse pas une synthèse de la démonologie apocalyptique. La raison en est bien simple: au cours des derniers trente ans, j'ai lu, sur l'Apocalypse, assez de commentaires, dont la plupart - surtout les « futuristes » - plus délirants les uns que les autres - d'ordre protestant, occultiste, « pyramide de Chéops », etc. - et, parmi les plus équilibrés, une telle somme de conjecture et d'arbitraire, pour m'être toujours reconnu totalement incapable d'entreprendre une telle synthèse (En guise d'exégètes « professionnels », surtout Allo, Féret, Charles, Simcox, Völter, Vischer, Bousset, Swete, Hort, Milligan, Scott, Selwyn et Burkitt.). Du reste, comme chacun sait, je ne suis pas l'Agneau. Or, l'Apocalypse est précisément ce « livre écrit en-dedans et en-dehors » (cf. Ézéchiel, 2 : 10; Junéval, 1 : 6), c'est-à-dire comblé, bourré, débordant de significations, que, d'après Gabriel, nul être au monde, Ange ou simple humain (cf. Marc, 13 : 32), ne peut « ouvrir » et déchiffrer, parce que ce Livre du Destin cosmique contient le secret des « temps et des moments que le Père a fixés de sa propre autorité » (Actes, 1 : 7). Ici-bas, « dans les jours de sa chair », le Fils Lui-même a reconnu que « pour un temps inférieur à Elohîm » (Hébr., 2 : 9), Il a, comme homme, en sa science expérimentale, acquise et discursive, ignoré ces événements à venir. Mais, avant comme après sa carrière terrestre, et, dans son humanité, en vertu de sa Résurrection et son Ascension, « le Lion de Juda, le Rejeton de David, parce qu'Il a vaincu, peut ouvrir le Livre et ses sept sceaux » (Apoc., 5 : 5). Dès lors, j'admire et j'envie tous les auteurs qui se substituent bénévolement à l'Agneau. Pour ma part, je m'en reconnais incapable.

      Tout ce qu'il me paraît possible d'offrir aux lecteurs des Études Carmélitaines, c'est une très modeste analyse des passages apocalyptiques où il est question de Satan. Si quelque lumière peut nous venir, afin d'élucider le sens obvie de ces versets, elle rayonnera, croyons-nous avec les Apôtres Pierre et Paul, de la Bible elle-même; car le meilleur commentaire d'un texte quelconque pris dans l'Écriture, c'est toute l'Écriture, dont les paroles ne constituent, pour les yeux éclairés par la foi, qu'une seule et unique Parole de Dieu. Nous examinerons donc, dans cet esprit, outre les chapitres IX, XII et XX de l'Apocalypse johannique, les allusions qui zigzaguent dans les Épîtres aux Sept Églises d' « Asie ».


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1. Synagogue et Trône de Satan


      A l'Église de Smyrne, « Celui qui a passé par l'état de mort mais a repris vie » mande qu'elle a subi « tribulation, pauvreté - mais elle est riche (d'une céleste richesse) - et insultes, de la part de ceux qui se prétendent Juifs, mais ne le sont pas, parce qu'ils appartiennent à la synagogue de Satan... Le Diable jettera quelques-uns de vous en prison » (Apoc., 2 : 9-10). On sait que, quelques années plus tard, sous les « bons » Antonins, la populace païenne de Smyrne, excitée par les Juifs, pilla les foyers chrétiens (« Je connais ta pauvreté »); saint Polycarpe, évêque de Smyrne, dénoncé par la colonie juive, fut supplicié par les autorités romaines. Il est vraisemblable que, lorsque saint Jean écrivit l'Apocalypse, les mêmes moeurs, déjà courantes au temps décrit par les Actes des Apôtres, sévissaient à Smyrne. Or, ces Juifs ne sont pas l'Israël de Dieu, mais de Satan, dont ils accomplissent les oeuvres (Jean, 8 : 44; Apoc., 2 : 10); alors que les vrais Juifs, ce sont les Chrétiens (Rom., 2 : 28-29; Col., 3 : 3). nous savons par le Talmoud que les Juifs se qualifiaient de « synagogue de Yahweh ». Non, rétorque l'Apocalypse, vous êtes la « synagogue de Satan ». La véritable synagogue est chrétienne (Jacques, 2 : 2; cf. Hébr., 10 : 25). A l'Église du Christ, notre texte oppose donc celle du Démon; au Corps mystique, le Contre-Corps mystique. C'est une idée que nous avons déjà découverte chez saint Paul.

      A l'Église de Pergame, Celui « qui a le glaive aigu à deux tranchants » (Apoc., 2 : 12; Hébr., 4 : 12; Éph., 6 : 17) fait savoir: « Je sais où tu habites; là même où se trouve le trône de Satan ». Toutes les conjonctures sont ici possibles. En l'an 29 de notre ère, un temple fut, à Pergame dédié à Auguste et à la déesse Rome; c'était le centre du culte impérial dans toute la province. S'il agit donc parmi les Juifs de Smyrne, le Diable a son autel à Pergame (« autel » et « trône » sont identiques dans l'Apocalypse, même - et surtout - au « ciel »). Il s'agirait là de cet césarolâtrie que nous retrouverons dans Apoc., 13 : 11-17. On veut, d'autre part, qu'ici soit en question le trône ou maître-autel de Zeus Sôtêr, ou le temple d'Esculape, dont le symbole était le caducée, autour duquel se love un serpent (On affirme même qu'en certains temples, mais le fait n'est pas certain pour Pergame, un serpent vivant était adoré comme une incarnation d'Esculape. Le caducée, orné tantôt d'un seul serpent monocéphale ou bicéphale, tantôt de deux ophidiens, n'est autre, dans l'universel symbolisme ésotérique, que le double ying-yang de la Tradition chinoise et représente donc la polarité dynamique de la « manifestation cosmique », soit la double activité - le solve et coagula des hermétiste - de ce « Grand Agent magnétique universel », de cette (pseudo-) « Lumière astrale », qu'un Fabre d'Olivet prétend, dans sa Langue hébraïque restituée, retrouver dans Genèse, 1 : 3, et donc substituer au Verbe chrétien, alors qu'Éliphas Lévi (l'ex-abbé Constant) y voit « l'Agent magique par excellence »...); mais, dans l'un et l'autre cas, nous avons affaire aux aspects les plus acceptables du paganisme, et, en soi, le symbolisme du serpent n'est pas nécessairement démoniaque, puisque Notre-Seigneur Se l'est appliqué (Jean, 3 : 14-15) (Voir, cependant, notre Excursus IV: Le Serpent, symbole ambivalent?). Mais nos frères séparés de l'Orthodoxie byzantino-slave ont gardé le souvenir de deux très antiques traditions, transmises, l'une par Siméon Métaphraste, l'autre par saint André de Crète (l'auteur des magnifiques Canons pénitentiels de Carême). D'après celle-ci, il y avait plus d'idoles à Pergame que dans toutes les autres villes de la province. D'après celle-là, le « témoin fidèle Antipas » d'Apoc., 2 : 13 aurait été mis à mort à l'instigation des dites idoles démoniaques, parlant par voie d' « oracle »; les mauvais esprits auraient persuadé les habitants de Pergame qu'ils ne pouvaient plus ni recevoir des sacrifices, ni par conséquent opérer en retour des miracles, parce que la prière d'Antipas les aurait chassés de leurs sanctuaires. Mais, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que les deux traditions ici rapportées affirment qu'il existait à Pergame un culte de Satan comme tel - d'origine probablement iranienne, peut-on conjecturer - « tel qu'il se pratique chez certaines tribus du Liban ». Quand on sait que, depuis au moins sept siècles, il existe dans les montagnes du Liban des clans secrets, comme ceux des Druzez (Voir A. Laurent, Relation sur les Affaires de Syrie, etc., Paris, 2e édit., 1860), qui s'affirment carrément démonolâtres, on a le droit de rêver quelque peu sur la paligénésie des sociétés secrètes (C'est le titre d'un ouvrage de Le Couteulx de Canteleu, paru vers la fin du Second Empire à Paris (nous écrivons presque tout ceci sans livres, et de mémoire, la Gestapo nous ayant tout enlevé en 1941).).

      Enfin, à l'Église de Thyatire (Apoc., 2 : 18), « Celui qui a les yeux comme une ardente flamme » annonce qu'Il approuve ceux des « fidèles » qui ne se laissent pas « séduire par la femme Jézabel », alors qu'elle veut les entraîner à la « fornication », expression apocalyptique pour l'idolâtrie, confirmée par la suite de la phrase: « et à la manducation des viandes sacrifiées aux idoles ». Or, « recevoir cette doctrine », c'est « connaître les abîmes de Satan, comme ils disent ». Notons en passant ce « comme ils disent »: on le retrouvera, désormais, en foule d'Encycliques papales, lorsque les Souverains Pontifes décrivent, non sans quelque ironie, les fières prétentions et vaticinations des hérésiarques... ut aiunt!

      On sait que les manuscrits du Nouveau Testament portent, tantôt « la femme Jezabel », tantôt « ta femme Jézabel ». La forme moderne du nom est Isabelle; en hébreux, c'est une transcription d'Élisabeth, qui signifie: remplie de Dieu. On comprend que l'Apocalypse présente cette Jézabel-Élisabeth comme une « prophétesse ». S'agit-il, comme le rapporte Tertullien, d'une « clairvoyante » sectaire, montaniste avant la lettre (De Pudic., 19); ou, comme l'imagine Schürer, d'une prêtresse de la Sibylle, qui avait son temple, dans le quartier chaldéen de Tyartire? L'allusion à la femme d'Achab, suivant de si près celle à Balaam (Apoc., 2 : 14; 20), me semble suggérer qu'il s'agit - « allégoriquement », comme dans Galates, 4 : 21-31 - de groupes idéologiques plutôt que d'individus. Ta Jézabel, dit le Seigneur à l' « ange » ou esprit collectif de l'Église thyatirienne, tente, comme la Jézabel d'Achab, d'entraîner mon peuple vers les cultes idolâtriques et les orgies rituelles de Baal et d'Astarté; d'où le double sens de « fornication ». Or, ces apostasies aboutissent aux « abîmes » ou « profondeurs de Satan »; le « comme ils disent » s'applique évidemment à ** ****, et non pas à ** ****. L'Esprit-Saint, d'après l'Apôtre, peut seul scruter et révéler les « abîmes de Dieu »: ** *** **** (1 Cor., 2 : 10). Le parallèle est saisissant; qu'est-ce qui nous permet d'affirmer qu'il est purement fortuit? Mais le même Paul sait aussi qu'à cette science purement divine le Diable oppose la sienne, sa propre mystique, comme dirait Goerres (**** ****: 2 Cor., 2 : 11). Saint Irénée veut que les Gnostiques aient prétendu connaître aussi bien les « profondeurs de Dieu » qu'à l'inverse les « profondeurs de l'abîme »; mais on sait, par ailleurs, que, dans le système de Valentin, par exemple, l'Être Suprême émane ***, l'Abîme, et ***, « la » Silence, d'où, par voie de « génération » (****: 1 Tim., 1 : 4; Tite, 3 : 9), surgissent quatorze couples d'éons (******: 1 Tim., 6 : 20). Les « profondeurs sataniques » d'Apoc., 2 : 24 n'ont donc rien d'expressément et manifestement commun avec le *** des Gnostiques; il s'agit plutôt de cette « sagesse terrestre, charnelle et diabolique » qu'un autre Apôtre oppose à celle « d'En-Haut » (Jacques, 3 : 15-17). Ce qui donne à penser, c'est que le Christ promet, à qui « tient ferme jusqu'à ce qu'Il vienne » (Apoc., 2 : 25), « l'Étoile du Matin », Lucifer (ibid., 2 : 28). (« Vous faites bien de prêter attention à l'Écriture prophétique, comme à un lumignon luisant dans les ténèbres, jusqu'à ce que le jour vienne à poindre et qu'en vos coeurs se lève l'Étoile du Matin » (2 Pierre, 1 : 19). Cet astre doit survenir chez St. Pierre; « jusqu'à ce que Je vienne », dit le Christ dans l'Apocalypse, pour apporter « l'Étoile du Matin ». Ici, se trouvent opposés les deux Porte-Lumière, comme dans la Liturgie catholique du Samedi-Saint: Lucifer, inquit, qui nescit occasum, allusion à la Chute de l' « Autre ».) Ainsi, quiconque, à Tyatire, ne se laisse pas séduire par ce que le vieil Héraclite d'Éphèse appelle « les abîmes de la connaissance », recevra du Rédempteur l'accès et participation à la vie du nouvel et véritable Lucifer, d'ailleurs éternel et divin; puisque le Sauveur révèle qu'Il est Lui-même, par excellence, l'Étoile du Matin (Apoc., 22 : 16). il Se donnera, lors du Jugement final, comme Arbre de Vie et comme Manne mystérieuse (Apoc., 2 : 7, 17). Mais voici plus précis encore: sur la terre nouvelle et dans les nouveaux cieux, Il substituera définitivement son Royaume à celui de Satan, « archonte » et même « dieu de cet éon ». (Cf. Jean, 14 : 30; 2 Cor., 4 : 4 et foule de textes analogues. Puis 1 Cor., 15 : 22; 28. Ensuite Daniel, 12 : 3, à comparer avec Apoc., 12 : 1. Enfin, pour le véritable Lucifer: Zach., 3 : 8; 6 : 12; Matt., 2 : 2; Luc, 1 : 78; 1 Cor., 15 : 40-41, à rapprocher de Daniel, 12 : 3 : les élus recevront, pour refléter sa Splendeur (qui est l'Esprit-Saint, cf. Sagesse, 7 : 22-26), la plus brillante de toutes les Étoiles, qui les environnera de sa gloire: amicti sole... et in capite eorum corona stellarum duodecim. Un Religieux, qui a lu en 1946 certains de nos textes en manuscrit, nous reproche : 1° de trop citer la Bible, dans le but visible d'endormir et d'abrutir le lecteur, supposé trop paresseux pour vérifier nos citations; 2° de citer les textes bibliques pêle-mêle, comme si toutes les parties de l'Écriture ne formaient toutes ensemble qu'un seul Libre: éclairer la Bible par la Bible n'est pas sci-en-ti-fi-que! A ce célèbre exégète féru de critique on répond: 1° nous ne citons pas les textes bibliques en référence que pour que le lecteur conclue: « L'auteur a donc quelque raison d'avancer telle chose », mais, comme toutes nos thèses proviennent d'une lecture vivante et vécue des Écritures, pour que le lecteur aille voir, l'enchaînement des textes constituant notre meilleure démonstration; l'espace nous manquant pour les reproduire in extenso, force nous est d'y renvoyer le lecteur, dans le désir, d'ailleurs, qu'il doive à cet examen le désir et le don de lire, comme nous, la Bible comme une Parole vivifiante; - 2° nous connaissons parfaitement les résultats de la critique, qui ont leur valeur sur leur propre terrain de préparation: les domestiques qui remplissent notre encrier, nettoient nos plumes et balaient notre bureau, ont aussi leur grande utilité sui generis. Mais il y a des gens pour qui la critique consiste à lire Lamartine comme ferait un correcteur d'imprimerie: les virgules et cédilles les empêchent de remarquer la poésie. De cette critique « moderne », Edg. Poë a fait, avec son prophétique génie, la vengeresse... critique dans sa Genèse d'un Poëme, que ce pédant de Griswold devait certainement prendre au sérieux (grave comme un âne savant, Poë décortique « critiquement » son propre corbeau). Tout compte fait, la Bible commentée par les Père me « nourrit »; commentée par mon éminent censeur privé, elle me fait crever de faim.) Ainsi se réalisera la prophétie de Balaam, à qui l'Épître à l'Église de Pergame vient de faire allusion: « L'Astre sort de Jacob... Il exterminera les fils de la rébellion... Séir, son ennemi, est en sa possession » (Nombres, 24 : 17-18). Or, en hébreu, Séir signifie à la fois Bouc, Ouragan et Démon. L'authentique Lucifer, dont Séir n'est que la caricature, Se donnera, lors du règlement de comptes définitif, en récompense à ses fidèles. (La Vulgate porte pour Genèse, 15 : 1 : Ego merces tua magna nimis. Crampon traduit: « Ta récompense sera très grande », sans aucun rapport entre cette récompense et Yahweh. Or, la Tradition juive, dont nos critiques feraient bien de tenir compte, « rend » ce texte comme suit dans les trois Targoumîm (Onkelos, Pseudo-Jonathan, Jérusalem): « La pithgama (parole articulée, message, voix) de Yahweh fut prophétiquement adressée à Abram, disant: Ne crains pas, Abram, car ma Memra (Verbe quasiment hypostasié de Yahweh) sera ta très grande récompense ». Pour soixante-dix-neuf passages de l'Ancien Testament, les Tarboumîm affirment, avec une parfaite assurance, qu'il s'y agit de la Memra, manifestation elle-même divine de la Personnalité divine. - L'Apocalypse nous montre comment se réalise Gen., 3 : 5, où s'amorce déjà, mais encore embryonnaire, l'idée centrale des deux Royaumes et des deux Porte-Lumière (Cf. 2 Cor., 11 : 14). )


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2. Abbadon = Appolyon


      Le chapitre IX de l'Apocalypse s'ouvre dans le vacarme d'une fanfare. Il va s'agir surtout des guerres insensées qui dévastent la terre. Le sophar ou trompette rituelle retentit pour attirer l'attention du lecteur sur le caractère surnaturel, supra-humain, de ces gigantesques conflits. Jean voit une étoile, déjà « tombée du ciel en direction de la terre » (Non « sur » la terre, mais « vers » elle, qui l'attire: Il va sans dire qu'ici les mots « ciel » et « terre » ont une acception métaphysique plus encore que géographique; la rapprocher du sens qu'ont « ciel » et « terre » en Extrême-Orient (celui du Credo: les « invisibles » et les « visibles »).). La chute de cet astre date d'avant la naissance du Messie au chapitre XIII. On sait que, dans l'Ancien Testament, les corps célestes, d'ailleurs régis par les Anges (On trouvera sur ce thème des textes de saint Thomas dans Cosmos et Gloire, Paris, Vrin, 1947, pp. 114 sq.), leur servent souvent de symbole (Job, 25 : 3-5; 38 : 7, 31-33; Isaïe, 40 : 26); mais la Tradition juive se représente aussi les démons comme des régents des systèmes stellaires (Hénoch, 17 : 16; 21 : 3, etc.; voir les **** d'Éph., 6 : 12; cf. 1 Cor., 2 : 6, 8).

      Maintenant, cette étoile que Jean voit déjà tombée - ***** - l'Apocalypse ne nous donne-t-elle aucune clé permettant de l'identifier? Si. Au chapitre précédent, le huitième, « une Grande Étoile tomba du ciel », donc du monde invisible, des sphères supra-humaines. « Comme une torche, elle laissait un sillage enflammé » (cf. Énéide, 2 : 694). Ici, cette « queue » balaie un tiers des eaux (Apoc., 8 : 10); quatre chapitres plus loin, c'est un tiers des « étoiles » qu'elle entraîne (ibid., 12 : 4). Mais on sait que, dans la symbolique vétéro-testamentaire, les « eaux », comme les « étoiles », représentent certaines hiérarchies spirituelles (Sur le symbolisme biblique des « eaux », voir Cosmos et Gloire, pp. 130 sq.). Cette Étoile empoisonneuse des sources (ibid., 8 : 10) est qualifiée d'Absinthe, c'est-à-dire d'Amertume. En réalité, le mélange d'absinthe et d'eau produit une onde qui brûle. Les naturels polynésiens, à qui les Européens ont révélé les paradis artificiels de cet alcool, l'ont appelée l' « eau de feu ». C'est donc la flamme, mais une flamme impure et ténébreuse, un sombre feu prométhéen, que l'Astre chu des cieux, allume au sein des « eaux », des choeurs angéliques. Or, pour la création physique, ces « eaux » sont comme des « sources »; elles lui communiquent, comme les degrés supérieurs d'une fontaine publique aux inférieurs, l'influx de la vie spirituelle (on ne dit pas surnaturelle). Voilà ces « sources » altérées, nocives...

      Or, les hommes se désaltèrent à ces « sources »; mais, comme elles ne leur donnent plus que des eaux dénaturées, perverties, ils en meurent (Apoc., 8 : 11). Le monde angélique, établi pour parcourir entre l'homme et Yahweh l'Échelle de Jacob, et dont l'Épître aux Hébreux et d'autres textes pauliniens nous affirment qu'en attendant la majorité d'Adam, cet « héritier », c'est lui qui fait provisoirement office de Médiateur, trahit sa mission. Grégoire le Grand veut que ce soient précisément les Anges préposés à la surveillance et au service de l'homme - les « tuteurs » de l'Épître aux Galates - qui aient fait succomber leur pupille. Notons encore que la racine hébraïque traduite Absinthe signifie en réalité: danger mortel. L'Étoile tombée, loin de s'éteindre, communique partout la destruction. A communiquer le feu qui la ronge en la perpétuant, elle trouve sa propre survivance. Elle « change le droit en absinthe (en amertume), elle précipite par terre la justice » (Amos, 5 : 7).

      Mais voici qui projette quelque lumière sur ce symbolisme: au chapitre XV de l'Exode, les Juifs, ayant traversé le désert de Sur (Plus exactement Chur: qui s'éloigne (de Dieu). Le même désert s'appelle aussi Etham: leur « signe ».), arrivent à Mara, qui veut dire: amertume. Or, « ils ne purent boire l'eau de Mara, parce qu'elle était amère. Le peuple gronda contre Moïse, disant: Que boirons-nous?... (« Ne vous mettez donc pas en peine, vous demandant: ... que boirons-nous?... Car votre Père céleste saint que vous en avez besoin » (Matt., 6 : 31-32).) Moïse cria vers Yahweh, et Yahweh lui indiqua un bois, et Moïse le jeta dans l'eau, qui devint douce. Là, Yahweh donna au peuple un statut et un droit, après l'y avoir mis à l'épreuve. Il lui dit: ... Je suis Yahweh qui guérit » (Exode, 15 : 23-26). Nous, Chrétiens, savons, en effet, que c'est par le bois que Dieu nous a sauvés (Deut., 21 : 23; Actes, 5 : 30; 10 : 39; 13 : 29; Gal., 3 : 13). C'est à quoi fait allusion le premier Pape: « Il a Lui-même porté nos péchés en son corps sur le bois, afin que, morts (littér. : perdus) au péché, nous vivions pour la justice; car c'est par ses meurtrissures que vous avez été guéris » (1 Pierre, 2 : 24; Isaïe, 53 : 5):

Crux fidelis, inter omnes
Arbor una nobilis;
Nulla silva talem profert,
Fronde, flore, germine.
Dulce lignum, dulces clavos,
Dulces pondus sustinet...

      Pour saint Pierre, le Christ nous a guéris par le Bois. Dans l'Exode, Yahweh guérit son peuple par le Bois. Il lui confère, du même coup, après épreuve, son statut, son droit, alors qu'il n'en avait aucun. Et cela, lorsque Moïse eut clamé vers Dieu la misère de ce peuple incapable de s'abreuver aux eaux d'amertume. L'Apocalypse nous révèle les rétroactes: cette essentielle amertume des âmes, cette intoxication foncière de l'espèce, elle provient d'une Étoile, tombée du ciel, qui s'est identifiée elle-même à l'Amertume ontologique par excellence. Est-il nécessaire d'insister?

      Ce Maudit, saint Jean nous montrera tout à l'heure Michel qui, détenant la clef de l'Abîme, l'y incarcère, enchaîné, puis scelle la bouche du Puits. C'est le début du chapitre XX. Ici, au contraire (Apoc., 9 : 1), Michel, à qui le Christ a confié les « clefs de l'Hadês et de la mort » (ibid., 1 : 18), ouvre l'abîme. Dans 8 : 10, l'Astre est « tombé du ciel »: on ne dit pas où, et s'il s'est installé sur la « terre ». Dans 9 : 1, Lucifer (D'après des traditions initiatiques universellement répandues, c'est de la planète Venus (Lucifer) que seraient venus les « Seigneurs de la Flamme », les Sept Maharichis; après avoir allumé ici-bas le feu prométhéen de l'initiation, ils auraient gagné la Grande Ourse, d'où ils inspireraient leurs successeurs ici-bas, le « Roi du monde » et ses adjoints. Ici, cette doctrine donne lieu à diverses gloses... mais l'espace nous manque pour les rapporter.) est précipité « vers » la terre (*** *** ***) et Michel lui donne la clef de l'Abîme. Le Mauvais l'ouvre donc, ce Puits du Chaos, du Contre-Être, et il en sort « une fumée comme celle d'une grande fournaise ». Le monde physique, l'homme y compris, est envahi par les brumes du mensonge, de l'illusion, de l'incohérence, de l'absurde érigé en sagesse; « le soleil et l'air » (cf. Éph., 2 : 2; 6 : 12), la lumière de l'intelligence et l'atmosphère de vérité sans laquelle les âmes suffoquent, « furent obscurcies par la fumée du Puits ». Voilà les eaux polluées, les sources empoisonnées, alors que toutes avaient leur origine dans la Sagesse de Dieu (Psaume 86 : 7, texte hébreu). L'homme en « meurt », l'homme vrai, bien entendu, celui qu'avait conçu et voulu Dieu, qui le cherche vainement (Gen., 3 : 9), pour ne le retrouver qu'aux bords du Jourdain (Luc, 3 : 38, puis 3 : 22). Aussi l' « ange de l'Abîme » s'appelle-t-il en hébreu Abaddon, en grec Appolyon » (Apoc., 9 : 11). Reprenons quelques éléments de ce texte...

      L'Étoile d'Apoc., 8 : 10 « tombe », et celle de 9 : 1 est déjà « tombée »; c'est la même. Celle de 8 : 10 balaie de sa queue un tiers des hiérarchies angéliques; celle de 12 : 4 en fait autant; tant qu'on ne me prouvera pas le contraire, je tiendrai qu'il s'agit, en ces trois versets, du même Astre noir. Le Puits, qui n'est pas le Lac final et définitif de soufre et de feu (Apoc., 20 : 9), est le même qu'au chapitre VIII de saint Luc, où les esprits impurs, chassés du possédé gérasénien, « supplient Jésus de ne pas leur commander de se jeter dans l'Abîme » (Luc, 8 : 31). « Cette région » du monde physique, où la vie animale et proprement hominienne leur fournit l'occasion de trouver leur aliment, ces rogatons du psychisme inférieur que l'Écriture appellerait leur graisse, ils implorent le Christ de « ne pas les en chasser » (Marc, 5 : 10) pour les précipiter dans le tehôm ou Puits sans fond (Rom., 10 : 7), « enchaînés au sein des ténèbres et retenus là jusqu'au Jugement du Grand Jour », pour avoir « abandonné la région qui leur était propre », en « ne conservant pas leur relation d'origine avec leur principe » (Jude, 6).

      Maintenant, pourquoi Dieu permet-il à cette « engeance » (Matt., 17 : 20) de s'évader de prison, de frapper la terre, cette « région » de Marc, 5 : 10 qu'en leur fureur stupidement astucieuse ils croient sans doute avoir reconquise par leurs propres forces ou grâce à leur roi?... Ne se pourrait-il pas que la Patience du Saint se voie contrainte, à la longue, d' « abandonner (le monde) à Satan pour la destruction de la chair, afin qu'au moins l'esprit soit sauvé au Jour du Seigneur Jésus » (1 Cor., 5 :)? Si ce dernier appel échoue, si ce frappant langage - analogue à celui des dix Plaies égyptiennes - continue de ne « rien dire » aux hommes capables de cracher à la Face divine s'ils en recevaient la vue, tant pis! La faute n'en sera pas à la longanimité de l'Amour-principe, qui Se doit aussi d'être avant tout le Saint (Apoc., 9 : 20-21). Derrière tous nos drames, individuels ou cosmiques, une malignité personnelle semble nous guetter. Sans doute n'est-ce pas Yahweh, mais Satan, dont le regard cruel nous épie. Mais le Diable, pour chacun de nous comme pour Job, sert malgré lui les desseins d'En-Haut. Derrière le voile de ses fantaisies perverses, se profile l'ombre d'un Père qui nous met à l'épreuve, nous purifie comme un foulon, nous émonde comme un vigneron, nous raffine comme un fondeur. Tous les événements de l'Histoire restent donc soumis au contrôle et à l'orientation de Dieu; l'épreuve suprême, la Tentation par excellence, dont saint Jean nous garantit l'inéluctabilité, Dieu même en règle avec rigueur le sens et l'intensité (Apoc., 9 : 3, 5, 15, 16; Mal., 3 2-3; Jean, 15 : 2). Sur le symbolisme de ces « plaies » à l'égyptienne (Apoc., 11 : 8 nous avertit expressément qu'il faut entendre « Sodome » - comme les deux femmes et les deux montagnes de Gal., 44 : 22-31 - « allégoriquement ». Dans tous les Apocryphes néotestamentaires des premiers siècles, l'Égypte apparaît toujours comme le symbole de la « terre de servitude », c'est-à-dire du monde maudit en Éden à cause de la Faute première et, depuis lors, prison de son maître déchu. L'egredere de Gen., 12 : 1 inaugure la perpétuelle « sortie d'Égypte ».), nous n'avons pas à nous étendre ici. Mais « elles ont à leur tête un stratège, qui est l'Ange de l'Abîme; il s'appelle en hébreu: Abaddon, en grec: Apollyon ». Ces « anges mauvais », qui « propagent fureur, rage et détresse » (Psaume 77 : 49), leur chef est le souverain du Puits - de ces « ténèbres » qui constituent leur « demeure propre » jusqu'au Jugement Dernier (Jude, 6): ils y trouvent ce que Tertullien qualifie de praelibatio sententiae - et cet Abîme, ils ne le quittent, comme leur archonte, qu'avec la permission du Ciel. Job, 26 : 6 et Prov. 15 : 11 associent, comme fera plus tard l'Apocalypse, la Mort, le Schéôl (état intermédiaire en attendant le Jugement cosmique) et la Destruction = Abaddon, qui signifie l'acte destructeur, le fait même de l'attentat. Mais saint Jean sait, comme l'Apôtre, qu'en réalité le Mal n'a d'existence concrète, objective et positive que grâce au Malin, en lui et par lui. Abaddon, la Destruc-tion, rectifie aussitôt l'Apocalypse, c'est (en grec) Appolyon, le Destruc-teur.

      Un dernier mot: nous n'avons pas cru devoir nous appesantir sur le rapport présupposé par quasiment toute l'Apocalypse entre les fléaux naturels et le monde diabolique. Soit bons, soit pervertis, les Anges jouent un rôle dans tous les phénomènes naturels, d'après les Écritures. Où les modernes voient le jeu des « forces » - entités qu'il nous serait bien agréable de voir un jour face à face, comme la Dame Nature des Encyclopédistes! - la spéculation rabbinique voyait des Anges. Suivant la plus antique Tradition chrétienne, chaque créature matérielle a son « double » spirituel. D'après Clément d'Alexandrie, Origène, le pseudo-Denys, il n'existe insecte ou brin d'herbe qui n'ait son Ange. Les phénomènes physiques manifestent sur le plan sensible l'action de ces entités spirituelles. Tel Ange « a pouvoir sur le feu »; d'autres régissent vents et tempêtes (Apoc., 14 : 18; 7 : 1). Déjà, pour le Psalmiste, Dieu « fait des Anges des aquilons; de ses messagers, des jets de flamme »... « Enfourchant un Chérubin, Yahweh vole; Il arrive, chevauchant, porté sur les ailes du vent » (Psaume 103 : 4; 17 : 10). Dans Jean, 5 : 4, agissant sur une fontaine, un Ange lui communique une vertu curative. Un autre fait trembler la terre à l'aube de la Résurrection. Les maladies, et surtout les épidémies, dépendent, suivant des affirmations répétées de l'Écriture, du monde angélique. Tel « messager » frappe Hérode; d'autres anéantissent l'armée de Sennachérib. Lorsque Jésus calme la tempête, il « tance le vent et dit à la mer: Chut! Assez! Du calme!... Et le vent s'apaisa, un grand calme se fit » (Marc, 4 : 39). Non seulement Il « commande » aux éléments déchaînés (Matt., 8 : 26), mais Il les « gourmande » et les « chapitre », les « admoneste » et leur « fait la leçon » (Marc, 4 : 39; Luc, 8 : 24). il leur parle donc comme à des êtres vivants (cf. Psaume 105 : 9; Isaïe 51 : 15; Nahum, 1 : 4). Et les Synoptiques usent du même verbe pour désigner l'injonction du Seigneur aux démons de la fièvre, à ceux qui tourmentaient les possédés, à ceux enfin qui soulevaient la mer et déchaînaient la tempête (**** : Marc, 4 : 39; 9 : 25; Luc, 4 : 39; 8 : 24).


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3. Indispensable intermède


      A quel système d'interprétation se rattachent ces considérations sur l'Apocalypse? Suis-je prétériste, futuriste, historiste ou moraliste? (L'interprétation prétériste affirme que saint Jean a eu presque exclusivement en vue les événements contemporains, et recouru surtout aux anticipations des prophètes juifs et du Sauveur. Les tenants de cette interprétation, aujourd'hui la plus répandue chez les « savants », feraient bien de se souvenir qu'Isaïe, en discutant d'événements « contemporains » avec Achaz, annonçait à son insu l'Incarnation, qui devait avoir lieu sept siècles plus tard! - L'interprétation futuriste voit dans l'Apocalypse surtout la description « extra-lucide » des faits à venir qui précéderont le Second Avènement de Jésus-Christ; comme tout critère nous manque pour juger de ses critères, « a beau mentir qui voit de loin »! Et les allusions à des faits historiquement acquis me semblent abonder dans l'Apocalypse. - L'interprétation historiste voit dans la Révélation johannique l'histoire du conflit contre l'Église et le monde, depuis la rédaction des visions jusqu'à la « fin du monde ». Elle est aussi populaire dans la masse que la prétériste chez les exégètes professionnels. On lui doit l'identification, par les Protestants, de la Papauté à la « Prostituée vêtue d'écarlate », et la découverte, par des Catholiques, soit de « Martin Luther », soit de « Napoléon Bonaparte » dans le « nombre de la Bête »: 666. Généralement les tenants de cette interprétation annoncent pour très bientôt la « fin du monde » et, pour le moins, de « grands bouleversements » tout proches! Mais cette façon de voir me paraît contredire tout ce qu'il est possible d'inférer quant à l'occasion, à l'utilité immédiate, au but de ce livre, tout de même écrit par Jean pour des correspondants ses contemporains; de plus, souvent, ses protagonistes font un choix d'événements dicté par le plus ahurissant arbitraire. - Enfin, l'interprétation moraliste affirme ne trouver dans l'Apocalypse aucune référence à l'Histoire: il ne faudrait la considérer que comme la grandiose expression des grands principes qui inspirent le gouvernement divin du monde, et dont la mise en oeuvre se laisse deviner à chaque période de cet univers. Sans doute, saint Jean veut-il nous montrer l'efficace de ces principes, mais il est au moins tout autant préoccupé de fournir des réponses aux questions de ses correspondants. - Bref, je me demande pourquoi je devrais choisir: Jean lui-même était-il prétériste, futuriste, historiste ou moralisateur? Rien du tout! Un être, non compartimenté, mais vivant, complet, capable d'aller d'un point de vue à l'autre, voire même de les soutenir plus ou moins consciemment, tous à la fois, dans l'illogisme apparent et l'incohérence purement superficielle d'un homme concret, qui parfois se permet des contradictions sans attendre la permission des critiques à venir vingt siècles plus tard. On me permettra de n'être pas plus « iste » que saint Jean!) Ma foi! Je n'en sais rien! C'est une question qui ne m'est pas encore entrée dans la tête, pour la simple raison que je ne me reconnais pas encore la compétence voulue pour en décider. J'ai déjà dit que j'admire - de très loin! - les hardis navigateurs qui voguent en coquille de noix sur le mystérieux océan de l'Apocalypse! Ici, je me contente modestement de demander à certains versets ce qu'ils ont à me dire. Ni plus, ni moins... Mais le chapitre dont nous allons aborder l'étude me semble, cependant, imposer une certaine perspective que nous ne recommandons même pas à l'adhésion du lecteur; certes, elle « en vaut une autre », mais en l'état actuel du problème apocalyptique, nul n'aurait le droit de revendiquer pour sa conception plus que le bénéfice d'une audition réceptive. L'Apocalypse a été adressée à des communautés abondantes en charismes; c'est une prophétie que, dans les Églises locales, lisaient et commentaient les « interprètes des prophètes », eux-mêmes en possession d'un charisme spécial. Quand nous aurons parmi nous, derechef, des guérisseurs, des glossolales, des prophètes et des interprètes, des herméneutes, nous lirons l'Apocalypse comme notre journal... En attendant, nous substituons, aux inspirations et aux intuitions d'âmes transportées par le Pneuma, les froides supputations des philologues et les reconstitutions involontairement comiques des détectives de l'exégèse.

      Le chapitre XII, comme on va voir, insère l'Apocalypse dans l'Histoire. La conception moraliste et l'historiste pourraient s'amalgamer utilement, de sorte qu'on verrait dans le récit johannique se dessiner le conflit de l'Église et du monde à travers tous les siècles (thèse historiste), mais les grandes lignes et le perpétuel schéma de cette rencontre se trouvant symboliquement évoqués plutôt que le détail du « fait-divers » historique... Si l'on ne fait pas débuter l'histoire de l'Église à la Pentecôte. Bossuet, comme les Père, en voit l'exorde dès Abraham. Mais la destinée spirituelle des Adamistes commence bien plus tôt: dès l'Eden, et, même son Prolog im Himmel date d'avant la formation d'Adam physique. L'Apocalypse apparaît donc comme la clé de toute la Bible; elle nous révèle l'envers invisible de tout le Saint Livre. Quand Paul nous dit que le monde physique nous manifeste, par ses péripéties, celles d'un univers caché, l'Apocalypse nous fait connaître l'Histoire céleste des événements terrestres. Mais le chapitre XII télescope en un seul verset, le cinquième - tout comme dans Jean, 13 : 3; 16 : 28 et même 3 : 13 - toute la carrière terrestre du Messie: l'historiographie n'intéresse pas le voyant. Et, de fait, la vie du Christ ici-bas ne fait, « de l'utérus au sépulcre », qu'une seule et unique épiphanie; Philippiens 2 lui consacre tout juste deux versets. Et l'on sait l'extrême concision, quant à « l'histoire » de Jésus-Christ en Palestine, des Symboles de foi primitifs.

      Répétons que nous n'avons pas à tracer ici même un commentaire embryonnaire de l'Apocalypse; il s'agit pour nous d'y voir mis en scène Satan. Cependant, si l'on nous demandait si le Diable y intervient dans le cours des événements historiques, nous répondrions: s'il s'agit d'une histoire célesto-terrestre, des plus essentiels rapports entre l'homme et Dieu, oui; de simples avatars sublunaires, non. Aussi, l'Apocalypse, qui combine et tresse deux fils d'Ariane: la Gloire de Yahweh par la Liturgie cosmique et le salut des hommes par le « témoignage de Jésus », prend-elle cette supra-histoire, cette métachronique, dès la Chute des Anges (chapitre VIII). On y trouve trois « temps »: l'époque primitive (Chute des Anges et d'Adam, suites de la Faute, jusqu'à l'Incarnation); « plénitude des temps », comme dit l'Épître aux Galates, et premier avènement du Fils (chapitre XII), avec tout ce qui s'ensuit; « ouverture du ciel » pour la Parousie (chapitre XIX), puis guerres, règne terrestre du Messie, soulèvement final du Mauvais et triomphe définitif de l'Oint, débouchant sur l'âge à venir: le tout reprenant les thèmes capitaux de l'eschatologie rabbinique, mais en leur insufflant un autre esprit. Bien entendu, dans une apocalypse, procédant par visions, il ne peut s'agir d'un ordre strictement « chronologique »: à quoi rimerait-il, juste Ciel? Nous avons donc affaire, moins à trois parties consécutives qu'à trois cercles concentriques: dans les onze premiers chapitres, tout le drame du Plan divin torpillé par Lucifer, puis par la stupidité maligne de l'homme; - l'Incarnation; - la « fin des temps ».

      Il semble bien qu'aucun exégète n'ait jamais songé à faire dater les débuts des faits révélés dans l'Apocalypse, à partir des premiers rapports entre Dieu et la création libre et responsable. L'Église commence pourtant, quant à l'Histoire, avec la vocation d'Abraham; mais elle est toute donnée, « dans les cieux », dès que la Sagesse divine, qui est la nature de Dieu en tant qu'elle est participable, fut effectivement destinée à communication ontologique. Le Christ « est le même: hier, aujourd'hui, dans le monde à venir » (Hébr., 13 : 8). Il Se proclame Lui-même « Celui qui est, qui était, et qui vient », car Il S'identifie expressément, par l'apparence et par la parole, à l'Ancien des Jours (Apoc., 1 : 4, 8, 12-17; Daniel, 7 : 9). A cette perpétuelle Présence du Fils dans le monde, en devenir, correspond une voyance coextensive de Jean: « Écris les choses que tu as vues, et celles qui sont, et celles qui doivent arriver encore » (Apoc., 1 : 19): parmi les réalités déjà manifestées, voir au chapitre XII l'Incarnation et l'Ascension, le Christ ayant, pendant toute sa vie, été guetté par le Dragon. Or, les sept sceaux, qui commandent toute la cohésion interne des onze premiers chapitres, sont sous la dépendance du Christ, de l'Agneau. Que dit de ce dernier l'Apocalypse? - Que, dès avant la création du monde, Il est « autant dire immolé » (5 : 6). La Vulgate traduit 13 : 8 par l'Agneau immolé depuis la fondation du monde; ce qui correspond à 1 Pierre, 1 : 19-20, où « l'Agneau sans tache et sans défaut est vu, connu », par son Père, « dès avant la création du monde », comme tel, comme « versant son Sang ». Les exégètes modernes veulent que, dans Apoc., 13 : 8, « depuis la fondation du monde » s'applique à l'inscription des noms élus dans le Livre de Vie. Mais comme cette inscription s'opère expressément en vertu du Sang répandu par l'Agneau, les deux versions reviennent au même (cf. Apoc., 17 : 8). En fait, c'est éternellement qu'en son esprit le Fils offre à son Père, déjà, son sacrifice, « manifesté » physiquement « dans la plénitude des temps » (Hébr., 9 : 14; 1 Pierre, 1 : 20; Gal., 4 : 4-5). C'est là « le mystère gardé secret depuis le commencement du monde », « caché en Dieu avant que soient les cycles des éons » créaturels (Rom., 16 : 25; Éph., 3 : 9). Nous possédons ainsi « la vie éternelle dès avant tous les cycles des éons » (Tite, 1 : 2). C'est dès le principe - **' *****, singulière rencontre de 2 Thess., 2 : 13 avec le début du Prologue johannique - que « Dieu nous a choisis pour nous introduire graduellement dans le salut » (*** ****). Avant que les dispensations créaturelles enchevêtrassent leurs cycles, Dieu nous a donné dans le Christ son décret (sauveur) et sa grâce (salvifique); c'est parce qu'Il aime son Fils « avant la création du monde » qu'Il Lui a donné ceux qui vont Le rejoindre au ciel pour y contempler sa gloire (2 Tim., 1 : 9-10; Jean, 17 : 24). Paul, comme Simon-Pierre, nous voit sauvés par un sacrifice dont la substance est éternelle, « préalable » au monde, mais dont la manifestation s'effectue ici-bas « quand les temps sont mûrs » (1 Pierre, 1 : 20; 2 Tim., 1 : 10). On comprend, dès lors, qu'au seuil même de l'Histoire l'Agneau - car Il ne l'a pu devenir ici-bas que pour l'avoir essentiellement été là-haut - soit en état d' « ouvrir les sceaux », parce que, d'ores et déjà, devant son Père, « Il a vaincu » (Apoc., 5 : 5). J'ai lu peu d'exégètes « professionnels » sur l'Apocalypse, mais ceux que je connais considèrent cette rupture des sceaux comme équivalant à la divination de ce qu'il y a dans le mystérieux Livre du Destin. Mais non! « Briser les sceaux », c'est-à-dire « ouvrir le Livre », n'est pas synonyme de connaître et de révéler! Ces exégètes n'ont-ils donc jamais été soldats en temps de guerre? L'Agneau est le général commandant, pour son Père, les troupes du Royaume. Il reçoit de Lui des ordres scellés. A tels moments prévus, Il ouvrira ses plis et en assurera immédiatement l'exécution. C'est dès la création d'êtres intelligents qu'Il procède à cette manoeuvre « militaire ». Mais le récit que nous en fait saint Jean n'a rien de chronologique: il ne s'agit pas d'un rapport d'état-major, mais d'une prophétie!

      Voilà comment nous arrivons, avec le chapitre XII, à l'Incarnation.


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4. La Femme et le Dragon


      Nous avons vu Satan corrompre l'onde où s'abreuvent les âmes (le Christ johannique, réalisant les prophéties, fera rejaillir des sources pures). Voici, maintenant, ce chapitre XII, où les allusions historiques sont indubitables (Il ne s'agit pas d' « histoire » humaine, comme dans l'interprétation historiste, mais du drame qui se joue entre Dieu et l'homme; Jean ne s'intéresse pas aux péripéties des luttes que se livrent les puissances de chair-et-sang (comparer Éphés., 6 : 12).). « Dans le ciel », dans l'univers des réalités invisibles, dont les phénomènes terrestres ne sont que les ombres et les signes, « paraît » précisément, se manifeste le plan divin sous la forme d'un ****: « Une femme revêtue du soleil, la lune sous ses pieds, un diadème de douze étoiles sur sa tête ». Visiblement, « elle est grosse et crie, dans le travail et les douleurs de l'enfantement ». Analysons d'abord les attributs caractéristiques de cette Femme; nous pourrons alors conjecturer son identité.

      Elle est auréolée du « soleil de justice » (Mal., 4 : 2); alors précisément qu'il s'agit, dans l'Apocalypse comme dans l'Exode, de « guérir » le peuple de Dieu, ce « soleil a la guérison dans ses rayons » (ibid). Cet astre qui « brille dans toute sa force », c'est le Médiateur divin Lui-même (Apoc., 1 : 13-16). Celle qui Le recèle en ses flancs, parce qu'elle porte en elle ce « rayonnement de la divine Gloire » (Hébr., 1 : 3), devient comme translucide à cette Splendeur, qui rayonne à travers elle, Buisson ardent de la Nouvelle Alliance. Le Christ est notre justice (Isaïe, 58 : 8, où elle va de pair avec la lumière et la guérison du « soleil de justice »; 54 : 17; 62 : 2, qui apparente la justice au resplendissement; Jér., 23 : 6; 1 Cor., 1 : 30; 2 Cor., 5 : 17-21). Or, Marie figure de l'Église, reprend dans le Magnificat le thème d'Isaïe, 61 : 10: « Je serai ravie d'allégresse dans le Seigneur, et mon coeur se réjouira en mon Dieu, parce qu'Il m'a recouverte du manteau de la justice ». Ce vêtement « de lin pur, éclatant et fin », saint Jean nous le définit comme la justice des Saints (Apoc., 19 : 8). Le « soleil de justice », a, par l'Incarnation, pris la nature de Celle qui L'a mis au monde; mais, du coup, sa Gloire transparaît en elle, translucide « miroir de justice » et Médiatrice de grâce. Mais cette même Gloire auréole aussi l'Église, Mère du Corps mystique (Gal., 4 : 26; Isaïe, 60 : 1, surtout 19-20; Apoc., 21 : 23). Nous y reviendrons dans un instant.

      Quant au croissant de la lune que la Femme foule aux pieds, on y a vu la dispensation juive (C'est la conception des ésotéristes, pour qui Yahweh est un « dieu lunaire »! Mais Bolland a tenté de l'identifier à ... Saturne!), l'Islam, que sais-je? C'était, cependant, l'insigne caractéristique d'Artémis, cette « grande Diane des Éphésiens, qu'adoraient toute l'Asie et le monde » (Actes, 19 : 27). Cette divinité prodigieusement mamelue représentait la Nature déifiée, à la fois lumière et vie, universelle fécondité de l'esprit et de la chair (Cf. PLINE, Hist. Nat., 36 : 23; PAUSANIAS, Cor., 2 : 2; VITRUVE, De Archit., 3.). Sans doute, s'agit-il du paganisme idolâtre en général, adorateur de la force cosmique et non de son Principe transcendant (Artémis correspond au Chaktis des divinités hindoues (notion altérée de la Sophia, de l'Essence divine, hypostasiée). Éphèse = en turc Aya-Soulouk, « la Cité de la Lune »; mais de graves personnages préfèrent l'étymologie Hagios Theologos, en souvenir de saint Jean...).

      Restent les douze étoiles ou signes zodiacaux. Ici, les interprétations possibles foisonnent. Il peut s'agir des douze Apôtres du « soleil de justice », par le ministère duquel le Christ mène à la consommation, à travers les siècles (Jean, 17 : 20), la Gloire de l'Église; ils la couronnent comme une Victorieuse dans l'univers entier. Si la Femme est l'Église d'Israël, ex qua Christus secundum carnem, il peut être question des douze Patriarches, qui furent sa gloire (Rom., 9 : 4-5). Faut-il mettre en rapport les douze Étoiles avec les vingt-quatre Presbytres? Ce n'est pas le lieu d'en parler, mais il y aurait beaucoup à dire... Si maintenant l'on tient compte de l'astrologie juive - encore un thème mal connu dans les milieux catholiques! - qui se manifeste en plein Livre des Nombres par les broderies sur les bannières d'Israël retranché (Sur l'astrologie juive, voir: G. BRECHER, Das Transzendentale im Talmud; RABBI THEIN, Der Talmud oder das Prinzip der Planet. Einflüsse; A. HAUSRATH, Neutestam. Zeitgeschichte; HAMBURGER, Realencyclopädie für Bible und Talmud; JELLINEK, Beth-ha-Midrasch.); et qui voit chacun des prosélytes païens représenté par « son étoile » au Sinaï quand Moïse y reçut la Loi (Moëd Qatan, 16 A), on peut identifier les douze Astres aux Mazzalôth du Zodiaque, qui régissaient tout l'univers créé. (Les astrologues juifs les classaient en quatre trigones: celui du feu (Aries, Leo, Sagitarius); de la terre (Taurus, Virgo, Capricornus); de l'air (Gemini, Libra, Aquarius); de l'eau (Cancer, Scorpio, Pisces). Par exemple, le Targoum du Pseudo-Jonathan interprète astrologiquement Genèse, 8 : 22. Le « Camp des Saints » (Apoc., 28 : 8) a sa figure dans celui des Douze Tribus (Nombres, 2 : 1-34). Or, le Targoum de Palestine décrit les bannières des quatre groupes de chacun trois tribus, avec leurs devises, emblèmes, etc. Le tout, avec d'expresses références à l'astrologie juive.)

      Sans doute, les métaphores auxquelles recourt saint Jean semblent viser la Vierge, et il paraît bien que ce soit intentionnellement. Mais, presque aussitôt, tout le « mythe » change visiblement de sens et de portée. Le Christ est, en tant qu'Homme, comme « premier-né d'entre de nombreux frères », comme « premier ressuscité d'entre les morts », l'Aîné de cette « semence de la Femme » qu'annonce Yahweh dans la Genèse; Il a donc pour mère, Lui aussi, « notre Mère à tous » (Gal., 4 : 26). Sitôt que l'enfant mâle mis au monde par la Femme d'Apoc., 12 : 1 siège sur le trône même de Dieu - ce qui L'identifie à l'Agneau - la Mère, dont saint Jean mentionne peu après « le reste de ses enfants », représente bien l'universelle Église: universelle à travers les temps comme à travers l'espace. C'est, dit l'Apocalypse comme l'Épître aux Galates, la Jérusalem d'En-Haut, qui se trouve, manifestation céleste de la Sagesse primordiale, « auprès de Dieu », comme le Verbe dans le Prologue johannique, et qui « possède la Gloire de Dieu », dit encore l'Apocalypse, comme le Christ johannique rappelle au Père qu'Il la partageait avec Lui « avant que le monde fût ». Cette Sion céleste (Hébr., 12 : 22; Apoc., 3 : 12; 21 : 2, 10, 11), nimbée de soleil (Gen., 37 : 9; Cant., 6 : 10), participant à la gloire de Yahweh (Isaïe, 49 : 22; 52 : 1; 54 : 1-2; 60 : 1-2), parce qu'elle règne avec le Christ l'Apocalypse nous la montre couronnée comme une Reine (Psaume 44).

      Comme cette Femme est l'objet principal de la haine satanique, il importe d'approfondir le problème de son identité. Est-ce la Vierge? Est-ce l'Église d'après la Pentecôte? Ni l'une, ni l'autre de ces hypothèses ne peut satisfaire pleinement toutes les données du problème. Sans doute, quant à sa chair, le Christ est le Fils de Marie: Il a été « formé, devenu, tiré hors d'une femme » (Gal., 4 : 4). Mais, en général, l'Apocalypse ne met guère en scène un être humain, fût-ce un Saint « glorifié », comme individu, quant à sa carrière individuelle. Jean, qui n'est pas encore entré dans la gloire lorsqu'il écrit ce livre, se voit pourtant lui-même parmi les Douze Apôtres qui forment, avec les Douze Patriarches, la Cour des Vingt-Quatre Presbytres. C'est dire que ce qui compte dans cette vision, ce n'est pas sa personne comme telle, mais sa valeur symbolique, ce qu'il représente (Apoc., 4 : 4; 5 : 5). Dès lors, la Femme dont la gloire ou béatitude resplendit, ne faut-il pas voir en elle une figure typique, au lieu de telle ou telle personne épisodique? Qui donc est la Mère « mystique » du Christ et de ses frères (Apoc., 12 : 17)? Ceux-ci sont tous ceux qui observent les commandements de Dieu, gardant le témoignage de Jésus » (ibid.). Mais, ici-bas, Jésus n'avait-Il pas proclamé déjà: « Qui sont mes frères? » Et, « se retournant pour fixer du regard son entourage » (Marc, 3 : 34), « étendant la main vers ses disciples » (Matt., 12 : 49): « Quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, voilà mon frère, et ma soeur, et ma Mère! » La Femme qui nous préoccupe est donc cette éternelle et divine Sagesse, que « justifient (ici-bas) ses enfants » (Matt., 11 : 19), et dont l'Église est la manifestation dans le monde créé (Éph., 3 : 9-11). Dans l'Apocalypse et d'ailleurs en d'autres passages néotestamentaires, l'Église purement chrétienne, d'après la Pentecôte, est présentée comme l'Épouse du Christ. Il s'agit ici de sa Mère, qui est la « fille de Sion », l'Israël idéal; il n'est donc question, ni de la Sagesse exclusivement céleste, ni de la seule Synagogue, ni même du Corps mystique né de la Pentecôte, mais, puisqu'il y a Église, '******, dès qu'il y a des ****, des « appelés », de cette « Sophie créaturelle », comme dit Bouglakov, de cette universelle et cosmique Église (Éph., 1 : 4-12 et 3 : 9-11), dont la Synagogue et la Katholikê sont les aspects historiques et les manifestations « suivant les temps et les moments que le Père à fixés de sa propre autorité » (Actes, 1 : 7).

      Lisons maintenant Michée, 4 : 10: « Sois dans les douleurs et les efforts de l'accouchement, Fille de Sion, comme la Femme qui enfante. Car maintenant... tu seras délivrée, Yahweh te rachètera de la main de tes ennemis... De toi, Bethéem-Ephrata (littéralement: Maison du Pain, Toi qui portes fruit), sortira pour Moi Celui qui doit régner sur Israël, originaire des temps anciens, des jours de l'éternité. Il paîtra ses brebis dans la force de Yahweh, dans la majesté du Nom de Yahweh ». Bien que cette interprétation nous paraisse s'accorder avec les indications d'Apoc., 12 : 1-2, 17, on comprend que saint Jean ait, à cette Mère idéale de Jésus, prêté les traits de sa Mère selon la chair. La Vierge « incarne » ici la notion de Sagesse manifestée par l'éternelle Église, tout comme, dans le Psaume 108, apparaît le type même du traître, « revêtu (non de justice, mais) de malédiction comme d'un vêtement », c'est-à-dire, dans le plein jour historique des Évangiles: Judas. Tout comme Ézéchiel et Osée, lorsqu'ils évoquent le Roi-Messie à venir, l'appellent David.

      Or la femme se tord dans les affres et les violents efforts de l'accouchement. Nous avons consacré tout un chapitre de Cosmos et Gloire à ce dernier thème. Y renvoyant le lecteur, contentons-nous d'indiquer ici que l'idée d'accouchement se trouve, à travers toute la Bible, associée à celle de l'Église, de ses épreuves et de son triomphe final. La Parousie, tout particulièrement, apparaît comme une mise au monde (Matt., 24 : 8; Marc, 13 : 8; 1 Thess., 5 : 3; Rom., 8 : 22). La Mort elle-même accouche de la Résurrection (c'est le sens de **** ** *** dans Actes, 2 : 24). Paul est en travail de ses convertis (Gal., 4 : 19). A l'origine de cette conception, il y a le décret d'Élohîm dans Genèse, 3 : 16. Jésus Lui-même compare son Second Avènement à un enfantement (Jean, 16 : 21). Mais ces souffrances sont pour la joie; Isaïe, 66 : 14, tout comme Luc, 21 : 28, veut qu'on les tienne pour le signe sûr de la délivrance. Précisément, ce prophète, après avoir célébré « le Fils qui nous est né » (7 : 14; 9 : 6), voit Sion, la Femme de l'Apocalypse, « mettre au monde un Enfant mâle » (« Elle donna le jour à un Enfant mâle »; Apoc., 12 : 5). Mais, en cet Aîné, toute la race est, d'ores et déjà, donnée; c'est « une nation enfantée d'un seul coup », « un pays né en un seul jour » (« le reste de ses enfants »; Apoc., 12 : 17). Il s'agit de la « nation sainte », du « peuple que Dieu S'est acquis » (1 Pierre, 2 : 9; Apoc., 1 : 6; 5 : 10). La naissance du Christ entraîne ipso facto celle de ses membres, filii in Filio (saint Augustin). L'Église de Dieu, que Bossuet voit après tant de Pères fondée ici-bas lors de la vocation d'Abraham, met au monde le Messie, puis, dès l'Ascension, est persécutée (Apoc., 12 : 13-17; Actes, 9 : 5). Car voici qu'entre en scène le Dragon.


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5. Et portae inferi non praevalebunt


      En grec: le Serpent (c'est celui de la Genèse au verset 9). Le verset 4 le montre debout: nous avons vu que la Tradition juive se le représentait comme nous voyons les grands sauriens des périodes géologiques. Son nom figure douze fois dans l'Apocalypse; les Septante avaient traduit par **** l'hébreu tannin de Job, 30 : 29 et le livyathan de Job, 41 : 9. Toute « explication » de ses caractéristiques par des allusions à l'Empire romain (les Sept Têtes = les Sept Collines de Rome, les Sept Empereurs à partir d'Auguste, etc.; les Dix Cornes = les Royaumes alliés de l'Urbs, les États barbares après la Chute de Rome, etc.) est totalement invérifiable. Si nous faisions allusion à l'angéologie juive, aux sept lieutenants de Schammaël, aux dix contreparties « sinistres » des Séphirôth, nous ne pourrions pas « prouver » davantage nos assertions (sans parler de l'hydre à sept têtes dans toutes les mythologies antique: celle de Lerne, par exemple; cf. Énéide, 2 : 206-208). Le monstre monte de la mer chez Job; ici, c'est « dans les sphères célestes » qu'il opère. On le dit rouge, suivant plusieurs commentateurs, à cause du feu et du sang qu'il répand; c'est ce qu'on peut appeler une exégèse liturgique (mais à l'envers: le rouge des Martyrs et du Saint-Esprit). Mais le rouge est, en ésotérisme, la couleur du monde « astral », c'est-à-dire de ces formes « subtiles », de ces pulsions psychiques inférieures, assimilées, dans les traditions initiatiques, aux grands courants du « magnétisme universel ». Le taoïsme voit dans le Dragon le Verbe Lui-même; sa « montée » dans les trigrammes symbolise l'influx du Verbe dans le cosmos, dans les « trois mondes ». Et sa couleur est le rouge. Ce disant, nous n'affirmons rien: nous jetons une simple allusion, un hint (Voir l'Excursus IV (Le Serpent, symbole ambivalent?), p. 308, paragraphe 1). Le Psaume 73 : 14 affirme que Yahweh a « broyé les têtes du Dragon ». Isaïe sait que Dieu, « de sa grande, dure et forte épée », frappera « le Serpent tortueux », ce Rahab, cet Orgueilleux (27 : 1; 51 : 9); Daniel voit la Bête, que l'Apocalypse nous présente comme l'instrument principal du Dragon, « faire la guerre aux Saints » (7 : 7, 21). De sa corne, le Bouc du même prophète fonce sur « l'armée des cieux »; de cette milice, « de ces étoiles », il fait « choir une partie ». Dans Apoc., 12 : 4, l'Animal « balaie » de sa queue les hiérarchies angéliques: il en entraîne un tiers. Puis, il se dresse, comme l'avait annoncé Dieu dans la Genèse, contre « la semence de la Femme ». Car elle « met au monde un Fils, du mâle » (au neutre), qui « doit gouverner toutes les nations (païennes: ***) avec un sceptre de fer ». Le Christ Lui-même S'identifie à cet Enfant, mais ajoute que ses frères, le reste de la « semence », Il leur donnera « pouvoir sur les nations, pour les gouverner avec un sceptre de fer » (Apoc., 2 : 27). Car « les nations (païennes, ***) s'agitent dans leur fureur » contre le Roi-Messie (Psaume 2 : 1, 9); mais « Il les brisera de son sceptre de fer » (cf. Apoc., 11 : 18). Alors que Michel et les légions angéliques devront se battre - à Gethsémani, l'heure n'était pas encore venue d'accepter leur concours - le Christ, par le seul fait de sa présence, triomphe personnellement de Satan, de par son Ascension et sa Session à la droite de la Majesté divine. Mais cette fois encore, « le reste des enfants de la Femme » est appelé à « vaincre, triompher, s'asseoir avec (le Messie), avec le Père sur son trône » (Apoc., 3 : 21). Le Corps mystique ne cesse d'être mis en cause: ici, l'Église militante; plus loin, la triomphante. L'Épouse commence par souffrir, mais, plus « terrible que des bataillons », finit par l'emporter (Cant., 5 : 6; 6 : 4; cf. Actes, 9 : 4).

      Dès l'Ascension (Apoc., 12 : 6), sitôt le Premier-Né de l'Église, la Tête du Corps, sur le trône du Père, la Femme, qu'on a vue au ciel, mais dont il n'est dit nulle part qu'elle est descendue sur terre - du moins, expressément - « s'enfuit au désert », s'évade de cette « Égypte » spirituelle (ibid., 11 : 8) qui, dans toute la primitive littérature chrétienne, apparaît comme la « terre de la servitude » envers Satan. Sans doute, la communauté chrétienne de Jérusalem a fui vers Pella, lors de la guerre judéo-romaine; mais ce fait-divers mériterait-il de figurer dans un aussi grave schéma d'événements à portée universellement sotériologique? Pendant 1.260 jours - le classique « temps bref » des écrits apocalyptiques - l'Église trouve un refuge, un gîte d'étape, providentiellement préparé, « dans le désert ». On sait que nous ne prenons sur nous de rien affirmer en pontifiant; mais, si la Femme est identique à l'Église totale, judéo-chrétienne et « fille de Sion », la « retraite » où Dieu permet que survive pénitentiellement cette Femme, alors que son Fils trône dans les cieux - et cette fuite hors d'Égypte a pour préfigure historique celle d'Élie - fait de ce chapitre XII l'équivalent « mytique », affabulé, de Romains, II. Le point de vue n'est pas le même, mais c'est la même conception du plan salvifique. Pour Paul, la promesse de Yahweh à Israël se réalise d'une double façon: 1° le « reste », la « réserve selon le choix de la grâce », la minorité convertie au Messie, partage immédiatement avec les païens christianisés l'accomplissement de ces promesses: ici, la Mère s'identifie au Fils et, d'ores et déjà, « siège dans les cieux en Jésus-Christ »; elle « s'y trouve invisiblement, cachée, avec le Christ en Dieu; mais, lorsque paraîtra le Christ (pour sa Parousie), (elle) aussi se manifestera dans la gloire » (Éph., 2 : 6; Col., 3 : 1-4); - 2° mais il y a aussi la très grande majorité d'Israël. Sans doute, « à la fin, tout Israël sera sauvé » (Rom., 11 : 26); l'Église judéo-chrétienne sera reconstituée dans sa plénitude rompue depuis l'Incarnation; les Apôtres et les Patriarches, que Jean voit, de toute éternité, praecogniti tout comme l'Agneau, dont ensemble ils forment le gouvernement cosmique, verront les Douze Tribus de l'Ancienne Alliance fusionner avec les Douze de la Nouvelle (Apoc., 7 : 4-8; 14 : 4-5). L'éternelle Ekklêsia sortira de sa retraite, la Mère sera pleinement identifiée au Fils, le « reste de la semence » au Premier-Né, la « fille de Sion » sera Mère, Épouse et Progéniture à la fois. Jean ne distingue pas expressément comme Paul, mais sa façon de s'exprimer vise à la foi l'Israël au désert et la poignée qui trône immédiatement. Dieu maintient en vie la Femme, à la fois par le mystère de cette vie quasi-nationale que le peuple juif a pu sauvegarder miraculeusement à travers la plus infernale Égypte, parce que Yahweh n'a cessé de déployer autour de lui le Désert, et par l'existence des Juifs convertis - leur nombre importe peu - connus de Dieu seul comme perpétuateurs de l'ancienne Église, puisque, depuis dix-neuf siècles, ils se sont, comme peuple et communauté distincte, confondus avec la masse de leurs coreligionnaires d'origine païenne. Dans Apoc., 11 : 2-3, les « 1.260 jours » signifient, pour l'Église d'Israël, le temps de son humiliation; « l'autel » vivant, Jésus-Christ, et « tous ceux qui adorent autour de cet autel », il n'y sera pas touché: c'est le « reste » de Romains, 11. Mais tout le « parvis extérieur de ce Temple », « abandonné aux Païens », tout l'Israël qui s'est refusé au Christ, « sera foulé aux pieds » pendant toute la durée de cette réjection temporaire. Il va sans dire qu'à travers toute l'Apocalypse, c'est le Diable qui ne cesse de pousser les Gentils à se ruer sur les deux moitiés de l'Église: la juive et la chrétienne, tout comme il lance les renégats d'Israël - car il y a ceux qui ne reconnaissent pas le Messie par un « aveuglement » providentiellement imposé (Rom., 11 : 7-11), et ceux qui pèchent contre l'Esprit de lumière et de vérité - tout comme Satan, dis-je, jette les Juifs apostats contre leurs frères, fils comme eux de la même Femme, mais baptisés.


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6. Guerre dans le ciel


      Après l'Ascension, dès que la « fille de Sion » s'est cachée au désert, sitôt ravie au regard des hommes l'identité véritable et complète de l'Église ex Judaeis et Gentibus, éclate cette « guerre céleste » dont Paul a parlé dans Éphésiens, 6 : 11-17. Ce dernier passage est donc purement juif et ne doit que son vocabulaire à la Mithrasliturgie où Dieterich voit l'alpha et l'oméga de ce texte paulinien.

      Ce conflit dans les cieux n'est pas la Chute des Anges, décrite au chapitre VIII et rappelée au verset 4 du chapitre XII. Il a lieu après l'Incarnation, voire même après l'Ascension. Alors que, sur terre, le Diable s'est risqué seul à l'assaut du Christ, cette fois, il s'élance à la tête de ses troupes. Mais, puisque l'humiliation de Gethsémani n'a plus de raison d'être (Matt., 26 : 53), Michel, patron spécial et ange gardien de l'Église juive, et par ailleurs préposé au Jugement, mène à la bataille les hiérarchies restées fidèles à Dieu. Michel (Qui est comme Dieu?), le « Grand Prince », se tient à la droite du Trône divin que constituent les Quatre Vivants (Daniel, 10 : 13, 21; 12 : 1; Chaghîgah, 12 B). D'après le Targoum du Pseudo-Jonathan sur Exode, 24 : 1, c'est le Prince de la Sagesse; le même ouvrage, commentant le Psaume 136 : 7-8, le dit Prince de Jérusalem, représentant et quasiment double céleste d'Israël (même notion chez Daniel; elle a son équivalent dans les Anges des Sept Églises, au début de l'Apocalypse). Suivant Zébhachîm, 62 B, il offre les oblats liturgiques sur l'autel d'En-Haut (des « agneaux de feu », c'est-à-dire les âmes des justes). C'est lui qui, avec Raphaël et Gabriel, a rendu visite au Patriarche Abraham, dans la plaine de Mamré, sauvé par les trois jeunes gens de la fournaise, emmené Loth de Sodome, est apparu à Moïse dans le Buisson ardent. Telle était la croyance d'Israël... Pour nous, Chrétiens, Il est au ciel, comme le Baptiste sur terre, « l'Ami de l'Époux ».

      Aussi le Christ lui confie-t-il la tâche de repousser l'assaut des hordes sataniques. En réalité, cette guerre céleste « double » de redoutables conflits terrestres. Il s'agit d'une victoire remportée par le Messie, mais appropriée par son peuple. Ce qui se passe ici-bas reflète « phénoménalement » les réalités du monde invisible. Les Saints souffrent et témoignent, toute leur force, toute la valeur de leur martyre (sanglant ou non) leur venant de la vie très précieuse sacrifiée par Jésus. C'est ainsi qu'ils ont vaincu le monde, Païens et Juifs renégats, traîtres au Messie. Mais un conflit plus grave encore s'annonce. Vaincus, le Diable et ses séides perdent définitivement leur habitat céleste (Jude, 6; Apoc., 12 : 8). Le voilà « précipité, le Grand Dragon, l'Antique Serpent, celui qui est appelé le Diable et Satan, le séducteur de toute la terre, précipité sur terre, et ses anges avec lui! (Apoc., 12 : 9)... C'est ici, avec Sagesse, 2 : 24, le seul passage de la Bible qui affirme d'identité du Diable et du Tentateur d'Ève. Dans Luc, 10 : 18, Jésus, devant le succès de l'apostolat commencé par les siens, voit prophétiquement Satan tomber du ciel comme l'éclair; c'est maintenant chose faite. « Le jugement de ce monde » - mauvais, précisera saint Paul - « a commencé maintenant », dit encore le Sauveur. Il insiste: « Maintenant, mon âme est bouleversée ». Cette « crise », qui se noue alors, doit aboutir à la défaite du Démon. Aussi, le Christ passe-t-Il du présent au futur: « C'est (dès) maintenant que le Prince de ce monde sera jeté dehors » (Jean, 12 : 31).

      Chassé du ciel avant la Chute d'Adam (Apoc., 8 : 10-11; 2 Pierre, 2 : 4; Jude, 6), Satan peut encore se présenter devant Yahweh, lorsqu'il est convoqué (Job, 1 : 6-7; 1 Rois, 22 : 21; Zach., 3 : 1). Cette tolérance, qu'il prend dans son orgueil pour un pouvoir, il vient maintenant de l'exercer pour la dernière fois, pour avoir entraîné dans cette titanique escalade les siens, dans le vain espoir de supplanter le Christ par la force, de s'installer à sa place sur le trône du Verbe, après avoir vainement tenté, naguère, ici-bas, de L'éliminer par la ruse. Il est remarquable, pour qui connaît à fond la plupart des traditions initiatiques - car l'ésotérisme pervertit rapidement les plus purs vestiges de la Révélation primordiale - que le Grand Arcane, c'est la substitution au Christ, comme Verbe et Médiateur universel, de ce personnage que tant de doctrines occultes - celles qui relèvent de l'Agartha, par exemple, le taoïsme, les déviations kabbalistiques, certaine Gnose et, de nos jours, un Martinez de Pasqually, un Éliphas Lévi, un Stanislas de Guaïta, un Albert Pike, un « Matgioï » (Albert de Pouvourville) et bien d'autres - présentent comme la Lumière astrale, le Grand Agent magique universel, le Serpent du magnétisme cosmique, etc. Tel est l'ultime secret de l'Initiation faussée, de la « Parole (non seulement) perdue », comme répètent par psittacisme les Francs-Maçons, mais parodiée.

      Désormais incapable de se présenter devant Dieu pour « accuser (littéralement: diffamer) ses frères » - les autres esprits créés, l'homme y compris (Apoc., 12 : 10) - ni d'y combattre contre le Christ en personne, il peut encore, car Dieu le lui permet, assouvir sa rage sur terre contre les hommes, mais pour « très peu de temps » (ibid., 12 : 12). Dieu, d'ailleurs, ni le Diable, n'en sont à quelques siècles près: le Psaume 89, comme saint Pierre, nous rappellent que Yahweh ne mesure pas la durée à notre aune. Lorsqu'approchera la fin de son règne, Satan risquera le tout pour tout; sa dernière tentative s'en prendra désespérément, brûlant ses vaisseaux, au Sauveur Lui-même. Et ce sera pour lui le désastre définitif (ibid., 20 : 7-10). Mais, de même que d'innombrables « crises » secondaires amorcent et réalisent graduellement le Jugement final - comme une saturation prépare en chimie la cristallisation - ainsi, depuis la mission des Soixante-Dix (Luc, 10 : 18), le témoignage de l'Église expulse le Diable inchoativement (Jean, 12 : 31). Ce n'est pas encore la victoire ultime pour l'Église: l'agonie du Diable provoque d'effroyables soubresauts et revenez-y de haine, de fureur et de force. Mais, à travers les siècles, la guerre soutenue par l'Épouse (Matt., 16 : 19), cette Passion qu'elle subit ici-bas, militante, est l'ombre, dans le monde physique, de la bataille livrée par Michel et ses Anges dans le ciel. nous y reviendrons dans un instant. Mais, pour l'heure, la « voix forte » proclame: « Malheur à la terre et à la mer! » Car, battu dans les cieux, l'Ennemi tente une diversion, voire une revanche, ici-bas. Refoulée des sphères supérieures, la puissance du Démon se rapproche dangereusement de nous (Jean, 15 : 22 et 9 : 39, qui vaut aussi pour toute la durée terrestre de l'Église). Le péché serait invincible, si l'Incarnation ne lui avait pas arraché son venin mortel. Mais, du coup, pour qui l'accueille malgré le salut si chèrement payé sur la Croix, sa gravité devient beaucoup plus redoutable (Hébr., 6 : 4-8). La « terre » et la « mer » sont, dans les apocalypses juives, les symboles courants d'Israël et de la Gentilité (cf. Apoc., 10 : 2); l'Église y recrute les siens. Pendant ce « peu de temps » qui s'écoule entre l'Ascension et la Parousie, « Satan  les réclame pour les cribler comme du froment »; mais le Sauveur, semper vivens ad interpellandum pro nobis, « ne cesse de prier pour eux, afin que leur foi ne défaille point » (Luc, 22 : 31; Hébr., 7 : 25). Écrasé dans les sphères spirituelles, le Diable cherche, avec la folle astuce d'un esprit dévoyé, à provoquer la persécution sur la terre (Éph., 6 : 12). C'est un signe excellent: plus l'Église déracine le péché, plus elle doit s'attendre à la persécution. La seule Église qu'on ne persécute pas, c'est une Église morte!

      « Précipité sur terre, le Dragon persécuta la Femme qui avait mis au monde l'Enfant mâle ». Depuis Titus et Hadrien, l'antisémitisme fait partie de cette tactique. C'est surtout lorsqu'il s'attaque aux Juifs convertis qu'il est diabolique, particulièrement si ces frères de Jésus - selon la chair aussi - ne renient pas la gloire première de leurs origines. Mais le fanatisme talmoudique qui, souvent, a provoqué l'antisémitisme, relève, lui aussi, de l'offensive démoniaque. Une certaine bassesse de rancoeur et de haine a, pendant des siècles, inspiré toute une littérature et toute une attitude de vie envers « le fils de la Coiffeuse prostituée Miriam » et les minnîm, les « apostats » qui le suivent (car le goï n'est pas le Chrétien, mais le Païen de l'Empire romain). Si la malédiction contre les minnîm (Justin, Adv. Tryph., 96; Jérôme, In Esaiam, 5 : 8) a cessé d'être fulminée publiquement, elle fait encore partie, à titre strictement individuel, chez les « orthodoxes », du Schmoné Esré, ensemble de... bénédictions quotidiennes: « Que les apostats n'aient point part à la Vie! »

      « Les deux ailes du Grand Aigle furent données à la Femme pour s'envoler au désert » (Apoc., 12 : 14). Dans le symbolisme de l'Ancien Testament, les ailes signifient les soins empressés de Yahweh envers son peuple aimé: « Je vous ai portés sur des ailes d'aigle, pour vous amener vers Moi », dit-Il aux Juifs (Exode, 19 : 4). eT, dans la bénédiction de Moïse mourant: « Comme l'aigle excite sa couvée, voltigeant au-dessus de ses petits, ainsi Yahweh déploie ses ailes, prend Israël, le porte sur ses plumes » (Deut., 32 : 11). Toute l'Église vole ainsi « dans le désert », qui prend ici valeur de condition, non de région géographique. Comme Agar à Beerschéba - qui veut dire: la Source de l'Assouvissement (Gen., 21 : 19) - comme les Juifs dans la péninsule sinaïtique, l'Église est, par la Grâce et la Providence de Dieu, « nourrie », de sorte que rien ne lui manque. Le Serpent ne peut l'y rejoindre: cette région de la pénitence, du « jeûne » intégral, il ne s'y risque pas (Matt., 17 : 21). C'est donc de loin qu'il « lance de sa gueule, après la Femme, de l'eau comme un fleuve, afin de l'entraîner par le fleuve » (Apoc., 12 : 15). Mais la terre engloutit dans son sein ce torrent: les sables du « désert », l'austérité pénitentielle, la dénudation radicale de l'âme humiliée, la réduction de l'Église à l'impuissance et à la sécheresse du sable désertique, tout cela, salué, voulu, accepté, ratifié par amour sincère de Dieu premier servi, absorbe, engloutit, neutralise le jet de poison (Marc, 16 : 18), la persécution séductrice, l'ignoble torrent qui doit faire perdre pied, faire glisser et trébucher la Femme.

      Alors, en sa rage, le Dragon, déçu de n'avoir pu s'emparer de la Femme, « s'en va faire la guerre au reste de ses enfants », à cette « semence » qui doit lui fracasser la tête (Gen., 3 : 15; Psaume 109 : 7). Qui sont ces frères du Mâle premier-né? Ceux qui « observent la Loi de Dieu et gardent les commandements de Jésus » (donc les fils de la Double Alliance: celle du Sinaï et celle du Sermon sur la Montagne). Cette fois, abandonnant la « fille de Sion », le Démon s'en prend au « nouvel Israël de Dieu ». Titus, d'après Sulpice Sévère citant Tacite, résolut de détruire le Temple hiérosolymite « pour abolir plus complètement la religion des Juifs et des Chrétiens ». Sans doute, à l'inverse, Julien l'Apostat favorise-t-il les premiers aux dépends des seconds. Telle sera, suivant certains Pères, la tactique de l'Antéchris (Mgr Benson prénomme Julien le héros de son Master of the World.), mais elle échouera complètement lorsque les Juifs, auxquels il aura rendu le plein empire de la Terre Sainte pour les récompenser de leur incroyance, se convertiront au Christ après le martyre et la résurrection des « deux prophètes ». Il va sans dire qu'on mentionne ici cette interprétation, sans se prononcer le moins du monde à son égard.


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7. Coup d'oeil sur la Guerre décrite


      Ce chapitre XII, que récapitule pour ainsi dire le verset 9, appelle deux séries d'observations: 1° des problèmes comme les rapports du temps et de l'éternité, du phénomène et de la réalité, de l'universel et du particulier, les Juifs les connaissaient, en avaient même le sens et l'intuition, mais n'essayaient pas de les résoudre, surtout discursivement. L'impersonnel de l'abstraction leur faisait horreur (On se souviendra d'un profond opuscule du P. Laberthonnière sur L'idéalisme grec et le réalisme chrétien.). Dès lors, ce qui, diraient les modernes, N'existe QU'à l'état de projet dans les conseils divins, y possédait d'ores et déjà, pour les Juifs, une préexistence concrète et objective, bien que sui generis. Il existe donc un ultramonde où les êtres et les événements sublunaires, ces ombres, ont leur authentique substance; cette conception se retrouve dans l'Épître aux Hébreux et dans l'Apocalypse. Telle est aussi, chez Saint Paul, la notion devenue toute franciscaine (Ces vues trouvent une magnifique expression dans Le Christ est l'âme franciscaine du P. Valentin Breton.), du Christ préexistant comme tel. Mais Hénoch voit déjà le Messie comme l'Homme céleste, vivant auprès de Dieu avant de descendre ici-bas. Commentant Exode 25 : 40 et 1 Chron., 28 : 11-12, l'Épître aux Hébreux (8 : 1-5) recourt à cet exemplarisme dont les Alexandrins feront leurs choux gras. Dès lors, où les modernes parleraient d'un idéal de l'Église, insubstantiel comme une catégorie kantienne, « universal » in re, n'ayant de présence, d'existence concrète qu'en l'Église terrestre, qu'il contribue cependant à façonner, comme une « forme », comme une « loi » immanente, pour réaliser ici-bas les desseins de Dieu, les Juifs parlaient de la « Jérusalem qui se trouve (effectivement) en-haut » et qui descend sur terre. Par un curieux et amusant quiproquo, les Hébreux faisaient du platonisme sans le savoir (les « Idées »), et les modernes en sont aux « formes substantielles » de la scolastique et du Stagirite. A la lumière de cette distinction, on comprendra comment les communautés chrétiennes, à qui Jean adressa son Apocalypse, comprirent, more judaico, la « guerre dans les cieux ».

      Et 2° le conflit terrestre du Bien et du Mal était, pour les Juifs, conformément à l'attitude de l'esprit qu'on vient de résumer, l'ombre projetée sur le plan des créatures sensibles par un conflit céleste, à l'échelle cosmique et même hypercosmique. Entre les deux, correspondance. Exemple: la victoire d'Israël sur Moab, c'est le triomphe de Yahweh sur Chemosch (Saturne) et donc la substitution du véritable au faux Sabbat (On sait que les satiristes romains (Juvénal, Martial, Horace) reprochent aux Juifs du Transtévère « les froids sabbats saturniens de leur dieu ».). Plus tard, les dieux hostiles font place aux Anges opposés à Israël (Daniel, 10 : 13, 20). Si le lecteur « moderne » devait, ici, faire la grimace devant ces « conceptions prélogiques et primitives », révélons-lui que leur survivance tenace et même leur approfondissement au cours des siècles de « culture » est due à ce qu'elles expriment pour tous les hommes, de toute race et de toute époque, des vérités profondes, qu'aucun autre vocabulaire mental, surtout pas celui du concept abstrait et du discours logique, ne peut rendre aussi puissamment, avec une telle force d'évocation, un tel don de communication, de symbiose, de connaissance « connaturelle » (c'est d'ailleurs la raison des paraboles).

      Puisque l'univers forme un gigantesque Tout organique, au point que saint Paul peut le qualifier, non seulement de « création », ****, mais de ****, de « créature » unique en quelque sorte (La « matière » purement intellectuelle, conceptuelle, de cette vue paulinienne, peut avoir été inspirée par la notion stoïcienne de l' « animal cosmique ».), l'Incarnation et la Rédemption impliquent des rapports et des répercussions cosmiques (Rom., 8 : 19-22 pour les créatures inférieures à l'homme; Col., 1 : 16-20 pour celles qui lui sont momentanément supérieures). Dès lors, lorsque, dans notre conflit avec le Mal, nous remportons une victoire qui n'est, en réalité, que celle du Christ, explicitée, faisant tache d'huile (Jean, 16 : 33), la Croix qu'avec Lui nous portons, sur laquelle avec Lui nous sommes, comme dit l'Apôtre, « cocrucifiés », et par laquelle nous triomphons, nous constitue les vainqueurs du Mal sous une forme plus universelle, plus foncière que nous n'en rencontrons ici-bas: c'est aux hiérarchies invisibles, aux puissances spirituelles de perversité que nous résistons (Éph., 6 : 12; Col., 2 : 15). Croire en l'existence et en l'action de Satan, c'est croire qu'avant d'être humain, individuel, fortuit, épisodique, le Mal est planétaire, cosmique, comme une atmosphère universelle où, non les corps, physiquement, mais l'être même de toutes les créatures, ontologiquement, subit une déviation, une désorientation, analogue à celle que subiraient nos organismes dans un habitat planétaire non fait pour eux (1 Jean, 5 : 19). Croire en Satan, c'est être convaincu que tout le Mal se ramène en dernière instance à une Volonté pervertie. Aussi, quiconque nie l'existence et l'action du Démon perd spirituellement et moralement beaucoup, sans rien gagner intellectuellement - sinon de se gaver de formules savantes et, actuellement, de galimatias freudianisant.

      Mais, si nous avons le droit de voir en Satan l'ennemi personne du Verbe incarné, notre diffamateur devant Dieu - mais ce qui nous salit, nous accuse aux pieds du Trône céleste, c'est uniquement que nous acceptons d'incarner accidentellement cette Volonté pervertie (l'Enfer, c'est que cette « incarnation », d'accidentelle, devienne quasiment essentielle; cf. Matt., 25 : 41) - il nous est interdit d'affirmer, à la mazdéenne, que le Diable est l'ennemi de Dieu (Le salut consiste en ce qu'en vertu de l'Incarnation, de la Croix et de la Résurrection, Dieu peut, en nous, voir le Christ, en qui le prince de ce monde n'a rien (Jean, 14 : 30). A l'inverse, si cet archonte de l'éon mauvais possède tout en nous, que veut-on que Dieu découvre en nous, qui veut-on qu'Il voie en nous, sinon Satan (Matt., 25 : 41)? ). Car ce langage ne serait pas chrétien, mais dualiste; il exalterait avec une grossière exagération le rôle et l'efficace de Satan dans l'ordre universel. L'antagoniste véritable de ce personnage est saint Michel, comme l'indique telle prière à dire après la Messe. Si, dans le monde invisible, les forces ténébreuses sont rangées contre nous en ordre de bataille (Éph., 6 : 12), nous avons, par contre, les armées de la Lumière - mais nos yeux sont fermés - et « ceux qui sont avec nous sont en bien plus grand nombre que ceux qui sont avec eux » (2 Rois, 6 : 14-17).


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8. Que peut être une Guerre d'Anges?


      Oui, que faut-il entendre concrètement par cette guerre « dans le ciel », isolée de ses répercussions chez les hommes?

      Que veut Satan? Se substituer à l'Être absolu, nécessaire? Il n'est pas fou! Il en veut à l'Homme déifié, dont la session à la droite du Père outrage ses « droits » de suprême Archange et Métatron. C'est donc l'empire du Christ qu'il convoite. Le Sauveur entré dans la gloire régit les univers comme Dieu et comme Nouvel et définitif Adam. Il s'agit de substituer l' « ordre » satanique au sien, donc l'égoïsme, l'égocentrisme, l'****, dit Paul après Jésus. C'est le « chaos » de Soloviev dans la troisième partie de La Russie et l'Église universelle. Satan hait moins Dieu qu'il ne s'aime lui-même. Il accepterait même d'honorer Dieu, si « justice » lui était rendue « à lui », si Dieu vivant pouvait être réduit au rôle d'impersonnelle force cosmique, d'universel étalon du haras ontologique. Si Dieu n'était que « source de vie », nisus aveugle (Renan). Si le panthéisme se substituait en fait au théisme. Il accepterait Dieu, si Dieu acceptait son échelle des valeurs. Pour le Diable, Dieu n'est pas le Père, mais le « suprême axiome » de M. Taine, l'être au sens univoque qu'on peut parasitairement vampiriser. Non plus in Ipsum vivimus et movemur et sumus, mais: in hoc. « Le divin », qui prend conscience et reçoit lumière grâce à nous... Das Göttliche, et non ho Theos.

      Et Satan sera son Fils bien-aimé, siégeant à sa droite, puisqu'il n'a pas la tare de la nature charnelle, épaissement matérielle, semi-animale, de l'homme. Puisqu'il est le plus spirituel des êtres. Le but de cette « guerre dans le ciel » - qui est tout simplement une guerre entre êtres célestes, un conflit sur le plan, au niveau, à l'étage ontologique supra-humain, dit « céleste », d'esprit à esprit, sans le moindre passage par le truchement des créatures matérielles - ce but, c'est de ravir au Christ, en tant qu'Il est, non Dieu, mais Adam déifié, l'empire universel que Yahweh lui confie au seuil de la Genèse (en la personne du premier Adam), que le même Yahweh Lui restitue de par la Résurrection (« Toute puissance M'est donnée, au ciel et sur la terre »), et que le Christ doit « présenter » au Père à la fin des temps, comme, lors d'une prise d'armes, le général commandant la place présente au Souverain ses troupes. Le Christ est, en tant qu'Homme - et là est le scandale qui a jeté le Diable dans la révolte, et d'autres Anges (dit St Paul) (Voir plus loin, page 297 La « Fin de Satan »?) dans la perplexité, l'hésitation, la temporisation dans le choix - souverain du « ciel », du monde angélique, et de la « terre », de la nature physique, humaine et subhumaine. La « guerre dans le ciel » consiste donc, pour une armée d'esprits, à subjuguer celle d'en-face et à lui ravir ce rôle d'intendants (d'après Galates et Hébreux) pour en faire une fonction de propriétaires. On trouvera dans Vacant et Mangenot une longue liste des activités angéliques: envers l'homme, envers la « nature », etc. Tout cela, qu'anime la charité théologale (Psaume 148), bénit et glorifie le Seigneur, Le loue et Le sert, est orienté vers Lui. Il s'agit d'annexer tout cela, pour soi-même, pour sa propre gloire. Et l'homme, « inférieur aux Elohîm », sera remis à sa place, en la Personne du Crucifié, ce Raté parvenu par la grâce d'un odieux arbitraire! (Satan est un mandarin dépité)... Voilà pour le but de cet entrechoc entre « êtres célestes ».

      Mais reste le comment. Or, qui n'a pas assisté au heurt, sans gestes, sans violence extérieure, sans paroles, parfois même sans le défi du regard, sans roidissement visible et perceptible, de deux volontés? Qui fera plier d'abord l'autre? Qui baissera le premier les yeux? On se regarde en silence... ou l'on ne se regarde même pas... Et qui ne connaît ces vieilles haines macérées dans la passivité pure, dans la mutité, parfois dans le cloître, à la Trappe (j'en connais un cas, au moins)? On se hait sans motif, puissamment, à en ressentir une froide ivresse, un vertige parfaitement délibéré et consenti. On se hait, non de ces chétifs sentiments, de ces superficielles émotions qui sont comme la pellicule de notre psyché, mais de tout son être, de tout son tréfonds, ontologiquement, dès sa naissance, ab origine mundi!... On n'échange pas un mot, on ne se livre à aucune activité hostile; on est haineux, non par ses actes, mais par son état: dans l'invisible, par les courants de force psychique qu'elle déchaîne, une pareille haine est bien plus redoutable, passive, moteur immobile, que la haine, fiévreuse et qui se dépense, du commun. Qu'on relise, d'Edgard Poë, L'Absolu dans le mal, intitulé aussi: L'homme des foules. On m'en dira des nouvelles!

      A un degré plus « spirituel », supra-normal sinon supra-humain, il y a toutes les forces, tous les maléfices de la magie. J'ai assez étudié ces cas pour y croire. Au siècle dernier, une Cour d'Appel normande a dû connaître d'une terrible affaire de « sorts » et d'envoûtements: celle du « sorcier de Cideville », dont un curé de village fut la victime, sous l'oeil des autorités municipales. La plus scientifique métapsychie connaît des cas, par centaines, de batailles à travers l'espace, par « ondes » psychiques. Qui ne se souvient de l'abbé Boullan (le « Docteur Johannès » de Là-Bas), de Stanislas de Guaïta, de Papus (Gérard Encausse), mais surtout de tout ce qu'a pu constater, après Huc, aux Indes, en Chine, en Indochine, au Thibet surtout, une Alexandra David-Neel? Les maladies, les malheurs, les morts même, causés par des moyens hyperphysiques, sont un fait. Mais, dans les laboratoires matérialistes eux-mêmes, depuis Féré, Charcot, Maxwell (médecin et procureur général à Bordeaux il y a quarante ans, que ses expériences ont fait admettre la magie), depuis les observations d'Osty, de Galey, d'Harry Price, on sait qu'il y a, dans l'âme humaine, des forces capables, lorsqu'elles sortent de leur latence, non seulement d'agir, même à distance, sur la matière (voir les récentes et indubitables expériences de momification, par le Dr Leprince et d'autres, de tissus vivants empêchés de se putréfier pendant des années), mais encore sur les esprits. Nos pères ont connu, en simple sorcellerie rurale, le fameux coup - sauf votre respect, amis lecteurs - de « l'aiguillette (ou braguette) nouée ». Mais cet envoûtement existe aussi sur le plan mental et moral. La Psychical Research Society de Londres - qui a compté, parmi ses membres, des savants de réputation mondiale, comme Crookes (qui a découvert la « matière radiante »), Lodge, Lord Kelvin, Rutherford, Myers et Podmore - a, dans ses Proceedings, et par centaines, des procès-verbaux de paralysie soit physique soit intellectuelle, imposée par maléfice à distance. Voici cinquante ans, Jules Bois a raconté les luttes épiques, entre Paris et Lyon, de deux groupes d'occultistes s'envoyant mutuellement des « décharges psychiques ». La chose est courante dans certaines sociétés secrètes taoïstes (Albert de Pouvourville - « Magioï » - en a fait jadis l'aveu); j'ai connu, par M. André Savoret (en « druidisme » Ab Gwalwys), le cas de deux victimes de l'Agartha, foudroyées à distance après avertissement.

      On peut donc se représenter, maintenant, l'inouï déploiement de force spirituelle - auprès duquel les jets de flamme solaire sont un jeu d'enfant: et les « rosicruciens » veulent que les protubérances et les taches solaires manifestent physiquement les « explications » d'entités spirituelles dont le soleil serait l'habitat - on peut, dis-je, commencer d'entrevoir ce que peut avoir été la « guerre des célestes ». Une formidable tension des volontés, jusqu'à « éclatement »; un bombardement d'idées suggérées (complexes de faiblesse, d'égocentrisme, d'infériorité) avec une puissance dont les plus redoutables hypnotiseurs des lamaseries thibétaines sont incommensurablement loin; l'insinuation de la crainte, du doute, de la revendication, du caractère contre-nature du surnaturel... Et rappelons-nous que ces intuitions sont facilitées par le contact direct des essences et la nature même de la connaissance angélique. Enfin, suivant l'Aquinate, en cela disciple du Pseudo-Aréopagite, la connaissance des hiérarchies inférieures est participation à celle, et donc à l'être, des supérieures. Sans l'écran de la matière, du concept, du phantasme, la suggestion angélique est bien plus insinuante, plus labile, plus saturante que la nôtre (l'analogue des molécules d'eau). La réponse des hiérarchies fidèles se résume dans le Quis ut Deus, dans l'épanouissement de pensées positives, d'amour et d'adoration. Pour Michel et les siens, « lutter » a consisté à chanter la gloire de Yahweh. Leur contemplation même, leur ontologique jubilation, leur marée de gratitude - Psaume 148 et Cantique dans la Fournaise - voilà leur combat! A mesure que, vainement, les démons s'épuisent - car ils n'ont rien d'infini - gaspillent leur substance spirituelle, leur vitalité psychique, à tenter de miner le moral de leurs adversaires, l'Hosannah in excelsis - « dans le ciel » - gagne en ampleur et enthousiasme. Enfin, se produit, pour les esprits mauvais, ce que les aviateurs appellent la « perte de vitesse ». C'est, aussitôt, la précipitation « au sol ».


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9. L'irrémédiable défaite


      Comme nous l'avons dit au début de cette étude, l'Apocalypse ne nous intéresse ici que dans la mesure où Satan s'y trouve nommément mis en scène. C'est pourquoi nous passons, maintenant, tout de suite au chapitre XX, où nous le voyons agir directement, alors qu'au XIIIè c'est par procuration.

      Nous avons laissé le Diable, à la fin du chapitre XII, « arrêté », comme en contemplation, « sur le sable de la mer ». Comme les divinités hindoues, dont le rêve, l'extase, la « transe » contemplative engendrent leurs émanations immédiates, Satan, fixant du regard la « mer » de la Gentilité, en fait surgir la Bête. Il y aurait beaucoup à dire sur la Contre-Trinité du Dragon, de la Bête et du Faux Prophète (Dans ses Trois Dialogues, Soloviev fait dire par le Diable à l'Antéchrist ( = la Bête): « Tu es mon Fils, Je T'ai engendré aujourd'hui ». Il y a là plus qu'une figure de style...), mais l'espace nous fait défaut. Dans Apoc., 9 : 1, Michel, Dompteur du Fauve, lui permet d' « ouvrir le puits de l'abîme »; d'où tentative d'envahir le ciel. Sur quoi, Michel le précipite sur terre (Apoc., 12 : 9). Maintenant, Michel enchaîne le Diable et, pour « mille ans » (Pour saint Pierre comme pour le Psaume 89, « mille ans », devant Dieu sont une valeur relative, tout comme « un jour ».), « le jette dans l'abîme, qu'il ferme à clef et scelle sur lui, pourqu'il ne séduise plus les nations (païennes) jusqu'à ce que soient écoulés les mille ans » (ibid., 20 : 2-3). Pourquoi pas pour toujours? Pourquoi « ces temps et ces moments » dont le Christ nous dit que le Père S'est réservé le secret? Pourquoi permettre ces vexations envers le peuple aimé? C'est tout le problème de l'Histoire, mais spirituelle et surnaturelle. Pourquoi Dieu permet-Il le mal? Nous ne pouvons que renvoyer le lecteur au Livre de Job, et particulièrement au discours d'Élihu, confirmé par Yahweh parlant du sein de l'ouragan (Job, d'ailleurs, a compris: 33 : 16-30). Non seulement chaque événement a « son temps », prédestiné; mais, surtout, dans un schéma créateur et glorificateur, où la créature intelligente est appelée à « collaborer avec Dieu », comme dit l'Apôtre, en vue de sa déification (Dieu n'a pas besoin de nous, mais Il nous honore...), notre participation à l'oeuvre divine, vouée au fieri, ne permet à Dieu, qui condescend à prendre au sérieux notre alliance (Il reçoit de nous comme nous recevons de Lui (Apoc., 3 : 20). Le plus profond mystère de l'Amour divin, est son abîme d'humilité, auquel s'oppose, et cela se conçoit, l'orgueil de ce parvenu qu'est Satan. Derrière tout orgueil, il y a un complexe d'infériorité. Dieu est humble, parce qu'Il est l'Être absolu.), de vaincre Satan que graduellement.

      Plusieurs Pères, au premier rang desquels saint Augustin, voient les « mille ans » commencer lorsque, par sa mort sur la Croix, le Christ inaugure la défaite du Démon. Les « mille ans » désigneraient « mystiquement » l'éon s'écoulant du Calvaire à l'Antéchrist. Mais toute l'Apocalypse nous montre, au contraire, Satan ne cessant, entre le Premier et le Second Avènement, de lutter contre le Christ, tantôt considéré personnellement, tantôt dans les membres de son Corps mystique. L'expérience chrétienne nous fait voir que le Diable n'est pas lié, qu'il n'est pas incapable d'attaquer l'Église, bien que son pouvoir soit restreint: il ne peut lui ravir la vie (Matt., 16 : 18; Apoc., 12 : 13-17). Peut-être pourrait-on utilement chercher là le secret de 2 Thess., 2 : 6-8, sur lequel tant d'exégètes, depuis Lactance et Tertullien, se sont penchés pour lui trouver les plus stupéfiantes solutions. Alors que, généralement, les mêmes hommes voient dans l'Empire romain la puissance terrestre dont le Diable se sert pour combattre le Christ (interprétation prétériste), ils tiennent le même Empire pour « ce qui retient encore la manifestation du mystère d'iniquité » (2 Thess., 2 : 6-7). Satan reste donc ce « lion rugissant, cherchant qui dévorer », dont nous avons toujours à redouter l'affût (1 Pierre, 5 : 8; Éph., 6 : 11). Enfin, le chapitre XX de l'Apocalypse fait suite, chronologiquement, au chapitre XIX, où Jean décrit la Parousie qui ne précède pas immédiatement le Jugement final, d'après l'Apocalypse, mais y est suivie d'une période où l'Histoire et l'eschatologie se compénètrent; nous laissons au magistère le soin de préciser la nature et la teneur de cet éon, nous bornant à ne pas tenir les versets 2 à 7 d'Apocalypse, XX, pour inexistants. C'est donc « après l'Histoire » que doit venir le « millénaire »; le Diable n'est pas enchaîné avant la victoire du Christ sur l'Empire mondial antichrétien, qui s'opposera de toutes ses forces à son Second Avènement. Tout comme la chute du Dragon dans Apoc., 12 : 10-11 dépend de l'Église, car la « guerre dans les cieux » et la lutte ici-bas se reflètent et se déterminent réciproquement, ainsi l'enchaînement dans l'Abîme de ce personnage est conditionné par le témoignage et le sacrifice de l'Église, par votre vie, par la mienne. Sans doute, c'est l'oeuvre du Seigneur, mais bienvenue, accueillie avec confiance, appropriée par son peuple. Dieu même, devant les réactions libres des hommes, Se prend à murmurer: peut-être (Luc, 20 : 13). Si la grande apostasie collective de 2 Thess., 2 : 3 se réalise - et il semble bien que nous n'en soyons, à l'heure actuelle, pas loin! - la grande pierre scellée qui ferme l'entrée de l'Abîme (inversion de Matt., 28 : 66) sera roulée, la gueule d'ombre s'ouvrira, Satan reparaîtra sur terre pour séduire les nations repaganisées. Ce sera sa dernière attaque contre le Christ et son Royaume. (Il va sans dire que nous rejetons toute systématisation « millénariste » condamnée par l'Église. D'autre part, si le « cadre » des événements à venir est déjà fixé, leur détail comporte une marge de « possibilité », que doit déterminer encore la conduite même des Chrétiens.)

      Dans Apoc., 12 : 9, il lutte contre les milices célestes, est vaincu, précipité sur terre. C'est là qu'il mène la guerre contre les serviteurs de Dieu, frères de Jésus; mais il est jeté dans le Puits, incarcéré mille ans, après que les États païens - ils le sont aujourd'hui plus que jamais - se sont soulevés, inspirés par lui (ibid., 10 : 2-3). Mais sa haine de Métatron, de Trônant-détrôné, contre l'Homme usurpateur de « son » héritage grâce au « coup de Jarnac » de l'union hypostatique - cette « passe non permise »; car lui, Satan, respecte les « règles du jeu »! - cette rancoeur et rancune ne s'en trouve qu'attisée. Dieu lui permet donc une dernière reprise de cette guerre qui est devenue pour lui comme une seconde nature (Apoc., 20 : 7): son irrémédiable défaite manifestera d'autant mieux la puissance et la gloire de ce dieu « miséricordieux et compatissant, lent à la colère, riche en bonté, longanime, qui patiente jusqu'à mille générations, gardant sa grâce, qui pardonne l'iniquité, la révolte et le péché » (Exode, 33 : 7). Relâché de l'Abîme (cf. 2 Pierre, 2 : 4; Jude, 6), Satan séduit tous les peuples repaganisés (***): « Leur nombre est comme le sable de la mer », ce « sable » qu'il foule aux pieds, qu'il couve pour ainsi dire, sur lequel il accroupit ses ignobles volutes, pendant qu'il « fixe » la mer pour en faire surgir son « fils bien-aimé »: la Bête (Apoc., 20 : 7; 12 : 18). Même pendant le Règne de Mille ans, alors que s'accomplit, sous l'égide d'une Église enfin réunie et d'une Papauté apostolique comme aux premiers temps après la Pentecôte (le « Pape angélique » des Franciscains primitifs), la dernière grande évangélisation de toute la terre (Matt., 24 : 14), même alors, les hommes, parce qu'ils sont hommes, resteront exposés aux suggestions du Mauvais. Le répit écoulé, l'oeuvre maudite éclate, se manifeste à ciel ouvert (2 Thess., 2 : 8; Apoc., 20 : 7). Il ne s'agit plus de persécution, mais de séduction, de cet humanisme dans lequel tant des nôtres donnent encore pour être « à la page ». Comme au troisième chapitre de la Genèse, le Diable se présentera comme l'Illuminateur des intelligences, le Bienfaiteur des corps, le Confirmateur invigorant en nous les sources de la vie, jusqu'à la conquête de l'aséité (comme si celle-ci se gagnait! Cf. Gen., 3 : 5-6; 2 Cor., 11 : 14). Soloviev a prophétiquement décrit, dans ses Trois Dialogues, l'évolution satanique de l'humanisme moderne, à la fois humanitaire, bourré de « compassion cosmique » à la bouddhiste, tolérant avec une égale et orgueilleuse indifférence le naturalisme matérialiste et certain pseudo-Christianisme défaitiste et « de son temps », donc sans la Croix, pour favoriser un syncrétisme où l'interprétation « initiatique » de la seule vraie Religion en neutralise tout le « poison »: le « venin du Magnificat » et du Sermon sur la Montagne. C'est ainsi que Satan pousse les peuples à la révolte contre les chefs de la « libre théocratie » (Soloviev), car l'Apocalypse ne parle plus de rois depuis leurs défaite commune avec la Bête et le Faux Prophète (19 : 19-21). Le Christ règne sur terre par ce délégué du Messie dont Ézéchiel a prophétisé la venue: le Nabi. S'en prendre à ce « prince », c'est s'en prendre au Verbe incarné Lui-même.

      « Gog et Magog... cernent le camp des Saints et la Ville bien-aimée » (Apoc., 20 : 7-8). Chez Ézéchiel, Gog est le nom dynastique ou personnel du roi qui règne sur Magog, empire dont font partie, comme peuples pricipaux, Rosch, Meschech et Tubal. Peu importe l'identité de ces derniers, en qui des commentateurs ont voulu reconnaître les Russes et les Moscovites (?!)... Il s'agit, ici, non plus d'un souverain envahisseur de la Palestine et de son pays, mais du « monde » entier, rangé sous l'étendard de Satan pour détruire Israël, mais tout Israël enfin complet, réconcilié: selon la chair et selon l'esprit. Suivant la Tradition juive, répandue déjà du vivant de Notre-Seigneur, lors de son Second (et triomphal) Avènement, le Messie commence par subir une période d'obscuration, d'humiliation, causée par la révolte universelle. Les « jours du Messie » (Alma déathé diMeschicha), qui doivent inaugurer son « Royaume » (Malkhoutha diMeschicha), s'ouvrent en réalité par ses « souffrances » (Cheblé schel Maschiach), préalables, insistons-y, à son Second Avènement. D'où la stupeur indignée des Juifs et l'étonnement des Apôtres, lorsque le Christ, ayant revendiqué la dignité messianique, n'a pas fait, à son obscurité première, succéder la guerre et le triomphe (c'est l'origine de la question posée par les disciples et de la réponse faite par le Sauveur; cf. Matt., 24 : 3-29). Ces « douleurs », qui se traduisent par des guerres, ont valeur de parturition (d'où leur durée symbolique de neuf mois: toujours la même idée!)... Ces luttes ayant mis fin au monde présent (Olam hazzeh), la période de transition, dite « jours du Messie » ou « Royaume du Messie », toute remplie des « guerres » ou « souffrances puerpérales du Messie », fait place à l' « âge futur » ou « dispensation à venir » (Athid labo), qui équivaut au « millénaire » de l'Apocalypse. A l'expiration de ce saeculum futurum, Gog et Magog se ruent sur la théocratie messianique; toute l'iniquité du monde se concentre maintenant et se donne libre cours. Jérusalem assiégée doit subir trois assauts, chaque fois repoussés: la dernière fois, pour l'entière destruction de l'adversaire. La Cité sainte est rebâtie, s'élevant jusqu'au trône de Yahweh; les sacrifices sont tous abolis, sauf celui d'actions de grâces; plus de distinction entre aliments purs et impurs, car l'univers entier se trouve rendu à sa perfection primitive. Ainsi débute, non plus l' « âge futur » (Athid labo), qui s'achève au contraire, mais le « monde à venir » (Olam habba), qui est le Règne définitif de Dieu manifesté (saint Paul dirait: tout en tous). Mais, auparavant, comme nous l'avons vu, l'univers révolté doit suivre Gog et Magog pour une ultime bataille de sept années (cette guerre, qui clôt l'ère messianique, n'est pas à confondre avec les « douleurs puerpérales du Messie », qui l'ouvrent). Suit alors le Jugement, après la Résurrection finale. Un point curieux, c'est que la Messie change d'attitude: lors des premières « souffrances », causées par les péchés d'Israël, Il accepte et prend volontairement sur Lui les pires épreuves, mort incluse, afin que tout son peuple (passé, présent, futur) soit sauvé; de sorte que son oeuvre, toute de patience et de soumission à la volonté de Yahweh, réconcilie Dieu et les Juifs, et que Satan soit jeté en Enfer (Yalkouth Schiméoni sur Isaïe, 60 : 1.). Cette fois, par contre, le Messie « détruit Satan par le souffle de sa bouche ». Ainsi, dans 2 Thess., 2 : 8, pour « l' Impie », quem Dominus Jesus interficiet spiritus oris sui... (Sur cet anéantissement « par le souffle de la bouche du Messie, voir Tanchouma (ou Yélamdénou), éd. Warsh, 2 : 115 A. C'est Israël qui, par ses péchés, a transformé ce qui devait devenir l'empire universel de David en asservissement aux Païens. Ce changement date du jour où Salomon épousa la fille Pharaon; à la minute Gabriel descendit sur terre, prit au bord de l'océan un roseau, le planta dans de la vase prise au fond de la mer, et Rome fut fondée sur cette « base » (Siphré, 86 A). Quand Jéroboam inaugura le culte des veaux d'or à Dan et à Béthel, Yahweh riposta en suscitant Romulus et Rémus (ibid.). Pour la date où, les dix nations païennes écrasées, le Messie doit instaurer son Règne universel, c'est l'un des sept secrets inconnus des hommes (Béreschîth Rabba, 65; Kethoubôth, III A; cf. Marc., 13 : 32).)

      Satan, qui a commencé par combattre le Christ sur terre par les tentations de l'astuce au Désert, puis a tenté de Le vaincre dans les cieux par la force, ensuite a dû se rabattre sur la guerre menée ici-bas contre « le reste des enfants de la Femme », s'en prend une dernière fois sur terre au Christ, Dieu et Homme, mais cette fois par la violence. Dieu dévore le Diable et les siens par le feu céleste (Apoc., 20 : 9; Ézéch., 28 : 18: producam ignem de medio tui, qui comedat te). Toutes les puissances hostiles à Dieu sont anéanties; jamais plus, la Contre-Trinité ne molestera l'Église. « Le Diable, (le) Séducteur, fut jeté dans l'étang de souffre et de feu... pour y être tourmenté, jour et nuit, dans les siècles des siècles » (Apoc., 20 : 10). Le Mauvais, par qui tout le mal est entré dans le monde, après avoir atteint le paroxysme de son hostilité au Christ et à son Règne, sombre, par sa défaite, au plus profond du châtiment; le voilà jeté dans la Géhenne préparée pour lui et pour quiconque, à son instar, hait ses frères (Matt., 5 : 22; 25 : 41). La théologie rabbinique, contemporaine de Jésus, veut que le Diable expie lédoré dorôth, « d'éon en éon » (notre per saecula saeculorum); mais dans l'Apocalypse (20 : 10), le châtiment comporte comporte des « jours » et des « nuits », expression suggérant une persistance cyclique qui, sans qu'on la puisse comparer à l'intemporalité pure et simple, à l'éternité de Dieu, n'est pas davantage assimilable au temps, mais est aevum, durée subjective, créaturelle et relative. Sur la vie infernale, nous aurions bien des choses à dire encore, comme sur deux curieux textes prophétiques (Isaïe, 14 : 12-15; Ézéch., 28 : 12-19) dont la connaissance des diverses doctrines ésotériques permet d'élucider certains mystères (celui des « joyaux » chez Ézéchiel, par exemple). Mais l'espace nous manque. Il nous reste à envisager une dernière question; mais d'abord, rappelons qu'en étudiant Satan en marge de la Tradition judéo-chrétienne, nous exposons les divers aspects de cette dernière, sans pour cela reprendre à notre compte tous les éléments que nous rapportons. C'est ainsi que nous allons maintenant résumer certaines considérations qui ont eu leur importance à certains moments du passé chrétien, sans pour cela, pas plus d'ailleurs que pour la corporéité des Anges, les entériner personnellement. Tout simplement, la probité intellectuelle envers l'histoire des idées chrétiennes exige que nous soyons complet.


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10. La « Fin de Satan » ?


      Sous ce titre, Victor Hugo a fait de l'origénisme sans le savoir. Mais citons d'abord quelques textes scripturaires... Saint Pierre, traitant de « ce salut qui a fait l'objet des recherches et méditations des prophètes », évoque le secret des « souffrances réservées au Christ et de la gloire qui doit s'ensuivre ». Telles sont « les réalités annoncées » à ses correspondants par les prédicateurs de l'Évangile. « C'est en cela que les Anges désirent plonger leur regard stupéfié » (1 Pierre, 1 : 12). Cet Apôtre use du verbe *****, comme fait saint Jacques pour la contemplation émerveillée de l'inattendue Loi parfaite (Jacques, 1 : 25: *****); mais le même verbe sert à exprimer le regard éperdu de stupeur que Pierre et Madeleine jettent dans le tombeau vide de Jésus-Christ (Luc, 24 : 12; Jean, 20 : 5, 11). Les Septante en font usage dans Eccli., 14 : 23 et 21 : 23, pour bien rendre la nature avide et fureteuse d'un regard. Dans l'Exode, 25 : 20, la même idée est représentée par les Chrérubins tournés vers le mystère du Propitiatoire, figure du Rédempteur. Chez Daniel, le mystère des derniers temps, de la lutte suprême et du salut final amène les Anges à s'interroger les uns les autres (Dan., 8 : 13; 12 : 5-7). Et nous apprenons de saint Paul que, si Dieu a caché depuis toujours aux plus hautes hiérarchies spirituelles le mystère de la Rédemption, les Anges peuvent maintenant s'en instruire, à la vue de l'Église qui le manifeste enfin (Éph., 3 : 10). La Sagesse divine, qui veut amener toutes choses à la perfection, échappe à toute prise créée; mais les Anges peuvent en quelque sorte la ,contempler dans l'Église, comme localisée, concentrée, « mise au point » sous l'objectif, et, dès lors, trouver une clé qui leur permette de pressentir la nature et le but du plan divin sur la création toute entière. Car c'est le monde entier (****), dont Dieu veut opérer la réconciliation, puisque « toutes choses » (****) proviennent de Lui (2 Cor., 5 : 18-19). « Lorsque sera mûrie la plénitude des âges, toutes choses seront récapitulées en Jésus-Christ, les célestes aussi bien que les terrestres » (Éph., 1 : 10). Dans Rom. 8 : 19-22, c'est la création tout entière qui gémit, espérant le salut, le « rétablissement de toutes choses » (Actes, 3 : 21). Or, que nous ont révélé la Bible et l'Église?

      Ceci: au Dernier Jour, le Mal, actuellement mêlé au Bien comme l'ivraie au bon grain, en sera totalement et définitivement séparé, donc incapable de jamais nuire encore, et contraint, non par la violence mais par des moyens moraux, par l'évidence victorieuse de la lumière, sinon d'admettre et de reconnaître, au moins de ressentir la faiblesse et la folie qui lui sont inhérentes. Voilà le Mal soumis au Bien et forcé de le constater. Si donc, imaginait il y a près de dix-huit siècles Origène, certaines de ces Puissances célestes, qui observent avidement le drame de la vie humaine et en tirent une leçon (Éph., 3 : 10), pouvaient douter au début et se demander qui l'emporterait, elles ne peuvent, maintenant, que voir et s'incliner. Si le loyalisme de quelques autres envers Dieu a pu « flotter » quelque peu, au point qu'elle ont peut-être considéré avec « compréhension » la révolte de Satan, voici venu le moment, pour elles, de faire amende honorable et d'être, par le Christ, « par le Sang de sa Croix », tout comme les créatures terrestres, enfin « réconciliées avec Dieu » (Col., 1 : 20). A voir le salut des Saints, la consommation de cette oeuvre menée à bien malgré tout par l'adorable Amour, le dernier vestige de doute et d'hésitation disparaît: tous les anges qui n'ont pas encore pris parti définitivement contre Dieu se prosternent devant le Trône pour un définitif « Amen » (Apoc., 7 : 12). Il n'y a plus de problèmes: le Mal a pu épuiser toutes les occasions, toutes les chances qu'un Dieu longanime lui a généreusement laissées - « follement », diraient les incrédules de 1 Cor., 1 : 23-25 - et il les a toutes gâchées, galvaudées, stupidement jouées; en dernière instance, il est retombé, comme un boomerang, sur ceux qui, crachant leur défi à l'amour et à la sainteté, se sont vendus à lui.

      Voilà qui doit suffire à notre connaissance. Y a-t-il encore une suite? L'Esprit-Saint n'a pas jugé utile de nous le révéler. Ni l'Écriture, ni la Tradition n'ont rien à nous dire à ce sujet. Mais que sera donc, à proprement parler, « cette fin, lorsque le Christ remettra le Royaume à Dieu, son Père, après avoir réduit à rien toute Principauté, toute Puissance, toute Force », soumettant même la Mort, l'ultime Ennemi, et la foulant aux pieds »? Alors « toutes choses Lui seront soumises », par la volonté du Père, dont l'omnipotence « Lui aura tout assujetti ». Et, « lorsque tout lui aura été soumis » - le passage ne comporte pas moins de dix tout en cinq versets; dira-t-on que ce n'est pas intentionnel? - « alors le Fils fera Lui-même hommage à Celui qui Lui aura soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous » (1 Cor., 15 : 24-28; les deux derniers tout sont au neutre, ce qui en généralise encore l'application). La Parousie, la Résurrection, le Jugement enfin, voilà, pour l'Église actuellement militante, qui se profile à l'horizon, qui le configure. Plus loin, l'on devine les vagues linéaments du Ciel et de l'Enfer. Se peut-il, comme le voulait Origène, qu'en un avenir absolument irrévélé, le Mal cesse d'être exhibé, comme un ilote ivre, pour la leçon qui se dégage du salaire qu'il a lui-même provoqué? Se pourrait-il qu'il perdît toute existence concrète et objective? S'il en était ainsi, le comment nous échapperait totalement. Anéantir des créatures résolument accrochées au Mal, disait le didascale d'Alexandrie, ne serait pas un triomphe du Bien, mais un aveu d'échec. Pour Origène, ici résumé: guérir, persuader, convertir Satan et ses séides - car il ne serait guère logique de les dissocier - donc ramener le Mal à l'existence purement abstraite, hypothétique et « notionnelle » dont le Diable l'avait tiré, c'est la seule manière dont l'homme puisse se représenter l'abolition du Mal. Une pareille conversion dépasse-t-elle la puissance de Dieu-Amour? N'agit-Il pas suaviter autant que fortiter? Elle n'impliquerait pas nécessairement l'admission des ex-réprouvés à une Béatitude dont la Parabole des dix Vierges veut qu'on y parvienne à temps. Nous n'avons d'ailleurs pas à discuter ici le sens de l'adjectif ***** dans le Discours du Sauveur sur les Fins Dernières.

      Mais voici qui tranche tout: l'enseignement positif de l'Église, le poids de son silence aussi bien que de ses paroles dans l'exercice, même implicite et passif, de son « magistère ordinaire ». Il suffit aux actuels besoins de nos âmes de savoir avec certitude que justice sera faite, que le drame de l'Histoire débouchera sur un indubitable dénouement - en d'autres mots, que la guerre du Bien et du Mal, inaugurée par Satan, ne s'achèvera pas dans l'indécision, par une « paix blanche », que la victoire du Bien n'en sera pas une « à la Pyrrhus », et que le Mal ne s'en tirera pas sans irrémédiable dommage. Le désastre du Démon sera parfait, radical, foncier, irréparable; il ne laissera rien à désirer, ni la moindre dépouille aux mains de l'Ennemi (Luc, 11 : 21-22). Dieu aura triomphé d'une manière digne de Dieu; ses enfants, sauvés et déifiés, verront toute l'étendue de sa victoire et s'en réjouiront: Exsurgat Deus, et dissipentur inimici ejus, et fugiant qui oderunt eum a Facie ejus!... Sicut deficit fumus, deficiant; sicut fluit cera a facie ignis, sic pereant peccatores a Facie Dei! Et justi epulentur; et exultent in conspectu Dei; et dilectentur in laetitia!


Albert FRANK-DUQUESNE.      


P.-S. - Nous ne pouvons que signaler au lecteur les clartés que fournissent, pour l'interprétation d'Apocalypse, 12 : 1-2, les perspectives ouvertes par Éphésiens, 1 : 3-10 et 3 : 5-11. Nous tenons, d'autre part, à préciser combien nous ont été précieuses, pour « solidifier » la section consacrée pp. 207-218 à la théologie rabbinique, les confirmations apportées par les ouvrages, devenus classiques, d'ABRAHAMS, BONSIRVEN, DELITZSCH, EDERSHEIM, FRIEDLAENDER, LAGRANGE, MOORE, OBSTERLEY, STRACK ET BILLERBECK, VOLZ enfin. Nous avons aussi profité des indications fournies par la CAMBRIDGE BIBLE, la JEWISH ENCYCLOPAEDIA, le WESTMINSTER COMMENTARY et le NEW COMMENTARY. Nos interprétations scripturaires sont, dans les neuf dixièmes des cas, référables à l'une ou l'autre de ces collections si rigoureusement scientifiques.


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EXCURSUS I
L'a u t r e « corps mystique »


      Quant au contre-Corps mystique, voici ce que nous en disions dans Cosmos et Gloire, Paris, Vrin, 1947. Nous attirons surtout l'attention sur la citation de Romains, 5 : 14 : « De meure qu'en le Chrétien racheté le Christ demeure, Homme nouveau, ainsi dans le dégénéré habite le protoplaste, l'Adam premier. Nous portons en nous l'un des deux, le terrestre ou le céleste. Et, comme la Grâce rend présent en nos coeurs l'Homme d'en-haut et nous incorpore à Lui, pour ne former tous ensemble qu'un seul Christ, ainsi la Chute faisait de nous l'habitacle de l'Homme d'en-bas, jusqu'à ne former tous ensemble qu'un seul Vieil-Homme de perdition, un anti-Corps mystique, un corps de péché, de mort, d'humiliation. Voilà pourquoi, rencontrant notre propension pécheresse - dont E: A. Poe a fait le tableau clinique, en mode « existentiel », dans L'Absolu dans le Mal et William Wilson, avec une force inégalée de suggestion - l'Apôtre va jusqu'à personnifier ce Drang sous l'appellation de « corps de péché... de notre humiliation (littéralement : de l'humiliation unique de nous tous)... de (notre ignominie collective, au singulier, avec le pos­sessif au pluriel)... de cette mort » particulière, objet du contexte, de cette mort à la vie surnaturelle, chevauchant chez l'homme à la fois le divin et l'humain, l'incréé et le créé (Rom., 6 : 6 ; 7 : 24 ; 8 : 23 ; Phil. 3 21).

      » En cette propension pécheresse, qui nous rend la pratique du mal plus aisée et (sans que nous voulions en convenir) plus agréable que celle du bien, de sorte que la voie du péché est pour nous une pente savonnée, mais celle des vertus une abrupte montée (avec vertige et pesanteur), en cette attirance vers le mal, dis-je, l'Apôtre voit une véritable Entité tentatrice, installée en nous, ou plutôt la manifestation (symptôme et signe) de cette authentique présence ; car c'est toujours quelqu'un qui attire : Dieu dans le Christ, du haut de la Croix, qui atteint le ciel; ou l'Autre dans le Vieil Homme, du fond de cc que l'Apocalypse appelle les altitudines Satanae. Saint Paul a là-dessus un texte inoui, extraordinaire : « Le Péché, sautant sur l'occasion (offerte) par le commandement (divin), a provoqué en moi tout le déchaînement de la concupiscence » (Rom., 7: 8). Ici, note bien, lecteur : le péché ne suit pas la tentation, la « convoitise », comme dit l'Apôtre ; il n'est pas le fruit de la concupiscence victorieuse, le résultat de la convoitise acceptée... mais, renversement unique dans toute la pensée paulinienne, inversion hautement significative de toute la pathopsychologie néotestamcntaire, c'est ici le Péché qui suscite la tentation - la rivière donnant l'etre à la source ! - le Péché, donc, qui provoque la tentation comme s'il était à la fois atmosphère favorable, facteur déterminant, metteur en scène ; il lui préexiste en quelque sorte, comme une cause à la fois formelle, efficiente et finale. Il est clair que Romains, 7 : 8 ne peut s'appliquer à nos actes transitoires, ni même en fin de compte à notre état permanent de péché, à notre contre-état de grâce, qui est, dit l'Apôtre, une servitude, une stase de passivité, alors que, précisément, « le Péché » est une puissance male, virile, activissime, débordante d'initiative, accapareuse de notre agir, de nos virtualités d'action spirituelle, un parasite dominant et « suçant », « pompant » sa victime, lui faisant tirer les marrons du feu à sa place (activité passive, contre-action, action négative, marquée du signe moins, parce que, chez l'homme déchu, elle procède de sa passivité). Notre état permanent de péché est comme le sillage du Navire infernal...

      » Si l'on poussait à la limite un parallèle sans aucun doute amorcé, sug­géré par saint Paul, on opposerait ce corps qui nous communique le péché - comme l'organisme physique transmet sa diathèse pathogène à chacun de ses membres - ce corps dans lequel nous participons, en termes pauliniens, au « péché », à la « mort », à l' « humiliation », et dans lequel nous recevons la vie, souillée, corrompue, du Vieil Homme, du premier Adam - on l'opposerait, dis-je, à cet autre Corps qui nous dispense, au lieu du péché la justice, au lieu de la mort la vie, au lieu de l'humiliation la gloire, et au sein duquel nous avons part à l'Homme nouveau, au second Adam. Église et contre-Église, Homme céleste et Homme terrestre, l'un et l'autre Archétypes d'hommes portant l' « image » de l'Un ou de l'autre... De même qu'en l'homme racheté, régénéré, le Christ présent est un gage, une « espérance de gloire » (Col., I : 27), ainsi, « par » un seul homme - per ou (gamma-l-alpha) - « à travers » lui, donc en lui, je suis constitué pécheur et voué à la Mort (Rom., 5 : 12). Et cet homme, cet Adam, « était la figure, le symbole de Celui qui devait venir » (Rom., 5 : 14). Passage capital pour notre thèse. Le premier Adam, fons et origo du genre humain, l'est en ce sens que de lui procède toute une humanité qui naît à la vie dans le péché. Le second Adam est, Lui aussi, fons et origo, en ce sens que de Lui procède toute une humanité qui naît à la vie dans la justice. L'un est le chef, le germe et déjà, cependant, le type parfait de la vieille création naturelle ; l'Autre, le chef (saint Paul), le germe (Zacharie) et déjà, cependant, le type parfait de la nouvelle création spirituelle (saint Paul et saint Jean). Le quinzième chapitre de la Première aux Corinthiens, tout comme l'Apocalypse (surtout 2 : 7 et 22 : 2), mettent vigoureusement en lumière ce parallèle. Pourquoi la ressemblance-dissemblance, la similitude inversée (comme dans un miroir, dirons-nous à la paulinienne), s'arrêterait-elle tout juste au seuil de la notion d'Anti-Corps mystique?...

      » Concluons avec l'Apôtre : « En Adam, tous meurent ; exactement de même, en Christ tous seront vivifiés » (1 Cor., 15 : 22 ; cf. Rom., 5 : 12-18). S'il existe un Corps mystique du Second Adam, « esprit vivifiant », donnant sa vie pour tous les hommes, ses amis (r Cor., 15 : 45 ; Jean, 15 : 13), la logique. des positions pauliniennes ne débouche-t-elle pas sur l'hypothèse d'un autre Corps « mystique » - au sens de : métempirique, requérant la foi en l'invisible manifesté par le visible - et c'est celui de l'autre Adam, « recevant la vie », et s'y cramponnant comme le voleur au butin (Phil., 2 : 6)?... Seulement, si le Christ a pu faire jaillir la fontaine de la Grâce, c'est en vertu de l'union hypostatique, et parce que le Verbe, c'est-à-dire Dieu, le Parfait Lui-même, « a voulu devenir (comme une créature dans Jean, 1) participant de notre humanité, pour que nous-mêmes soyons (comme le Logos dans Jean, 1) participants de sa divinité » (Ordinaire de la Messe). Mais, si l'humanité de Jésus doit sa justice à sa divinité, parce que la Personne même du Christ, étant divine, n'a pas, mais est, sa propre divinité, Adam, créé dans la justice, comment a-t-il pu contracter cette syphilis spirituelle qu'il a transmise à tous ses descendants? Par un contact, et par un contact atteignant et souillant les sources les plus intimes de la vie (spirituelle). Il y a donc un trans­metteur premier de la pollution ontologique. Il joue, bien entendu mutatis mutandis - car il y a ici toute la distance de l'Infini au fini - vis-à-vis du protoplaste le rôle qu'assuma le Verbe à l'égard de la sainte humanité : l'asservissement d'Adam à Satan caricature l'union hypostatique en vertu de laquelle la nature humaine du Christ trouve en soi de quoi « apprendre l'obéissance » parfaite (Hébreux). Le Verbe est l'éternel Archétype de l'Homme déiflable et déifié; la déification, opérée par l'Esprit-Saint, a son point d'insertion, pour nous, en Jésus. La « justice », la « nature divines en tant que la créature intelligente et responsable y participe, débute, pour le monde en dégringolade vers le chaos, par le Christ et dans le Christ ; elle a pour modèle, archétype, le Verbe, en qui l'idée du Bien se trouve objectivée, concrète, vivante et personnelle. Le Péché, le Mal moral, la Pravtté spirituelle, a commencé su carrière humaine par Adam et dans Adam. A défaut d'Archétype divin - on le conçoit! - le Péché possède, quant à bon existence concrète, sa présence objective, manifestée dans une « forme » - toute « forme » n'est pas nécessairement matérielle - son modèle et, au sens le plus rigoureux du terme, son Protagoniste, en qui l'idée du Mal se trouve individualisée, vivante et personnelle. En voulant s'égaler au Verbe, le Diable, desservi par l'essentielle précarité de ses ressources, n'a réussi qu'à se faire la caricature déformante, la simiesque pseudo-effigie du Logos. A la Parole de Dieu, il n'a pu opposer que le Mensonge, derrière lequel il n'y a rien. Tertullien, donc, avait raison : Le diable est le singe de Dieu D. Il l'est, jusqu'au plus profond de son être intime, de la constitution qu'il s'est donnée, de son ontologie acquise, de la seconde nature dont il est si fier d'être le seul et unique créateur, comme un employé filouteur qui fonde une firme rivale avec l'argent pris dans la caisse de son patron »...

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EXCURSUS II
Une mystification : le « Jéhovah noir »


      Le R. P. Bruno de Jésus-Marie a bien voulu attirer notre attention sur une thèse « nouvelle » au sujet du prétendu dualisme Dieu-Satan. Selon les tenants de cette doctrine « récente », Yahweh aurait d'abord été conçu, de manière « primitive » (?), comme une espèce de croquemitaine, tantôt bonhomme, tantôt féroce. A mesure que progressait et se purifiait la religion d'Israël, « on » aurait compris l'incongruité de cette ambivalence et l'on aurait créé le personnage de Satan, pour déverser en cette poubelle hypostasiée toutes les scories de Dieu. J'en suis bien fâché pour les inventeurs de cette théorie « récente », mais c'est une antiquité ! Grant Allen la présente déjà dans son Evolution of the Idea of God ; Davidson l'insinue assez vigoureusement dans son Book of job ; Simcox le fait, plus sommairement, dans The Revelation of St. John the Divine, dont, par ailleurs, l'Excursus I traite - à propos d'Apoc., 1 :20 - des *****, des « Anges des Sept Églises », des elemental Angels, etc. Mais il y a plus : cette doctrine « nouvelle », dont nous parlions plus haut, ne fait que renouveler la thèse que certains kabbalistes excentriques ont exposée à propos de Satan, « ombre de Dieu D. Sous la signature d' « Éliphas Lévi », l'ex-abbé Constant l'a surabondamment mise en vedette, il y a cent ans, dans plusieurs de ses ouvrages : Dogme et Rituel de la Haute Magie, Histoire de la Magie, Le Tarot égyptien, etc. C'est la conception, chère à tant d'occultistes (sauf à l'hébraïsant A: O. Waite, qui la combat avec une puissante érudition dans The Secret Doctrine in Israël), du « Jéhovah noir » et du « Jéhovah blanc », souvent fondée sur une interprétation « géométrique » d'Isaïe, 45 : 5-7. On dédouble Yahweh, pour Lui faire jouer le double rôle de Çîva, créateur et destructeur, qui fait le mal parce qu'Il est supérieur au bien, parce que le point de vue moral - ellipse à deux foyers - est métaphysiquement inférieur, pour les tenants de cette thèse, à la sphère de l'absolu, de l'inconditionné, où le Dieu de Çânkara possède, je ne dis même pas son être, mais sa « non-dualité », son adwaïta, « au delà du bien et du mal ».

      Dans le Sépher Yetsirah ou Livre de la Création - que nous citons d'après l'édition de David Castelli, et dont Paul Vulliaud a démontré la très haute antiquité (pré-chrétienne) dans sa précieuse Kabbale juive - on lit au péreq IV, mischnach i : « Sept lettres duelles (il s'agit sans doute des Sept Esprits devant le Trône, auxquels appartenait d'abord Satan, nous avons vu que chacun de ces Esprits a son « contraire logique ») adaptées à deux langages (= idées en corrélation)... pour la formation (= création) des oppositions complémentaires : vie et mort, paix et mal, sagesse et folie, etc. » Et, au péreq VI, mischnah 2 : « Le Dragon est dans le monde comme le Roi (céleste) sur son trône (cf. r Jean, 5 : 19)... En tout ce qui se développe, Dieu a créé l'un contre l'autre : le bien contre le mal; le bien procédant du bien, et le mal du mal; le bien mettant le mal à l'épreuve, et le mal le bien ; le bien subsistant pour les bons, et le mal pour les mauvais ». A ce curieux texte, correspond Ecclésiastique, 33: 13-15 : « Comme l'argile est aux mains du potier, qui en dispose selon son bon plaisir (cf. Rom., 9 : 21), ainsi les hommes dans la main de leur Créateur : Il leur donne selon son jugement. Au mal, Il oppose le bien ; à la mort, la vie ; au pécheur, le juste. De même pour toutes les oeuvres du Très-Haut : elles sont toutes deux à deux, l'une opposée à l'autre ». Ainsi, « tout a l'être par couples, l'un s'opposant à l'autre, mais Il n'a rien fait qui aille à la ruine » (ibid., 42 : 24). Est-il vraiment nécessaire de citer les innombrables textes où se trouve affirmée, à travers tout l'Ancien Testament, la parfaite sainteté d'un Dieu qui ne veut même pas abaisser son regard sur le mal (Habacuc, 1 : 13), mais qui le permet précisément pour que « rien n'aille à la ruine » (ici, le lecteur voudra bien se reporter, dans l'ordre, à : Job, 2 : 3 ; 1 : I I ; 1 Cor., Io : 13 ; Job, 38:2 ; 40:2 ; Psaume 91 : 15 ; Job, 33 : 16-30 ; Hébr., 12:7, 11 ; Job., 37 : 2I ; 13 : 15 ; 42 : 5 ; Hébr., 4 : 15 ; 5 : 8-9 ; Phil., 2 : 7-11 ; Job., 42 : 12)?

      Or, il est radicalement impossible de trouver, dans les midraschîm et targoumîm, un seul texte permettant d'interpréter les passages satanologiques de l'A. T. dans le sens du « Jéhovah double » (« noir » et « blanc »). On allègue, contre la notion de Satan comme individu distinct de Dieu, le fait que son nom n'indiquerait qu'une fonction (l'Adversaire). C'est ignorer qu'en hébreu tous les noms d'Anges désignent leur mission respective. Suivant la plus ancienne tradition juive, très antérieure à l'ère chrétienne, la carence de désignations fonctionnelles aurait pour suites la confusion, l'anarchie et la rivalité (Abhôth de Rabbi Nathan, 8). C'est pourquoi, puisqu'ils n'ont d'être que pour faire telle volonté de Dieu, précise et déterminée, puisque chacun d'eux est telle vérité particulière hypostasiée, le nom qui qualifie leur être est significatif de la mission qu'ils ont pour but essentiel et pour raison d'être d'accomplir. Chaque fois que Dieu formule une volonté, un Ange jaillit dans l'être ; cette volonté accomplie, l'Ange disparaît dans le « fleuve de feu » ou Nahar-de-Nour (« matière première » angélique) dont il est issu. Chaque jour, il « naît » donc et il « meurt » des Anges (Chaghigah, 14 A ; Bereschîth Rabba, 78). C'est ainsi qu'on interprétait Lamentations, 3 : 23. Chaque parole ou pithgama qui sort de la bouche de Yahweh devient un Ange ou Messager (unité parfaite de la Parole et de l'Action). Le « message » accompli, la « mission » achevée, l'Ange n'a plus de raison d'être et se résorbe dans le « fleuve de feu ». N'ont de permanence que les « esprits » : Ophanîm, Kheroubîm, Séraphîm, etc. Mais tous ont un nom composé : EL (qui est le Nom du Très-Haut comme principe de force) + la désignation de la mission momentanément accomplie par l'Ange (Schémôth Rabba, 29). Donc, le nom de chaque Ange dépend de sa fonction : que celle-ci vienne à changer, l'Ange portera, ipso facto, un autre nom (Ber. R., 78). Chaque Ange porte, sur son coeur, une tablette portant le Nom de Yahweh et le sien combinés (Yalkouth Schiméoni, vol. II, § 797). On rapprochera ce dernier trait de l'Apocalypse, où les élus portent sur leur front leur nouveau nom, « qui est aussi celui de leur Dieu » (Apoc., 2 : 17; 3 : 18; 94 : 1). Quand Dieu change le nom d'un Ange, celui-ci se trouve incapable d'accomplir encore ses anciennes fonctions (Yalkouth Sch., II, § 1.001). Où voit-on que la valeur « fonctionnelle » des noms angéliques permette de considérer Satan comme un « aspect » hypostasié de Yahweh, sa « face noire », comme dit « Éliphas Lévi »?... Cette équivoque était si étrangère à la tradition juive, qu'elle rapporte ceci : le jour où un Rabbin apostat, ayant vu l' « Ange de la Face » (Malakh' Yahweh ou Metatron) siégeant glorieusement au plus haut des cieux, seul avec Yahweh « de l'autre côté du Voile », il proclama, comme un chien de Chrétien, que « double est la Puissance suprême », Dieu fit administrer à l'Ange de sa propre Face, pour bien démontrer son infériorité, une formidable raclée par un esprit d'ordre inférieur (Chaghigah, 15 A et B)... Quand Manué, futur père de Samson, interroge l'Ange qui vient d'annoncer à sa femme stérile qu'elle engendrera : « Quel est ton nom? », l'autre répond : « Pourquoi m'interroges-tu sur mon nom? Je m'appelle Miracle » (Juges, 13 : 18). Et l'Annonciation est confiée à l'Ange Gabriel (virilité de Dieu), celui qui préside à la fécondation de tout ce qui vit, jusqu'à faire mûrir les fruits (Débharîm Rabba, 5). Mais en quoi ces constatations, pour intéressantes qu'elles soient, justifient-elles une interprétation d'Isaïe, 45 : 7 et d'Amos, 3 : 6 (voire de Genèse, 19 : 19), qui, négligeant délibérément la portée « médicinale » des châtiments divins, leur attribue un sens de perversité pure, de mal pour le mal? Au surplus, si l'idée de Satan devait l'existence à je ne sais quelle « purification » de celle de Dieu, débarrassée de tout ce qui implique l'opération du « mal », il faudrait conclure que cette catharsis n'a servi à rien, puisque, après comme avant la prétendue « invention » du Diable, Yahweh Lui-même ne cesse pas d'être et de Se proclamer, à travers les deux Testaments, un Dieu qui récompense et qui châtie, qui met à l'épreuve et fait passer par le creuset ceux qu'Il aime, qui émonde sa Vigne - bref, dira saint Paul après le Deutéronome, « un Feu dévorant ». Ce n'était, vraiment, pas la peine d'imaginer l'Adversaire, pour en arriver à ce Père qui, par amour, « livre » à la Croix son Fils bien-aimé !... En réalité, Satan apparaît constamment, dans la Bible, comme « l'esprit qui toujours nie », par amour du désordre, de l'****, du chaos. S'il arrive qu'il soit, comme dit Goethe, « celui qui veut le mal, mais réalise le bien », c'est qu'un Autre fait servir, en dernière instance, au bien, les oeuvres d'une volonté uniquement appliquée au mal : « Le Diable porte pierre ». C'est ce qu'affirme expressément l'Épître de saint Jacques, 1 : 12-18 : « Bienheureux l'homme tenté » par le Démon ; ce qui l'attend, c'est « la couronne de vie » !


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EXCURSUS III
Spiritualité des démons : relative ou « pure »


      Pour couper court à toute incrimination, citons A. Van Hove, Docteur et Maître en Théologie, Docteur en Philosophie thomiste, Professeur spécial de Théologie dogmatique au Grand Séminaire de Malines, Tract. de Deo creante et elevante, Malines, 1944, cap. II, De Angelis, art. 2, De natura Angelorum : « Les Anges sont des substances uniquement spirituelles, soit de purs esprits. - Cette assertion n'est point de foi. Une définition de l'Église manque, en effet : le quatrième Concile de Latran, du fait qu'il met en parallèle la créature spirituelle et la corporelle, suppose, il est vrai, l'incorporéité des Anges, mais il ne la définit pas directement. Le magistère ordinaire fait la même inférence, de sorte qu'on ne peut affirmer que cette incorporéité nous est proposée comme de foi. Male, d'autre part, cette croyance trouve assez de fondement dans l'Écriture pour qu'on puisse affirmer avec sécurité cette spiritualité. Toutefois, la Tradition manifeste une plus grande hésitation à ce sujet ; au contraire : cette spiritualité s'y trouve carrément niée, pour des raisons relevant du préjugé philosophique et de l'exégèse erronée! Ces raisons ayant aujourd'hui disparu, tous les théologiens catholiques, depuis les grands scolastiques (Toute la théologie de l'Église orientale, depuis vingt siècles, ne compte évidemment, pas. Et, pour commencer, que sait-on d'elle?), affirment avec unanimité, de la façon la plus ferme, la pure spiritualité des Anges ». Contre l'incorporéité absolue, Van Hove cite : Justin, Athénagore, Irénée, Clément d'Alexandrie, Tertullien, Origène, Cyprien, Lactance, Hilaire, Basile, Ambroise, Jérôme, Fulgence. Saint Augustin tient pour probable une certaine corporéité analogique. De même : Grégoire de Nazianze, Rupert de Deutz, saint Bernard, Cajetan et Bannez ; ces deux derniers ne comptent sans doute pas parmi les « grands scolastiques ». Mais Pierre Lombard, Alexandre de Halès, Bonaventure, Duns Scot « et d'autres de l'école franciscaine » - toujours pas de « grands scolastiques » ! - voient, dans les Anges, « forme » et « matière », « élément déterminant » et « élément déterminable ». Les Anges ne sont pas « simples », mais « composés ». Ils tiennent les Anges pour des esprits, « mais estiment, comme philosophes, que la spiritualité en question n'exclut pas absolument la corporéité ». Bref, « aujourd'hui, la conception de saint Thomas est la plus répandue » (pp. 130-134).

      Maurice Blondel écrit dans L'Être et les êtres, Paris, 1935, pp. 411-412 : « Nous ne rejetons pas la possibilité d'êtres spirituels, supérieurs à la pensée discursive, aux dimensions corporelles et à cette extension que Leibnitz définissait continuatio resistentiae. Mais Leibnitz aussi discernait deux degrés de la matière : celle qui est « vêtue » et qui comporte une multiplicité d'éléments subordonnés, telle que nos sens peuvent percevoir cette diversité de rapports et de phénomènes ». (C'est ce qu'on appellerait la matière pondérable, « configurée » ou roupa de l'hindouisme). Mais Blondel admet aussi « une matière « nue », primitive, inaccessible à toute perception empirique... inétendue... exigentia extensions » ; c'est l'impondérable, l'aroupa hindouiste et, chez Shakespeare, the stuff our dreams are made of. Or, d'après Blondel, « saint Thomas ... n'est nullement contraire, il est même conforme à cette doctrine... Car il emploie d'ordinaire le mot « matière » dans le sens habituel où ce terme correspond à ce que Leibnitz appelle la matière vêtue ou seconde... puissance pure qui s'exprime par la quantité et les qualités sensibles... Dans cette acception, les Anges ne comportent aucune matière... Mais, d'autre part, « matière » comporte aussi un sens antérieur et plus exclusivement métaphysique, en tant que l'être créé n'est pas congénitalement tout actualisé ». Il s'agit ici, dit Blondel de la « matière première, transcendante à la qualité sensible comme à la quantification spécifiant des individus dans un genre ; c'est en cette acception proprement métaphysique que nous parlons d'une matière inhérente à la contingence et à l'imperfection native de toute création. C'est cela seulement qui importe à la cohérence de la doctrine ainsi proposée ». Dès lors, ces « natures angéliques, qui par rapport à nous sont légitimement appelées purs esprits (C'est la formule même de St. Ambroise.), (consistent dans) une potentialité qui, au regard de Dieu, marque indélébilement leur inadéquation, non seulement envers la Cause première, mais envers leur propre essence. Saint Thomas envisage donc la matière en deux sens différents : 1° en tant qu'elle est physiquement composée et perceptible par la multiplicité même dont elle est « vêtue », comme dit Leibnitz; - 2° en tant qu'elle entre en composition métaphysique dans tout être imparfait, si simple et si un qu'il paraisse. En ce sens, rien n'est pur devant Dieu que son propre et pur esprit... »

      Ainsi, « l'Ange lui-même n'est appelé pur esprit que relativement à nous et non absolument eu égard à Dieu ». C'est pourquoi « les natures angéliques elles-mêmes entrent - en vertu de leur solidarité avec les hommes « engagés dans l'univers matériel » - « dans l'ensemble de la création, formant une connexion, depuis les fondements cosmiques, jusqu'à la la plus haute élévation concevable des esprits... Sans former jamais par elle-même une substance proprement dite, la matérialité des Anges aurait une fonction coextensive à l'architecture totale du monde. Gardons-nous donc de fonder toute l'ontologie cosmogonique sur une conception anthro­pomorphique de la matière... »


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EXCURSUS IV
Le Serpent, symbole ambivalent?


      Dans un ouvrage qui suscite à la fois notre désaccord total quant à ses positions de base, quant à son « climat », et notre intérêt passionné pour sa richesse et sa densité, M. René Guénon, traitant au passage de l'ambivalence des symboles, se plaint que, pour d'aucuns, « les deux aspects opposés » d'une seule et même réalité symbolisée, n'étant « pas marqués par une différence extérieure, reconnaissable à première vue », il leur est impossible, devant « les figurations de ce qu'on a coutume d'appeler, très improprement d'ailleurs, le culte du serpent », de « dire à priori s'il s'agit de l'Agathodaïmôn ou du Kakodaïmôn; de là... de nombreuses méprises, surtout de la part de ceux qui, ignorant cette double signification, sont tentés de n'y voir partout et toujours qu'un symbolisme « maléfique » ; ce qui est, depuis assez longtemps déjà, le cas de la généralité des Occidentaux ». Et de préciser, en note : « C'est pour cette raison que le Dragon extrême-oriental lui-même, qui est en réalité un symbole du Verbe, a souvent été interprété comme un symbole « diabolique » par l'ignorance occidentale » (Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Paris, Gallimard, 7e édit., 1945, ch. XXX, Le Renversement des Symboles, p. 200 : oeuvre indispensable à qui veut se faire une juste idée des « perspectives » de l'Agartha). Sur la pensée de René Guénon, dans son ensemble, voir, J. Maritain, Les Degrés du Savoir, Paris, Desclée, 4e édit., 1946, pp. 16-17, 545-547. Le drame de la métaphysique à la Guénon, de la « pure contemplation » (Buddhi), et particulièrement de ce dernier livre, c'est qu'après lui avoir, presque à chaque page, accordé un admiratif assentiment, on doive, lorsqu'on s'est dégagé de l'incantation intellectuelle par laquelle il saisit le lecteur, constater que, malgré la lutte menée côte-à-côte contre l'ennemi commun, et en dépit de tels passages dignes d'une signature chrétienne (p. 234, p. ex.), le tout repose sur une équivoque, trahie bien plus par le ton de l'auteur - voir aussi, dans ses récents Aperçus sur l'Initiation, de significatives sorties contre l'humilité, la charité, la déiformité passive de la vie mystique - que par ses doctrines, si souvent pures transpositions de la théologie catholique, mais en mode glacé : ce Mejnour traite de haut Zanoni... « Toute connaissance qui ne mène pas à l'amour est stérile et vaine », dit Bossuet. Elle l'est, suivant Guénon, pour peu qu'elle soit ordonnée à l'amour...

      Or, il est parfaitement exact que des auteurs taoïstes présentent l'anaphore et la descente du Dragon dans le trigramme fondamental comme le symbole du Verbe créateur (suivant un double rythme rappelant le Psaume 103 : 29-30). Le tout est précisément de savoir si le « Verbe » du taoïsme est le> Verbe, le Fils éternel du Dieu vivant, ou un personnage qui serait très satisfait de passer pour Lui, que Claudel identifie au Cinquième Chérubin déchu d'Ézéchiel XXVIII (Présence et Prophétie, Fribourg, 1942, p. 280), mais que Talmoud et Kabbale placent, sous le nom de Métatron, en tête même des Séraphins. Le drame de l'« initiation » - déviée, secrète, nous dirait Jésus, parce qu'elle est le grand oeuvre du Mal (Jean, 3 : 19-21 ; Éph., 5 : 11-13) - mais aussi le fil d'Ariane et la pierre de touche - la « pierre infernale », c'est le cas de le dire ! - c'est que « Satan, vice-roi des Anges avant sa chute, l'Oint de Yahweh (Ézéch., 28 : 14), chef et médiateur-né, croyait-il, de l'univers créé, n'a pu tolérer d'être soumis au représentant d'une race charnelle, faible et méprisable, et n'a cessé, dans son indignation et sa défense de ce qu'il prend pour les légitimes privilèges de l'esprit, de se tenir lui-même pour le Messie ou Christ, pour la manifestation de Yahweh vis-à-vis des créatures » (Jonathan Edwards, Tractate on the Fall of the Angels, dans Works, II, pp. 608-610). Reste à voir si la Révélation chrétienne justifie la thèse de Guénon : le symbole du Serpent y apparaît-il comme ambivalent?

      Nous passerons sous silence les innombrables passages où le Serpent, ou le Dragon, c'est tout comme, personnifie le Mal et même le Mauvais. Nous disons : « C'est tout comme », parce que *****, en grec classique, signifie serpent. Et les monstres marins, les grands ophidiens surgis de la mer, qu'on voit paraître en telles traditions juives reprises par la Bible - le tannin' ou livyathan' - apparaissent, comme le Serpent de la Genèse dans les commentaires rabbiniques, comme des ptérosauriens (Pirqé de R. El., ch. 13 ; Yalkouth Schim., I : 8 C ; Ber. Rab., 19). Toute image d'un Dragon doit être jetée dans la Mer Morte, dans les ondes maudites (Abh. Zara, 3 : 3). L'Apocalypse (12 : 3, 5, 9; 20 : 2) identifie très rigoureusement le Dragon (qui est rouge : un puissant groupe initiatique, d'origine mongole, se réclame du Dragon rouge ; cf. Apoc., 12 : 3), le Serpent, le Diable et Satan. Et le texte hébreu de Job, 3 : 8 associe « ceux qui maudissent les jours », qui les rendent néfastes, les magiciens, au Dragon ou livyathan, que ces sorciers « ont la capacité d'évoquer » (à proprement parler, si l'on s'en tient aux nuances impliquées par les racines, il s'agit ici du « serpent lové », qu'on « réveille », et l'on peut se demander s'il n'y a pas là une allusion au koundalini, connu des hésychastes athonites comme des yoguîn). Mais, en fait, dans toute la Bible, deux textes seulement peuvent être avancés comme connotant une autre conception du Serpent. Voyons-les.

      Ce serait d'abord l'injonction du Seigneur à ses disciples : « Soyez avisés, astucieux (******) comme les serpents, et simples, sincères, tout d'une pièce (******) comme les colombes » (Matt., 10: 16). On en conclut que, ma foi, le serpent «a du bon »... Or, comme très souvent, le Christ reprend ici à son compte une diction populaire de son peuple, tiré du Midrasch sur le Cantique des Cantiques, 2 : 14 : « Envers Dieu, soyez simples comme la colombe ; envers le monde païen, qui vous est hostile, astucieux comme le serpent ». Dans le même verset, le Christ prononce : « Je vous envoie comme des brebis parmi les loups » ; c'est la formule même que le Midrasch sur Esther, 8 : 2, applique au peuple juif environné de nations païennes. Dès lors, si les disciples doivent se conduire comme des colombes, c'est envers le Père céleste ; mais, comme des serpents, c'est envers les « hommes », « gouverneurs » et « rois » dont il est question dans les versets 17 et 18. C'est donc l'astuce du Serpent qu'il faut retourner contre ses serviteurs, précepte analogue à celui qui clôt la parabole de l'Économe infidèle. On se demande où gîte, ici, la bonté, voire la simple ambivalence du Serpent. Un cambrioleur est un criminel ; si, ma clef perdue et ne pouvant rentrer chez moi, je demande à mon voisin le «monte-en-l'air » de cambrioler pour mon compte ma propre porte d'entrée, cesse-t-il, du coup, d'être un criminel, pour devenir un honnête homme?

      Le second (et dernier) texte ambivalent serait Jean, 3 : 14-15 : « Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, il faut, de même, que soit élevé le Fils de l'Homme, afin que tout homme qui croit en Lui (ne périsse point, mais) ait la vie éternelle ». On voudra bien se reporter au chapitre XXI du Livre des Nombres. Que furent les « serpents séraphîm » ou a brûlants » du Désert? D'après certains textes rabbiniques, il se serait agi des Lévites révoltés, en lutte contre Moïse ; car a Dan est un serpent sur le chemin, une vipère sur le sentier » (Genèse, 49 : 17) et l'on appliquait aux Lévites Isaïe, 30 : 1-6 : enfants rebelles... vipères.., dragons brûlants... Peu importe, d'ailleurs. Mais il est certain que le Décalogue interdisait aux Juifs toute représentation figurée ; Josèphe blâme Salomon pour les bas-reliefs de la a mer d'airain s dans le Temple (Ant.,sud., 8 : 7 : 5). Quelle que soit, dès lors, la nature des « serpents-séraphins s (Nombres, 21 : 6 ; on sait trop peu que, chez les serpents « ailés » de la Tradition universelle, ailes, plumes et duvet représentent l'aura, les émanations du mana, l'invisible flamboiement des énergies « subtiles »), ce qui compte d'abord, c'est l'extraordinaire violation du Deuxième Commandement : Tu ne feras pas d'images taillées ». Et quelle image! Celle du Serpent! Au moment même où les « serpents » - peu importe leur nature - « font mourir » physiquement ou spirituellement a beaucoup de gens en Israël » ! Justin le Martyr exige de Tryphon qu'il lui rende raison de cette violation du Décalogue : « Impossible, répond le rabbin, j'ai souvent questionné là-dessus mes maîtres, mais pas un seul n'en sait la clé » (Dial., 94). Le plus ancien commentaire de cet événement se trouve dans les Livres sapientiaux : « Ils (les Juifs refusant la nourriture fournie au Désert par Yahweh) furent pris à partie un moment, en vue de leur correction, recevant un symbole de salut, qui leur rappelât Tes préceptes. Car quiconque se tournait vers ce (signe) était guéri, non par l'(objet) sur lequel il fixait son regard, mais par Toi, le Sauveur de tous s (Sag., 16 : 6-7). Cette interprétation devint classique en Israël : « Quiconque, étant mordu, regardera ce (signe), vivra, s'il dirige son coeur vers le Nom de la Memra (Parole quasi-hypostasiée) de Yahweh » (Targoum du Pseudo-Jonathan sur Nombres, 21 :8-9). Quant à cette morsure des serpents, on pourra se reporter à Genèse, 3 : 15 et à son commentaire rabbinique : « Quand les fils de la femme violeront les commandements de la Loi, ce sera pour les tiens l'occasion de les mordre au talon » (même Targoum, sur Gen., 3 : 15). Alors que l'Ancien Testament ne dit pas, comme Jésus, que le Serpent d'Airain fut élevé (verbe typiquement johannique : Jean, 3 : 14 ; 8 : 28 ; 12 : 32-34), on peut se demander si le Sauveur n'a pas emprunté cette expression au Targoum de Jérusalem sur Nombres, 21 : 8-9 : « Moïse fit un serpent d'airain et l'érigea dans un lieu d'élévation (talé). Or, quiconque, mordu, tendait sa face, pour une humble prière, vers son Père qui est dans les cieux, et regardait (alors) le serpent d'airain, était guéri » (même texte dans Rosch-haSchanah, 3 : 8). Tout le texte sapiential déjà cité se poursuit, axé sur le même thème, pour aboutir à cette conclusion : « C'est Ta Memra (ton Verbe), 8 Yahweh, qui guérit tout » (Sag., 16 : 12). Il n'y a de salut que dans les « rayons » (la grâce) du « soleil de justice », du Messie-Verbe (Mal., 3 : 20). Cependant, sous le nom de Néhouschtan - « Airain » - le Serpent de Moïse, ou quelque relique identifiée à lui, faisait à Jérusalem l'objet d'un culte idolâtrique (2 Rois, 18 : 4), fondé, sans doute, sur la même « magie sympathique » qui apparaît dans l'épisode des « tumeurs d'or » et des « souris d'or » dans I Sam., 5 : 12 à 6 : 10. Les commentaires rabbiniques sont donc en nette réaction contre cette idolâtrie du « bon » serpent, de l'Agathodaïmôn, comme dirait Guénon. Philon, sans doute, avec quelques docteurs juifs, voit dans le Serpent d'airain l'antithèse de celui qui séduisit nos premiers parents : « Le Serpent d'Ëve était jouissance ; celui de Moïse, tempérance et endurance (****** et ****** ; c'est presque les ***** et ****** de Matt., Io : 16). On ne triomphe des enchantements du vice que par cet esprit d'abnégation » (De Loge all., 2 ; De Agric., 1). Quelques Pères ont adopté cette exégèse. Saint Ambroise, par exemple, qui n'est pas sans prédécesseurs, parle de « mon serpent, mon bon serpent, qui, par sa bouche, crache, non du poison, mais les antidotes... (C'est) ce serpent-là qui, l'hiver dépassé, se dépouille de son revêtement charnel pour apparaltre en toute sa beauté » (In Psalm. 143 ; Sermo 6 : 15). Knobel rappelle que le culte du serpent, source de vie et de guérison, avait des fidèles dans les populations païennes environnant les Juifs : de là vinrent les Ophites, selon Tertullien (De Praescr. Haer., 47). Mais, à travers toute l'Écriture, ce symbole reste monovalent (Apoc., 12 : 9 ; 2 Cor., II : 3 ; Gen., 3 : 1 sq.). Il semble qu'au Livre des Nombres le Serpent d'Airain soit exhibé comme le signe du fléau vaincu par Yahweh (cf. Col., 2 : 15 : ainsi la Croix, où le Messie semble englouti dans la mort, anéanti par le mal, « tourne en dérision » les Puissances apparemment victorieuses). Le mal est, au Désert, représenté comme terrassé, non sous sa forme naturelle, individuelle (serpent vivant), mais sous sa forme typique (serpent d'airain). Dès lors, le symbole devait s'entendre dans un sens universel. En Se l'appliquant, le Christ annonce que, « n'ayant point connu le péché, Il a été fait péché pour nous, afin qu'en Lui nous devenions justice de Dieu » (2 Cor., 5 : 21) ; Lui aussi doit être exhibé, pour être source de vie pour peu qu'on fixe avec foi les yeux sur Lui. C'est à quoi fait allusion Jean, 12 : 32. L'Épître de Barnabé fait dire à Moïse : « S'il en est parmi vous qui soient mordus, qu'ils viennent au Serpent pendu au bois; qu'ils espèrent, avec foi, en ce Serpent qui, mis à mort, peut rendre la vie, et, tout de suite, ils seront sauvés » (Èp. Barn., 12). Pour Origène, le Serpent d'airain « n'était pas vraiment un serpent, mais représentait un Serpent », tout comme le Sauveur représentait l'humanité pécheresse (Hom. XI in Ez., 3). « La Loi, nous dit Grégoire de Nysse en sa Vie de Moïse, la Loi nous dit que ce qui apparaît pendu au bois, n'est pas un Serpent, mais l'apparence d'un Serpent, comme l'a dit le divin Paul : dans une chair semblable à celle du péché (Rom., 8 : 3). Le véritable Serpent est péché ; quiconque déserte (Dieu) pour le péché, revêt la nature du Serpent. Dès lors, l'Homme est affranchi du péché par Celui qui assuma (************) la forme extérieure (*****) du péché et S'est fait semblable à nous (********** *** ****) alors que nous-mêmes avions pris la forme du Serpent »...

      En bref : les Juifs, en contemplant le Signe au Désert, y trouvent le symbole d'une Vie nouvelle, ressuscitée, puisque leur Mort est exhibée, non plus active, « vivante », mais morte elle-même, réduite à l'impuissance; Le Serpent d'airain, substitué à l'ophidien vivant, représente l'effacement du passé, l'abolition du péché pardonné, la mort de la Mort ; encore faut-il, suivant l'Écriture, qu'ils lui lancent un regard de foi, d'espérance et de repentir. Cette interprétation juive, Jésus la reprend à son compte en passant immédiatement de Jean, 3 : 14-15 à Jean, 3 : 16. On lit dans le Yalkouth Schiméoni, 1 : 240 C : « Regarde : si Dieu a voulu que, par l'apparence du Serpent qui introduisit la mort dans le monde, les mourants soient rendus à la vie, combien plus Lui, qui est la Vie même, ressuscitera­t-Il les morts eux-mêmes ! » Le Serpent reste donc le signe de la Mort par le Péché ; mais : felix culpa, la Faute, Dieu la tourne à notre rédemption. Nulle trace, ici, d'ambivalence et de Serpent intrinsèquement bon.


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4. Répression



Les démoniaques dans l'Évangile.


      De la lutte du Christ contre Satan, dont on nous a décrit les grandioses proportions, les Évangiles synoptiques nous présentent un épisode singulier: la délivrance des individus possédés du démon. Nous verrons successivement 1° les faits; 2° les problèmes qu'ils soulèvent; 3° les principes que la théologie propose pour leur solution.

1. LES FAITS


      1. Une première série de texte affirme d'une manière générale que des possédés ont été rendus à l'état normal par Jésus; ces possédés sont distingués des simples malades; mais dans cette première série aucune description détaillée n'est donnée, soit de leur mal soit des moyens employés pour les en délivrer.

      Jésus « prêche en Galilée, chassant les démons » (Mc., 1, 30). (Nous suivons l'ordre historique donné par la synopse de Lagrange-Lavergne, et nous citons les textes le plus souvent d'après cette traduction, qui est de Lagrange.) Avant le Sermon sur la Montagne, des foules de gens se rassemblent « pour être guéris de leurs maladies; et tous ceux qui étaient tourmentés par des esprits impurs étaient guéris » (Lc., 6, 18); car « on lui amenait tous ceux qui étaient mal en point, atteints de différentes maladies ou de douleurs, et démoniaques, et lunatiques, et paralytiques » (Mt., 4, 24).

      Quand les envoyés de saint Jean-Baptiste viennent demander à Jésus s'il est vraiment le Messie, avant de leur répondre, « il guérit beaucoup de personnes affligées de maladies et d'infirmités et d'esprits malins et il accorda de voir à plusieurs aveugles » (Lc., 7, 21).

      Pendant sa vie publique, Jésus était habituellement accompagné des Douze « ainsi que de quelques femmes qui avaient été guéries d'esprits malins et de maladies »; parmi elles se trouvait « Marie surnommée Madeleine de qui étaient sortis sept démons » (Lc., 8, 2; cf. Mc., 16, 9).

      Quand Jésus envoie les Douze prêcher le royaume de Dieu en Galilée il leur donne cet ordre: « Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons » (Mt., 10, 8), leur conférant ainsi « puissance et autorité sur tous les démons et pouvoir de guérir les maladies » (Lc., 9, 10; cf. Mc., 6, 7). Au cours de cette mission (ou d'une autre) saint Jean rencontre des gens qui, « au nom de Jésus chassaient les démons »; il s'en formalise et veut les en empêcher, car ce ne sont pas des disciples de Jésus. Le Maître n'approuve pas ce zèle du disciple, mais ne nie pas le fait de l'expulsion des démons: « Ne les empêchez pas; car il n'est personne qui fasse un miracle en vertu de mon nom et qui puisse bientôt après parler mal de moi » (Lc., 9, 49 et Mt., 9, 39).

      Les soixante-douze disciples reçoivent une mission analogue à celle des Douze pour prêcher en Gallilée et en Judée l'arrivée du règne de Dieu. A leur retour auprès de Jésus, ils lui disent tout joyeux: « Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom ». Et lui, les approuvant, « leur dit: Je voyais Satan tombant du ciel, comme un éclair... Je vous ai donné pouvoir sur une puissance quelconque de l'Ennemi. Rien ne pourra vous nuire. D'ailleurs ne vous réjouissez pas tant de ce que les esprits vous sont soumis que de ce que vos noms sont inscrits dans le ciel » (Lc., 10, 17-20).

      Lui transmet-on les menaces d'Hérode, il réplique: « Allez dire à ce renard: Voici: aujourd'hui et demain je chasse des démons, et j'accomplis des guérisons; et le troisième [jour] je suis consommé » (Lc., 13, 32).

      Le pouvoir ainsi exercé par Jésus deviendra l'apanage des disciples après la mort de leur Maître: « Voici les miracles, leur dit-il, qui accompagneront ceux qui auront cru: ils chasseront les démons en mon nom; ils parleront des langues nouvelles; ... ils imposeront les mains aux malades, qui seront guéris » (Mc., 16, 17-18). Ce qui se réalisa effectivement, au témoignage des Actes des Apôtres (8, 7; 16, 16-18; 19, 12-17).

      Avant d'aller plus loin, on remarquera que ce ne sont pas seulement les Évangélistes qui parlent d'expulsions de démons, mais c'est Jésus lui-même qui 1° revendique ce pouvoir en le distinguant du pouvoir de guérir les maladies, 2° qui donne ce fait particulier comme une preuve de sa messianité, 3° qui transmet à ses disciples en termes exprès une puissance identique, ayant place à part parmi les miracles qu'ils doivent accomplir en son nom. Nous aurons à revenir sur ces remarques.


      2. Auparavant prenons connaissance des descriptions évangéliques plus détaillées d'expulsions de démons.

      La première rencontre de Jésus et d'un possédé est dramatique: elle a lieu dans la synagogue de Capharnaum, au début de la vie publique. « Il y avait là un homme possédé de l'esprit d'un démon impur. Et il s'écria d'une voix forte: Oh! Qu'y a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth? Tu es venu pour nous perdre! Je sais qui tu es, le saint Dieu! Mais Jésus lui enjoignit et lui dit: Tais-toi et sors de lui! Et le démon [l'ayant agité convulsivement Mc., 1, 26], l'ayant jeté au milieu, sortit de lui, sans lui faire aucun mal. » (Lc., 4, 33-35; cf. Mc., 1, 23-26).

      Des scènes du même genre sont mentionnées dans le tableau donné par les trois synoptiques, d'une journée du Sauveur à Capharnaum. Il guérissait alors les malades. « Il sortait aussi des démons de plusieurs, criant et disant: Tu es le Fils de Dieu! Et les prenant à partie, il ne les laissait pas parler [et dire] qu'ils savaient qu'il était le Christ » (Lc., 4, 41; cf. Mc., 1, 34 et Mt., 8, 16). Saint Marc, parlant de faits analogues nous dit (3, 11): « Les esprits impurs, quand ils le voyaient, se prosternaient devant lui et vociféraient en disant: Tu es le Fils de Dieu », etc...

      C'est par une action à distance que la fillette de la Cananéenne est délivrée du démon. La mère est venue trouver Jésus, l'a supplié, sans se laisser décontenancer par deux rebuffades; et Jésus finit par lui dire: « A cause de cette parole [que tu viens de me dire], va, le démon est sorti de ta fille. Et s'étant rendue à sa maison elle trouva la petite enfant jetée sur le lit, et le démon [était] sorti! » (Mc., 7, 29-30; cf. Mt., 15, 21-28).

      Dans le cas de la femme voûtée guérie dans une synagogue un jour de sabbat, il faut noter attentivement et la description de l'infirmité, et son attribution au démon faite par l'évangéliste saint Luc et par Jésus lui-même.

      C'était « une femme qu'un esprit rendait infirme depuis dix-huit ans; et elle était courbée et ne pouvait lever la tête tout à fait. L'ayant vue, Jésus l'appela et lui dit: Femme, tu es guérie de ton infirmité. Et il lui imposa les mains, et aussitôt elle se redressa... Or intervint le chef de la synagogue, indigné de ce que Jésus eût guéri le jour du sabbat... Le Seigneur lui répondit: Hypocrites! Est-ce que chacun de vous, le jour du sabbat, ne détache pas de l'étable son boeuf ou son âne et ne le mène-t-il pas boire? Et cette fille d'Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, ne fallait-il pas qu'elle fut détachée de cette entrave le jour du sabbat? » (Lc., 13, 10-17). (Avec l'unanimité morale des exégètes, nous appelons possédés, dans cette étude évangélique, tous les sujets en qui Jésus affirme que le démon est présent, y produisent des troubles de santé qui cessent avec son expulsion. La preuve de cette présence active du démon est ici donnée par l'affirmation et l'attitude du divin Maître. L'exorciste actuel, guidé par le Rituel, n'a pas pour juger les cas soumis à son examen ce point d'appui infaillible. Il doit commencer par faire la preuve de la présence et de l'action du démon, en constatant l'existence de phénomènes préternaturels qui démontrent et cette présence, et cette action. C'est à cet exorciste que s'impose le « principe d'économie » bien compris (cf. ci-dessous l'article de Maquart, p. 328) qui exige à bon droit que l'on ne recoure à l'explication démoniaque que si aucune autre explication d'ordre naturel n'est adéquate. Mais dans l'Évangile, la question est tranchée: la présence et l'action du démon sont un donné. - Même dans le cas de la femme courbée, où il n'est pas affirmé que le démon est actuellement présent dans la malade et d'où il n'est pas explicitement chassé, du moins la maladie est dite avoir eu pour cause « un esprit qui rendait infirme depuis dix-huit ans » cette femme, affirme saint Luc; et Jésus précise que cet esprit avait nom Satan et que depuis dix-huit ans il se servait de la maladie comme d'un lien solide et durable qu'il fallait briser au plus tôt. Qu'il n'y ait pas là, pour un exorciste actuel, un cas de possession (au sens moderne et complet du mot) strictement démontrable par les moyens d'investigation dont il dispose, le P. de Tonquédec a tout à fait raison de le faire remarquer (ci-dessous, p. 493). Mais dans l'Évangile, la maladie est présentée comme due au démon et la guérison comme la rupture d'un lien établi et maintenu par Satan. C'est à dire qu'elle est habituellement rangée par les commentateurs parmi les cas de « possession » évangélique.)

      A ce cas de possession dont les effets tels qu'ils sont décrits sont d'une analogie frappante avec les symptômes d'une paralysie locale, il faut joindre la transcription des deux cas dont l'analyse descriptive est la plus pittoresque et la plus complète. Tous deux sont rapportés par les trois synoptiques, par saint Matthieu avec sobriété, par saint Luc avec précision, par saint Marc avec un vrai luxe de détails pris sur le vif. Nous reproduisons ce dernier, en le complétant entre crochets, quand il y a lieu.

      Voici d'abord le possédé de Gérasa:

      Jésus aborde à l'est du lac de Génésareth, dans le pays des Géraséniens. « Et aussitôt qu'il eût quitté la barque, vint à sa rencontre, sortant des tombeaux, un homme possédé d'un esprit impur, qui avait sa demeure dans les tombeaux; et personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne. Car on l'avait souvent lié avec des entraves et des chaînes; mais il avait mis en morceaux les chaînes et brisé les entraves. Et personne ne pouvait le dompter. Et constamment, nuit et jour, il était dans les tombeaux et dans les montagnes, vociférant et se meurtrissant avec des pierres. [Depuis longtemps il n'avait pas mis d'habit. Lc.]

      Et voyant Jésus de loin il accourut et se prosterna devant lui. Et vociférant d'une voix forte, il dit: Qu'y a-t-il entre moi et toi Jésus, Fils du Dieu Très-Haut? Je t'adjure par Dieu, ne me tourmente pas! Car il lui disait: Sors, esprit impur, de cet homme! Et il lui demandait: Quel est ton nom? Et il lui dit: Légion est mon nom, car nous sommes nombreux. Et il le suppliait instamment de ne pas les envoyer [dans l'Abîme, Lc.] hors du pays.

      Or il y avait là, sur la montagne, un grand troupeau de porcs qui paissait. Et ils le supplièrent en disant: Envoie-nous chez les porcs pour que nous entrions en eux. Et il le leur permit. Alors les esprits impurs sortirent de l'homme et entrèrent dans les porcs. Et le troupeau s'élança de l'escarpement dans la mer au nombre d'environ deux mille et ils se noyèrent dans la mer ».


      Avertis, les gens de la ville et des hameaux « arrivent auprès de Jésus et voient le démoniaque assis, vêtu et dans son bon sens, lui qui avait eu Légion. Et ils prirent peur. » A leur prière, Jésus remonte en barque pour quitter la région. L'homme guéri demande la faveur de le suivre. Mais Jésus refuse, et « lui dit: Retire-toi dans ta maison auprès des tiens et annonce-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi et qu'il a eu pitié de toi. » Et cet homme le fit, non seulement « dans toute la ville » (Lc.), « mais dans la Décapole » entière (Mc., 5, 1-20).

      Ce récit évangélique est celui où sont présentés le plus nettement les traits caractéristiques des démons devenus maîtres d'un organisme humain. Ils y mettent et y entretiennent des troubles morbides apparentés à la folie; ils ont une science pénétrante et savent qui est Jésus; sans vergogne ils se prosternent devant lui, le prient, l'adjurent de par Dieu, redoutent d'être par lui rejetés dans l'Abîme, et pour éviter cela demandent à entrer dans des porcs pour s'y établir. A peine y sont-ils installés qu'avec une puissance non moins étonnante que leur versatilité, ils provoquent la destruction cruelle et méchante des êtres où ils avaient demandé à se réfugier. Craintifs, obséquieux, puissants, malfaisants, versatiles et même grotesques, tous ces traits, ici fortement accusés se retrouvent à des degrés divers dans les autres récits évangéliques d'expulsions de démons. (Ce côté ridicule, vulgaire et malfaisant des possessions diaboliques apparaît aussi dans les récits des Actes, notamment 19, 13-17, où l'on voit à Ephèse certains « exorcistes » juifs ambulants essayer d'invoquer le nom du Seigneur Jésus sur ceux qui avaient des esprits mauvais: c'étaient sept fils d'un certain Scévas, grand-prêtre juif, qui faisaient cela ». Mal leur en prit, car un beau jour l'un de ces possédés leur « répliqua: Je connais Jésus et je sais qui est Paul: mais vous, qui êtes-vous? Et l'homme, se jetant sur eux se rendit maître de tous et fut tellement plus fort qu'eux qu'ils s'enfuirent de cette maison nus et blessés ».)

      Le possédé que Jésus trouve au pied de la montagne de la transfiguration et devant lequel ses apôtres sont impuissants offre, lui, avec la surdité et le mutisme, les signes cliniques de l'épilepsie. Ici encore, il faut relire saint Marc (9, 14-29).

      Une foule nombreuse était rassemblée autour des disciples et des scribes qui discutaient avec eux. Sur quoi disputiez-vous donc, demande Jésus. « Et quelqu'un de la foule lui répondit: Maître, je t'ai amené mon fils qui a un démon muet. Et quand il s'empare de lui, il le jette à terre, et l'enfant écume et grince des dents et devient raide. Et j'ai dit à tes disciples de le chasser; et ils n'ont pas pu. Or il leur adressa la parole en ces termes: O génération incrédule! Jusqu'à quand serai-je près de vous? Jusqu'à quand vous supporterai-je? Amenez-le moi. Et ils le lui amenèrent.

      Et quand l'enfant vit Jésus, il fut aussitôt agité convulsivement par l'esprit mauvais, et tombant à terre, il se roulait en écumant. Et Jésus interrogea son père: Combien de temps y a-t-il que cela a commencé à lui arriver? Il dit: Depuis sa petite enfance. Et souvent il l'a jeté soit dans le feu, soit dans l'eau pour le faire périr. Mais si tu peux quelque chose, viens à notre aide par pitié pour nous! Jésus lui dit: Si tu peux! Tout est possible à celui qui croit! Aussitôt le père de l'enfant dit en criant: Je crois! Viens en aide à mon incrédulité!

      Or Jésus, voyant qu'un groupe nombreux allait se former, commanda à l'esprit impur en lui disant: Esprit muet et sourd, je te l'ordonne, sors de lui et ne reviens plus en lui! Et le démon sortit en criant et en agitant convulsivement l'enfant qui devint comme mort, de sorte que beaucoup disaient: Ils est mort. Mais Jésus, le prenant par la main, le releva, et il se tint debout [et il le rendit à son père, Lc.].

      Et quand il fut entré dans une maison, ses disciples l'interrogeaient en particulier: Pourquoi n'avons-nous pas pu le chasser? Et il leur dit: Cette espèce ne peut être expulsée par aucun autre moyen que la prière [et le jeûne. Mt.] »


II. LES PROBLÈMES

      De cet ensemble de fait comment trouver l'interprétation correcte?

      1. - Bien que les évangélistes emploient quelquefois le mot « guérir » en parlant de délivrance des possédés par Jésus (Cf. S. Luc, 7, 21; 8, 2; 9, 43; 13, 12; etc.), le contexte même invite à entendre cette guérison dans un sens tout spécial: ainsi la femme voûtée, est présentée comme « guérie » en L. 13, 12, alors qu'elle est dite, « liée par Satan depuis 18 ans » et qu'il faut « la détacher de cette entrave » (verset 16); De même l'épileptique (Lc., 9 et parall.) est « guéri », mais parce que « le démon » a été « chassé ». En réalité, la délivrance des possédés, pour tous les cas où elle nous est racontée avec quelques détails, est présentée dans des conditions qui la différencient nettement des guérisons de malades.

      En effet, l'état du possédé est attribué au démon, qui est un être caché, malfaisant, capable de tenter même Jésus, qui est « la puissance ténébreuse », qui a « son heure » dans les événements de la Passion, qui agit avec autant de fourberie et de méchanceté que d'intelligence. Il entre dans le possédé, y demeure, y revient; il entre dans les porcs. Le possédé a un démon, un esprit de démon impur (Lc., 4, 23); il est en esprit impur (Mc., 1, 23). Le démon sort du possédé pour aller ailleurs, au désert, dans des porcs, dans l'Abîme; et cela parce qu'il est chassé (c'est le mot le plus fréquemment employé). A l'approche de Jésus, il manifeste de la terreur, se prosterne, supplie, déclare qu'il connaît la qualité surnaturelle de Jésus; celui-ci lui parle, l'interroge, lui donne des ordres, des permissions, lui impose silence. Aucun de ces traits ne se retrouve dans la manière dont les malades se comportent à l'égard de Jésus, ni dans la façon dont Jésus s'y prend pour les guérir.


      2. - Cette attitude de Jésus à l'égard des possédés ne permet pas à un croyant, ni même à un historien attentif, de penser que Jésus, en parlant et en agissant ainsi, s'accommodait aux ignorances et aux préjugés de ses contemporains.

      C'est qu'il s'agit ici non pas d'une façon de parler courante (comme lorsqu'on dit que le soleil se lève à l'horizon et monte vers le zénith) mais d'une doctrine où s'exprime un aspect essentiel de la mission de l'Homme-Dieu ici-bas: In hoc apparuit Filius Dei ut dissolvat opera diaboli (I, Jo., 3, 9). Sur ces points de cette importance qui touchent au monde surnaturel, Jésus ne pouvait pas user d'une tolérance équivoque. Et il n'en a pas usé. Qu'on relise le ch. IX de l'Évangile de saint Jean. Il y a là un pauvre aveugle de naissance. Et les apôtres, soit par une erreur qui leur serait personnelle, soit plutôt parce qu'ils partagent les opinions des Esséniens et d'autres sectes juives, demandent au Maître: « Qui a péché, lui ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle? » Ils ne sont pas seuls à interpréter ainsi les causes de la cécité de cet homme. Quand celui-ci, guéri, tient tête au Sanhédrin qui l'interroge, les chefs de l'assemblée lui rétorquent: « Toi qui es né tout entier dans le péché, tu oses nous faire la leçon? » Nous sommes donc bien ici en présence d'un préjugé et d'une erreur communs parmi les contemporains de Jésus. Mais comme il s'agit d'un point qui appartient à l'ordre surnaturel, Jésus n'admet pas de conformisme, il ne connaît que la vérité et il tranche: « Ni lui n'a péché, ni ses parents; mais c'est afin que soient manifestés en lui les oeuvres de Dieu ».

      Or Jésus qui ne laisse pas passer, même une seule fois, sans la redresser, une parole erronée en matière religieuse, ne corrige jamais les expressions dont ses disciples se servent pour parler des possessions démoniaques; lui-même en parle en termes identiques et conforme strictement sur ce point ses actions aux idées et au langage de ses contemporains. Par le fait même, il les adopte.

      Bien plus, nous voyons qu'il s'établit sur ce terrain et s'y défend. Les trois Synoptiques relatent cette controverse (Lc., 11, 14-26; Mc., 3, 22-30; Mt., 12, 22-45). Jésus a chassé un démon qui causait mutisme et cécité. Les Pharisiens l'accusent de chasser ainsi les démons inférieurs par la puissance de Beelzébub, « prince des démons ». L'occasion était belle de leur dire qu'en réalité il ne s'agissait pas de possessions démoniaques, mais de maladies. Jésus n'entre pas dans cette voie. Les démons, dit-il, ne se chassent pas les uns les autres ce qui aurait depuis longtemps mis fin à « leur empire »... Non, ils sont chassés parce qu'ils ont affaire à « plus fort qu'eux », et leur défaite est signe « que le règne de Dieu est arrivé parmi vous ». Cette défaite actuelle de Satan ne l'empêchera pas de prendre une contre-offensive, qui aura même dans certains cas un singulier succès, puisque le démon chassé reviendra « avec sept autres esprits pires que lui » : c'est que la mauvaise foi humaine, telle qu'elle se manifeste dans l'accusation que viennent de formuler les Pharisiens contre Jésus, constitue l'aveuglement volontaire et persévérant qui se nomme « le péché contre le Saint Esprit », par quoi s'ouvre la voie au retour définitif de l'ennemi renforcé. - Ici donc, comme ailleurs et plus même qu'ailleurs, il est évident que Jésus parle du démon et des possessions démoniaques comme de réalités au sujet desquelles il n'y a pas d'erreurs à dissiper ni parmi ses disciples, ni parmi ses adversaires.

      Le vrai problème posé par les possessions évangéliques n'est pas là. Il nous faut maintenant en rechercher les termes exacts et voir ensuite dans quelle direction de pensée son énoncé nous incite à en poursuivre la solution.


      3. - Faisons abstraction pour un instant de la manière dont Jésus s'y prend pour délivrer les possédés. Ne considérons que les symptômes de leur état tels que nous les donnent les descriptions un peu détaillées conservées dans les Évangiles. Il ne semble pas douteux qu'en étudiant ces symptômes morbides et en s'en tenant à eux seuls, tout médecin verra dans la femme courbée une paralytique, dans l'énergumène de Gésara un fou furieux, dans l'enfant guéri le lendemain de la Transfiguration un épileptique, etc... Bien plus, à chaque possession qui nous est présentée dans son individualité se trouve liée une infirmité: le démon rend muet (Mt., 9, 32; 12, 22; Mc., 9, 16; Lc., 11, 14) sourd-muet (Mc., 7, 32; 9, 24), muet et aveugle (Mt., 12, 22), « lunatique » (Mt., 17, 15); il provoque des crises d'agitation convulsive (Mc., 1, 26; Lc., 4, 35; surtout Mc., 9, 18-20 et parall., cités ci-dessus). Tous ces phénomènes morbides sont au point de vue médical en liaison étroite avec un état maladif du système nerveux. On voit poindre la tentation, pour le psychiatre, d'isoler ces phénomènes, de ne vouloir baser son jugement que sur eux et de tenter de conclure que sous le nom de possédés, l'Évangile ne nous présente que des malades atteints de névrose. Cette fois le problème des possessions diaboliques se trouve posé dans toute son acuité.


      4. - Mais vouloir donner à ce problème une solution purement médicale n'est qu'un leurre. On n'expliquerait ainsi qu'une partie des faits. Comment se fait-il que ces nerveux reconnaissent et proclament le Messie? Comment leur maladie peut-elle être instantanément transférée à un troupeau d'animaux et en provoquer l'anéantissement? Comment se fait-il que le thaumaturge agisse ici uniquement en menaçant un autre être que le malade? Comment réussit-il toujours à obtenir, par une brève parole, une guérison instantanée, complète, définitive? Que l'on songe au temps qu'il faut à un psychiatre moderne, aux moyens de lente persuasion qu'il doit employer pour « guérir », quand il y réussit, ou pour améliorer l'état de santé de sa pitoyable clientèle!

      Et ces questions prennent une force nouvelle si l'on veut bien se souvenir que toutes les maladies énumérées ci-dessous: mutisme, surdité, cécité, paralysie, ayant apparemment la même cause névrotique, se retrouvent dans l'Évangile, sans aucune mention du démon, et qu'elles sont guéries par des moyens qui n'ont absolument rien de commun avec des exorcismes impérieux et menaçants ni avec des conversations où l'on parle à un interlocuteur autre que le patient. Mais il faut ici citer quelques exemples.

      Voici le sourd-muet de Mc., 7, 32-35 (le texte grec dit un « sourd-bègue », ce qui indique mieux encore le caractère nerveux du mal). Jésus « l'ayant pris à part à l'écart de la foule, lui mit ses doigts dans les oreilles, lui toucha la langue avec sa propre salive et levant les yeux vers le ciel il soupira et lui dit: Epphata, c'est-à-dire: Ouvre-toi. Et ses oreilles s'ouvrirent et le lien de sa langue fut délié et il parlait correctement. » Pas de mention du démon, pas de menace: quelques gestes symboliques avec un mot qui exprime leur sens: c'est la guérison miraculeuse d'une maladie nerveuse, non l'expulsion d'un démon.

      Tout le monde connaît la guérison à distance du serviteur paralytique d'un centurion de Capharnaum qui se déclarait indigne de recevoir Jésus dans sa demeure (Mt., 8, 5-13; Lc., 7, 1-10), ainsi que celle du paralytique que de complaisants amis, ayant pratiqué une ouverture au toit de la maison où Jésus enseignait, firent descendre sur son brancard aux pieds même de Jésus et que le Maître guérit d'un mot pour bien établir que « le Fils de l'homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés » (Mc., 2, 1-12 et parall.). Pas de menaces, pas d'exorcismes, mais des paroles pleines de bonté adressées au centurion ou au paralytique, sans que le mal soit impureté à la malfaisance d'un démon.

      Et voici encore la guérison d'un aveugle
(Il n'est pas certain que la cécité ait eu, dans ce miraculé, une cause nerveuse, à la différence du possédé muet et aveugle (Mt., 12, 22) dont nous avons fait état (page précédente). Le rapprochement montre du moins que la cécité, quelle que soit sa cause immédiate, nerveuse ou non, est tenue par Jésus tantôt pour une maladie qu'il guérit sans exorcisme, tantôt pour le résultat d'une possession à laquelle il met fin en expulsant un démon.) , que nous présente saint Marc dans le récit suivant (8, 22-26): « A Bethsaïde, on amène à Jésus un aveugle et on le prie de le toucher. Et ayant pris la main de l'aveugle, il le conduisit hors du bourg. Et après lui avoir mis de la salive sur les yeux et lui avoir imposé les mains, il lui demandait: Vois-tu quelque chose? Et ayant commencé à voir, il disait: Je vois les hommes; car je les aperçois semblables à des arbres qui marcheraient. Ensuite il lui impose de nouveau les mains sur les yeux et il vit distinctement. Et il fut rétabli. Et il voyait tout, nettement, de loin. Et il le renvoya chez lui. » Sauf erreur, c'est ici le seul cas évangélique de guérison miraculeuse progressive, faire cependant en quelques instants, sans l'emploi des moyens longs et compliqués de la psychiatrie moderne. Mais ici encore, pas de démon, pas de menaces, pas d'injonction d'avoir à quitter la place, pas d'exorcisme.

      Il résulte de ces textes que les deux notions: maladie nerveuse et possession diabolique, ne coïncident pas exactement. L'Évangile connaît des possessions accompagnées de névroses, et des névroses à l'état pur. Pour remettre les patients dans leur état normal, les moyens employés diffèrent aussi suivant la catégorie à laquelle appartiennent les sujets. L'identification pure et simple de la possession avec une maladie nerveuse est incompatible avec l'Évangile. Après toutes ces explications et ces détours, nous pouvons enfin resserrer l'énoncé du problème réel posé par les possessions évangéliques dans la formule suivante:

      D'où vient que la possession diabolique s'accompagne toujours dans les descriptions évangéliques de signes cliniques caractéristiques d'un état anormal du système nerveux? Peut-on donner une explication, indiquer la cause de cette étrange, mais régulière concomitance?

III. PRINCIPES DE SOLUTION

      A la question ainsi précisée, la théologie mystique (s'appuyant sur la théologie dogmatique et sur la philosophie scolastique) fournit d'importants éléments de réponse, qu'il nous reste à synthétiser, en nous excusant du langage technique auquel nous devrons avoir recours.

      La philosophie scolastique distingue, en effet, dans l'âme indivisible de l'homme, deux groupes de facultés, les unes d'ordre sensible: imagination et sensibilité; les autre d'ordre intellectuel: intelligence et volonté. Quand tout est en ordre dans une âme humaine, son activité est dirigée par la volonté qui commande à l'imagination et à la sensibilité d'après les lumières qu'elle reçoit d'une raison bien informée de la vérité. Mais la raison, à son tour, n'est capable de parvenir à la vérité, dans les conditions normales de son exercice ici-bas, que si les facultés sensibles lui apportent un aliment recueilli et déjà préparé par elles. Cette interaction des facultés de l'âme s'étend jusqu'à la volonté, qui peut être influencée dans ses décisions, et même très fortement, par les attractions qu'elle subit de la part de la sensibilité: pourtant la hiérarchie subsiste, et seule la volonté décide, souverainement, de l'acte libre qu'à son gré elle pourra poser, différer ou omettre.

      Mais (toujours suivant la philosophie scolastique) c'est l'âme spirituelle dont nous venons de parler qui donne la vie au corps, qui l' « informe ». Il n'y a pas deux âmes dans l'homme, l'une qui serait spirituelle, l'autre corporelle, mais une seule. Or c'est précisément par ses facultés inférieures, par la sensibilité, que l'âme immatérielle exerce son emprise sur le corps. Dans l'être unique, mais composé, qu'est un individu humain, le point de jonction est là. Aborde-t-on ce point indivisible en partant de l'âme spirituelle, on l'appellera sensibilité; l'aborde-t-on en partant de la vie corporelle, on le présentera comme le mouvement vital propre au système nerveux. Cette union très étroite du système nerveux, qui appartient au corps, et de la sensibilité, qui est une faculté de l'âme, permet la transmission des ordres de la volonté au corps et à ses mouvements: c'est cette union que dissout la mort: c'est elle qu'affaiblissent les maladies mentales; car celles-ci se définissent comme un désordre du système nerveux, entraînant par le fait même un désordre de même importance dans la sensibilité, et aboutissant, à la limite, à la folie où la volonté trouve brisés les leviers de commande et ne contrôle plus ni la sensibilité, ni le système nerveux, abandonnés ensemble à leurs alternatives de dépression hébétée ou d'agitation furieuse.

      Or c'est précisément sur ce point d'intersection et de liaison de l'âme et du corps que les théologiens situent l'action du démon. Celui-ci, pas plus qu'aucune autre créature, ne peut agir directement sur l'intelligence ou sur la volonté: c'est là un domaine réservé strictement à la personne humaine et à Dieu son créateur (Cette doctrine est exposée ex professo par saint THOMAS, Ia, q. III, art. 1 à 4, synthétisée Ia IIae, q. 80, art. 2, rappelée fréquemment dans toute la Iia Pars, par ex. Ia IIae, q. 9, art. 6. - Elle est classique en théologie mystique; voir, par ex, SCHRAM, Theol. Mystica, t, I, § 208 à 225, et spécialement §208: Quid daemon in possessis possit, 5°. - De cette impuissance du démon, les mystiques disent avoir l'expérience vécue, par ex. sainte THÉRÈSE, Vie, ch. XVII.). Tout ce que le démon peut faire, c'est aborder indirectement ces facultés supérieures en provoquant des représentations tendancieuses dans l'imagination et des mouvements désordonnés dans l'appétit sensitif avec ébranlement correspondant du système nerveux qui est synchronisé avec la sensibilité. Il aspire ainsi à tromper l'intelligence dans ses jugements surtout pratiques et plus encore à peser sur la volonté pour la faire consentir à un acte mauvais. Tant que les choses en restent là, il y a tentation.

      Mais (avec permission de Dieu qui agit ainsi pour le plus grand bien surnaturel des âmes ou pour ne pas s'opposer à leur libre malice) les choses peuvent aller beaucoup plus loin. Le démon peut profiter du désordre qu'une maladie mentale préalable aurait introduit dans le composé humain; il peut même provoquer et amplifier ce déséquilibre fonctionnel, à la faveur duquel il s'insinue et s'installe sur ce point de moindre résistance, et là se saisir des leviers de commande, les mouvoir à son gré, réduire ainsi indirectement à une impuissance plus ou moins totale l'intelligence et surtout la volonté, qui, pour leur exercice propre, requièrent l'apport des données sensibles correctement présentées et des moyens de transmission en bon état de marche. - Telle est à grands traits la théorie de la possession diabolique élaborée par la théologie catholique. Celle-ci fait valoir encore d'autres considérations qui appuient et renforcent les explications données ci-dessus et qui seront exposées dans un autre article du présent volume. Notons seulement que si la mort et par conséquent la maladie qui la prépare ont été introduites dans le monde, c'est par « la jalousie du diable » à l'égard de nos premiers parents (Sap., 2, 24), ce qui vaut au démon le titre dont Jésus l'a stigmatisé: homicida ab initio (Jo., 8, 44). En s'attaquant, dans la possession, au point précis où se joignent, mais où peuvent être dissociés, l'âme et le corps, il est donc bien sur la ligne d'opérations qu'il a choisie dès le début pour mener la guerre contre l'humanité.

      Si tout ceci est exact, il faut en déduire avec les théologiens que toute vraie possession diabolique est accompagnée, en fait et quasi nécessairement, de troubles mentaux et nerveux produits ou amplifiés par le démon, mais dont les manifestations et les symptômes sont pratiquement et médicalement identiques à ceux que produisent les névroses. Le psychiatre pourra donc en toute liberté étudier ces symptômes, décrire ces troubles mentaux, en indiquer les causes immédiates: il est là sur son terrain. Mais il outrepasserait sa spécialité s'il prétendait au nom de sa science propre exclure a priori et dans tous les cas une cause transcendante d'où dériveraient les anomalies qu'il constate. En s'enfermant dans ses méthodes spéciales, il s'interdit à lui-même toute recherche de ce genre. Il ne trouvera jamais le démon au terme de son analyse purement médicale, pas plus que le chirurgien ne trouve l'âme au bout de son scalpel, pas plus que l'animal qui regarde son maître en colère, ne peut soupçonner le caractère moral ou immoral de ses gesticulations: cela est d'un autre ordre. Mais le médecin qui voudra rester un homme complet, surtout s'il possède les lumières de la foi, n'exclura pas à priori, et dans certains cas pourra soupçonner, derrière la maladie, la présence et l'action de quelque force occulte (dont il passera l'étude au philosophe et au théologien se guidant suivant leurs propres méthodes qu'un autre article de ce livre rappellera), et il se souviendra modestement que là où sa science médicale, examinant une femme impuissante à tenir la tête droite, n'aurait décelé qu'une paralysie partielle remontant à dix-huit ans, le regard plus pénétrant et infaillible de Jésus discernait et signalait la présence du démon exerçant sa haine sur une fille d'Abraham.

      Et nous voici revenus à l'Évangile et à ses possessions diaboliques. C'est pour en rendre compte que les théologiens catholiques ont élaboré toute la théorie rappelée ci-dessus. Aux psychologues et aux médecins de mettre au point cette esquisse en lui donnant toutes les précisions d'analyses et de formules que permettent et exigent les progrès de la science moderne. A eux aussi de dire s'il ne serait pas très profitable, pour les médecins comme pour les théologiens, au lieu de pratiquer un isolement soupçonneux les uns à l'égard des autres, d'unir leurs efforts et leurs méthodes en vue d'une interprétation vraiment adéquate de faits ressortissant à plusieurs branches complémentaires du savoir humain, tels que sont les possessions diaboliques de l'Évangile et leur guérison par Jésus.


Mgr. F. M. CATHERINET.      


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L'exorciste
devant les manifestations diaboliques


      En face des attaques du démon, l'Église n'est pas désarmée. Elle a reçu de son divin fondateur la promesse formelle que les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Elle possède des armes spirituelles très efficaces. Ses apôtres ont reçu le pouvoir de chasser Satan, pour eux et leurs successeurs: l'exorcistat est un des quatre ordres mineurs conférés au futur prêtre. L'exorciste possède un double pouvoir contre la double action exercée par le démon sur les hommes: tentation et possession. Contre la première, il se sert de l'exorcisme ordinaire, dont les exorcismes du baptême sont un exemple. Contre la seconde, préternaturelle, l'Église utilise les exorcismes solennels, que le prêtre ne peut pas pratiquer à sa guise. Pour ces derniers, le pouvoir d'exorciser est lié, et seuls sont autorisés à les pratiquer sur les possédés, les prêtres spécialement députés à cet office par l'Église.

      Diverses raisons ont amené celle-ci à réserver très strictement la pratique de l'exorcisme solennel. La lutte de l'exorciste contre le démon n'est pas exempte de dangers moraux, voire même physiques pour le prêtre exorciste; l'Église ne veut ni ne peut y exposer inconsidérément ses ministres. D'autre part, il ne serait pas sans inconvénients graves d'exorciser, sur de simples apparences de possession, des malades mentaux. Au lieu de les guérir, l'exorcisme risquerait d'aggraver leur mal. Malgré la sévérité de l'Église à ce sujet, il faut regretter parfois chez certains prêtres adonnés à ce dangereux ministère, la pratique inconsidérée et imprudente de l'exorcisme.

      « L'exorcisme est une cérémonie impressionnante qui peut agir efficacement sur l'inconscient des malades; les adjurations au démon, les aspersions d'eau bénite, l'étole passée au cou du patient, les signes de croix répétés, etc., sont très capables de susciter, dans un psychisme déjà débile, la mythomanie diabolique en paroles et en actions. Si on appelle le diable, on le verra: non pas lui, mais un portrait composé d'après les idées que le malade se fait de lui. » (R. P. DE TONQUÉDEC, Les maladies nerveuses ou mentales et les manifestations diaboliques, pp. 82-83.) L'Église ne confie le soin de se mesurer au démon qu'à des prêtres que leur haute valeur morale met à l'abri de tout danger, et dont la science et le jugement mettent à même de porter sur les cas qui leur sont soumis, un jugement sûr.

      L'exorciste doit, en effet, formuler un diagnostic analogue à celui du médecin appelé auprès du malade. Comme lui, il a un remède a appliquer judicieusement. Son jugement est donc un jugement pratique d'action, dont le but n'est pas d'annoncer une vérité spéculative, comme fait l'historien ou le savant, mais une vérité pratique: « dans le cas présent, je dois exorciser », sans doute. Cette vérité pratique est formulée non par rapport à la réalité objective: - per conformitatem ad rem, mais par rapport à l'intention droite, per conformitatem ad appetitum rectum, dit saint Thomas. Mais ce jugement subjectif ne peut être formulé en l'air, en vertu d'un complexe affectif, ou de quelques préjugés courants; il suppose nécessairement un jugement objectif sur lequel il s'appuie, le jugement de conscience qui énonce une vérité spéculativo-pratique et s'énonce ainsi: « dans le cas présent des signes, sinon certains, du moins très probables de possession existant, il faut exorciser ».

      Le problème à résoudre par l'exorciste, et il était nécessaire de le souligner, doit donc éviter deux excès: d'une part, oublier qu'il a une décision pratique à prendre, et exiger la certitude spéculative de l'historien ou du savant, ce qui est certes trop demander, la certitude pratique requise par l'action ne correspondant en matière contingente qu'à la probabilité spéculative; d'autre part, oublier les conditions objectives prérequises pour que le diagnostic soit prudent.

      Benoit XIV, dans son traité de la Canonisation des Saints, dont l'autorité est incontestable, fait bien la distinction. A propos des cas de possession guéris miraculeusement par les Bien-heureux dont la cause est introduite, il exige qu'on ne s'en tienne pas à l'affirmation de l'exorciste; il exige au moins deux autres témoins (C 29). C'est donc qu'à ses yeux, le jugement de l'exorciste n'est pas de même nature que le jugement scientifique, de l'historien, nécessaire en matière de miracle.

      Nous avons estimé indispensable, au seuil de cette étude, d'insister sur cette distinction pour situer exactement le problème à résoudre, et écarter ainsi toute objection de bonne foi, venant soit de l'historien ou de l'homme de science, portée à une extrême rigueur, qui pourrait, en matière d'exorcisme, être entachée d'excès, soit de la part du croyant moyen, prêtre ou laïc, porté à juger, selon son complexe affectif, et sans une critique suffisante.

I. - In primis ne facile credat...


      Le Rituel romain donne à l'exorciste des consignes précises dont l'observation rigoureuse et judicieuse doit lui permettre de se prononcer en toute sûreté de conscience. La première est « d'abord qu'il ne croie pas facilement à la possession », « in primis ne facile credat aliquem a daemonis obsessum esse ». Donc, avant tout, méfiance! Loin de lui laisser croire qu'il a affaire à un possédé, elle l'invite expressément à critiquer soigneusement les récits qui lui sont rapportés et les manifestations dont il est témoin et qui présenteraient, de prime abord, l'apparence de la possession.

      On relève dans les actes du Synode national de Reims de 1583, cet avertissement: « Devant que le Prêtre entreprenne d'exorciser, il doit diligemment s'enquérir de la vie du possédé, de sa condition, de sa renommée, de sa santé et autres circonstances; et en doit communiquer avec quelques gens sages, prudents et bien avisés, car souventes fois les trop crédules sont trompés et souvent les mélancoliques, lunatiques et ensorcelés trompent l'exorciste, disant qu'ils sont possédés ou tourmentés du diable: lesquels toutefois, ont plus besoin de remèdes du médecin, que du ministère des exorcistes. » (Ce texte est cité par le Dr Marescot dans son très remarquable rapport de 1599 sur le cas Marthe Brossier (cf. R. P. BRUNO DE J.-M., La Belle Acadie, 436-443).

      Sage recommandation, dont l'opportunité n'est que trop évidente! Le monde ecclésiastique n'a été souvent que trop porté, en cette matière, à une crédulité naïve. Rencontre-t-il des personnes en proie à des obsession, des impulsions ou des inhibitions, en violente opposition avec leur tempérament habituel, impressionné d'autre part par l'idée dont ces malades sont trop souvent convaincus, qu'ils sont victimes d'une force étrangère et mauvaise, le voilà enclin à penser à l'action du démon, à une véritable possession. « Une personne déteste le péché, le blasphème, l'impureté, la cruauté, l'homicide, les procédés grossiers, impolis. Et elle se sent portée violemment vers tout cela. Est-ce bien elle qui s'y porte? N'est-elle point passive sous une influence étrangère? Une dame intelligente, instruite, très morale, dont le langage est celui des personnes du meilleur monde, entend perpétuellement retentir dans son cerveau une phrase de l'obscénité la plus brutale et se la répète mentalement sans relâche. Ce n'est pas elle qui l'évoque, elle subit cette évocation avec douleur et dégoût. Des personnes bien élevées et pieuses ont l'esprit hanté de propos « canailles », de formules méprisantes et ironiques, injurieuses à l'égard des êtres et des choses les plus dignes de respect. Ceci est encore relativement anodin; il y a plus grave. On rencontre des malheureux harcelés par des impulsions sexuelles (à la masturbation, à la recherche de rendez-vous amoureux, etc.), qui parfois se débattent contre elles et parfois aussi y cèdent avec une responsabilité atténuée, comme sous l'empire d'une fatalité. D'autres enfin, et ceci met le dernier trait et le plus accusé au tableau diabolique, sont poursuivis par l'idée de se donner à Satan ou de l'invoquer: ils le font parfois, souvent aussi croient simplement l'avoir fait, ou encore se demandent avec angoisse s'ils ne l'ont pas fait...

      « Inversement, il y en a qui se sentent arrêtés devant certaines actions dont ils sont anxieux de se bien acquitter. Ils se trouvent paralysés pour la prière, leurs lèvres se refusent à en articuler les mots. Un individu désire beaucoup recevoir la communion, mais à la Sainte Table, son gosier se resserre et il ne peut avaler l'hostie. Certains ne pourront même plus entrer à l'église sans éprouver une angoisse étrange, sentir leur jambes se dérober sous eux et se trouver mal. De là naîtra peut-être une aversion pour les choses religieuses qui, chez une personne foncièrement chrétienne et pieuse, étonnera, stupéfiera et donnera à penser qu'une domination infernale s'exerce sur elle.

      » Pire encore: certains malades, alors qu'ils veulent exécuter une action, font l'action contraire, opposée, discordante. Par exemple, il suffit qu'ils veuillent se recueillir pour être assaillis par les pensées les plus obscènes sur Dieu, le Christ, la Sainte Vierge, ou encore poussés à la négation des dogmes, à des révoltes, à des blasphèmes, etc. Qu'on se souvienne de ces prêtres, invinciblement portés à rendre invalides les actes les plus importants de leur ministère. Facilement on croire reconnaître ici la marque, la signature de « l'esprit qui nie », de celui qui s'oppose partout à l'oeuvre de Dieu. » (DE TONQUÉDEC, op. cit., p. 29-32).

      Pourquoi le prêtre est-il spontanément enclin, sur ces apparences, à conclure à la présence du démon? Sa formation théologique et l'exercice de son ministère le disposent déjà, à formuler instinctivement des jugements de moralité et dans l'impossibilité où il se trouve de faire porter la responsabilité morale d'actes en évidente discordance avec le caractère de leurs auteurs, il conclut à la présence d'une cause préternaturelle, là où il ne s'agit le plus souvent que d'inconscient ou d'actes dénués de liberté. Il pense: vertueux ou vicieux? Alors qu'il devrait dire: normal ou anormal?

      Plus souvent, c'est un complexe affectif qui intervient: l'attitude de beaucoup de savants incrédules qui rejettent à priori, sous la pression d'une philosophie agnostique, tout surnaturel, lui fait craindre de partager leur incrédulité s'il met en doute la présence d'esprits malfaisants à l'existence desquels la foi l'oblige à croire. Ou bien il se laisse impressionner par l'attitude opposée de médecins croyants dont la formation cartésienne leur fait faire indûment appel au sentiment, là où l'intelligence seule est compétente. Confondant, par ailleurs, merveilleux et surnaturel, il demande à la foi les solutions que, seule, la science est capable de lui fournir.

      La doctrine de l'Église le met à l'abri de cette erreur. Elle distingue nettement deux sortes de surnaturel: le surnaturel par essence, ou surnaturel proprement dit, seul objet de foi, et le surnaturel modal, ou merveilleux, objet de science.

      « On donne le nom de merveilleux aux phénomènes extérieurement vérifiables, qui peuvent suggérer l'idée, qu'ils sont dus à l'intervention extraordinaire d'une cause intelligente autre que l'homme. » (DE TONQUÉDEC, Introduction à l'étude du merveilleux, p. XIII.)

      Le phénomène merveilleux est donc un phénomène observable. Il peut, par conséquent, être soumis à un examen scientifique. Une sueur de sang, des stigmates, des manifestations diaboliques, autant de faits qui rentrent dans la catégorie des phénomènes merveilleux. Ils peuvent être observés. Au contraire, une conversion, oeuvre intérieure de la grâce, n'a rien, de soi, d'un phénomène merveilleux.

      Le phénomène merveilleux doit, en outre, suggérer l'idée d'une intervention extraordinaire, d'une intelligence autre que celle de l'homme.

      « L'aspect habituel du monde, l'ordre qui y règne, les marques de desseins suivis qui y sont empreintes peuvent déjà suggérer l'idée qu'une intelligence supérieure y agit. Mais cette action constante, commune, attendue, n'ayant rien d'exceptionnel, se trouve par là même en dehors de notre sujet. » (Ibid., p. XIV).

      Les phénomènes de la nature sont soumis aux lois naturelles et à l'activité humaine. Le merveilleux véritable sera donc ce que ni la nature, ni l'action humaine ne peut expliquer.

      Au croyant le mot de merveilleux suggère, à première vue, l'idée de miracle, peut-être de surnaturel. Les termes ne sont pourtant pas synonymes. Le mot de surnaturel est un terme théologique qui a une sens analogique: le surnaturel essentiel et le surnaturel modal. La distinction est capitale; elle domine tout le problème du merveilleux. Seul le surnaturel essentiel est le surnaturel proprement dit, le surnaturel tout court; il désigne une réalité qui dépasse la nature; il est totalement inaccessible à la science, il est naturellement inconnaissable. Son existence ne peut être connue avec certitude que par la révélation. L'étude du surnaturel essentiel est uniquement affaire de foi et de théologie. La science ne peut même pas étudier indirectement le surnaturel dans ses effets, la grâce ne supprimant pas la nature. Sans doute, elle en corrige les défaillances et la conduit à sa perfection, mais en respectant toutes les lenteurs, toutes les sinuosités de la psychologie humaine et de ses tares. C'est donc en vain qu'on a pu espérer, par la méthode des résidus, employée par les médecins du Bureau des constatations à Lourdes, appliquée à l'étude de la « dualité dans l'âme des convertis » aboutir à la conclusion qu'un tel fait empirique ne peut relever que d'une intervention transcendante: Dieu agissant dans l'âme du converti. (PENIDO, La conscience religieuse, p. 29). On l'a écrit fort justement: « C'est une chimère de vouloir démontrer l'influence de la grâce par voie purement inductive. » (J. MARÉCHAL, S. J., Études sur la psychologie des mystiques. Paris 1924, p. 253.)

      Il en va tout autrement du surnaturel modal, auquel appartient le merveilleux. Il n'est, pas comme son nom l'indique, surnaturel que dans son mode de production. Essentiellement, c'est un phénomène naturel; mais au lieu d'être réalisé conformément aux lois de la nature, il l'a été selon un mode extraordinaire. (Cf. GARRIGOU-LAGRANGE, Le sens du mystère, pp. 42 et suiv.). Ainsi la guérison subite d'une plaie, d'un os, que la nature réalise progressivement, ne s'explique que par l'intervention extraordinaire d'une cause supérieure. En elle-même, la guérison opérée n'est pas au-dessus de ce que fait la nature; celle-ci, cependant, est incapable de réaliser la reconstitution des tissus instantanément. Voilà l'extraordinaire, le surnaturel modal, le merveilleux. Il est, comme on l'indiquait, dans la définition du merveilleux, accessible à l'observation puisqu'il est un phénomène de même nature que tous les autres phénomènes sensibles. Lente ou instantanée, la reconstitution des tissus, dans une guérison, pourra être observée, enregistrée par la radiographie. La manière dont le fait merveilleux s'est produit est, lui aussi, observable. Il est également aisé de constater qu'une lésion qui, naturellement ne pouvait se guérir qu'en plusieurs semaines, ou en plusieurs mois, s'est cicatrisée brusquement. Ainsi, le fait merveilleux est observable, non seulement comme fait, il l'est également comme merveilleux, c'est-à-dire comme s'étant produit en opposition, ou en dehors des lois de la nature. Le mode surnaturel lui-même, peut donc négativement s'établir scientifiquement.

      Nous disons négativement parce que la science, dont les limites s'arrêtent à l'observable, constate seulement que le phénomène s'est produit selon un mode qui, en l'état actuel de nos connaissances (R. Dalbiez le remarque pertinemment: « La science ne peut rien dire de plus, elle ne peut se prononcer sur ses limites futures. A la métaphysique seule, il appartient d'établir que le fait étudié n'est absolument pas explicable naturellement, qu'il exige l'intervention d'une cause intelligente autre que l'homme. C'est alors que la théologie proprement dite entrera en scène et appliquera les règles de discernement des esprits pour distinguer le préternaturel divin du préternaturel démoniaque. Parfois même son intervention ne sera pas nécessaire, la question étant tranchée en faveur du préternaturel divin par des arguments purement métaphysiques » (Ét. Carmél, oct. 1938, pp. 214-215).), est naturellement inexplicable. La science a pour mission d'expliquer les phénomènes qu'elle observe; elle réussit ou ne réussit pas.

      L'explication positive du merveilleux échappe aux prises de la science. La parole est dès lors au philosophe et au théologien. Le philosophe, s'il n'est pas positiviste ou agnostique, sait que Dieu est la cause première de toutes choses. Si certains faits merveilleux exigent l'intervention extraordinaire, non seulement d'une intelligence supérieure, mais celle de l'intelligence Divine, parce que le fait observé dépasse la puissance de tout être créé ou créable, par exemple la résurrection d'un mort, ou une guérison impliquant production ex nihilio de chair ou d'os, le philosophe pourra conclure au miracle. D'autres fois, cependant, des phénomènes admis par la science comme authentiquement merveilleux peuvent s'expliquer sans le recours à la cause première, le philosophe devra céder la place au théologien, à qui il incombera de dire si l'intervention est due à un ange ou à un démon: le théologien désigne les faits de ce genre sous le nom de préternaturels: c'est le merveilleux pur, tout court, et en tant que tel, distinct du miracle, qui est du merveilleux d'un ordre supérieur, nécessairement attribuable à Dieu.

      Il appartient au discernement des esprits de fixer le caractère miraculeux ou seulement merveilleux d'un phénomène que la science a déclaré inexplicable dans l'état actuel de nos connaissances. Ce problème appartient à la métaphysique. « On aura beau insister sur les virtualités secrètes de la nature physique ou psychologique et sur notre ignorance à leur égard: il y a de ce côté des bornes qu'une intelligence saine refusera obstinément de franchir. Nous ne connaissons pas les limites positives des forces naturelles, mais nous connaissons certaines limites négatives. Nous ne savons pas bien jusqu'où elles vont, nous croyons pouvoir affirmer qu'elles ne vont point ici ou là. En combinant de l'oxygène et de l'hydrogène, on n'obtiendra jamais du chlore; en semant du blé, on n'obtiendra jamais des roses; de même une parole humaine ne suffira jamais par elle-même à calmer les tempêtes ou à ressusciter les morts. Contre cela, il n'y a pas de possibilité, même négative, qui tienne, pas de « peut-être », si en l'air qu'on le suppose, qui puisse subsister. Si quelqu'un, en semant du blé, croit que peut-être des rosiers vont sortir de ces graines... c'est un anormal. » (DE TONQUÉDEC, op. cit., p. 230).

      Il y a trois sortes de faits inexplicables naturellement qui, dépassant l'ordre de toute nature créée ou créable, exigent l'intervention divine: ce sont les miracles.

      A la première appartiennent les faits dont la substance même dépasse la nature: celle-ci ne peut les réaliser d'aucune manière (nullo modo); c'est le cas de la glorification des corps humains. La gloire céleste étant d'ordre surnaturel, il serait contradictoire qu'une nature créée ou créable puisse réaliser la glorification d'un corps créé. De même, le passage d'un corps à travers un autre, ces corps étant naturellement impénétrables.

      La seconde catégorie de miracles comprend les faits que la nature ne peut réaliser dans telle matière déterminée: ressusciter un mort, rendre la vue à un aveugle à qui manque l'organe. La nature peut, certes, engendrer la vie ou donner la vue; mais elle est totalement impuissante à rendre la vie à un mort: la vie ne quitte le corps vivant qu'en raison de l'incapacité où celui-ci est de la conserver. Il est donc naturellement inapte à la recevoir de nouveau. Dieu seul peut la lui rendre, parce que seul, il a la puissance de réadapter un tel corps à recevoir l'âme qui l'a quitté. L'aveugle, à qui manque l'organe de la vue, ne peut voir que si Dieu lui octroie un organe que la nature, en dehors de la génération, ne peut lui donner.

      A la troisième catégorie, appartiennent les faits qui, sans être au-dessus des forces de la nature, se produisent autrement que la nature peut les accomplir. C'est le cas des guérisons subites de maladie, sans l'emploi des remèdes de la médecine; ou d'une chute abondante de pluie dans un ciel sans nuage, à la seule prière d'un thaumaturge. Cette troisième espèce de miracles peut se faire de deux manières, selon qu'ils se produisent contre ou en dehors des lois normales de la nature. Contre la nature, quand le miracle a eu lieu contre les propriétés naturelles des corps. Par nature, le feu brûle les corps qu'il atteint. Dans le miracle des trois enfants jetés dans la fournaise, le feu, bien qu'ayant gardé sa puissance combustive, - puisque les soldats chargés de les y jeter furent brûlés vifs, - laisse indemnes les enfants. D'autres fois, le fait est miraculeux, quoique réalisable naturellement, parce qu'il s'est produit en l'absence des instruments nécessaires pour le produire naturellement ou instantanément, alors que la nature l'opère que lentement et progressivement. C'est le cas des guérisons subites de maladies ou de blessures qui ne peuvent naturellement s'opérer que lentement et progressivement. On dit alors que le fait a eu lieu en dehors des lois normales de la nature. (Saint Thomas a donné deux classifications différentes concordantes des miracles, mais non pas une à une, comme trop souvent les manuels le disent assez inexactement. La première classification se trouve dans la Somme Théologique I q. 105 a. 8; la seconde est du de Potentia VI, a. 2, ad. 3. Voici comment il faut les juxtaposer.

S. T. 105 art. 8

De Potentia VI, a. 2 ad 3.



Trois
sortes de
miracles
{ 1. Quand à la substance du fait
{ 2. Quant à la matière dans lequel
{      il s'est produit.
{
{ 3. Quand au mode et à l'ordre
{      dans lequel il est produit


}
} 1. Au-dessus des forces de la nature.
}

{ 2. Contre les forces de la nature
{ 3. En dehors des forces de la nature



).

      Ces faits, proprement miraculeux, il appartient à la métaphysique d'en déterminer.

      Devant d'autres faits reconnus par la science comme inexplicables naturellement, la métaphysique restera muette, ces faits n'apparaissant pas au-dessus des forces créées ou créables. Le discernement des esprits ne sera pas pour autant désarmé. S'ils émanent d'une intelligence créée, celle-ci ne peut-être - puisqu'il s'agit de faits vraiment présurnaturels - que démoniaque ou angélique. A quels signes distinguer le doigt de Dieu agissant par ses anges, de la griffe du malin? Saint Thomas en donne quatre. « D'abord, l'efficacité de la vertu qui opère: les bons esprits, agissant par la puissance divine, peuvent opérer des prodiges durables; au contraire, les prodiges du démon durent peu. Ensuite l'utilité des prodiges: opérés par les esprits malins, ils sont futiles ou mauvais... Troisièmement, le but: Les prodiges des bons esprits ont pour but l'édification de la foi et des bonnes moeurs; ceux des esprits maléfiques sont nuisibles à la foi et à l'honnêteté. Enfin, le mode: les esprits bons opèrent les prodiges en invoquant le nom de Dieu avec fierté; les esprits malfaisants usent de moyens pervers et honteux. » (II Sent: art. 7, quest. 3, a. 1, ad. 2e; cf. I-II, quest. II, art. 4, ad. 2e.).

      Ces signes, pour avoir une valeur probante, doivent être maniés avec prudence. Le démon peut parfois, en effet, opérer des prodiges durables (Cf. Textes de l'Écriture pour la fin du monde.) et bons, pour ensuite mieux tromper. Il ne faudrait donc pas, sur le simple signe de la durée et de la bonté conclure trop facilement à l'origine angélique d'un cas; c'est l'ensemble concordant des signes qui pourraient permettre de donner une conclusion solide, en faveur d'une intervention angélique. En cas de signes discordants au contraire, ou si tous les signes diaboliques sont réunis, il faudrait sans hésiter conclure à l'action du démon.

      Ajoutons une remarque, qui nous paraît très importante. Il semble que dans l'économie actuelle du monde, Dieu n'agit plus, d'une manière préternaturelle, que sous forme de miracles, pour lesquels il ne se sert pas des Anges, mais des hommes et des saints du ciel. sous l'ancienne Loi, il utilisait les Anges, par exemple dans l'histoire du jeune Tobie; il paraît sous la Loi de Grâce, les avoir réservés pour être des instruments de grâce, abandonnant le merveilleux au démon.

      Dernière remarque. Le surnaturel modal - merveilleux ou miracle - tel que nous venons de le distinguer du surnaturel proprement dit ou essentiel, s'en distingue encore par un point sur lequel il est naturel d'insister, pour éviter une erreur très fréquente chez les théologiens. Ceux-ci, habitués à l'étude du surnaturel essentiel, qui ne détruit pas par nature, mais la perfectionne, oublient souvent, lorsqu'ils traitent du merveilleux, que celui-ci comporte nécessairement l'élimination de l'explication naturelle. Parler d'un phénomène ayant une explication naturelle, mais dont on admet le caractère merveilleux, parce qu'une explication surnaturelle du même fait serait jugée meilleure, est un pur non-sens.

      Se laisser impressionner par la peur, si on adopte une attitude de grande réserve avant tout examen d'un fait démoniaque, de manquer aux exigences de la foi est donc une erreur grossière. C'est, comme on dit en langage philosophique, passe d'un genre à l'autre; c'est commettre un pur sophisme.


II. - Nota habeat signa...


      Une fois écarté ce préjugé courant dans le monde catholique, voire dans le monde ecclésiastique, contre lequel une science théologique véritable et judicieusement utilisée devrait prémunir, voici l'exorciste à pied d'oeuvre pour commencer l'examen du cas offert à son ministère. Dans quel esprit l'aborde-t-il? Quelle méthode adopte-t-il pour le résoudre? L'Église profère à ce sujet un second principe: nota habeat ea signa quibus obessus dignoscitur ab iis qui vel atrabile, vel morbo aliquo laborant. Que l'exorciste sache quels signes distinguent le possédé des sujets que travaille la mélancolie, ou quelque autre maladie. »

      Parmi les manifestations démoniaques qui font penser à la possession, un certain nombre relèvent manifestement de maladies nerveuses ou mentales. Elles appartiennent à la science psychiatrique ou à la neurologie et non au ministère religieux de l'exorciste.

      Il s'agit d'en établir le diagnostic précis, diagnostic parfois malaisé du fait de l'intrication possible des causes morbides avec la possession réelle. Comment l'établir? Une connaissance élémentaire des différentes maladies mentales ou nerveuses ne suffit pas pour établir un diagnostic sûr. Certains ont des préventions contre les examens scientifiques. Qu'ils soient nécessaires pour établir, par exemple dans un procès de béatification, si le saint dont on examine la cause a réellement chassé miraculeusement le démon du corps du possédé, c'est l'évidence même, mais que pour faire un diagnostic, simplement thérapeutique, il faille employer des procédés scientifiques, n'est-ce pas une exigence excessive?

      Il est certain qu'on ne peut assimiler purement et simplement le cas de l'exorciste à celui de l'enquêteur chargé d'établir le caractère miraculeux de la délivrance d'un possédé par un thaumaturge. Le cas de l'exorciste doit être assimilé à celui du médecin chargé de soigner un malade: il doit porter un jugement pratique. Tandis que le cas de l'enquêteur des procès de canonisation est celui du psychologue ou du savant qui doit établir critiquement une vérité spéculative. S'il y a, pour le médecin des cas ou un examen sommaire suffit à faire un diagnostic sûr, il en est beaucoup d'autres où il doit, sous peine de verser dans des erreurs préjudiciables à son patient, avoir recours à des méthodes et à des instruments scientifiques. Ceux-ci ont de plus en plus acquis droit de cité dans le domaine médical moderne. C'est notamment le cas des maladies mentales et nerveuses ou le recours à la compétence des spécialistes est nécessaire.

      Le diagnostic médical est, comme le diagnostic de l'exorciste, un jugement prudentiel. Or le jugement prudentiel, en quelque domaine que ce soit exige un examen spéculatif proportionné à la gravité du cas. C'est à la fois un principe de théologie morale et de bon sens.

      Or le cas des faits de possession doit être assimilé incontestablement aux cas les plus difficiles de la thérapeutique des maladies mentales, devant lesquels la médecine générale se reconnaît incompétente et passe la main aux diverses spécialités.

      Mais à la différence du médecin de médecine générale, l'exorciste n'abandonnera pas purement et simplement le patient au spécialiste. Il n'oublie pas, en effet, que l'examen scientifique par le psychiatre ou le neurologue, pour indispensable qu'il soit, ne suffit pas. Celui-ci, attentif aux signes qui lui permettront de diagnostiquer la présence de la maladie relevant de sa spécialité, sera enclin à négliger tout ce qui lui est étranger. L'exorciste devra donc compléter l'examen psychiatrique ou neurologique par un autre examen destiné à contrôler, non la valeur médicale de l'examen du psychiatre ou du neurologue, mais si le diagnostic résoud entièrement ou partiellement seulement le cas en présence. Il ne s'agit aucunement, cela va de soi, de superposer à une explication naturelle du cas, une explication préternaturelle: le principe d'économie, cela va sans dire, conserve ici tous ses droits. Le but de l'enquête de l'exorciste est de ne laisser en dehors de l'examen aucune des manifestations présentées par le comportement du sujet.

      Cet examen critique devra; de la part de l'exorciste, être conduit avec la même objectivité, la même rigueur que l'examen du médecin. Autrement comment pourrait-il prétendre le trouver, sur l'un ou l'autre point, insuffisant ou incomplet?

      Pour mener à bien cet examen, il faut à l'exorciste une compétence scientifique spéciale que ne suffit à lui donner ni sa formation théologique, ni la pratique du ministère. Il devra notamment être attentif à éviter une fausse application de sa science théologique; habitué à raisonner en théologien il est porté à expliquer les faits par les causes éloignées, universelles, abstraites, inobservables; ses diagnostics sont d'ordre moral; il lui suffit, lorsqu'il n'a pas de motifs de mettre en doute la moralité du témoin, d'avoir son affirmation pour conclure qu'il n'a pas voulu tromper. Il s'agit ici d'autre chose: d'abord d'établir l'exactitude historique des faits; pour cela, la critique du témoin ne suffira pas, c'est la critique objective du témoignage qui est nécessaire. Ensuite, il faudra éliminer l'explication naturelle, singulière, immédiate, observable de la manifestation présumée diabolique.

      Il devra aussi faire abstraction du jugement, qui impressionne toujours, de l'entourage du patient. Le R. P. de Tonquédec cite le cas d'un jeune homme nullement possédé, mais malade, que le clergé de sa paroisse est unanime à considérer comme un possédé. Ne pas oublier que si le médecin est qualifié pour diagnostiquer une maladie, il n'a aucune compétence pour affirmer la possession. Benoît XIV remarque que: « Multi dicuntur obsessi, qui revera obsessi non sunt, quia Medici ipsi nonullos dicunt obsessos qui obsessi non sunt. » Et il cite Valletius qui déclare à son tour: « Purimi eorum qui daemonis opinione ad Exorcitas deferuntur, daemonem non habere » (chap. 29).

      Dans cet examen, l'exorciste devra être observateur: avoir des yeux pour voir. On est naturellement plus ou moins observateur: affaire de tempérament. Mais autre est l'observation ordinaire, courante, empirique et l'observation scientifique. La première se fait au hasard, sans méthode: souvent des détails significatifs lui échappent, elle en retient par contre une foule d'autres, sans intérêt, pour le savant. La seconde, au contraire, est méthodique, rigoureuse, et orientée vers l'explication des faits. Elle exige l'habitude de l'observation des règles, des instruments. Cette observation, il sera bon que l'exorciste la fasse avec un psychiatre ou un neurologue. C'est alors qu'il devra être attentif à retenir les signes que celui-ci pourrait laisser de côté, parce qu'ils ne lui semblent pas intéressants pour sa spécialité. Comme en cette matière, histoire, médecine, neurologie, psychologie, psychiatrie, se donnent rendez-vous et ont leur mot à dire, il sera nécessaire de faire appel aux compétences particulières fournies par la connaissance de ces différentes disciplines. Quelles que soient ses connaissances médicales, - et il est indispensable que l'exorciste en ait de très approfondies - il ne peut se dispenser du recours à des spécialistes sans courir le risque de confondre maladie et possession.

      Un certain nombre de traits sont, en effet, communs à la névrose, notamment à la psychasténie, l'hystérie et certaines formes d'épilepsie, et à la possession véritable: dédoublement au moins partiel de la personnalité, avec manifestations mauvaises, en désaccord avec le caractère du sujet. D'autres névroses donnent au malade ou à son entourage l'occasion de penser à la possession. « Un émotif, par exemple, à la suite d'une menace de vengeance ou d'une malédiction, se trouvera bouleversé moralement et physiquement. Sa situation sociale pourra se ressentir du choc: il perdra une place, plusieurs places successives, qu'il est devenu incapable de remplir. Désormais, le malheur s'acharne sur lui.

      ... Pareillement, le neurasthénique songeur et inquiet se penchera volontiers sur l'obscurité du destin, sur le mystère du monde: il éprouvera l'attrait, la fascination de ces abîmes, et il croira peut-être discerner sous leur ombre le jeu des puissances perfides tournées contre lui. » (DE TONQUÉDEC, Les maladies nerveuses, p. 23).

      Ces traits impressionnent à vrai dire toujours; l'exorciste doit se garder de se laisser influencer par eux. En aucun cas, ils ne sont spécifiques de la possession. Aussi le théologien Thyrée, qui écrivait, avant la fin du XVIè siècle, un ouvrage qui traite ex professo de la matière, et que cite avec faveur Benoît XIV, rejette-t-il douze parmi les signes de possession, comme n'étant pas de vrais signes, malgré l'opinion de quelques-uns: ils se rencontrent presque tous dans des névroses. Le premier de ces signes: « l'aveu de quelques-uns qui sont intimement persuadés d'être possédés », relève ou de l'obsession ou de l'hystérie. « La plasticité, la malléabilité, mentale et physique anormale de l'hystérique le rend susceptible de recevoir dans son esprit, ses attitudes, ses actions, son organisme même, l'empreinte d'une idée, d'une image forte et dominatrice. Que ce soit l'idée du démon, de son pouvoir, de ses invasions possibles dans la personnalité humaine qui s'imprime de la sorte en lui: il va « faire le diable », comme il eût fait sous des suggestions différentes n'importe quel autre personnage; il va se comporter en « suppôt de Satan » (Ibid., p. 82). D'autres fois cette persuasion relèvera de la psychasthénie, et trop souvent l'entourage l'entretiendra. Il suffira même de sortir les maladies de leur milieu habituel pour les débarrasser de leur démon. » « La conduite, quelque perverse soit-elle, des moeurs sauvages et grossières » sont pareillement considérées à bon droit par le même auteur comme n'ayant aucune signification diabolique. Chez l'hystérique, qui se comporte en suppôt de Satan, apparaîtront l'horreur des choses religieuses, le goût du mal, les paroles grossières, les attitudes dévergondées, les agitations violentes, etc. (ibid., p. 82) » Dans certains états apparentés à l'épilepsie on rencontre par instants, un besoin, un prurit de faire le mal, de s'y plonger, de s'y vautrer. « Ce mal est celui qui répugne le plus aux sentiments explicites du sujet: blasphèmes grossiers, révolte contre Dieu, insultes aux prêtres, aux personnes religieuses, brutalités frénétiques, impuretés même devant témoin, sacrilèges, brutalités frénétiques, impuretés même devant témoin, sacrilèges accompagnés de raffinements sadiques. (Ibid., p. 47) » « J'ai trouvé, poursuit le P. de Tonquédec, à qui nous empruntons ces détails, des jeunes filles qui crachaient la Sainte Hostie après l'avoir reçue, ou la conservaient pour la profaner indignement, des individus qui souillaient des crucifix, piétinaient des chapelets, etc. »

      Thyrée écarte à un aussi juste titre le sommeil lourd et prolongé. Il peut être une des ruses du démon, mais aussi un des signes de l'épilepsie. De même les maladies incurables par l'art des médecins n'ont rien de commun avec la possession. On sait trop les limites de la science médicale, surtout dans le domaine des maladies mentales, malgré ses immenses progrès, pour avoir besoin de recourir au démon pour expliquer l'incurabilité de certaines maladies. Quant aux douleurs d'entrailles qui donnent aux malades l'impression de possession physique, le diagnostic en est facile; il s'agit d'un délire analogue à celui que la pathologie mentale désigne sous le nom de zoopathie, ou croyance à la présence d'un animal dans les viscères. Il existe aussi un délire d'incubat qui a son origine dans des sensations anormales ou des hallucinations localisées dans les organes génitaux. « Dans tous les cas parvenus à notre connaissance, déclare le P. de Tonquédec, ces causes pathologiques expliquent de façon très satisfaisantes les affirmations des patients » (p. 145). On doit même dire de même, des autres signes rejetés par Thyrée. Attribuer au démon la très mauvaise habitude de certaines gens, d'avoir toujours le diable à la bouche; croire possédés ceux qui renoncent au vrai Dieu, se consacrent tout entiers au démon, ou « ceux qui ne sont nulle part en sûreté, se sentant partout molestés par les esprits, ou encore ceux qui, fatigués de la vie présente, attendent à leurs jours » serait d'une incroyable naïveté. Il n'est pas même nécessaire d'être malade pour contracter l'habitude de parler à tous propos sur le démon. Quant à ceux qui se consacrent au démon, on ne peut rien en tirer en faveur de la possession; il y faut la présence de signes préternaturels venant se surajouter à ce signe. Le cas de Rosalie, rapporté par le P. de Tonquédec, où aucun signe vraiment préternaturel n'est apparu, peut s'expliquer de la façon la plus naturelle: « Cette mise en scène dramatique, cette tragédie où le rôle du démon est tenu avec tant de perfection, ne dépasse certainement pas, conclut-il, les capacités de l'hystérie » (p. 86).


III. - « Signa autem obsidentis daemonis sunt...


      Le Rituel romain indique trois signes spécifiques de la possession: « signa autem obsidentis daemonis sunt: ignota ligna loqui pluribus verbis, vel loquentem intelligere; distantia et occulta patefacere; vires supra aetatis seu conditionis naturam ostendere ». Usage ou intelligence d'une langue inconnue; connaissances de faits distants ou cachés, manifestation de force physique dépassant l'âge ou la condition du sujet. Le rituel ne considère pas cette énumération comme exhaustive, il ajoute: « et alia id genus, quae cum plurima occurrunt, majora sunt indicia ».

      Occupons-nous des trois signes énumérés: il méritent qu'on s'y arrête. Les données de la métapsychique posent des problèmes qui compliquent singulièrement la question. L'application des méthodes scientifiques, qu'est la métapsychique, aux faits d'apparence merveilleuse ne permet pas, de nos jours, d'utiliser aussi facilement qu'aux siècles passés les critères de possession. On tend de plus en plus, actuellement, non seulement dans le monde scientifique, mais aussi dans le monde des théologiens, à admettre la réalité et le caractère purement naturel de la télépathie. Comme le souligne très justement M. R. Dalbiez, cette façon de voir n'est pas seulement défendue par des auteurs d'avant-garde, on la trouve dans des manuels à l'usage des séminaires, comme par exemple, l'excellent Cursus philosophiae du P. Boyer S. J. Cet auteur considère la thèse de la réalité et du caractère naturel de la télépathie comme assez probable: quod satis probabile nobis videtur (R. DALBIEZ, Ét. Carm. Octobre 1938, p. 227). De même la radiesthésie. Personne n'aura recours au démon pour expliquer les découvertes à distance faites par le radiesthésiste à l'aide d'une baguette, d'un pendule, ou même sans instruments. Il est donc nécessaire d'instituer une critique minutieuse du critère psychique: distantia et occulta patefacere.

      De même s'il s'agit d'un « critère physique: vires supra aetatis seu conditionis naturam ostendere, la formule est assez vague. Autrefois on aurait sûrement considéré l'action à distance, le déplacement d'objets sans contact apparent, comme un fait d'ordre préternaturel, requérant l'intervention des esprits. Nous sommes obligés d'être plus réservés (Op. cit., p. 229) ». Y a-t-il cependant assez d'indices pour supposer, comme le pense M. R. Dalbiez, que ce phénomène curieux serait parfaitement naturel? Sans aller jusqu'à dire avec lui, que les critères physiques paraissent d'assez faible valeur, il est certain que la question des « critères de possession » a besoin d'une mise au point.

      Parlons d'abord du critère de la xénoglossie, du fait de parler une langue non apprise. S'il est rigoureusement constaté, il garde sa valeur probante.

      « Il convient d'abord d'examiner le cas, ou il y a simplement cryptomnésie, réapparitions de souvenirs linguistiques. Dans la vraie xénoglossie, il y a élaboration dans une langue inconnue du sujet d'une réponse intelligente et inédite à la question posée (R. DALBIEZ, ibid., op. cit.) ». A quelles conditions la xénoglossie sera-t-elle rigoureusement constatée? Selon M. Dalbiez, « si comme c'est le plus souvent le cas, un membre de l'auditoire ou l'interrogateur connaît la langue en question, la xénoglossie n'est pas démontrable, car on peut supposer qu'il élabore inconsciemment la réponse et que par lecture de pensée, le sujet s'en empare. Pour la même raison, le fait, pour le sujet, de comprendre un ordre ou une question dans une langue inconnue de lui mais connue de l'expérimentateur n'es pas probant: il peut encore s'agir de simple lecture de pensée. Le seul cas probant est celui ou le sujet élabore dans une langue inconnue de lui et des assistants une série de réponses intelligentes et adaptées qui sont traduites ultérieurement par un expert. En pareil cas, la simple connaissance à distance d'objets physiques ou psychiques est exclue, les réponses ne peuvent être lues dans aucun livre ou aucun esprit puisqu'elles n'existent pas. Les partisans irréductibles d'une explication naturelle n'ont plus que le choix entre deux hypothèses. Un ancêtre du sujet aurait parlé la langue en question et le sujet aurait hérité dans son inconscient de ce savoir: c'est très invraisemblable. Le sujet puise les éléments de la langue dans des grammaires ou des cervaux: c'est également invraisemblable, étant donné que la structure d'une langue est une abstraction. (R. DALBIEZ, op. cit., p. 230). »

      Nous admettons volontiers la force probante du dernier cas cité par M. Dalbiez. N'est-il pas cependant trop sévère dans l'hypothèse où un des membres de l'auditoire ou l'interrogateur connaît la langue inconnue du sujet? Nous hésiterions à nous séparer de l'éminent philosophe, s'il ne donnait lui-même ses remarques comme de simples suggestions très incomplètes auxquelles il ne prétend pas donner de valeur définitive. Nous proposons à la sagacité des lecteurs des Études Carmélitaines quelques réflexions complémentaires susceptibles d'éclairer le problème de la valeur probante des critères de possession.

      La critique des critères de possession doit tenir fermement le principe d'économie, c'est-à-dire ne pas faire appel à une explication préternaturelle, si une explication naturelle suffit à expliquer le fait prétendu merveilleux. Mais on ne fait pas jouer correctement le principe scientifique en lui donnant un sens métaphysique qu'il ne peut avoir. Il ne suffit pas, au nom du principe d'économie, qu'il y ait possibilité métaphysique d'explication naturelle pour rejeter le caractère merveilleux d'un cas. Il faut établir, qu'en fait, l'explication naturelle est vraisemblable.

      Dans les cas rejetés par M. Dalbiez, où il estime que la lecture de pensée a pu jouer, il semble qu'on peut raisonner ainsi: la lecture de pensée est un fait rare qui suppose un don spécial. Le patient, s'il possède le don de lecture de pensée, le possède de naissance ou l'a acquis. Dans l'un et l'autre cas, il doit être possible d'établir son existence. S'il le possède de naissance, il est invraisemblable qu'il ne s'en soit jamais servi. Il serait donc inouï - et purement gratuit - de penser qu'il le possède, s'il n'en a jamais fait usage jusqu'ici. Et s'il l'a acquis, son entourage habituel ne peut ignorer au moins certains essais, grâce auxquels il est parvenu à l'acquérir. S'il est avéré que jamais le patient n'a manifesté le don de lecture de pensée, on ne peut y faire appel pour expliquer la connaissance qu'il manifeste de langues étrangères qu'il n'a jamais apprises. Si l'enquête reste indécise, aucune conclusion ne pourra être tirée, ayant un caractère scientifique; mais n'est-il pas évident que l'exorciste pourra prudemment considérer être en présence d'un possédé?

      Ne peut-on raisonner de même au sujet de l'action à distance ou du déplacement d'objets sans contact apparent? Même si l'on suppose l'action d'un fluide que possède tout être humain, il faut, pour pouvoir l'utiliser efficacement, l'acquisition d'une certaine technique, comme c'est le cas pour la radiesthésie. Mais cette technique ne s'acquiert pas d'un seul coup. On ne peut donc faire appel à cette explication que si l'on a pu en établir l'existence. S'il s'agit de lévitation, même s'il peut en exister une explication naturelle, possible, il faut établir que cette explication dans le cas en litige, s'impose. En voici un où, si le fait correspond exactement au récit qui en est donné, cette explication est impossible. (Nous ne nous prononçons pas sur l'authenticité du fait, mais s'il s'est réellement passé comme il est reporté, nous n'hésitons pas à le déclarer vraiment préternaturel). Il s'agit d'un cas de possession où le patient est transporté au plafond contrairement à toutes les lois de la pesanteur, au commandement de l'exorciste. Mais laissons la parole au missionnaire qui fut témoin du fait.

      Mgr Waffelaert (Possession diabolique, Dict. apol. de d'Alès.) cite une lettre d'un missionnaire relatant un cas de possession dont il fut le témoin: « Je m'avisai, dans un exorcisme, de commander au démon, en latin, de transporter (le possédé) au plancher de l'église, les pieds les premiers et la tête en bas. Aussitôt son corps devint raide, et comme s'il eût été impotent de tous ses membres, il fut traîné du milieu de l'église à une colonne et là, les pieds joints et le dos collé à la colonne, sans s'aider de ses mains, il fut transporté en un clin d'oeil au plancher, comme un poids qui serait attiré d'en haut avec violence, sans qu'il parût qu'il agît. Suspendu au plancher, les pieds collés, et la tête en bas; ... je le tins plus d'une demi-heure en l'air, et n'ayant pas eu assez de constance pour l'y tenir plus longtemps, tant j'étais effrayé moi-même de ce que je voyais, je lui ordonnai de le rendre à mes pieds sans lui faire de mal... Il me le rejeta sur-le-champ comme un paquet de linge sale sans l'incommoder. » De ce fait, s'il est exact, - à la critique historique d'en décider - aucune cause naturelle ne pourra donner l'explication. A supposer même que la lévitation soit naturellement possible, dans le cas présent cette explication naturelle ne peut jouer. Ni le missionnaire au commandement de qui le patient obéissait, ni le patient qui exécutait les ordres, seules causes naturelles possibles, ne peuvent être invoquées. Aucun homme, s'il n'est doué d'une puissance dépassant les forces ordinaires de la nature humaine, ne peut réaliser ce prodige. Le jeu de ces forces extraordinaires doit, non être supposé, mais prouvé.

      En y reconnaissant la patte du démon, on ne suppose pas gratuitement la présence d'une force préternaturelle. Un fait certain établi, s'il est inexplicable naturellement, même en faisant appel à une puissance extraordinaire, force est de se tourner, pour expliquer le fait, qui n'existe pas sans cause, vers une cause préternaturelle. L'existence de cette cause n'est pas supposée, elle est rigoureusement établie. Cette preuve n'est pas affaire du savant, mais du métaphysicien et du théologien. Le savant ne peut la rejeter, au nom de la science, qui n'a pas à en connaître, il doit passer la main au métaphysicien ou au théologien. Ceux-ci, armés des lumières propres de leur science, savent qu'au dessus de l'homme, il existe un autre être, Dieu, dont le pouvoir dépasse les puissances de toute nature créée ou créable. Le théologien, au surplus, grâce à la révélation, sait qu'au dessus de l'homme, mais en dessous de Dieu, existent des créatures purement spirituelles, les anges et les démons. Ils ont pouvoir sur les corps; leur intelligence est plus pénétrante que celle de l'homme; non liés à l'espace, ils peuvent se transporter instantanément à des endroits très distants les uns des autres. Les seules limites à leur savoir sont la connaissance des événements futurs libres imprévisibles, et les secrets du coeur humain, dans la mesure du moins ou ceux-ci ne paraissent pas extérieurement. Plus sagaces que nous, ils savent pourtant interpréter les moindres signes de nos pensées.

      Devant l'impuissance de la science à expliquer naturellement un fait, le théologien est donc autorisé à conclure, grâce aux lumières de la science théologique, s'il s'agit d'un cas de connaissance de l'avenir, que Dieu seul en est l'auteur; dans le cas d'une connaissance à distance, de xénoglossie, ou de lévitation, à la présence d'un ange ou du démon; si les faits déjà reconnus comme inexplicables naturellement ont une finalité mauvaise, le théologien conclura légitimement à l'intervention du démon. Cette critique, rigoureusement appliquée, les trois critères du rituel gardent aujourd'hui encore toute leur valeur.

      Nous croyons que M. R. Dalbiez est trop sévère lorsqu'il déclare que, dans l'ensemble les critères physiques lui paraissent d'assez faible valeur. Il a raison de dire qu'à leur sujet, aujourd'hui, nous sommes obligés d'être plus réservés que par le passé: mais si dans certains cas des phénomènes, jadis considérés comme préternaturels, doivent être aujourd'hui regardés comme parfaitement naturels, ce n'est pas universellement vrai; il faut établir dans chaque cas, l'existence d'un pouvoir naturel extraordinaire.

      A propos des phénomènes psychiques, une remarque très importante s'impose: les propos tenus par le malade doivent être soigneusement analysés. S'ils présentent le système d'associations d'idées, et d'habitudes logo-grammaticales du sujet dans son état normal, il faudra tenir pour suspecte la possession. Il est difficile, en effet, d'admettre, avec certains théologiens, que le démon resserré dans son action par les dispositions et les habitudes du possédé, comme l'artiste le plus habile dépend de son instrument, emprunte, comme malgré lui, les expressions habituelles du possédé, et parle plus volontiers et plus facilement la langue connue du possédé que la langue qu'emploie l'exorciste. (Cf. Mgr. SAUDRAU, Les faits extraordinaires de la vie spirituelle, 1908, pp. 344-345).

      Dans la possession véritable, l'action du démon domine, sans doute, le corps, s'empare de ses organes et se sert d'eux comme s'ils lui appartenaient en propre, actionnant le système nerveux, faisant mouvoir et gesticuler les membres, parlant par la bouche du patient - c'est même cela qui caractérise la possession - mais, comme l'a très bien souligné le P. de Tonquédec, cette emprise corporelle suppose « une doublure plus ou moins épaisse et profonde des phénomènes psychologiques correspondants. Les attitudes du possédé ne lui sont pas imposées de façon mécanique, elles procèdent d'un état mental sous-jacent mais comme extérieur à sa personnalité propre. »


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      Nous aurions pleinement atteint notre but, si les pages qui précèdent avaient suffisamment mis en relief la différence entre l'attitude critique de l'Église en face du merveilleux démoniaque, et l'attitude naïve des peuplades primitives que les esprits superficiels ou malintentionnés s'acharnent à confondre. On sait, en effet, que les peuples primitifs aimaient à faire appel aux forces cachées, étrangères à la nature, chaque fois qu'un événement surprenant venait déconcerter leur ignorance. Sans être, comme on l'a indûment prétendu, le fait d'une mentalité prélogique, cette attitude, quelque contestable qu'elle soit, n'est que l'expression d'un besoin naturel à l'esprit humain de chercher l'explication de toutes choses; ils faisaient, sans le savoir, appel au principe de causalité. Mais ils se trompaient dans l'application qu'ils faisaient du principe, lorsqu'ils plaçaient immédiatement cette cause en dehors de la nature, faute d'avoir su, ignorants les exigences scientifiques, mieux connues de nos jours, la trouver dans la nature elle-même.

      Loin d'en être restée aux procédés rudimentaires de ces peuplades primitives, l'Église a su, au contraire - et cela depuis des siècles - recommander la critique la plus sérieuse des faits offrant des apparences de merveilleux. Ceux qui, par vains préjugés ou crainte excessive de scepticisme, hésitent à appliquer à ces faits les ressources de la science, se rapprochent davantage de la crédulité naïve des peuples incultes que des recommandations de l'Église. Il faudrait, une bonne fois, qu'on sût rendre justice à sa haute sagesse. Il n'est pas un homme de science sérieux, s'il n'est doublé d'un rationaliste, adversaire, a priori, du surnaturel, qui puisse se refuser à lui rendre hommage.


F. X. MAQUART            


      Cette étude, notre ami le chanoine F.-X. Maquart l'a achevée quinze jours avant sa mort, arrivée subitement à Mézières dont en 1941 il était devenu l'archiprêtre, après dix-huit ans d'enseignement philosophique et théologique au Grand Séminaire de Reims. Ses Elementa Philosophiae ont été couronnés et recommandés par l'épiscopat français. Cet esprit clair et solide, ce Thomiste de stricte observance, toujours intrépide, a collaboré aux Études Carmélitaines dès 1932 (Le Rêve et l'Extase mystique). Il suivit fidèlement nos congrès de psychologie religieuse. Les dernières lignes qu'il nous écrivit le 7 mars 1947 sont profondément émouvantes, si l'on songe à sa toute prochaine mort : « En ce qui concerne la connaissance de l'avenir, s'il s'agit de futurs libres, ils ne peuvent être connus, dans aucun cas, d'une manière certaine : c'est métaphysiquement impossible. »


fr. BRUNO DE J. M.            


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NOTE ADDITIONNELLE PAR LE P. DE TONQUÉDEC


      Le signe du Rituel des exorcismes « lingua ignota loqui vel loquentem intelligere » peut-il être identifié à une « transmission de pensée », dans le cas où, soit l'exorciste, soit l'un des assistants connaît la langue employée?

      Pour répondre à cette question, il faut avant tout savoir de quoi l'on parle et ce que l'on met sous l'expression dont on se sert.
      Il semble d'abord évident qu'il ne saurait s'agir d'une pensée personnelle dont un étranger s'emparerait. Cela n'a aucun sens. La pensée est un acte vital qui appartient inaliénablement à un sujet. Il n'est pas absurde de croire qu'elle puisse avoir des effets qui se feront sentir hors de l'esprit générateur, mais elle-même lui reste attachée. On peut s'approprier les résultats d'une action : on ne prend pas l'action elle-même.

      La plupart de ceux qui parlent de la transmission de pensée conçoivent donc le phénomène de la façon suivante. Une pensée, une image, une phrase se forment dans un esprit, et de là elles rayonnent sur un autre esprit, où elles se reproduisent à la façon d'un écho ou d'un reflet. Ce second esprit n'est donc pour rien dans leur élaboration : son rôle se borne à les recevoir telles quelles. Il n'est même pas nécessaire qu'il comprenne le sens du message : il peut le répéter mécaniquement, en perroquet. Ainsi, pense-t-on, fait le possédé qui parle une langue inconnue de lui ou qui répond à une question posée en cette langue.

      Laissons de côté, pour un instant, cette application, qui est précisément le point à discuter. Et avouons sans ambages que beaucoup de phénomènes, qualifiés « transmission de pensée a se ramènent en effet à ce type. Donnons-en un exemple, emprunté à la très intéressante brochure de M. H. de France : Intuition provoquée et Radiesthésie (p. 48).

      A la Martinique, un propriétaire créole demande à M. de France de prospecter un terrain où il pense qu'un trésor est enfoui. Celui-ci s'exécute. « Tout à coup, dit-il, ma baguette bougea et j'indiquai avec mon bras gauche une direction. Le créole, très troublé, s'approcha alors de moi et me dit qu'il avait rêvé toute la scène qui venait de se dérouler. Dans son rêve, il avait vu un homme blanc, accompagné de plusieurs messieurs. Comme je venais de le faire, cet homme s'était détaché du groupe et avait fait de grands gestes du bras gauche pour indiquer le même emplacement... Malheureusement on ne trouva rien! J'avais été victime d'une transmission de pensée. Les histoires de trésors sont fréquentes aux Antilles, il était donc naturel qu'un indigène fût visité par un tel rêve. Quand je suis arrivé près de sa maison, il a cru que son rêve allait se réaliser; il le désirait tellement qu'inconsciemment il m'a influencé. n

      Beaucoup de phénomènes dits de « voyance » - qui d'ailleurs n'impliquent pas nécessairement une transmission de pensée - rentrent dans la même catégorie. Ce qui y est donné au voyant, n'est pas une affirmation ou une négation abstraites, telles qu'on en échange dans la conversation ordinaire; ce n'est pas un renseignement précis et intelligible par lui-même. C'est un tableau, un fragment ou des fragments, plus ou moins cohérents, de tableau, quelques images visuelles ou auditives, dont la signification reste à déterminer, et que le voyant interprète ensuite par ses facultés naturelles et d'après ses idées : d'où possibilité de maintes erreurs (La matière transmise est principalement d'ordre sensible; l'est-elle exclusivement? Quand il s'agit, par exemple, des traits de caractère d'une personne, de sa profession, etc., tout cela peut-il être rendu par des signes purement sensibles? Nous n'oserions l'affirmer.).

      Les transmissions de cette espèce ne sont d'ailleurs pas des phénomènes clairs et facilement explicables ; ils demeurent fort mystérieux et notre but ici n'est pas d'en risquer une explication quelconque. Mais nous devons remarquer que le sujet récepteur ne joue aucun rôle actif dans ces transmissions. Il peut s'y préparer, faire en lui le vide, se mettre en état de réceptivité, etc., mais ce qui lui arrive vient d'ailleurs, il le reçoit de façon toute passive.

      Or le signe démoniaque, indiqué par le Rituel, est quelque chose de fort différent. Il ne s'agit plus ici de la transmission automatique d'une réponse toute faite, écrite d'avance dans un cerveau et se reproduisant telle quelle, en écho, sans exiger d'être comprise, dans un autre cerveau. Le Rituel emploie le mot intelligere. Il parle d'une conversation intelligente entre deux interlocuteurs. L'usage d'une langue est en effet, un ensemble d'actes psychologiques conscients et volontaires, qui consiste à combiner des vocables en vue de l'expression d'une pensée déterminée. Or, pas plus dans le cas de l'exorcisme que dans celui d'une conversation ordinaire, la réponse du questionné au questionneur n'existe toute faite et unique, dans l'esprit du second. A une interrogation donnée il n'y a pas seulement une réponse unique possible; il y en a des dizaines, avec des nuances infinies. On peut refuser de répondre, alléguer une fin de non-recevoir, répondre par des insultes, des grossièretés ou des échappatoires, le prendre de haut ou cauteleusement, ironiser, plaisanter, manier l'allusion transparente, invoquer les principes qui gouvernent de plus ou moins loin la matière proposée, etc. Le Rituel prescrit de demander le nom de l'esprit possesseur : or il y en a des centaines et l'exorciste ne peut pas deviner celui qui sera employé : il sera souvent dérouté par celui qu'il entendra.

      Si les questions sont faites dans un idiome inconnu du patient - quelle que soit la langue où il énonce une réponse pertinente - à plus forte raison s'il emploie lui-même cet idiome, on avouera qu'une transmission tout automatique de pensée est ici une explication un peu courte. Indubitablement, une conversation est instituée entre deux esprits également conscients, qui comprennent ce qu'ils disent et se comprennent entre eux (La plupart du temps il n'y a comme assistant à l'exorcisme qu'une ou deux personnes fort simples, qui ne savent que leur langue maternelle.).

      (Il y aurait lieu d'opérer une discrimination semblable entre les cas de télépathie. La télépathie n'est pas nécessairement la photographie à distance de personnes, d'objets ou de scènes matérielles. Bien plus souvent, elle est le symbole - non la reproduction - d'une réalité distante dans le temps ou l'espace. Exemple : un mourant est couché dans son lit, déshabillé. Et il apparaît debout et vêtu. Seuls l'expression du visage, quelques gestes peut-être ou quelques paroles indiquent le caractère triste de l'événement. Or la confection de ce symbole est oeuvre d'intelligence; elle suppose l'activité lucide d'un esprit. Le problème est uniquement de savoir quel est cet esprit. Et c'est bien à tort que l'on croirait expliquer quelque chose en évoquant ici des « radiations » semblables à celles de la télégraphie sans fil.)


J. de T.            


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La civilisation chrétienne du XVIè siècle
devant le problème satanique


A M. le Professeur Léon-H. Halkin,
mon maître,                   
homme respectueux            
E. B.      


      A l'aube de l'Époque moderne, dans une Europe en proie à une crise religieuse et morale grave, qui connaît l'instabilité sociale et l'insécurité politique (La bibliographie relative à ces questions est immense. Nous nous contentons de renvoyer en bloc aux listes d'ouvrages mentionnés par H. PIRENNE, A. RENAUDET, E. PERROY, M. HANDELSMAN et L. HALPHEN, La fin du M. A. (Coll. Peuples et Civilisations, dir. L. HALPLHEN et P. SAGNAC), Paris, 1931 - H. PIRENNE, G. COHEN et H. FOCILLON, La civilisation occidentale au M. A. (Coll. Histoire Générale, dir. G. GLOTZ et R. COHEN), Paris, 1933. - J. CALMETTE et E. DEPEREZ, L'Europe occidentale de la fin du XIVè siècle aux guerres d'Italie (même collection), 2 vol., Paris, 1937 et 1939. - G. SCHENUERER, L'Église et la civilisation au M. A., t. III, Paris, 1938. Voir également les aperçus synthétiques relatifs aux théories politiques du bas Moyen âge, à la magie, sorcellerie et sciences connexes, à l'instruction, aux arts et aux idées de la Renaissance en Europe dans The Cambridge Medieval History, t. VIII, The close of the M. A., Cambridge, 1936. Plusieurs volumes de la collection L'Évolution de l'Humanité, dir. H. BERR, sont annoncés, qui étudieront les questions ici évoquées. Deux volumes de l'Histoire de l'Église (dir. A. FLICHE et V. MARTIN), les XVè et XVIè, traiteront également de ces questions. Parmi les ouvrages de base pour l'étude du satanisme citons: J. HANSEN, Quellen und Untersuchungen zur Geschichte der Hexenwahns und der Hexenverfolgung im Mittelalter, Bonn, 1901. - Du même, Zauberwahn, Inquisition und Hexenprozess im Mittelalter und die Entstehung der grossen Hexenverfolgung, Munich, 1911. - M. A. MURRAY, The witch-cult in Western Europe, Oxford, 1921. - M. SUMMERS, The history of witchcraft and demonology, Londres, 1926. - N. PAULUS, Hexenwahn und Hexenprozess vornehmlich im XVIè Jahrhundert, Fribourg-en-Brisgau, 1910. - SOLDAN-HEPPE, Geschichte der Hexenprozesse, 2è éd. Rev. par M. BAUER, 2 vol., Munich, 1911.), l'empire fallacieux du diable s'édifie. Pendant un siècle et plus, Satan va capter les intelligences, harceler les volontés, obnubiler les esprits; il attirera à lui une foule de fidèles pour les maintenir sous son joug, souvent jusque dans la mort horrible du feu; il aura son culte avec ses initiés, ses ministres et ses pontifes; bref, l'édifice de sa religion s'élèvera au sein même de la chrétienté. Ni hérésie, ni superstition, plutôt inversion dogmatique. (La sorcellerie fut parfois considérée comme une superstition, plus souvent comme une hérésie. Pour Sprenger et Institoris (Malleus, f° 5), le sorcier est hérétique. Pour Thomas Stapleton, l'hérésie croît avec la magie et réciproquement (M. SUMMERS, op. cit., p. 46). Selon de Lancre (Tableau..., p. 539) c'est « à peine si la sorcellerie existe sans hérésie ». Zypaeus, par contre, distingue les sorciers des hérétiques (Noticia juris belgici, pp. 200-212, Anvers, 1635). D'après Tinctoris, la sorcellerie est un péché plus grave que l'hérésie, et cela pour trois raisons: 1° les hérétiques honorent Dieu au moins par la bouche, tandis que les sorciers renient Dieu; 2° les hérétiques n'ont pas communication avec le diable, les sorciers ont des rapports avec lui; 3° les hérétiques ont été abusés, les sorciers agissent par perversité (J. HANSEN, Quellen..., pp. 184-188). ).

      Les causes en sont multiples: antiféminisme issu plus sans doute d'une réalité sociale que d'un thème littéraire ou d'un préjugé religieux; malaise de la société dû à l'effondrement des anciennes fortunes foncières et à la constitution de nouvelles richesses ayant le commerce pour origine; décadence morale de l'Église traduite par une abondante littérature pamphlétaire anticléricale. A cela s'ajoute l'ignorance religieuse des masses, analphabètes dans leur quasi entièreté (Outre qu'elle subissait la négligence de ceux à qui était confié le soin des âmes, la population, surtout les masses rurales, n'avait la possibilité que d'acquérir une science religieuse embryonnaire. L'absence de culture parmi le peuple obligeait la plupart du temps à l'enseignement purement verbal. Vers le milieu du XVIè siècle, le Grand catéchisme de Canisius se répandit dans nos régions. Il y connut la vogue et fut même rendu obligatoire en 1557 par un édit de Philippe II. Dans cet ouvrage, l'exposé de la doctrine met en évidence le rôle des démons en lutte contre Dieu et cause de tous les malheurs en ce monde et en l'autre. C'est une concession accordée à la doctrine trop facile du manichéisme populaire. Selon Dieffenbach, le nom de Satan apparaît soixante-sept fois et celui du Christ soixante-trois fois. C. DIEFFENBACH, Der Zauberglaube der XVIe Jahrhundert nach den Katechismen Dr Martin Luthers und des P. Canissius, p. 7, Mayence, 1900. En outre, sur la question des catéchismes, cfr Chanoine HÉZARD, Histoire du catéchisme depuis la naissance de l'Église jusqu'au Concordat, Paris, s. d. [1900]. - J. MALOTAUX, Histoire du catéchisme dans les Pays-Bas du concile de Trente jusqu'à nos jours, Renaix, 1906.), et souvent celle de leurs pasteurs. A leur désarroi, la pullulation des sectes est un témoignage (Voyez le succès que remportent les hérésies théologiquement inconsistantes, comme celles des « Hommes de l'Intelligence » ou des anabaptistes de la première heure; ou encore de simples prédicateurs, tels à Tournai et à Namur Nicolas Serrurier, condamné plus tard par le concile de Constance, à Cambrai et dans la région Thomas Connecte, qui devait être brûlé à Rome, à Malines Jean Pupper van Goth, quiétiste avant la lettre. L'engouement parfois immense et toujours sans lendemain des foules pour ces soi-disant réformateurs est un signe caractéristique de l'inquiétude religieuse de l'époque.). Seule, une élite échappe au déséquilibre général et sa volonté de réforme conduira au concile de Trente. Dans leur égarement, certains attendent un nouveau prophète qu'ils trouveront en Luther; d'autres s'adonnent aux superstitions qui se développent plus que jamais. (La liste des ouvrages généraux consacrés aux superstitions est fort longue. On pourra se faire une idée de ces « croyances aberrées » en consultant J.-B. THIERS, Traicté des superstitions, Paris, 1679. - P. LE BRUN, Histoire critique des pratiques superstitieuses, Amsterdam, 4 vol., 1733-1736. - F. BÉRANGER, Superstitions et survivances, Paris, 5 vol., 1896. - J. COROLEU, Las supersticiones de la humanidad, Barcelone, 2 vol., 1880-1881. - A. LEHMANN, Aberglaube und Zauberei, Stuttgart, 1898. - E. HOFFMANN-KRAGER, Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, Berlin, 10 vol., 1927-1942. L'Église avait essayé d'endiguer ces pratiques en multipliant les bénédictions sur les récoltes, les maladies, l'enfantement, etc. Cfr A. Franz, Die Kirchlichen Benediktionen im Mittelalter, Fribourg-en-Brisgau, 2 vol., 1909.)

      Les classes cultivées de la société participèrent à la hantise générale de Satan. Ni l'art, ni la littérature, ni la science ne pouvant ignorer les questions capitales du moment, y trouvant, au contraire, leurs sources d'inspiration, leurs thèmes favoris ou la justification de leurs recherches, forcément la culture contemporaine prit position devant le problème satanique. Son attitude fera l'objet de la première partie de cette étude, et nous verrons combien elle se modifiera au cours d'un siècle et demi. Dans la seconde partie de cet article, nous examinerons la législation antisatanique, en prenant principalement comme cadre d'application les Pays-Bas et la principauté de Liège. C'est là un complément indispensable, car culture et législation, avec leurs actions réciproques, sont inséparables l'une de l'autre.


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      La femme fut la grande victime du satanisme. Une des causes principales fut l'antiféminisme de l'époque. (Bon exposé dans N. PAULUS, op. cit., pp. 195-247. Plus spécialement pour l'Allemagne, cfr K. BUECHER, Die Frauenfrage im Mittelalter, 2è éd., Tubingue, 1910, avec de nombreux renvois aux sources. Dans son excellente Introduction aux oeuvres de Rabelais, A. LEFRANC a résumé en quelques pages l'aspect de la question à l'époque rabelaisienne. Il y a lieu également de tenir compte des ouvrages de G. REYNIER, Le roman sentimental avant l'Astrée, Paris, 1908, et La femme au XVIIè siècle, ses ennemis, ses défenseurs, Paris, 1933. - Les romans arthuriens sont fréquemment réédités aux XVè et XVIè siècles. Ils ont alors suffisamment de lecteurs pour qu'il semble opportun de leur donner des suites et des contrefaçons. Pour satisfaire au goût de l'époque, on mit les chansons de geste en prose. Cfr E. BESCH, Les adaptations en prose des chansons de geste aux XVè et XVIè siècles, Revue du XVIè siècle, t. III, 1915, pp. 155-181. - A. TILLEY, Les romans de chevalerie en prose, dans la même revue, t. VI, 1919, pp. 45-63. - R. BOSSUAT, dans J. CALVET, Histoire de la littérature française, t. Ier (Le Moyen Age), pp. 298-301, Paris, 1931. - G. DOUTRPONT, Les mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du XIVè au XVIè siècle, Bruxelles, 1939 (Académie royale de Belgique, classe des Lettres, coll. in-8°, t. XL). ). Fidèle reflet des moeurs, les lettres en témoignent. (Les servantes de prêtres ont très mauvaise réputation, elles sont l'objet de quolibets et de chansons scandaleuses, par exemple à Dinant (L. LAHAYE, Cartul. de la commune de Dinant, t. IV, p. 150, Namur, 1891) et à Liège (S. BORMANN, Répertoire chronol. des conclusions capitul. de Saint-Lambert, p. 205, Louvain, 1876). Dès la fin du XVè siècle on réglemente la prostitution dans ces régions. (Texte dans S. BORMANS, Cartul. de la commune de Namur, t. III, pp. 264, 265 et 265, note 4, Namur, 1876). Une ordonnance du Conseil provincial de Namur, en date du 17 mars 1490, contre les filles perdues fait mention des « meschisses de prestres » (S. BORMANS, Cartul. de la commune de Namur, t. III, p. 244). En 1516, il est reconnu que dans le diocèse de Liège la plupart des chanoines vivent maritalement (A. Van Hove, Étude sur les conflits de juridiction dans le diocèse de Liège à l'époque d'Érard de la Marck, p. 17, note 3, Louvain, 1900). En 1526, c'est dans ce même diocèse un mandement épiscopal qui dénonce le concubinage ecclésiastique (L.-E. HALKIN, Le cardinal de la Marcq, p. 195, Liège et Paris, 1930). En 1556, un bref apostolique fulmine contre les mauvaises moeurs du clergé (S. BORMANS, Répertoire chronologique des conclusions capitulaires du Chapitre de Saint-Lambert à Liège, p. 116, Louvain, 1876). Vains efforts, car les actes capitulaires de Saint-Aubain à Namur nous font savoir qu'en 1561 les chanoines continuent à entretenir des concubines à domicile (Archives de l'État à Namur, Acte capitul. de Saint-Aubain, rég. 7, f° 266v°). Quatre ans plus tard, un édit du Magistrat du 5 avril 1565 interdisait « à tous hommes mariés de conserver et de hanter... meschines et concubines de prebstres » (D. BROUWERS, Cartul. de la commune de Namur, t. IV, pp. 32-38). L'examen des Registres aux visites archidiaconales des XVè et XVIè siècles reposant aux Archives de l'Évéché à Liège serait particulièrement suggestif. Nous regrettons n'avoir pas été autorisé à les consulter à ce propos.)

      L'inquiétude théologique à l'égard de la femme n'est certainement pas particulière à la fin du moyen âge. Mais ce courant séculaire, véritable substratum théologique, aide à comprendre le peu de cas que les autorités ecclésiastiques font du sexe féminin. A partir principalement de saint Augustin, en passant par Hugues de Saint-Victor, très écouté de tout le moyen âge, Pierre Lombard, dont les Sentences furent le manuel théologique de plusieurs siècles, saint Thomas, qui s'appropria sans amendement le postulat augustinien, et, enfin, tous ceux qui n'ouvrirent la Somme que pour y trouver matière à chicane, « la femme représente la partie inférieure de l'humanité et l'homme la partie supérieure, la raison ». (R. P. BENOIT LAVAUD, La femme et sa mission, p. 208, Paris, 1941. En réalité, la théologie est l'oeuvre d'hommes qui, consciemment ou non, ont l'orgueil de leur sexe. On aimerait connaître l'opinion de la partie adverse librement exprimée.) L'opinion peu flatteuse de Bossuet n'est-elle pas conforme à cet ordre d'idée, lui qui s'écriait: « Elle (la femme) n'était selon le corps qu'une portion d'Adam et une espèce de diminutif ». (BOSSUET, Élév. sur les mystères, IV, 2. Cité par le R. P. BENOIT-LAVAUD, op. cit., p. 199.) Si l'on déclare qu'on peut être antiféministe sans nécessairement brûler les sorcières, il faut bien reconnaître qu'il n'y a théologiquement qu'un pas entre le mépris de la femme et l'affirmation que celle-ci est l'intermédiaire entre l'homme et le diable. (Selon SPENGER et INSTITORIS, (Malleus, f° 20-21V°) et selon BINSFELF, (Tractatus, pp. 402 et 403), sept motifs poussent la femme vers la sorcellerie: elle est plus crédule et a moins d'expérience que l'homme, elle est plus curieuse, son naturel est plus impressionnable, elle est plus méchante, elle est plus prompte à se venger, elle tombe plus vite dans le désespoir, enfin elle est plus loquace: si l'une de ses compagnes est victime de la sorcellerie, elle le dit plus vite à d'autres.).

      Dans toute la littérature des XVè et XVIè siècles, le rôle conjugal et social de la femme est discuté. Sans doute, existe-t-il encore un courant littéraire, héritier du roman courtois, où la femme est reine d'un cercle d'adorateurs, fervents des romans arthuriens: pour Modesta Pozzo comme pour Christine de Pisan, Marguerite de Navarre et Guillaume Postel « la femme est l'intermédiaire entre l'homme et Dieu ». (L. ABENSOUR, Histoire générale du féminisme, p. 143, Paris, 1921. Aspects intéressants de la question dans M.-L. RICHARDSON, The forerunners of feminism in French Literature, 1ere partie (seule parue): From Christine de Pisan to Marie de Gournay, Baltimore, 1929.) Mais bien plus répandue est l'opinion issue des romans bourgeois, des fabliaux et des satires du bas moyen âge, au premier rang desquels se place le Roman de la Rose de Jean de Meung. Ce réquisitoire violent de l'antiféminisme fut parmi les livres les plus souvent imprimés, - et partant les plus lus, - à la fin du XVè siècle. (G. P. WINSHIP, Gutemberg to Plantin, p. 36, Cambridge, 1926. Le trait suivant est symptomatique. En 1462 parut le Flagellum maleficorum du limousin Pierre Mamor. Moins de trente ans plus tard, Sprenger et Institoris s'inspiraient de ce titre pour leur ouvrage, mais lui donnaient un tour antiféministe: le Malleus maleficarum.).

      Honnie et bafouée, la femme le fut encore dans des oeuvres actuellement passées au second plan des lettres de la Renaissance, mais qui connurent une large diffusion dans la première moitié du XVIè siècle. Citons le Grand blason des faulses amours de Guillaume Alecis (A. LEFRANC, dans F. RABELAIS, Oeuvres, t. V, Introduction, p. XXXIV.), les Dialogues de Tahureau (E. BESCH, Un moraliste satirique et rationaliste au XVIè siècle: Jacques Tahureau, Revue du XVIè siècle, t. VI, 1919, pp. 1-44 et 157-200.), le célèbre De legibus connubialibus de Tiraqueau (J. BARAT, L'influence de Tiraqueau sur Rabelais, Revue des Études rabelaisiennes, t. III, 1905, p. 140.)> les Controverses des sexes masculins et féminin de Gratien Dupont, suite d'invectives violentes et grossières (A. LEFRANC, op. cit., pp. XLIV et XLV), et l'Amye de court de Bertrand de la Borderie, « tour à tour ironique, agressif, voire même cynique, reflet curieux et sans doute exact des moeurs libres du temps » (Ibid., p. XLIX).

      Il y a lieu d'ajouter des traductions d'oeuvres antiféministes: la célèbre Célestine de Fernando de Rojas, le Jugement d'amour de Juan de Flores, qui connut dix-huit éditions françaises en moins d'un siècle, le Ris de Démocrite de Fregoso.

      Mais celui qui contribua le plus à l'opinion défavorable que le XVIè siècle se fit des femmes fut Rabelais, lui qui consacra tout le Tiers Livre de son oeuvre à la question. Dans une mémorable controverse, Rabelais s'en prend au mérite féminin. Sous fiction d'enquêter à propos du mariage de Pantagruel, il pèse le pour et le contre et son opinion incline le plus souvent à l'antiféminisme. Il serait oiseux de démontrer l'importance des idées du curé de Meudon sur la littérature de la Renaissance.

      La fin du XVIè siècle et le début du XVIIè furent plus respectueux des femmes: sentimentale, délicate, platonique parfois, cette époque fut celle des romans de Chastes amours. L'Astrée, parue en 1607, fut le point culminant de cette littérature qui a revisé complètement son jugement sur la femme. Ce fut la fin de la grande marée antiféministe dans les lettres. (M. MAGENDIE, Du nouveau sur l'Astrée, pp. 248-257, Paris, 1927). Mais le branle donné par Jean de Meung et Rabelais avait été trop vigoureux, l'influence de ces auteurs trop marquante pour que l'antiféminisme ne laissât son empreinte pendant plusieurs décades.


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      Un témoignage plus direct encore de l'inquiétude satanique aux confins du moyen âge et de l'Époque moderne: la littérature démonologique. Le moyen âge avait connu de nombreux ouvrages consacrés aux sciences occultes. (Pour la bibliographie de ces ouvrages cfr J. GRAESSE, Bibliotheca magica et pneumatica, Leipzig, 1843. -R. Yve-PLESSIS, Essai d'une bibliographie française... de la sorcellerie et de la possession démoniaque, Paris, 1900). Mais la lecture de ces livres ne convainc pas de l'objectivité des pratiques magiques. Certains auteurs et non des moindres, Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin, Duns Scot, inclinaient à nier les prodiges des sorciers; par contre, Nider, célèbre par son Formicarius, était persuadé de la réalité du sabbat. Gerson et Gabriel Biel s'opposaient, l'un affirmant, l'autre niant la puissance des démons sur le monde terrestre.

      Les convictions des auteurs étaient partagées quand parut en 1486 l'ouvrage destiné à avoir le plus grand retentissement sur le développement de la croyance au satanisme et sur sa répression: le Malleus maleficarum (Signalons l'excellente traduction de J. W. R. SCHMIDT, Berlin, 3 vol., 1920. - Nos références se rapportent à l'exemplaire de la Bibliothèque royale de Bruxelles, coté B 367 (sans ind. Typ. [Spire, P. Drach]), circa 1492. Cfr M.-L. POLAIN, Catal. des livres imprimés au XVè siècle, p. 570, Bruxelles, 1932.) dû à la collaboration de deux dominicains, Jacques Sprenger et Henri Institoris, le premier professeur à l'Université de Cologne et inquisiteur en Rhénanie, le second inquisiteur en Haute-Allemagne. L'ouvrage eut un succès énorme: on en connaît vingt-huit éditions au XVè et au XVIè siècle. Nous n'entreprendrons pas ici l'analyse de cette oeuvre qui, pendant plusieurs générations, fut le véritable manuel de l'antisatanisme européen. (La meilleure étude parue sur cet ouvrage est celle de J. HANSEN, Quellen, pp. 360-407.)

      Le XVIè siècle vit se multiplier les ouvrages de démonologie. En 1505 parut le Questio lamiarum de Samuel de Casini; l'année suivante, l'Apologia de Vincent Dodo. En 1508 furent publiés les livres de Bernard de Côme, Tractatus de Strigiis, et de Jean Trithème, Liber octo questionum ad Maximilianum Caesarem. En 1510, le hollandais Jacques van Hoogstraeten publia son ouvrage intitulé Quam graviter peccent quaerentes auxilium a maleficis. (E. VAN ARENBERGH, J. de H., Biographie nationale [de Belgique], t. X, col. 77-80. - G. A. MEYER, J. van H., Nieuw Nederlandsch Biografisch Woordenboek, t. 1er, col. 1152-1155). Le français Martin d'Arles écrivait en même temps son Tractatus de superstitione.

      La deuxième décade du XVIè siècle vit paraître l'Opus magica superstitione de Pedro de Ciruelo et le De strigimagarum daemonumque mirandis libri tres de Silvestre Mazolini. Vinrent ensuite les trois traités de Barthélémy de Spina: le Questio de strigibus et lamiis, le Tractatus de praeeminentia sacrae theologiae et l'Apologia tres de lamiis.

      Vers le milieu du siècle paraissait le De agnoscendi assertionibus catholicis ac hereticis d'Arnauld Albertini, le De impia sortilegum d'Alphonse de Castro, les Relectiones duodecim theologiae de François de Victoris et les Commentarii de Fançis Pegma. En 1579, un curé de Paris, René Benoist, présentait au public son Traité enseignant en bref les causes des maléfices. (E. PASQUIER, Un curé de Paris pendant les guerres de religion, René B., Paris, 1913. - P.CALENDINI, B., Dict. d'hist. et de géog. ecclés., t. VII, col. 1377-1380). L'année suivante paraissait le livre de Jean Bodin: De la démonomanie des sorciers. (H. BAUDRILLART, Jean B. et son temps, Paris, 1853. - J. DEDIEU, B., Dict. d'hist. et de géog. Ecclés., t. IX, col. 330-334.)

      La fin du XVIè siècle connut le livre rapidement célèbre de Pierre Binsfeld, coadjuteur de Trêves, le Tractatus de confessionibus maleficarum et sagarum (1589) (S. EHSES, Der Trierer Weihbischof Petrus B., Pastor Bonus, t. XX, 1907, pp. 261-264. - F. KEIL, Der Trierer Weihbischof Peter B., Trierische Heitmatblätter, t. 1er, 1922, pp. 34-38, 53-62. - E. VAN CAUWENBERGH, B., Dict d'hist. et de géog. ecclés., t. VIII, col. 1509-1510); le Discours des sorciers de Jean Boguet (1591), le pamphlet de Franz Agricola: Von Zauberei, Zauberinnen und Hexen (1596) (A. J. A. FLAMENT, T. A., Nieuw Nederl. Biogr. Woordenboek, t. III, col. 14-17), le livre de Nicolas Remi: Demonolatriae libri tres (1595) et les oeuvres des jésuites Grégoire Valence et Martin Del Rio, les Commentarium theologicorum tomi quatuor (1595) du premier (A. LE ROY, D. R., Biographie nationale [de Belgique], t. V, col. 476-491.) et les Disquitionum magicorum libri sex du second (1599).

      Le XVIIè siècle vit encore se répandre beaucoup de livres relatifs à notre sujet, outre des ouvrages spéciaux sur la possession démoniaque, les monstres, vampires, lutins, génies familiers, etc. Jourdain Guibelet publia en 1603 un Discours philosophique spécialement consacré aux incubes et aux succubes. Deux ans plus tard paraissait l'ouvrage jésuite Madonat: Traité des anges et des démons, et, la même année, le livre célèbre de Pierre de Lancre, conseiller au Parlement de Bordeaux: Tableau de l'inconstance. En 1612, c'était le tour du Discours sur l'impuissance de l'homme et de la femme de Vincent Tagereau. (Sur ce maléfice cfr, en outre, L. J. HAULTIN, Traité de l'enchantement qu'on appelle vulgairement le nouement de l'esguillette, La Rochelle, 1591. - SPRENGER et INSTITORIS, Malleus, f° 44 v°. - J. BODIN, De la démonomanie, f. or 57-59 v°. - J. DE DAMHOUDER, Practiques et enchiridon des causes criminelles, p. 123. - D. SENNERTUS, Opera omnia, t. 1er, p. 674, Lyon, 1650. - M. DEL RIO, Disquisitionum magic., t. II, pp. 64-69. - H.BOGUET, Discours des sorciers, p. 234. - M. COLLIN DE PLANCY, Dict. infernal, t. 1er, pp. 48-56, Paris, 1825. - C. LOUANDRE, La sorcellerie, pp. 73-74, Paris, 1853. - T. DE CAUZONS, La magie et la sorcel. en France, t. 1er, pp. 219-222, Paris, 1922, etc. - A. ROBERT (Ambroise Paré, médecin légiste, p. 147, Paris, 1929) cite à ce propos l'opinion d'Ambroise Paré: « Il y en a qui usent de tels privilèges qui empêchent l'homme et la femme de consommer le mariage, ce qu'on nomme vulgairement nouer l'aiguillette. » Plus particulièrement sur cette superstition en certaines régions, on consultera: A. FOURNIER, Une épidémie de sorcellerie en Lorraine aux XVIè et XVIIè siècles, Annales de l'Est, t. V, 1891, p. 230. - J. GARINET, Histoire de la magie en France, p. 139, Paris, 1818 (relativement à l'Ile-de-France). - T. LOUISE, La sorcellerie et la justice criminelle à Valenciennes, p. 98, Valenciennes, 1861. - W. GREGER, L'aiguillette en Écosse, Revue des Traditions populaires, t. X, 1895, p. 500.) L'inquisiteur espagnol Valderama publiait en 1619 une Histoire générale du monde et de la nature en deux volumes, dont le second était relatif aux démons et aux sorciers. L'année suivante, le Thrésor d'histoires admirables et mémorables de notre temps de Simon Goulart entretenait encore la psychose de satanisme par de nombreux récits de sorcellerie.

      Il faut arrêter là cette énumération qui ne comprend que quelques oeuvres capitales. (La Bibliographie d'YVE-PLESSIS, qui ne comprend que des ouvrages français, relève près de deux mille numéros.) A part de légères variantes et restrictions sur des cas particuliers, toutes ces oeuvres présentaient la sorcellerie comme une réalité. Mais un courant d'idée persistait, qui s'opposait à l'objectivité du sabbat. Des hommes eurent le courage, - car il en fallait un, - de le déclarer et de l'écrire. Au milieu du XVè siècle, à la veille du grand procès des sorciers d'Arras (1459) (Ce fut là un des premiers grands procès des Pays-Bas et l'un des plus célèbres. Il a été étudié par A. DUVERGER, La vauderie dans les États de Philippe le Bon, in-12, Arras, 1885.), Guillaume Edeline, docteur en théologie, bénédictin de Lure, entreprit une croisade sur la fausseté de la sorcellerie et l'inanité des pratiques magiques. Mais il fut lui-même poursuivi comme sorcier (1454) (F. FRANÇAIS, L'Église et la sorcellerie, p. 56, Paris, 1910).

      En 1486, l'année même du Malleus, Jean de Beetz, carme flamand, professeur à l'Université de Louvain, dans un ouvrage intitulé Expositio decem catalogie praeceptum, jugeant les sorciers avec beaucoup de bienveillance, appuyait la tendance humanitaire où plane le doute, le sang-froid et la pondération (H. DE JONGH, Revue d'Hist. ecclés., t.XV, 1914-1919, p. 598). L'année 1559, Jacques Valek, curé d'une petite localité de la Gueldre, publiait un ouvrage contre les punitions infligées aux sorciers (J. HABETZ, Bijdrage tot de geschied. der Hexensprocessen in het land Valkenburg, Maastricht, 1868). La même année, on pouvait lire le pamphlet de Corneille Loos s'élevant contre la persécution, mais son livre, censuré par l'autorité ecclésiastique, ne circula que sous le manteau.

      Vinrent ensuite Jean Wier, auteur du De praestigiis daemonum, ouvrage qui, dès sa parution en 1564, souleva par la clarté de ses vues et l'intelligence du raisonnement des discussions passionnées. Adam Tanner, théologien jésuite d'Innsbruck, publia en 1626 une Univera thelogica tendant à démontrer l'illusion de la magie. Son disciple, Frédéric von Spee, dans sa Cautio criminalis, fut le grand protagoniste de la justice et de la modération dans la répression de la sorcellerie.

      Ces oeuvres suffirent à sauver la valeur critique de l'esprit humain à l'époque. Si leur influence fut déterminante à partir du deuxième quart du XVIIè siècle, elle peut se constater, timide, dès les années 1570 et, à partir du tournant du XVIIè siècle, elle entre résolument en lutte avec le fanatisme antisatanique. Nous constaterons que ce courant humanitaire et rationnel est à l'origine de la législation relative à cette question à la fin du siècle de Charles-Quint (A la croyance générale s'opposent quelques exceptions. Tel est le cas d'un prêtre montois qui, averti des hallucinations diaboliques d'une jeune fille, lui dit que tout cela n'était qu'illusion (T. BEHAEGEL, Les procès de sorcellerie en Belgique, Annales d'archéol. médicale, t. 1er, 1923, p. 48). De même, les prêtres qui assistent à l'exécution d'une sorcière à Emsel croient à son innocence et déplorent la sentence. (E. VAN WINTERSHOVEN, Chronique tirée des registres paroissiaux d'Emsel, Bull. de la Soc. scientif. et littér. du Limbourg, t. XXII, 1904, p. 61). On peut également citer comme exception l'attitude de l'abbé de Gembloux, Gaspart Bensele, qui plaça le fils d'une sorcière brûlée comme premier mambour de la paroisse et refusa de la casser quand fut connue son hérédité (Abbé JADIN, Actes de la congrégation consistoriale, Bull. de l'Institut histor. Belge de Rome, t. XVI, 1935, p. 118) et celle des maires de Saint-Trond qui refusèrent de faire appréhender des sorcières sur dénonciation (Abbé SIMENON, Suppliques adressées aux abbés de Saint-Trond, Bull. de la Commission royale d'Histoire, t. LXXIII, 1904, pp. 467-468).)


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      Dans l'art pictural, où la fertile fantaisie des enlumineurs s'est exercée dès le XIIIè siècle sur le thème de l'enfer, deux grands noms dominent et synthétisent les tendances populaires: Jérôme Bosch et Pierre Breughel l'Ancien. (C. DE TORNAY, H. Bosch, Bâle, 1927. - I. VAN DEN BOSSCHE, J. Bosch, Diest, 1944. - J. COMBES, J. Bosch, Paris, 1946. - C. DE TORNAY, P. Breughel l'Ancien, Bruxelles, 1935. - G. GLUECK, Pieter Beughel le Vieux, trad. J. PETITHUGUENIN, Paris, 1937 [réimpression en 1939]. - Les questions relatives à la fantasmagorie chez Bosch, Breughel et leur postérité viennent d'être étudiées par P. FIERENS, Le fantastique dans l'art flamand, pp. 48-67, Bruxelles, 1947)

      Du premier, nous retiendrons la célèbre Tentation de saint Antoine du musée de Lisbonne, qui est une véritable mise en image du contemporain Malleus: invasion de la forteresse en ruine où, selon la tradition, saint Antoine s'est retiré pour connaître la solitude; épisodes du sabbat; chevauchée à travers les airs, réunion de satanisants au bord d'un étang, messe noire, pacte diabolique, etc. il convient de signaler dans la même veine iconographique le Triptyque du Jugement dernier de l'Académie de Vienne, illustration des thèmes médiévaux propres au développement du fantastique que sont les récits de l'Apocalypse. C'est une composition à première vue chaotique: la terre est livrée aux monstres infernaux, dans un ciel de catastrophe où des châteaux et des villes flambent à l'arrière-plan, les puissances infernales se ruent à la curée. On brûle, on pend, on égorge, on sectionne. L'eau, la roue, la meule multiplient leurs supplices. Un démon chevauche sur le dos d'une sorcière; des lémures, des êtres monstrueux sortis des profondeurs de l'Érèbe et de l'Averne s'acharnent sur l'humanité pantelante.

      Les oeuvres maîtresses de Pierre Breughel l'Ancien dans le domaine du fantastique sont la Chute des anges rebelles du musée des Beaux-Arts de Bruxelles et Dulle Griet du musée Mayer van den Bergh à Anvers. On y retrouve l'inquiétude morbide de Bosch. La première composition est la dégringolade des maudits des voûtes célestes jusqu'aux profondeurs infernales, apparition d'une faune cauchemardesque, tels ces corps de mollusques aux ailes d'insectes ou de chauve-souris. Quant à la composition plus hermétique qui préside à l'oeuvre que l'on désigne sous le nom de Dulle Griet, - Margot l'Enragée, - cette mégère armée et casquée qui se rue à grandes enjambées à travers un paysage d'enfer, elle rejoint une oeuvre d'une allégorie tout aussi macabre, le Triomphe de la Mort du musée du Prado: accumulation de ravages de l'impitoyable faucheuse: ici un assassinat, là un gibet, plus loin des pestiférés et des troupes livrant bataille, à l'horizon un naufrage.

      A l'iconographie de Bosch et de Breughel, nous ajouterons l'art populaire des Danses macabres et des Ars moriendi, que la xylographie des dernières années du XVè siècle répandit avec abondance dans le peuple. (É. MALE, L'art religieux à la fin du moyen âge, pp. 359-389, Paris, 1922). Le XVIè siècle, sans cesse préoccupé de la mort et, par conséquent, des fins dernières, de l'enfer et du diable, vit fleurir toute une imagerie funèbre. Dans son symbolisme naïf, l'Ars moriendi de Vérard reproduit les craintes populaires devant l'incertitude de l'au-delà. Ces images, d'une exécution souvent grossière, montrent les nombreux démons qui assaillent le moribond et leur présence grimaçante et hurlante est beaucoup plus fréquente que celle des personnages nimbés.


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      L'atmosphère juridique ressemble singulièrement à la tonalité littéraire et artistique de l'époque. Partageant les convictions de leur temps, en présence d'accusés avouant cyniquement leurs relations avec les puissances de l'Enfer, les juges ne pouvaient qu'être convaincus de la réalité des faits sur lesquels ils étaient appelés à porter une sentence. Plusieurs juristes, et des plus illustres, publièrent des traités de criminologie satanique. Jean de Mansencal, premier président du Parlement de Toulouse, écrivit en 1551 un ouvrage intitulé De la vérité et autorité de la justice en la correction et punition des maléfices. La même année, à Louvain, Josse de Damhouder, le juriste le plus écouté de son temps aux Pays-Bas traitait de la sorcellerie dans sa Praxis rerum criminalium (A. ALLARD, Histoire de la justice criminelle au XVIè siècle, principalement pp. 464-469, Gand, 1868). En 1591, Pierre Ayrault, lieutenant-criminel au présidial d'Angers, faisait paraître un livre étrange, recueil de Procès faicts aux cadaver, aux cendres, à la mémoire, aux bestes brutes, etc. Il était imité au XVIIè siècle par Laurent Boucher, Jean Tournet et d'autres encore.


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      Que dire de la science de l'époque? La médecine, au sens moderne du terme, est peu répandue. La confiance populaire va de préférence aux guérisseurs, très nombreux, dont la thérapeutique se réduit à l'emploi de simples et s'accompagne de superstition. (A Namur, un certain docteur Bartland se fit un grand renom de science en publiant en 1532 un traité sur l'emploi judicieux des simples. F. D. DOYEN, Bibliographie namuroise, t. 1er, p. 38, Namur, 1887. J. Haust a publié en 1941 un médicinaire namurois du XVè siècle, recueil de près de deux cents recettes basées sur les vertus curatives des simples (Textes anciens de l'Académie royale de Langues et de Littérature françaises, t. IV).)

      La plupart du temps, les médecins du XVIè siècle, manquant de connaissance physiologique et ignorant Vésale longtemps encore, pratiquent une science spéculative où entrent de l'occultisme et même de la théologie. Dans ses rapports avec l'art de guérir, l'astrologie acquit un développement considérable. (T. PERRIER, La médecine astrologique, pp. 43-44, Lyon, 1905. - P. SAINTYVES, L'astrologie populaire, p. 155, Paris, 1937.) On lit les remèdes dans les astres: la syphilis n'est-elle pas provoquée par la conjonction de Mars, de Jupiter et de Saturne, la peste a-t-elle d'autre origine que la rencontre de quelque planète avec la queue du Dragon? (P. SAINTYVES, op. cit., pp. 159-160. Ces théories se prolongent au XVIIè siècle: elles sont défendues en 1606 par Nicolas Ellain et en 1623 par François Monginot. Voir à ce sujet la curieuse note d'un apothicaire de Huy à un pestiféré en 1634 dans R. DUBOIS, Annales du Cercle hutois des sciences et des beaux-arts, t. XVII, 1910, p. 382, note 2).

      Au dire de Corneille Agrippa, l'esprit stellaire anime l'univers entier et, par lui, les influences astrales s'exercent sur l'homme. La thérapeutique est donc l'étude de l'esprit vital universel. (A. PROST, Les sciences et les arts occultes au XVIè siècle. Corneille A., passim, Paris, 1881. - P. SAINTYVES, op. cit., pp. 149-150.) Vers la même époque, Paracelse, autre parangon des médecins du temps, recherchait dans les planètes le secret des maladies et des pratiques d'envoûtement. Il parcourut toute l'Europe occidentale recueillant une multitude de recettes étranges en vue de trouver la panacée universelle. (Paracelse, comme tous les alchimistes chrétiens, avait ajouté aux causes pathogènes l'influence directe de Dieu punissant par la maladie les péchés de l'homme. R. F. ALLENDY, L'alchimie et la médecine. Étude sur les théories hermétiques dans l'histoire de la médecine, p. 131, Paris, 1923. - G. W. SURYA et SINDBAB, Astrologie une Medizin, 4è éd., p. 32, Lorch, 1933).

      La place du belge Van Helmont est à leur côté. Pour lui, toute guérison est due à l'intervention de Dieu. La maladie n'étant que la suite du péché originel, il n'y a d'espoir que dans un produit où Dieu aurait en quelque sorte déposé le don de guérison. Ce remède universel trouvé, l'homme peut espérer vivre trois cents ans! (Excellent exposé dans P. NÈVE DE MÉVERGNIES, Jean-Baptiste van Helmont, philosophe par le feu, pp. 189-196, Liège et Paris, 1935.)

      Citons ce trait d'Ambroise Paré: « Je diray avec Hippocrate, père et auteur de la médecine, qu'aux maladies il y a quelque chose de divin, dont l'homme ne saurait donner raison... Il y a des sorciers, enchanteurs, empoisonneurs, vénéfiques, méchans, ruséz, trompeurs, lesquels font leur sort par la paction qu'ils ont faicte avec les démons qui leur sont esclaves et vassaux, soit par moyens subtils, diaboliques et incogneus, corrompant le corps, l'entendement, la vie et la santé des homes et autres créatures » (C. D'ESCHEVANNES, La vie d'Ambroise Paré, pp. 50-51, Paris, 1930. Robert Fiatt, célèbre médecin anglais du XVIIIè siècle, partageait encore cette opinion. C. G. CUMSTON, Histoire de la médecine, trad. Dispan de Floran, p. 323, Paris, 1931.) Vers 1600, deux ouvrages furent répandus, dans lesquels les maladies étaient traitées d'après leur prétendue origine démoniaque: le Traicté de l'Épilepsie de Jean Taxil (1602) et l'Épitome des préceptes de médecine de Pierre Pigrai (1606). (R. YVE-PLESSIS, op. cit., p. 96.)

      Les chirurgiens ne pensaient pas autrement que les médecins. En 1594, Guillemau, premier chirurgien de Henri III et le meilleur élève de Paré, écrivait: « Nous estimons les plaies plus humides, pourrissantes et phagédémiques, celles qui se font en pleine lune; celles-là plus sèches et, par conséquent, plus proches de la santé, celles qui sont faites en lune décroissante. » (P. SAINTYVES, op. cit., p. 154. Dans ces conditions, on comprend que la statistique du XVIè siècle accuse une mortalité élevée. Paracelse déclare n'avoir sauvé qu'un patient sur mille. A la fin du même siècle, l'Italien Mercuriali nous dit que la mortalité atteignait encore quatre-vingt-dix-neuf pour cent. C. G. CUMSTON, op. cit., p. 316).

      Il n'est donc pas étonnant de voir les autorités ecclésiastiques fulminer contre les abus de cette médecine astrale. (Notamment en 1604 au deuxième concile provincial de Cambrai (Z. B. VAN ESPEN, Jus eccles. univ., t. II, p. 1346, Louvain et Bruxelles, 1700). Le 12 février 1632, l'archevêque de Cambrai et les évêques suffragants s'en plaignent à nouveau (Archives de l'État à Namur, Conseil prov., liasse n° 39).)

      Enfin, voici que l'alchimie, qui cherchait à fabriquer l'or par la transmutation, eut un essor considérable à la Renaissance. Van Helmont en est un des représentants les plus typiques: n'aurait-il pas réussi plusieurs fois l'opération? Certains utopistes s'adonnent à la recherche de la nouvelle essence, celle qui allierait le pur matériel et le pur spirituel, et qui serait le principe de vie. (C. G. CUMSTON, op. cit., p. 300) D'autres s'attaquent à la génération spontanée et la vogue de l' « homunculus » fut grande au XVIè siècle. (R. F. ALLENDY, op. cit., pp. 63-65 et 123).

      Aux côtés de Paracelse, à la fois médecin, philosophe, astrologue et alchimiste, et de Jérôme Cardan, l'illustre mathématicien, se placent le toulousain Augier Ferrier et le florentin Ruggieri qui vint à Paris dans les carrosses de Catherine de Medicis, grande protectrice des astrologues et magiciens. (Les cours les plus bigotes sont atteintes par la croyance aux magiciens. L'archiduchesse Isabelle envoie de Bruxelles des poudres magiques au prince d'Espagne malade. C'est un cas entre cent, mais il est typique, car il met en cause une des princesses les plus chrétiennes de son temps (H. PIRENNE, Histoire de Belgique, 3è éd., t. IV, p. 385, Bruxelles, 1927).) Puis vinrent le florentin Junetin, le français Pierre d'Ailly, le napolitain Luc Laurie et d'autres encore: Scaliger, de Thou, etc.


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      Ainsi l'ingérence de l'au-delà, des rites démoniaques, des puissances infernales se remarque dans toutes les disciplines de l'esprit: le vent de la littérature souffle à l'antiféminisme, condition présupposée de la persécution des sorcières; l'art voit l'iconographie se peupler de lémures, de monstres, de démons; le droit et la théologie créent une littérature démonologique plus abondante qu'à toute autre époque; la médecine recourt aux astres et à la magie; la science se passionne de recherches étranges sur des problèmes insolubles. L'activité intellectuelle entière tend vers un inconnu mystérieux, où elle croit trouver un remède facile aux souffrances humaines. Elle s'essaye plus que jamais aux conceptions arbitraires qui permettraient de sortir de la médiocrité par des moyens subtils seuls connus des initiés et peu en rapport avec les résultats merveilleux à obtenir.

      Les voies étaient ainsi ouvertes à la multiplication des sorciers et à la rigueur de leur répression.


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      La bulle Summis desiderantes d'Innocent VIII, du 6 décembre 1484, fut longtemps considérée comme le cri de guerre papal contre la sorcellerie: le « chant de guerre de l'Enfer », a-t-on écrit. En réalité, ainsi que le fait remarquer M. A. Pratt, elle ne contient aucune disposition dogmatique, elle n'apporte dans ce domaine aucun élément nouveau. (M. A. PRATT, The attitude of the Catholic Church towards the witchcraft and the allied practices of sorcellery and magic, Washington, 1915.) L'analyse de ce document révèle trois parties. Dans la première, le pape rappelle que le soin des âmes doit être l'objet de soucis constants de la part des pasteurs et déclare avoir appris avec douleur que dans plusieurs régions d'Allemagne, notamment dans les diocèses rhénans, de nombreux fidèles se détournent de la religion catholique et ont des rapports charnels avec les démons. La deuxième partie énumère en détail les sortilèges. Enfin, dans une troisième partie, la plus courte, le pape s'en remet à la sagacité des inquisiteurs Sprenger et Institoris pour poursuivre les délinquants des foudres de la justice ecclésiastique.

      Ce document, dont la portée juridique est loin d'atteindre celle des décrétales de Jean XXII, fut suivi d'autres d'allure plus précise. En 1500, Alexandre VI écrivit au prieur de Klosterneubourg à l'inquisiteur Institoris pour s'informer des progrès de la sorcellerie en Bohême et en Moravie. (M. J. PRATT, op. cit., p. 95. - J. HANSEN, op. cit., p. 32.) Quelques années plus tard, en 1513, Jules II ordonnait à l'inquisiteur de Crémone de poursuivre ceux qui abusaient de l'Eucharistie dans un but maléfique ou qui adoraient le diable. (Magnum Bull. Rom., t. I, p. 617. - M. J. PRATT, loc. cit. - J. HANSEN, loc. cit.) En 1521, par la bulle Honestis petentium votis, Léon X élevait une protestation contre l'attitude du Sénat vénitien qui s'opposait à l'action répressive des inquisiteurs de Brescia et de Bergame contre les sorciers. (Magnum Bull. Rom., t. I, p. 625) Ce pape menaçait d'user d'excommunication et d'interdit. C'est là un des multiples conflits que connurent entre eux le Saint-Siège et la Sérénissime République. Un an après, le successeur de Léon X, Adrien VI, adoptait une attitude identique dans la bulle Dudum uti nobis adressée à l'inquisiteur de Crémone. (M. J. PRATT, op. cit., p. 94. - J. HANSEN, op. cit., p. 34.) Ce même pontife envoyait quelque mois plus tard un message similaire à l'inquisiteur de Côme, Modesta Vicentinus, lui enjoignant de poursuivre la sorcellerie avec grande sévérité. L'année suivante, même attitude de la part de son successeur, Clément VII, écrivant au gouverneur de Bologne (M. J. PRATT, loc. cit. - J. HANSEN, loc. cit.), qui agit de même en 1526 à l'égard du Chapitre de Sion (M. J. PRATT, op. cit., p. 95. - J. HANSEN, op. cit., p. 37.).

      Cet ensemble de documents se succédant à intervalles rapprochés montre combien la papauté s'inquiétait du satanisme et quel fut son souci constant d'en arrêter le développement.

      Cette attitude persista. En 1585, puis 1623, les bulles Coeli et terrae (M. J. PRATT, loc. cit.) et Omnipotentis Dei (Ibid) étaient un écho fidèle des fulminations de Jean XXII et d'Innocent VIII. Mais, si le fond dogmatique de la question restait permanent, la portée même des textes et surtout de leur interprétation ne laissa pas d'inquiéter Urbain VIII (1623-1644), qui attira l'attention des juges ecclésiastiques sur les abus qui s'étaient introduits en la matière. Ce pontife exhorta les juges à ne pas se laisser entraîner à une répression inconsidérée à l'égard des sorciers. (T. DE CAUZONS, op. cit., t. I, p. 393.)

      Le mouvement était parti de Rome. Il devait promouvoir des mesures appropriées dans tout l'univers catholique. Partout l'attention des autorités diocésaines fut attirée par ces directives. Les décisions conciliaires sont, sur le plan régional, un écho des bulles.

      Voici quelques exemples. En 1536 et 1550, les conciles de Cologne condamnaient à l'excommunication les membres du clergé qui s'adonnaient à la sorcellerie. (G. HARTZHEIM, Concilia Gernaniae, 2è éd., t. IV, pp. 259 et 637.) En 1538, le concile de Trêves livrait à l'official ceux qui usaient des arts divinatoires ou qui adoraient Satan. (Ibid., t. VI, p. 409. - J. J. BLATTEAU, Statuta synodalia... archidiocesis trevirensis, t. II, p. 120, Trêves, 1844.) Le concile de Cambrai de 1565 défendit aux fidèles de chercher dans la magie la guérison des personnes et des animaux et excommunia ceux qui, sous quelque motif que ce soit, se livraient aux arts défendus. (T. GOUSSET, Les actes de la province ecclésiastique de Reims, t. III, pp. 665 et 690, Reims, 1828.) Dans cette même province ecclésiastique le concile de 1631 renforça les dispositions en les étendant à ceux qui consultaient les devins. (Ibid., t. IV, p. 10.) Au diocèse de Malines, le concile de 1607, après avoir condamné les sorciers et les devins, mandait aux juges ecclésiastiques et exhortait les juges laïques de châtier de l'exil ceux qui y avaient recours. (P. DE RAM, Synodicon belgicum, t. 1er, pp. 319, 388 et 389. Déjà le concile de 1570 avait poursuivi ceux qui s'adonnaient à la superstition, c'est-à-dire à la recherche d'une chose autrement que par des moyens raisonnables et sans l'aide de Dieu et le secours de la religion (ibid., t. I, p. 108).). A Tournai, l'autorité diocésaine légiférait pareillement lors des conciles de 1574 et 1600. (Summa statutorum synodalium [dioecesis tornacensis], p. 206, Lille, 1726.) En 1643 encore, on y codifiait les formalités de l'exorcisme (Ibid., p. 270), preuve de l'existence de nombreux cas de possession démoniaque. Le concile de Reims de 1583 excommuniait les sorciers, « qui font pacte avec le diable, qui empêchent les relations sexuelles, qui pratiquent l'envoûtement et prétendent guérir par le pouvoir de Satan. ». (T. GROUSSET, op. cit., t. III, p. 443.) Dans le diocèse de Metz, le concile de 1610 réprouvait ceux qui usent de l'Eucharistie, de reliques ou d'images saintes en vue de maléficier et réservait ces cas à la juridiction de l'ordinaire. (G. HARZHEIM, op. cit., t. VII, p. 973.)

      A Liège, le concile de 1585 dénonçait comme hérétique et dignes du feu ceux qui se livraient à la magie. (A. VAN HOVE, Les statuts synodaux de Liège de 1585, Analectes pour servir à l'hist. ecclés. de la Belgique, t. XXXIII, 1907, p. 12). En 1618, les mêmes dispositions étaient reprises; on y ajoutait pour le clergé l'obligation d'avertir et d'enseigner le peuple à l'occasion de la prédication ou de la confession. (G. HARTZHEIM, op. cit., t. IX, pp. 288-289). Enfin, au diocèse de Namur, le concile de 1604 interdisait l'usage des livres traitant de magie et excommuniait ceux qui pratiquaient le « nouement de l'aiguillette » (Decreta et statuta omnium synodorum diocesarum namurcensium, p. 64, Namur, 1720.) Le concile de 1639 reprenait les dispositions de 1604. (Ibid., p. 62.)


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      En scindant la société chrétienne en deux blocs hostiles, la Réforme épousa la hantise satanique. Après le rejet de la tradition romaine, les Églises protestantes se fondèrent sur l'Ancien et le Nouveau Testament pour poursuivre les sorciers. Si la base théologique différait, le résultat fut identique. Luther, Mélanchton, et Calvin croyaient au satanisme et leurs disciples, prédicants fanatiques, ne firent qu'aggraver la crédulité naturelle des populations converties au nouvel Évangile.

      De 1580 à 1620, la plupart des assemblées disciplinaires et dogmatiques protestantes ont à s'occuper de la sorcellerie, soit en général, soit pour des cas particuliers. Elle est, chaque fois, l'objet des foudres synodales et ceux qui s'y adonnent exclus de la Cène. Ainsi, dans les Provinces-Unies, des condamnations furent portées aux synodes d'Harderwijk en 1580 (J. REITSMA et S. D. VAN VEEN, Acta der provinciale en particuliere synode, t. IV, p. 51, Groningue, 1895.), 1595 (Ibid., t. IV, p. 54) et 1599 (Ibid, t. IV, p. 78); d'Arnheim en 1581 (Ibid., t. IV, p. 18); de Dordrecht en 1590 (Ibid., t. II, p. 373, Groningue, 1893); de Goes en 1597 (Ibid., t. V, p. 40, Groningue, 1896.), d'Assen en 1610 (Ibid., t. VIII, p. 130, Groningue, 1899), 1612 (Ibid., t. VIII, p. 156), 1615 (Ibid., t. VIII, p. 197), 1616 (Ibid., t. VIII, p. 242), 1618 (Ibid., t. VIII, p. 220), 1619 (Ibid., t. VIII, p. 234) et 1620 (Ibid., t. VIII, p. 242), de Zwolle en 1615 (Ibid., t. V, p. 296) et de Kampen en 1620 (Ibid., t. V, p. 353). En France, les synodes s'occupèrent spécialement du « nouement de l'aiguillette ». Ils condamnèrent cette superstition et en excommunièrent les auteurs à Montauban en 1594 (J. AYMON, Tous les synodes nationaux des Églises réformées de France, t. 1er, p. 183, La Haye, 1710.) et à Montpellier en 1598 (Ibid., loc. cit.). Les dispositions de cette dernière assemblée furent reprises et confirmées à La Rochelle en 1607. (Ibid., t. 1er, pp. 308 et 330).


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      Considérons la législation laïque. Nous nous bornerons à l'étude des textes dans un pays déterminé, car l'abondance de la matière exclut la possibilité d'embrasser en entier le monde chrétien. Ce que nous disons des Pays-Bas peut, dans l'ensemble, s'appliquer à toute l'Europe.

      Dès le moyen âge, des peines d'une sévérité exceptionnelle (Notamment la décollation au moyen d'une scie de bois.) avaient été portées contre les jeteurs de sort par de nombreuses coutumes, telles celles de Brabant (E. POULLET, Histoire du droit pénal dans l'ancien duché de Brabant, t. 1er, p. 278, Bruxelles.), de Hainaut (C. FAIDER, Coutumes du pays et comté de Hainaut, t. II, pp. 460 et 485, Bruxelles, 1873.), de Bruges (L. GILLIODTS VAN SEVEREN, Coutumes du quartier de Bruges, t. V, p. 479, Bruxelles 1892.), de Maastricht (L. CRAHAY, Coutumes de la ville de Maastricht, p. 159, Bruxelles, 1876.), d'Andenne (L. LAHAYE, Cartulaire de la commune d'Andenne, t. 1er, p. 87, Namur, 1875.) et de Houffalize (N. J. LECLERCQ et C. LAURENT, Coutumes du pays et du duché de Luxembourg et comté de Chiny, t. 1er, p. 331, Bruxelles, 1867. L'ensemble des coutumes allemandes a été étudié à ce point de vue par E. KIESSLING, Zauberei in den germanischen Volksrechten, Iéna, 1941).

      La Nemesis Carolina, monument de justice criminelle promulgué par Charles-Quint en 1532, comprend trois passages relatifs à la sorcellerie. Le premier concerne ceux qui usent d'enchantements, qui se servent de livres, d'amulettes, de formules et d'objets divers, étranges et inusités, qui ont des attitudes inaccoutumées. On pourra les arrêter et les soumettre à la torture. (Nemesis Carolina, cap. XLIV.) Le deuxième passage se rapporte à l'enquête à laquelle on se livrera à leur propos. Arrêtés, ils seront interrogés pour savoir quand et de quelle manière ils procèdent. Il faudra savoir s'ils se servent de poussière empoisonnée ou de sachets magiques. On enquêtera aussi sur leur fréquentation du sabbat et s'ils sont liés au diable par un pacte (Ibid., cap. LII.) Le troisième passage est relatif à leur punition. Il rappelle que déjà le droit romain vouait au feu les magiciens et ordonne de punir tous ceux qui s'adonnent à ces pratiques, même s'ils ne nuisent pas à autrui. (Ibid., cap. CIX)

      Remarquons ceci: autant qu'un directoire d'enquête, la Carolina forme dans ces trois passages un catalogue de la sorcellerie où sont énumérés les principaux genres de sortilèges. En quoi, elle se rapproche de la bulle Summis desiderantes: c'est la reconnaissance par un acte impérial d'un état de chose initialement reconnu par le pouvoir pontifical.

      A partir de la seconde moitié du XVIè siècle plusieurs édits sont promulgués, qui précisent l'attitude de l'État. Il s'agit des ordonnances du 20 juillet 1592, du 8 novembre 1595 et du 10 avril 1606. Avec un paragraphe de l'ordonnance criminelle de 1570 (Placards de Brabant, t. II, pp. 386-387), elles constituent le code antisatanique de l'autorité centrale des Pays-Bas à l'Époque moderne. Les textes sont connus, ils ont été publiés (Ordonnance de 1592: Placards de Flandre, t. II, pp. 35-39 - Ord. de 1595: L.-P. GACHARD, Analectes belgiques, t. 1er [seul paru], p. 212, note, Bruxelles, 1830. La réponse du Cons. de Flandre à cette ordonnance a été publiée dans Messager des Sciences histor., [t. XXVIII], 1850, pp. 374-384. - Ord. de 1606: V. Brants, Ordonnances des P.-B. Sous le règne d'Albert et Isabelle, t. 1er, pp. 286-287.) et étudiés, il y a un siècle déjà, par J.-B. Cannaert (J.-B CANNAERT, Olim, procès de sorcières en Flandre, pp. 6 et ss., Gand, 1847.), plus récemment par H. Pirenne (H. PIRENNE, op. cit., t. IV, p. 347, note.), M. l'abbé Pasture (A. PASTURE, La restauration religieuse aux P.-B. catholiques, pp. 49 et ss., Louvain, 1925. - Du même, La sorcellerie, Collationes dioec. tornacensis, t. XXXIII, 1938, pp. 85 et ss.), le R. P. de Moreau (E. DE MOREAU, art. Belgique, Dict. d'hist. et de géog. ecclés., t. VII, col. 649.) et H. J. Elias (H. J. ELIAS, Kerk en Staat in de zuidelijke Nederlanden, pp. 38 et ss., Gand, 1931). Mais il n'apparaît pas que, faute de se replacer dans l'atmosphère du temps, ces historiens aient remarqué le caractère lénitif de cette législation.

      Si l'on adopte l'opinion de nos savants prédécesseurs, à savoir que l'époque des Archiducs (1598-1621) marque le moment où « le crime de maléfice se substitua au crime d'hétérodoxie » (H. PIRENNE, op. cit., t. IV, p. 347.), rien n'est plus logique que de conclure que les ordonnances antisataniques furent la porte ouverte à une superstition impitoyable et que les juges purent s'appuyer sur la violence des textes pour multiplier à plaisirs les bûchers.

      Mais, c'est là une erreur, engendrée, nous semble-t-il, par plusieurs motifs. D'abord, parce que la plupart des procès publiés se rapportent à l'époque archiducale, et cela même provient de ce que les archives sont alors plus abondantes (on trouve fréquemment à la fin du XVIè siècle des dossiers entiers de procédure antisatanique), mieux conservées et plus accessibles paléographiquement. Ensuite, les plus retentissants traités de démonologie, après le Malleus, datent de la fin du XVIè ou du début du XVIIè sicèle. (Certes, il n'appartient pas à l'historien de minimiser la valeur des témoignages des démonologues. Ceux-ci constituent une source dont on pourrait difficilement exagérer l'importance: les Binsfeld, les Bodin, les Del Rio sont merveilleusement informés du sujet qu'ils traitent. Mais leurs ouvrages, d'allure générale, écrits par des clercs ou des juristes dans un but moralisateur ou en vue de préciser le droit, laissent dans l'ombre bien des aspects de la question et des plus intéressants. A fortiori, peut-on en dire autant des textes législatifs. Le côté strictement répressif excepté, la critique la plus subtile n'en peut tirer que des indications fort générales.) Enfin, la législation antisatanique semble précisément condensée dans les ordonnances de 1592, 1595 ou 1606, alors que les coutumes, de loin plus anciennes, ont été laissées dans l'ombre.

      Or, la seconde partie du règne de Charles-Quint et le début de celui de Philippe II, son fils et successeur, de 1535 à 1560, sont tout aussi sanglants, quant à la répression satanique, que le gouvernement des Archiducs. L'examen exhaustif des documents d'archives le prouve nettement. (Nous avons entrepris une enquête scientifique, - la première semble-t-il (cfr à ce sujet H. PIRENNE, loc. cit.), - sur la sorcellerie au Pays-Bas depuis la fin du moyen âge jusqu'au milieu du XVIIè siècle. L'étape initiale de ce travail nous a conduit à dépouiller avec exhaustion les archives d'une principauté, en l'occurence le comté de Namur. En ordre essentiel, il s'agissait de dépouiller les archives des greffes scabinaux, des cours de justice, du Conseil provincial et de la Chambre des comptes, soit environ deux mille registres et liasses. Nous avons, en outre, jeté de très nombreux coups de sonde dans les archives des autres principautés.) La fin du XVIè siècle et le commencement du XVIIè ne sont, en définitive, que la seconde et dernière grande étape de la persécution. Déjà, il y a de la fatigue parmi l'élite de la société, dont faisaient partie les juristes des cours supérieures, auteurs et interprètes de la législation. Les esprits forts haussent les épaules; pour cela, ils n'attendront ni Tanner, ni Von Spee, car déjà ils ont pour étayer leur jugmeent les messages de Guillaume Édeline, Jean de Beetz, Jacques Valek, Corneille Loos et Jean Wier. Combien d'émules ces persécuteurs ne firent-ils pas dans le dernier tiers du XVIè siècle!

      A la lumière de ce qui précède, examinons les ordonnances. Celle de 1592, après une longue énumération des cas de sorcellerie, énumération qui mange une grande partie du texte, cite les lois déjà existantes en la matière et suggère au pouvoir religieux armé du droit canon, d'user de son influence lors de la prédication et de la confession. Le document spécifie que le châtiment des coupables se fera selon les lois en vigueur, c'est-à-dire en excluant les procédés superstitieux et les moyens probatoires extra-judiciaires dont usaient certains juges. C'était là un réel allègement pour les inculpés, une garantie contre les raffinements de cruautés imaginés et souvent appliqués par les bourreaux. (E. HUBERT, La torture, Mémoires cour. de l'Académie royale de Belgique, série in-4°, t. LV, pp. 17-20, Bruxelles, 1898. -Deux remarques à ce sujet. L'A. Écrit (p. 20): « Et dire que des juges assistaient en personne aux tourments des accusés... comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, l'accomplissement d'un devoir professionnel ». Oui, c'était pour eux un devoir, afin d'éviter théoriquement les abus. Mais ils s'en dispensaient souvent. Cfr E. BROUETTE, Deux étapes de la répression de la sorcellerie dans le Luxembourg: les ordonnances de 1563 et 1591, Bull. de l'Institut archéol. du Luxembourg, t. XXI, 1945, p. 32. - Et E. H. d'ajouter: « Les comptes de justice nous révèlent... que souvent les magistrats charmaient l'ennui de ces sanglantes et interminables séances en se faisant servir de plantureuses collations et en buvant sec aux frais des contribuables! » En réalité, il s'agit là du banquet qui régulièrement clôturait les instances, que celles-ci se terminent par un acquittement ou une condamnation.) On y ajouta une recommandation où perce l'inquiétude de voir se développer le mal que l'on poursuit: il faudra agir avec grande discrétion, afin de ne pas enseigner la sorcellerie aux masses encore ignorantes. Sous des termes qui veulent être énergiques et même violents, cet édit se retranche derrière le droit canon et s'en remet volontiers à celui-ci pour agir plus par persuasion que par rigueur.

      L'édit de 1595 renvoie à celui de 1592. il renouvelle l'obligation d'agir « par les voyes juridiques et moyens raisonnables ». (Cette partie du texte est inédite, Gachard ayant négligé de publier le début de l'ordonnance et se contentant de le résumer brièvement. Texte aux Archives du Gouvernement grand-ducal à Luxembourg, Édits et Placards, reg. G, f° 229; la copie autrefois conservée à Mons (signalée par C. TERLINDEN, Liste chron. provisoire des édits et ord. des P.-B., règne de Philippe II, p. 281, Bruxelles, 1912) a disparu dans l'incendie de ce dépôt en mai 1940.) Les abus de la procédure, notamment celle par l'eau, y sont relevés. (Dénoncée comme inefficace en 1593 par les Facultés de médecine et de philosophie de Leyde. Sur cette épreuve, cfr J. BODIN, De la démonomanie des sorciers, p. 326. - P. BINSFELD, Tractatus de confessionibus, p. 157. - J . SCHELTEMA, Geschiedenis der Hexen processen, p. 69, Haarlem, 1828.) Cette épreuve, bien que sévèrement défendue, était fort répandue dans tous les pays: on faisait descendre lentement dans l'eau d'un puits ou d'une rivière l'accusé, dont on liait le pouce de la main droite à l'orteil du pied gauche et le pouce gauche à l'orteil du pied droit; le sorcier avéré surnageait, prétendait-on.

      Onze ans plus tard, l'ordonnance archiducale de 1606 illustre remarquablement notre point de vue. Après avoir rappelé l'obligation d'une procédure rigoureuse, le document stipule, - c'est la troisième fois, - de s'en tenir aux seuls moyens juridiques; suit le rappel de l'obligation de la rencharge et l'institution de juges spécialement commissionés auprès des cours rechérissantes pour la répression du satanisme, - cette innovation constituant une garantie nouvelle à l'égard des inculpés.

      Nous ne croyons pas forcer les textes en faisant remarquer que l'examen de ces trois ordonnances révèle de la part des autorités une double préoccupation. Premièrement, une répression effective de la sorcellerie. Dans la société chrétienne de l'époque toute hérésie doit être poursuivie. Au côté religieux s'ajoute un aspect social: le jeteur de sort est un criminel, il doit recevoir son châtiment. Point de vue religieux, point de vue social expliquent à satiété la législation antisatanique. Secondement, la crainte de voir se multiplier les bûchers. Punir, et rigoureusement, les coupables, certes; provoquer des hécatombes sous couvert de répression, non. Déjà sous Charles-Quint, le nombre même des exécutions avait nui à la cause de la répression: ne le remarque-t-on pas à la précision et au nombre des formalités procédurales?

      Mais on peut se demander quelle fut la portée pratique de ces actes législatifs.

      A l'exemple de l'autorité centrale, des Conseils provinciaux prirent des dispositions en vue de diminuer les abus tout en assurant une saine justice. Le Conseil de Flandre nomma le 9 juin 1606 six juristes spécialement habilités en matière de satanisme (V. BRANTS, op. cit., t. 1er, p. 292.) et le 22 janvier 1608 il prit un édit concernant la rencharge, l'emprisonnement, l'examen et la torture des sorciers. (Ibid., t. 1er, p. 374.) A Namur, le 4 décembre 1623, le Conseil provincial, se référant à l'ordonnance gouvernementale de 1606 et « prenant égard à la longueur et fraiz qui résultent de l'instruction de ces matières criminelles », désigne quatre avocats pour y vaquer par avis. (Archives de l'État à Namur, Conseil provincial, Registre aux Sentences (1620-1634), f° 220 v° et 221.) Le 14 juin 1630, ce nombre est porté à sept. (Ibid., Registre aux Sentences (1630-1635), f° 32 et 32 v°.) Dans le Luxembourg, cette province où le satanisme semble avoir sévi le plus tôt (N. VAN WERVEKE, Kulturgeschichte des Lux. Landes, t. 1er, p. 288. Luxembourg 1924.), les autorités prennent des mesures restrictives en ce qui concerne l'autorité des juges locaux en 1563 et 1591.

      Il est certain, d'autre part, que les mesures édictées en haut lieu ne restèrent pas lettre morte. Sans doute, y eut-il encore des poursuites intentées contre ceux qui ont outrepassé leurs pouvoirs (E. BROUETTE, op. cit. A Floreffe (compté de Namur), le maire fut condamné pour avoir dépassé les limites autorisées en fait de torture (Archives de l'État de Namur, Conseil prov., liasse 1278). A Golzinne (id.), le bourreau a usé de « poucettes » lors d'un interrogatoire: il est condamné (ibid., liasse 1305). Jean Jacquet, bailli de Saint-Amand les Fleurus, fut condamné pour avoir quitté l'audience pendant la séance de torture et avoir permis ainsi au bourreau de torturer l'inculpée avec excès (ibid., liasse 13). La modération dans la torture était ainsi toute relative. Binsfeld (Tractatus de confessionibus..., p. 660) affirme: « homonibus non magin in teromentiis quam deliris et furiosis bestiis, ita ut rei saepe vitam aut amittant aut miseram servent ut magis mori quam vivere saniori judicio ixoptandam foret ». D'après Del Rio (Disquisitionum magicarum, t. III, p. 63), le mode de torture était à l'arbitraire du juge, mais celle-ci devait être modérée par son sentiment d'humanité et d'équité.); ajoutons-y des réparations d'honneur obtenues par d'aucuns qui avaient été injuriés du nom de sorcier. (Jean Massonet, de Perwez-lez-Andenne (princ. de Liège) fut condamné à un voyage à Saint-Jacques de Compostelle pour diffamation semblable (Archives de l'État à Namur, Greffes scab., P.-lez-A., liasse 43). A Namur, Pierre Delimoy obtint réparation contre Georges François et son épouse qui l'avaient traité de sorcier (ibid., Conseil prov., liasse aux Sentences (1610-1611). Le maire de Fosse (princ. de Liège) fut condamné à des dommages et intérêts pour avoir poursuivi une femme comme sorcière sans preuve ni présomptions suffisantes (Archives de l'État à Liège, Grand greffe des Échevins, reg. 328, f° 226. Document disparu en décembre 1944 lors de la destruction partielle du dépôt par une bombe volante allemande). Autres exemples pour la Flandre dans J.-B. CANNAERT, op. cit., pour Spa dans A. BODY, Spa, histoire et bibliographie, Spa, 1892.)

      Ainsi l'examen de la législation antisatanique des Pays-Bas bouscule des légendes, rectifie bien des erreurs. Il est évident qu'il y eut dans le dernier quart du XVIè siècle une crise de conscience qui eut sa répercussion dans la législation laïque à l'égard des sataniques.

      La dernière ordonnance des souverains des Pays-Bas en la matière fut celle du 31 juillet 1660, dont le texte révèle la nonchalance des juges vis-à-vis de la répression. (Placards de Flandre, t. III, p. 219.) En réalité, les grands jours de la sorcellerie sont passés et les cas d'application de ce document deviennent rares.

      Dans la principauté de Liège, le mandement d'Ernest de Bavière du 30 décembre 1608 règle la procédure à suivre. D'après le préambule, la justification des poursuites réside dans le fait que l'extirpation du mal est un sacrifice agréable à Dieu et une nécessité pour la protection des créatures. La procédure se déroulera devant deux échevins délégués et les dépenses supportées par la commune de l'accusé. (M. L. POLAIN, Ordonnances de la principauté de Liège, 2è série, t. II, p. 290, Bruxelles, 1871.)

      L'enfance, que la sorcellerie n'avait pas épargnée (J. ERNOTTE, La sorcellerie dans l'Entre-Sambre-et-Meuse, Wallonia, t. XVI, 1908, p. 120. - A. DINAUX, La sorcière de Préseau, Archives hist. et littér., nouvelle série, t. I, 1837, pp. 232-237. - C. ROUSELLE, Des procès de sorcellerie à Mons, pp. 7-19, Mons, 1854. - T. LOUISE, op. cit. - C. MASSON, Le dernier procès de sorcellerie au pays de Liège [Jean Delvaux âgé de quinze ans], Revue de Belgique, t. XXVI, 1877, p. 186. - E. PLAIN, La vie à Liège sous Ernest de Bavière, Bull. de l'Institut archéol. Liégeois, t. LV, 1931, p. 121. - P. HEUPGEN, Les enfants devant la juridiction répressive à Mons du XIVè au XVIIè siècle, Bull. de la Com. Royale des anciennes lois et ordonnances de la Belgique, t. XI, 1923, pp. 205-236. - Du même, Enfants sorciers en Hainaut au XVIIè siècle, dans la même revue, t. XII, 1933, pp. 457-479. - E. BROUETTE, Quelques cas d'enfants sorciers au XVIIè siècle, La Vie wallonne, t. XXI, 1947, pp. 133-138.), attira également l'attention des autorités. Le 13 juin 1590, l'évêque de Tournai ordonnait au sujet des gamins et des fillettes convaincus de sorcellerie: « Les premièrement bien catéchiser et instruire et, par après, induire à bonne contrition et abomination d'ung exécrable péché, puis après les envoyer à la confesse et d'en user aussy des exorcismes, s'il est besoin » (J. J. E. PROOST, Les tribunaux ecclésiastiques en Belgique, Annales de l'Académie d'archéologie de Belgique, 2è série, t. VIII, 1872, p. 82.). A leur tour, les Archiducs de promulguer une ordonnance, datée de 1612, réprimant les abus de la justice à l'égard des enfants sorciers. Il fut défendu de les mettre à mort en dessous de l'âge de la puberté; les juges se contenteront de les faire assister au supplice de leurs parents, de les fustiger et de les garder quelque temps en prison ou mieux de les confier à quelque maison religieuse aux fins de rééducation. (En réalité, il s'agit de la codification d'une jurisprudence déjà ancienne. Textes dans C. FAIDER, op. cit., t. II, p. 485. - P. HEUPGEN, Enfants sorciers..., pp. 460-465.)

      Louis XIV, par l'ordonnance de 1682, fit cesser en France les poursuites contre les sorciers. L'ère du satanisme est close. Et nous ne voulons mentionner en terminant que le discours prononcé devant la cour de Liège en 1675 par l'avocat Hautefeuille, discours intitulé « Plaidoyez sur les magiciens et sur les sorciers, où l'on démontre clairement qu'il n'y peut avoir de ces sortes de gens ». (Bibliothèque Nationale, Rés. 38230.) Qui eut oser un siècle plus tôt entreprendre une telle démonstration devant un tribunal?


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      A l'Époque moderne, la sorcellerie est justiciable des tribunaux laïques. On sait qu'indépendamment du privilège du for, l'ancien droit distinguait les délits portant sur les matières religieuses, que connaissait le tribunal de l'évêque, l'officialité, des infractions au droit séculier, réservées en principe à la justice laïque, au tribunal comtal, plus tard les échevinages et les divers rouages de la justice du siècle. (Sur les tribunaux ecclésiastiques, officialité et inquisition, voir surtout P. FOURNIER, Les officialités au M. A., Paris, 1879. - T. DE CAUSSON, Histoire de l'inquisition en France, 3 vol., Paris, 1888-1889. - L. TANON, Histoire des tribunaux de l'Inquisition en France, Paris, 1893. - H. C. LEA, Histoire de l'Inquisition au M. A. (trad. S. REINACH), 3 vol., Paris, 1900-1902. - Mgr DOUAIS, L'Inquisition, ses origines, sa procédure, Paris, 1906. - L. FEBVRE, Notes et documents sur la Réforme et l'inquisition en Franche-Comté, Paris, 1911. - C. MOELLER, Les bûchers et les autodafé de l'inquisition depuis le moyen âge, Revue d'hist. ecclés., t. XIV, 1913, pp. 720-751, et t. XV, 1914-1919, pp. 50-69. - J. GUIRAUD, Histoire de l'inquisition au M. A., t. 1er et II [seuls parus], Paris, 1935-1938. Sur la compétence du juge à raison de la qualité des personnes, voir P. FOURNIER, op. cit., pp. 64-77. - A. VAN HOVE, Étude sur les conflits de juridiction dans le diocèse de Liège à l'époque d'Évrard de la Marck, pp. 150-155, Louvain, 1900.)

      A l'âge d'or de l'Église médiévale, au moment de l'apogée du monde clérical, l'officialité connaissait non seulement des cas strictement religieux, comme de la simonie et du sacrilège, mais attirait à soi, sous prétexte que celles-ci étaient intimement liées à la religion, l'ensemble des causes appelées mixtes, ainsi le mariage, les conventions matrimoniales, l'usure, etc.

      Les princes laïques luttèrent de tout temps contre l'envahissement du spirituel dans le monde des tribunaux. (Pour le moyen âge, signalons l'étude de P. FOURNIER, Les conflits de juridiction entre l'Église et le pouvoir séculier, Revue des questions histoir., t. XXVII, 1880, pp. 432-464. Pour les Pays-Bas au XVIè siècle, cfr le livre cité d'A. VAN HOVE. Ces deux études donnent une idée de la complexité des questions abordées. L'inquisition d'Espagne fut-elle un simple instrument entre les mains de la royauté? Question débattue. Contrairement à l'opinion d'Hefelé, de Gams et du cardinal Hergenröther, l'historien américain Les (A history of the Inq. of Spain, t. IV, pp. 218-249, New-York, 1907) repoussent la théorie séduisante du développement parallèle de l'Inquisition et de l'absolutisme espagnol, tout en reconnaissant que l'Inquisition fut un facteur de l'unification territoriale et administrative. Des arguments ont été apportés de part et d'autre. Il semble bien que sur cette question le dernier mot n'ait pas été dit.) La lutte suivit la courbe ascendante de la puissance séculière. Lorsque l'épreuve de force se fit au profit de cette dernière, des concordats fixèrent des bornes au domaine juridique de l'Église. Presque partout, celle-ci perdit la connaissance des causes mixtes.

      A la vérité, bien que cause mixte dans toute la force du terme, la sorcellerie échappe souvent à l'officialité. La détermination exacte de compétence n'avait que rarement fait l'objet d'un texte législatif et la solution empirique du premier évoquant ne pouvait s'imposer sans de nombreux conflits. (A. VAN HOVE, op. cit., passim.) Certains juristes ont même prétendu que la sorcellerie échappait complètement à la justice de l'Église en tant que crime capital puni de mort. (J.-B. VAN ESPEN, op. cit., t. IV, p. 1351.) Mais cette assertion n'est juste que dans une certaine mesure. Conformément au droit canon, le tribunal ecclésiastique ne pouvait prononcer de peine entraînant effusion de sang. Si le crime devait entraîner la peine de mort, - comme c'était en principe le cas de la sorcellerie, - le coupable était livré à la justice séculière, qui commençait un nouveau procès, appliquait les peines afflictives ou absolvait, si les preuves ne lui semblaient pas suffisantes.

      Prenons l'exemple du concordat de Liège de 1542 établi entre le prince-évêque comme chef spirituel de son diocèse et Charles-Quint. (Texte dans Coutumes de Namur, éd. VAN DER ELST, p. 155, Malines, 1733.) La sorcellerie, y lit-on, sera du ressort du tribunal séculier, à moins qu'il y ait invocation des démons ou abjuration de la foi, auquel cas le crime sera de la connaissances des tribunaux de l'Église. Le texte ajoute qu'on suivra en cela ce qui est édicté à propos d'hérésie. C'est là un leurre. Sans doute, dans la plupart des cas, sorcellerie suppose invocation diabolique, mais la législation caroline réduit à néant la compétence épiscopale en ce domaine. L'État s'arrogeait du pouvoir de juger toute infraction aux placards, c'est-à-dire pratiquement toutes les manifestations extérieures de la sorcellerie, ne réservant à l'action répressive de l'Église que le domaine doctrinal, le champ de la conscience, soit peu de chose juridiquement. (Ceci a été mis en lumière par A. VAN HOVE, op. cit., p. 141, et L.-E. HALKIN, op. cit., pp. 101-104. Voir aussi A. ALLARD, Histoire de la justice criminelle au seizième siècle, p. 133, Grand, Paris et Leipzig, 1868. - J. J. E. PROOST, op. cit., p. 46, note 2.)

      Quelle fut l'action répressive de l'inquisition? On manque de précisions sur cette juridiction extraordinaire, (De même que les chanoines vivaient hors des cadres de la hiérarchie ecclésiastique, les inquisiteurs étaient en marge des juridictions ordinaires, qu'ils fussent impériaux, pontificaux ou épiscopaux.) les archives inquisitoriales n'étant pas parvenues jusqu'à nous. (Selon certains auteurs, les pièces des procès auraient été brûlées avec les condamnés (A. PIAGET et G. BERTHOUD, Notes sur le Livre des martyrs de Jean Crespin, pp. 218-220 Neuchâtel, 1930. - N. WEISS, La chambre ardente, p. 58, Paris, 1889). Selon d'autres, seule la sentence ou sa copie aurait été ainsi détruite (C. MOELLER, op. cit., p. 53, note 2).) L'activité des inquisiteurs présente des aspects divers. Comme l'écrit M. L.-E. Halkin, « ici, ils étaient vraiment des juges, là, ils apparaissent comme des conseillers spirituels, désireux d'éclairer les hérétiques plutôt que de les brûler, ailleurs leur rôle se rapprochait de celui du jury de nos cours d'assises ». (L. E. HALKIN, Histoire religieuse des règnes de Corneille de Berghes et de Georges d'Autriche, pp. 101-104, Liège et Paris, 1938.) Bref, les inquisiteurs étaient à la fois policiers et justiciers, pourchasseurs et réconciliateurs. Mais la poursuite de la sorcellerie leur compétait-elle? D'après les rares indices possédés, il semble que non, tout au moins pour les Pays-Bas et sur le fond même du procès. Là, les inquisiteurs se récusent, ici leur rôle est celui d'informateurs: experts en la matière, ils éclairent la justice.


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      Nous avons vu que contrairement à l'opinion courante, accréditée par les meilleurs historiens, ce n'est pas à la fin du XVIè siècle que se place la pointe de la répression satanique. Rares au XIVè siècle (Voir, par exemple, le procès de 1304 de Mons-en-Pevèle (près de Lille). J. HANSEN, Quellen..., pp. 516-517. Également A. MOLINIER, Lettre de rémission pour une femme accusée de sorcellerie (1354), Bibliothèque de l'École des Chartes, t. XLIII, 1882, p. 419. Plusieurs procès du XIVè siècle dans T. DE CAUZONS, op. cit., t. II, pp. 301-359.), déjà plus abondantes pendant le XVè siècle (Le premier procès de sorcellerie connu aux Pays-Bas date de 1408 (E. POULLET, op. cit., p. 278. - J. HANSEN, Quellen..., p. 527); le premier bûcher de 1441; il se dressa à Fleurus (actuel. Prov. de Hainaut, cant. de Gosselies) (E. BROUETTE, Procès d'autrefois à Fleurus, Bulletin de la Société royale paléont. et archéol. de l'arr. jud. de Charleroi, t. XIV, 1945, p. 51). Voici un renseignement précis pour le comté de Namur: les registres aux rencharges de la Haute Cour de Namur, qui sont complets des années 1441 à 1564, renferment trace d'un seul procès de sorcellerie pour le XVè siècle et de quarante pour le XVIè.), les instances foisonnent dès 1530 et la première moitié du siècle est aussi sanglante que la période qui s'étend de 1580 à 1620. (En ce qui concerne le comté de Namur, voici quelques chiffres illustrant notre point de vue. Nombre de sorciers sentenciés de 1500 à 1535: 49; de 1536 à 1565: 133; de 1566 à 1590: 27; de 1591 à 1620: 149; de 1621 à 1650: 43. Les causes de la régression des procès pendant la troisième période ne sont pas claires: perte d'archives, remise des procès en attendant des temps meilleurs (Pour les P.-B. La fin du règne de Philippe II est une période des plus troubles), attention détournée vers d'autres faits? - Statistiques parallèles dans E. VANDEN BUSCHE, Analectes pour servir à l'hist. de la sorcell. en Flandre, La Flandre 1875, p. 320 (pour le Franc de Bruges de 1580 à 1660). - E. BROUETTE, Deux étapes... p. 27, note 6 (pour l'Entre-Sambre-et-Meuse liégeoise de 1613 à 1659).) Malheureusement, dans l'état actuel des recherches, il est impossible de donner le chiffre même approximatif des bûchers qui s'élevèrent alors. (Tel est l'avis de M. l'abbé A. PASTURE (La restauration religieuse aux Pays-Bas catholiques sous les Archiducs, p. 53, Louvain, 1925) auquel il faut se ranger dans l'état actuel de la science. Voici, cependant, quelques chiffres que nous donnons sous les plus grandes réserves et sous bénéfice d'inventaire. N. VAN WERVEDE (op. cit., p. 335) estime à trente mille le nombre de procès évoqués devant les cours du duché de Luxembourg. - L. RAIPONCE (Essai sur la sorcellerie, p. 64, Dour, 1894) propose pour l'Allemagne, la Belgique et la France, le chiffre plus modéré de cinquante mille exécutions. - A. LOUANDRE (La sorcellerie, p. 124, Paris, 1853) écrit qu'au XVIè siècle il y eut neuf cents sorciers envoyés au supplice en quinze ans en Lorraine; en 1515, cinq cents à Genève en trois mois, mille dans le diocèse de Côme en un an. A Strasbourg, au dire de J. FRANÇAIS (loc. cit., p. 134, note 3), il y aurait eu en trois ans vingt-cinq bûchers pour cause de sorcellerie. Selon G. SAVE (La sorcellerie à Saint-Dié, Bull. de la Société philomatique vosgienne, année 1887-88, pp. 135 et ss.), le total des procédures anti-sataniques pour l'arrondissement de Saint-Dié s'élève à deux cente trente de 1530 à 1629. Pour toute la Lorraine, C. E. DUMONT (Justice criminelle des duchés de Lorraine..., t. II, p. 48, Nancy, 1848) estime qu'il y eut sept cent quarante procès de 1553 à 1669.) On peut seulement affirmer que peu de localités furent épargnées et que les cas d'exécution collectives, - on pourrait parfois dire en masse, - ne furent pas rares.

      Beaucoup de procès ont été publiés. Ceux de Gilles de Retz (S. REINACH, Gilles de Rais, Revue de l'Université de Bruxelles t. X, 1904, pp. 151-182. - L. HERNANDEZ, Le procès inquisitorial de G. de R., Paris, 1921.), des « vaudois » (La vauderie est une hérésie originaire de la haute vallée du Rhône. Mais, à partir du XVè siècle, les termes vaudois et sorciers deviennent synonymes. Abondante littérature sur ce sujet. Voir F. BOURQULOT, Les Vaudois du XVè siècle, Bibliothèque de l'École des Chartes, 2è série, t. III, 1846, pp. 81-107. - J. HANSEN, op. cit., pp. 408-415. - SOLDAN-HEPPE, Geschichte der Hexenprozesse, t. I, p. 528. - M. SUMMERS, The Geography of Witchcraft, pp. 475-476, Londres, 1927. - G. SCHNUERER, op. cit., t. III, p. 365.) d'Arras (A. DUVERGER, loc. cit.), de l'abbé Gaufridy et de Madeleine Demandolx (J. LORÉDAN, Un grand procès de sorcellerie au XVIIè siècle: l'abbé Gaufridy et Madeleine Demandola, Paris, 1912.) sont présents de toutes les mémoires, ils se détachent sur une toile de fond formé de centaines d'autres procès. Notre intention n'est pas d'ajouter à la masse éditée (Un catalogue complet des procès de sorcellerie serait un ouvrage de longue haleine. Le travail de relevé bibliographique a été fait pour les parties françaises des anciens Pays-Bas par F. ROUSSEAU, Le folklore et les folkloristes wallons, passim et principalement pp. 57-62, Bruxelles, 1921. (Pour le Luxembourg à compléter par L. GUEUNING, Bibliog. du folkl. Lux., Bull. de l'Institut archéol. du Luxembourg, t. 1er, 1925, p. 30). Sur un plan géographique plus vaste, comprenant également certains documents d'archives, mais s'arrêtant en 1528, voir P. FRÉDÉRICQ, Corpus documentorum inquisitionis haereticae pravitatis Neerlandicae, 5 vol. in-8°, Gand et La Haye, 1879-1905. J. HANSEN, op. cit., pp. 445-613, a relevé deux cent soixante-deux affaires de sorcellerie de 1245 à 1540.) la multitude de cas, la plupart fort semblables, qu'il nous a été donné de relever dans les archives. Nous n'en ferons connaître qu'un seul: celui d'Anne de Chanteraine, exécutée comme sorcière en 1625 à l'âge de vingt-deux ans à Warêt-la-Chaussée. (Ancien comté de Namur, actuellement province de ce nom, canton d'Éghezée.) Ce procès inédit (Il repose aux Archives de Namur, Greffes scabinaux, Warêt-la-Chaussée, liasse 33. - Conseil prov., Corresp. du Procureur Génér., liasse 119. Reg. aux Sentences, années 1620-1624.) nous paraît refléter fidèlement la mentalité des gens du peuple, campagnards timorés se croyant tous victimes des sorts et qui, d'aventure, sont appelés à juger une sorcière ou à témoigner contre elle. Il montre également le souci des autorités supérieures de rendre une justice sereine. Autant que faire se peut, nous laisserons parler les documents (Cfr. Appendice.).


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      En conclusion, la sorcellerie, qui est un des caractères les plus originaux de l'histoire sociale et religieuse du début de l'Époque moderne, doit être considérée comme parasitaire des troubles contemporains. Se propageant particulièrement dans les campagnes, dont les habitants sont, de nature, envieux, soupçonneux et niveleurs, la sorcellerie y progresse étonnamment. Les conditions qui contrôlent son évolution furent très différentes, semble-t-il, de région à région.

      Si l'on s'en tient aux chiffres connus, l'Europe occidentale paya un lourd tribu au satanisme. Nous manquons malheureusement de statistique exhaustive; il est vraisemblable que le dépouillement complet des archives fera table rase des exagérations de certains auteurs.

      Magiciens et devins ne tiennent guère de place dans les instances judiciaires. En général, les tribunaux furent plus cléments pour eux, réservant toute leur sévérité pour les jeteurs de sorts que la société considérait comme responsables de tous ses maux.

      L'examen critique de la législation antisatanique rectifie bien des erreurs. C'est un tort de considérer les XVIè et XVIIè siècles comme une période statique. Il y eut, pendant le siècle qui forme le cadre chronologique de cette étude, une crise de conscience qui se manifeste surtout dans la législation laïque: les soixante premières années du XVIè siècle furent une époque relativement anarchique; au contraire, à partir du troisième tiers de ce siècle, les textes juridiques se font nombreux et précis.

      L'Église dénonça le mal, puisqu'il avait un fondement religieux, et, autant que faire se pouvait, le poursuivit devant ses tribunaux. Mais son action répressive fut entravée par les concordats. L'action de la législation spirituelle, telle que la papauté la précisa, se limita à la prédication et à des recommandations aux juges laïques. Ce ne fut pas un vain mot et les conciles abondèrent dans ce sens. Le monde protestant n'échappa pas à la hantise de Satan, bien au contraire.

      Le pouvoir séculier défendit la société contre les sorts. Sa législation fut sévère, à première vue draconienne. Moins cependant que ne l'auraient été les juges ruraux livrés à eux-mêmes. Les juristes opposèrent la rigidité du droit au fanatisme de la superstition, la sérénité de la législation à la haine des campagnards prévenus, à la fois juges et parties. Ce fut un bienfait que l'obligation de al rencharge si souvent rappelée. Il est remarquable le souci des ordonnances de rappeler la nécessité de s'en tenir aux moyens de droit et d'écarter du système probatoire des procédés superstitieux ou sans garantie juridique. La nomination de juges spécialisés fut une nouvelle amélioration. Notons, d'ailleurs, le contrôle rigoureux des cours rurales, la possibilité des appels et le fait, peut-être le plus étonnant, des poursuites intentées aux officiers judiciaires coupables d'excès dans l'exercice de leurs fonctions. C'est un témoignage éclatant que la législation ne restait pas lettre morte.

      Les procès se font soigneusement, avec un désir profond de connaître la vérité. Leur durée n'est souvent qu'un signe de plus d'éviter l'erreur judiciaire. Il est manifeste, cependant, qu'ici aussi il y eut une évolution et que la fin du XVIè et le début du XVIIè siècle, malgré les horreurs de la statistique, y mit plus de forme et plus de pondération dans l'exercice de la justice.

      Le sorcier convaincu est condamné au feu. C'est la seule peine que connaît la loi. Mais cette sentence a de nombreux adoucissements. Le coupable est, aux Pays-Bas, étranglé préalablement. En outre, même si le sorcier est convaincu, il n'est pas rare de le voir condamné à des peines moins sévères: bannissement, fustigation, etc. l'acquittement de fait est fréquent, on le rencontre également de jure.

      Il est surabondamment prouvé que les frais de procédure grèvent le Trésor et que la confiscation des biens des condamnés ne rapporte que peu: la répression ne peut avoir eu un but de lucre.

      Plus que jamais la question de l'objectivité du sabbat reste brûlante. Hors du domaine de Clio, les controverses s'affrontent. Tout n'a pas été dit lorsqu'on a ironisé avec Montaigne, La Bruyère et Voltaire, ou pontifié avec Hugo et Michelet. Mais l'érudition historique répugne à s'immiscer sur le terrain, instable pour elle, de la théologie et de la pathologie mentale, et, à vouloir forcer notre science, nous serions à la fois plus exigeants et moins compétents que les démonologues contemporains de la grande marée satanique du XVIè siècle.


Les Isnes (Belgique)

ÉMILE BROUETTE.      


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APPENDICE


PROCÈS D'ANNE DE CHANTRAINE
(1620-1625)


      Au début de mars 1620, le sergent de la cour de Warêt-la-chaussée arrêta une jeune fille de dix-sept ans, Anne de Chantraine, qui s'était récemment établie dans le village, chez son père, et qui avait réputation de sorcière. Enfermée dans la prison de l'échevinage, elle comparut dans la première quinzaine du mois devant le maire, Thomas Douclet, et les échevins de l'endroit. Elle ne fait aucune difficulté pour raconter sa vie lamentable et fit les aveux les plus cyniques.

      Née à Liège d'un père marchand ambulant, c'est à peine si elle connut sa mère qui mourut quand elle avait deux ans. Son père la confia à l'orphelinat des Soeurs noires à Liège. La petite Anne y demeura dix ans et y acquit une instruction peu commune pour l'époque et certainement au-dessus de sa condition: la lecture, l'écriture, le catéchisme, la couture. A douze ans, elle fut placée par les bonnes Soeurs chez une veuve de la cité, Christiane de la Chéraille, fripière de son métier. Anne y ravaudait les hardes à longueur de journée.

      Un soir, elle vit sa maîtresse s'enduire le corps de graisse jusqu'à la ceinture et disparaître par la cheminée. Avant son départ, Christiane de la Chéraille lui recommanda d'agir de même. Ce qu'elle fit sans trop réfléchir. Passant alors par la cheminée, emportée par un souffle puissant, elle se retrouva en compagnie de sa patronne dans une vaste salle, pleine d'une nombreuse compagnie, où il y avait une grande table chargée de pains blancs, de tartes, de rôtis et de saucisses. On y festoyait et banquetait joyeusement.

      Anne s'avançait timidement vers la table, quand un jeune homme « au regard de feu » l'accosta poliment et lui demanda à « avoir affaire à elle ». Effrayée de l'audace de l'adolescent, Anne se troubla. Elle prononça une oraison jaculatoire et se signa. Aussitôt table et mets, salle de fête et joyeux convives, tout disparut. Elle se retrouva seule dans le noir, enfermée parmi les tonneaux vides dans la cave de sa patronne, d'où celle-ci la délivra au matin.

      Ce fut là le premier contact d'Anne de Chantraine avec les puissances infernales. Les suivants n'eurent plus ce caractère furtif. L'éveil de la chair lui fit d'abord connaître l'amour avec Christiane de la Chéraille. Elle s'adonna ensuite au sabbat avec toute la fougue de son âge. Elle y allait trois fois par semaine: le mercredi, le vendredi et le samedi et participait à tous les rites: danses dos à dos, copulation avec un démon, adoration du diable sous forme d'un bouc, etc. Elle reçut de al poudre magique et maléficia.

      Laurent de Chamont, le beau-frère de sa maîtresse, amant de celle-ci et roi des sorciers de la région, la remarqua bien vite. Il l'adjoignit aux quelques individus dont il était le chef et qui tiraient les avantages les plus pratiques de leur initiation satanique: par un procédé magique, ils s'introduisaient dans les maisons et y dérobaient argent, vaisselle, linges et vivres. C'est Laurent de Chamont qui coupait les poils des parties sexuelles à sa propre fille, à Anne, aux enfants de Christiane de la Chéraille et, les plaçant sur la paume de la main, les soufflait dans les trous des serrures: ainsi par l'action du diable s'ouvraient les portes des maisons et les couvercles des coffres.

      Mais la bande d'aigrefins se fit bientôt prendre. Laurent de Chamont et Christiane de la Chéraille furent brûlés. Leurs complices se dispersèrent. Six semaines après, arrêtée à son tour, Anne fut, après procès, sentenciée au bannissement. Quittant la principauté de Liège, elle vint chez son père qui s'était fixé à Warêt, mais n'y osant rester, elle se loua comme vachère chez un fermier d'Erpent, à quatre lieues de là, Laurent Streignart, personnage louche, lui-même soupçonné d'hérésie.

      Tels furent les aveux d'Anne de Chantraine. Ils suffisaient à entamer les poursuites. Son procès fut commencé aussitôt. Le 17 mars, le maire de Warêt demandait au Conseil provincial un procureur pour l'accusée et l'avocat Martin, de Namur, fut désigné. Mais, soit à cause des troubles du moment, soit affluence de procès, soit lenteur de l'appareil judiciaire, l'affaire resta six mois en suspens. Anne fut tout l'été de 1620 dans la prison de Warêt.

      Le 13 septembre, l'inculpée fut examinée à l'amiable. Le tribunal décida ce jour-là d'envoyer à Liège un de ses membres pour obtenir un complément d'information. Le résultat de cette démarche fut accablant pour l'accusée. Outre le procès-verbal des interrogatoires de Laurent de Chamont et de Christiane de la Chéraille, l'échevin rapportait les témoignages de Gaspard José, qui fut quelques semaines son patron après l'arrestation de Christiane, et ceux de Jean Agnus, son complice dans les vols effectués dans la cité. Tous la taxaient des pires turpitudes, l'accusaient de vols et de sorcellerie.

      Le 9 octobre, comparaissant à nouveau, Anne reconnut tous les griefs de l'accusation, en particulier de s'être donnée à un inconnu habillé de noir, aux pieds fourchus, qui lui apparut tandis qu'elle blasphémait parce que la chaleur avait dispersé son troupeau; dès lors, avouait-elle, les vaches s'étaient rassemblées d'elles-mêmes.

      Le 14 du même mois des témoins déposèrent. C'étaient deux femmes du village et une autre qu'on avait fait venir d'Erpent. La première savait que l'inculpée avait réputation de sorcière. Un jour qu'elle se sentit malade, elle se crut ensorcelée par Anne. Elle s'en plaignait à l'inculpée qui lui prépara des galettes. Dès qu'elle eut mangé la première, elle se mit à vomir et se sentit mieux. Le deuxième témoin était une amie de l'inculpée. Elle avait reçu ses confidences et elle en fit part au tribunal: banalités sur le sabbat et les poudres maléfiques. Un seul fait précis: un de ses enfants fut un jour empoisonné par Anne, mais celle-ci le guérit par la suite. Le troisième témoin déclara sous serment que la prisonnière avait guéri deux enfants ensorcelés en leur ôtant le charme, mais, par contre, avait fait mourir une jeune fille « qui résidait deux lieues arrière de Warêt ».

      Les préventions établies, le greffier de Warêt se tendit en rencharge à Namur, où, quelques semaines plus tard, le Conseil provincial délivrait un décret de torture « en vue de connaître plus avant des délits de l'accusée et de ses complices ».

      Le 5 décembre, le bourreau de Namur, Léonard Balzat, procédait à la torture. Cette séance fut brêve, inutile d'ailleurs, car, à part certains détails infimes, les tortionnaires n'apprirent rien, aucun nom de complice ne fut prononcé. On lit dans la sentence rédigée le lendemain par l'échevinage et proposée à la rencharge: « Vu les confessions d'Anne de Chantraine sur le fait d'avoir adhéré au diable et se donnez à lui, mesmes avoir par plusieurs fois eu copulation charnelle et se trouvez par trois fois le sepmaine et ès divers lieux aux danses et conventicules des sorciers et sorcières, requiert de la Cour qu'elle soit condampnée ès paines ordinaires des sorciers ou du moins fustigée et bannie à tout jiours, ou ès telle aultre paine corporelle que la Cour trouvera convenir ».

      Le 15 février 1621, nouvel interrogatoire, au cours duquel, Anne fit aprt aux juges de la manière dont Christiane de la Chéraille lui avait appris à guérir les maléfices: « Lorsqu'il se présent quelqu'ung empoisonné pour estre guéry: « Diable, veult-tu bien que je oste « à celuy là que tu as fait mestre le poison? », et ceste demande faicte le pren par desoulz le bras, le fait tourner un tour et aultrement dict les mêmes propos cy dessus et touchant sur la main de l'empoisonné, dist qu'il y at guérison et faist force thour ». Elle confessa avoir reçu quatre sous pour la guérison d'une jeune femme.

      Le 15 avril, Léonard Balzat fit sa réappartition à Warêt. Il s'agissait de soumettre l'accusée à la torture de l'eau froide et chaude qu'avait ordonnée la rencharge. Le surlendemain 17, la torture recommença. Cette fois, le bourreau déversa une eau presque bouillante dans l'entonnoir enfoncé dans la gorge encore douloureuse. Malgré ces deux séances, la religion des juges n'était pas encore éclairée. Anne de Chantraine n'avait pas fait connaître ses complices.

      Deux mois s'écoulèrent encore. Le 14 juin, Léonard Balzat revint. Il appliqua à l'inculpée le supplice de la veille, l'horrible torture des grands criminels et des sorciers. Elle persista dans ses déclarations, mais on ne connut rien plus avant.

      Le 16, cinq témoins venus de Liège déposèrent sur sa moralité. On entendit Conrad de Phencenal, qui avait été volé par elle de plusieurs plats d'étain; Anne de Chevron, à qui l'accusée avait dérobé du linge et des bijoux; Léonard de Vaulx et sa fille qui lui reprochèrent un vol de 300 florins. Un jeune marchand tailleur, Wauthier Betoren, déclara avoir été sa victime pour une pièce de toile, mais une amie d'Anne, une certaines Perpienne, lui avait donné vingt florins pour l'indemniser.

      Reconnue voleuse, sorcière avouée sous la torture, la sentence que le Conseil provincial allait prononcer ne devait étonner personne. Le 16 juillet, Guillaume Bodart, commissaire député, apportait à l'échevinage la sentence de mort « pour le crime de sortilège comis et confessé et avoir assisté à commettre plusieurs larcins de nuict par mesme sortilège ès maisons de bourgeois de la cité de Liège ». Le 23, la sentence était communiquée à la condamnée. Dans un sursaut de désespoir, la malheureuse nia tous ses aveux. Ainsi elle gagnait du temps, puisque seules entraient en ligne de compte les confessions librement reconnues.

      L'embarras des juges ne fut pas long. Aussitôt informés, les délégués du Conseil provincial confirmèrent le 26 la condamnation à mort d'Anne de Chantraine par une nouvelle sentence qui fut immédiatement lue à la condamnée. Lecture achevée, il lui fut demandé si toutes les confessions qu'elle avait faite étaient véritables. Elle répondit affirmativement. Le greffier et le geôlier s'étant retirés, un religieux vint la confesser.

      Pourquoi la sentence ne fut-elle pas exécutée? Aucun document ne justifie semblable carence. Les dénégations in extremis de al condamnée avaient-elles ému les échevins de Warêt. Des motifs de droit, des raisons de force majeure s'ajoutent-ils aux documents que nous possédons? Mystère. Toujours est-il que la condamnée vécut encore près d'un an dans la prison scabinale du village. On semblait l'avoir oubliée.

      Tout de même, durant l'hiver 1621-1622, le maire fit une nouvelle démarche à Namur. Le 9 décembre, il lui fut répondu que « les échevins devront ordonner, veuz les besoignes et enquestes tenues par les comis députez depuis la sentence rendue en la cour de Warêt le vingt-unième de juillet, que la dicte sentence soit mise à deue exécution selon sa forme et teneure ». Le lendemain, on fit lecture de cette nouvelle sentence à Anne de Chantraine. Au confesseur, le Père Monceau, qui accompagnait le greffier, elle dit quelle était contente de mourir pour ses péchés, mais qu'elle persistait dans ses dénégations.

      Les juges temporisèrent encore. De longs mois s'écoulèrent. Il fallait une solution. En été 1642, le Conseil provincial décida le réexamen des faits avoués par l'accusée. Deux nouveaux conseillers étaient commis à l'affaire. Afin de faciliter l'enquête, on déplaça l'accusée. On l'enferma à Namur, dans la tour de Bordial, située au bord de la Sambre, au pied de la citadelle.

      Une nouvelle procédure commença. La torture joua-t-elle encore son oeuvre, ou affaiblie par deux années de prison sans espoir, l'accusée se laissa-t-elle aller à avouer librement, ou les juges passèrent outre à ses dénégations? On ne sait, cet épisode du procès étant entourée de mystère. Il semble qu'on se soit particulièrement intéressé au bon sens de la sorcière. Au début de septembre, ils demandèrent au geôlier s'il n'avait rien remarqué d'anormal à ce sujet. Il leur fut répondu le 12 que « dans les conversations journalières », le chipier, sa femme et aultres n'ont remarqué qu'elle seroit troublée d'esprit et de jugement ».

      Le même jour, le geôlier, porteur de ciseaux et de rasoir, lui coupa les cheveux, lui rasa toutes les parties du corps. Il s'en alla emportant ses vêtements, ne lui laissant en échange qu'une grossière chemise de jute.

      Mais les conseillers avaient des scrupules. Ils ne se contentèrent pas du rapport du geôlier, ils le firent comparaître. Interrogé sur le comportement mental de l'accusée, celui-ci fut moins affirmatif. Il déclara que « la dite prisonnière estoit bourde et ne scavoit ce qu'elle disoit, mais qu'à d'autres moments elle avoit son bon sens ».

      Le 27 septembre, l'inculpée fut exorcisée. On s'inquétait encore de l'entendement de celle-ci. Les juges firent venir la femme du geôlier. Interrogée si « ès devises et conversations journalières avec la dite prisonnière depuis qu'elle est en prison, elle n'a pas remarqué qu'elle soit troublée d'esprit et de jugement, » elle répondit n'avoir rien remarqué.

      Le 17 octobre, les conseillers délégués rendirent la sentence définitive: c'était la mort par le feu avec strangulation préalable. Dès ce jour, Anne fut ramenée à Warêt-la-Chaussée où devait avoir lieu au plus tôt l'exécution.

      Dans la nuit qui suivit, Léonard Balzat et son aide dressèrent le bûcher, vaste amoncellement de cent fagots achetés au village même. Au centre, des gerbes de paille furent disposées, on y pratiqua une alvéole où l'on mit un tabouret.

      A l'aube, Anne fut réveillée par le geôlier, le greffier de la cour et un religieux de l'ordre des Minimes qui lui annoncèrent la fatale nouvelle. On se mit en marche. Le bourreau attendait dehors avec une charrette, l'inculpée y monta. Arrivée à l'extrémité du village, là où se trouvait le bûcher, la condamnée ranima ses dernières forces. A haute voix, elle reconnut ses péchés, elle dénia être sorcière et ne se reconnut aucun complice. Léonard Balzat l'aida à enjamber les fagots, l'assit sur l'escabeau parmi la paille et brusquement l'étrangla. L'aide mit le feu à la paille et aux fagots. D'âcres volutes de fumée s'élevèrent rapidement. Le grésillement de la flamme s'entendit de toutes parts. Le bûcher brûla deux jours. A l'aube du troisième, les cendres furent dispersées aux quatre vents.

      Le souvenir d'une sorcière jeune, belle et célèbre devait hanter longtemps les esprits des villageois. On en causait souvent le soir à la flambée. Nul cependant ne connaissait son nom. Aucun folkloriste n'avait fait connaître son procès. Seul, dans sa Notice sur le village de Leuze (Annales de la Soc. archéol. de Namur, t. XXI, 1895, p. 481.), F. Chavée parle d' « une prairie sise entre Leuze et Wâret-la-Chaussée, fameuse par une sorcière et empoisonneuse liégeoise que Messieurs de la haute cour de Warêt y avaient fait périr par justice en l'an 1623 (sic) ».


Tableau synptique des principaux faits cités

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tableau synoptique des principaux faits cités

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Les confessions d'une possédée,
Jeanne Fery (1584-1585)


      « L'AN DE GRACE, mil cincq cent quatre vingt quatre, le dixieme iour d'Apuril, fut présentée à Monseigneur Illus. me et R. me Archeuesque et Duc de Cambray, Loys de Berlaymont, par M. François Buisseret, Docteur ès droicts, Archidiacre du Cambresis, et Official audit Seigneur Illus. me, Soeur Jeanne Fery, eagée de vingt cincq ans, natiue de Sore sur Sambre, Religieuse professe du couvent des soeurs noires de la ville de Mons en Hainaut, diocese dudit Cambray: l'ayant trouvée et apperçeüe empeschée et possessée des malings esprits. A la fin qu'il pleust audit Seigneur Archeuesque cognoistre du faict, et aduiser les moyens convenables pour sa deliurance. »

      Ainsi débute le Discours admirable et veritable, des choses advenuves en la ville de Mons en Hainaut, à l'endroit d'une Religieuse possesse, et depvis delivree. (Louvain, JEAN BOGART, 1586, petit in-8, 139 p. On signale aussi une édition à la même date, à Douai. Réédition: Discours admirable et véritable des choses arrivées en la Ville de Mons en Hainau, à l'endroit d'une Religieuse possédée et depuis délivrée. Mons, Léopold VARRET, 1745, petit in-8, 135p. Comme l'indique l'Avis au lecteur, le style a été retouché, sans altérer le sens. Réédition dans Bibliothèque infernale de Bourneville, Paris, s. d. (vers 1880). Bourneville était élève de Charcot.) Ce petit livre, rédigé et publié au lendemain même des événements, par autorité de Louis de Berlaymont, est une source de toute première valeur. Il se divise en deux parties, dont la plus intéressante sera pour nous la relation écrite par Soeur Jeanne elle-même, peu de jours après sa délivrance. Elle raconte l'origine et le développement de la possession diabolique dont elle fut de longues années la victime. Cette autobiographie s'arrête au commencement des exorcismes ordonnés par l'archevêque. Ceux-ci sont décrits en détails, et presque jour par jour, avec les dates, par ceux qui en furent chargés. Sous la direction personnelle de l'archevêque, ces exorcismes furent menés par François Buisseret, ci-dessus nommé, qui deviendrait ensuite et successivement évêque de Namur et archevêque de Cambrai, par Jean Mainsent, chanoine de Saint-Germain à Mons, et quelques autres ecclésiastiques. Ils étaient assistés par un médecin, des religieuses du même couvent, dont l'une, Soeur Barbe Devillers (Barbe Devillers fut élue supérieure des soeurs noires, au décès de Jeanne Gossart, en 1585, et le resta jusqu'à sa mort en 1620. cfr L. DEVILLERS, Notice sur le couvent des Soeurs Noires à Mons, Mons, 1874, p. 24. Extrait du Bulletin du Cercle archéologique de Mons, 3è série 6° bull., 1874.), fut constituée sa garde permanente, « une sage-dame expérimentée ès-accidents survenant aux femmes ». Dans une déclaration enregistrée par le notaire G. Van Liere, le 7 février 1586, tous « déposent et certifient être véritable tout ce qu'est contenu au susdit Discours, autant que à chacun d'eux respectivement touche et appartient. Comme l'ayant ainsi vu, et par y avoir assisté en personne... » (Reproduite dans le Discours, après la p. 137 (éd. 1586), p. 133 ss. (éd. 1745). )

      A quoi s'ajoute un acte latin des échevins et magistrat de Mons, en date du 23 février 1589, confirmant la vérité des faits rapportés dans le Discours, faits notoires et dont les témoins seront dignes de toute foi. On y ajoute que soeur Jeanne Fery, depuis la délivrance de sa possession, vit en bonne et pieuse religieuse. Elle mourut en 1620. (Pièce conservée, en original, aux archives du couvent des Soeurs Noires à Mons. Je remercie ici la Révérende Mère Supérieure, qui m'a obligeamment fait voir ces archives et prêté l'ex. de l'édition de 1745. Nécrologe du couvent de Soeurs Noires à Mons, éd. Devillers, dans Notice..., p. 38. Jeanne Fery mourut le 16 février 1620. Le Nécrologe se contente de signaler son décès sans faire allusion à la tragique histoire qui nous occupe.)

      Telle est la source de cette curieuse et étrange histoire. Nous n'aurons qu'à la suivre, d'abord dans le récit de la possession que rédigea la religieuse elle-même, ensuite dans le rapport des exorcistes. Seront insérés des extraits choisis de la relation autobiographique, qui permettront au lecteur de prendre un contact direct avec cette peu banale confession. Dans les notes et explications qui encadreront ces extraits, j'adopte la manière de parler du Discours, sans contester la réalité ni le caractère diabolique des événements qu'il raconte. (Dans les citations à faire, dans mon texte, du Discours admirable, je ne m'astreindrai pas à reproduire l'orthographe, mais seulement le texte, la grammaire et la ponctuation. Je donnerai chaque fois deux références, la première, à l'éd. de Louvain, la deuxième à l'éd. de Mons 1745.) Ce n'est qu'en manière de conclusion qu'il sera loisible de laisser voir certaines difficultés et que peut-être, du moins sur certains points, une autre explication reste possible.


LA VIE TOURMENTÉE DE JEANNE FERY


      Jeanne Fery est née à Solre-sur-Sambre, petite bourgade à une vingtaine de kilomètres sud-est de Mons, en 1559. Son enfance semble avoir été assez malheureuse. Son père buvait et il était d'un tempérament violent. C'est du moins ainsi qu'il nous apparaît dans l'unique incident qui nous est rapporté sur lui. Elle-même était, disent les exorcistes, « douée d'un très vif entendement et bon esprit »; ils décrivent aussi « son naturel, qui était, d'entendre et de traiter volontiers choses hautes et grandes ». (Discours, p. 33 et 32; p. 31 et 30.) Elle s'obstinera dans la discussion sur le mystère de l'Eucharistie, ainsi que nous le verrons plus loin.

      La possession commença très tôt. « Un jour, déclara le démon, sur les dix heures du soir, retournant le père de la taverne, rencontra sa femme (qui l'allait requérir) ayant l'enfant entre ses bras: lequel se fâchant contre elle, donna son enfant au diable; en vertu de laquelle donation, il (le démon) eut puissance d'assiéger et continuellement voltiger à l'entour dudit enfant, jusques à l'âge de quatre ans, auxquels étant parvenue, tâcha d'avoir son consentement, afin d'être pris et reçu pour père. » La religieuse, parlant cette fois en son bon sens, confirma le récit que le diable avait fait par sa bouche, « nommant le lieu et les personnes présentes, qui toutefois n'oyaient ni ne voyaient le diable traiter lors avec elle ». (Discours, p. 30 s. ; p. 28 s. On sait que dans ces colloques d'exorcistes et de diables, ces derniers se servent de la possédée comme d'instrument pour parler et agir. Dans le cas de Jeanne Fery, on ne voit pas bien si elle se montre consciente ou non de ce qui s'est dit au cours de ces entretiens. Il semble souvent que non. Quand les démons chargèrent par ses membres, comme nous verrons plus loin, le prélat et d'autres ecclésiastiques, de coups de poings et de pieds, elle ne se souvint pas ensuite de ce qui s'était passé. Discours, p. 63; p. 60.)

      A la suite de circonstances que nous ignorons, la petite fut recueillie chez les Soeurs Noires de Mons, où elle avait une grand'tante, Jeanne Gossart, qui fut ensuite supérieure. Écoutons-la elle-même. (Jeanne Gossart mourut trois mois avant la fin des exorcismes, le 17 août 1585; Barbe Devillers lui succéda. On ne voit pas qu'une autre garde ait été donnée à Jeanne. - Le texte reproduit ci-dessus, Discours, p. 90; p. 87.)

      Le sçay, que par la malediction de mon père, i'ay esté mise en la puissance du diable, & séduite, en l'eage de quatre ans, par la suggestion du diable, se presentant à moy, comme beau ieune homme, demandant d'estre mon pere: me presentant quelque pomme & pain blanc: duquel ie fus contente. Et puis lors, le tenant tousiours pour père, pour les doulceurs lesquelles il m'apportoit: m'entretenant tousiours en ceste fasson, iusques à l'eage de douze ans. Et auec luy encore vu autre, lequel me seruoit, que quand i'estoye petit enfant, il me garantissoit, que ie ne sentoy point les frappures, lesquelles on me donnoit.

      A douze ans, son éducation terminée, elle quitte le couvent. On la place chez une couturière de la ville, sans doute pour y faire son apprentissage. C'est alors que les démons se mettent à lui extorquer des pactes écrits. Ces engagements se superposent les uns aux autres et l'attachent chaque fois et de façon plus étroite à de nouveaux démons. (Discours, p. 90-64; p. 87-91.)

      Estant lasse en la religion, & aussi vsante de leur conseil, ay voulu moy retirer en la maison de ma mere, pensant trouver plus de liberté. Toutefois, afin de m'apprendre d'auantage pour mon bien, ie fus remise à Mons, à la maison de quelque cousturière; Ayant là beaucoup de liberté, me vint persuader qu'il failloit, que ie chageasse ma vie, & que i'auoy assez menée la vie d'enfant: & que ie n'estoy ignorante, qu'estant petit enfant, ie j'auoy prins pour pere. & qu'il falloit pour cela, que ie feisse ce qu'il me commanderoit: autrement qu'il me feroit la torutre qu'il me demonstroit: Et qu'va chacun viuoit ainsy comme il m'apprendroit, mais qu'on ne le pouuvoit declarer l'vn à l'autre. & que toutes les creatures voyoient ainsy choses inuisibles, & qu'ils parloyent ainsy visiblement à tous. Mais pource que j'auoy esté si long temps en religion, n'auoy encor experimenté ce que les mondains faisoient, me presantant pour ma nourriture tousiours tout ce que ie pourroy desirer, que ie le feisse. & mesme vsant de grande menasse, pour ce que librement ie ne vouloy consentir.

      Lors me vint à demander, si i'estoy contente de luy donner ce qu'il me demanderoit. & moy incontinent ie me soubmis à tout ce qu'il me demanderoit. Incontinent le consentement donné, vne multitude vint, & estant en leur presence, toutefois auec craincte que i'auoy d'en voir autant, car ie n'auoy iamais accoustumé que d'en voir deux ou trois.

      Lors l'vn d'eux me feit prendre de l'encre & du papier: là où il me feit escrie, que ie renonçoy à mon Baptesme, à mon Christianisme, & à toutes les ceremonies qui estoient le l'Eglise. Laquelle obligation faicte, & signée de mon propre sang, auec promesse de iamais la rappeller, voir plustost endurer tous les martyrs qu'il seroit possible d'endurer: ou si ie la rappeloy, que ie leur protestoy, que c'estoit par la constraincte.

      Estant l'obligation faicte, & plyée fort petitement, me la feit aualler auec vne pomme d'orange, la sentante fort doulce iusques au dernier morçeau: lequel morçeau auoit vne amertume si grande, que ie ne la sçauoy endurer. Et depuis alors i'ay tousiours eu grande detestation contre l'Eglise, l'abhorrante de tout, & cherchante depuis lors tous les moyens de la pouuoir fuïr & me cacher d'elle, auec beacop d'iniures, desquelles des-ja i'vsoy contre l'Eglise, me ouuernant tousiours en toute malice & peché.

      Estant venue plus auant, que l'on me parloit de moy faire reçeuvoir le Corpus Domini, & eux l'ayant en grande detestation, me vindrent à tourmenter, à encor d'auantage me menasser d'en faire plus, qu'ils ne me menassoient, si ie consentoy de le reçeuoir: me faisans promettre, que quand ie l'auroy, que i'en vseroy selon leur conseil. Et estant du tout à eux, me feirent donner ma langue à l'vn d'eux, affin qu'estant deuant le prestre, ie ne pourroy sinon parler autant que bon leur sembleroit: faisant tousiours mes confessions selon leur volonté.

      Le iour venu que ie me debuoy presenter à la table, leur auoy promis que c'estoit tout par feinctise, mais seulement pour obseruer les coustumes de ceux, auec ie viuoy: & m'auoient donné vn grand desgoustement de la saincte Hostie, m'ayans parauant en son despit faict manger beaucoup de succries, mesme estant à la messe. Estant venue deuant l'autel, & ayant reçuë l'hostie en la bouche, incontinent estant retirée de costé, la tiray hors, pour la moleste & doleurs lesquelles ils me foisoient à la gorge, & la iectay en mon mouchoir. Estant retournée au logis, prins vn blanc linge fort délicat, & la mis dedens: toutefois point de leur conseil, car ils vouloient que ie la frappasse en vn lieu prophane. L'ayant mise en ce linge, l'hostie fut transportée arriere de moy diuinement.

      Et moy, comme ie consideroy la reurence, que ie voyoy que les autres portoient à ce Sacrement, m'esmerueilloy: & leur demandoy que ce pouuoit estre, & quelle simplesse c'estoit d'adorer si petite chose. Mais ils ne me sçauoient rendre la resolution; & ne cessoy de la demander à la femme, là où ie demouroy, desirante de sçauoir la chose plus amplement, pour ce que i'auoy veu, que de foymesme elle se transportoit arriere de moy.

      Eux voyans, que contre eux ie desiroy telle chose, estans a-irez [irrités] contre moy, basphemans contre la saincte Hostie, me feirent encor, bonne espace apres, faire vn escript, par où ils me faisoient renonçer à ceste meschante Communion des Chrestiens, & ce faulx Dieu, lequel ils adoroient comme vn meschant mis en vne croix; & aussy au sainct sacrifice de la Messe. & que toutes & quantes fois que ie le voyroy leuer en la Messe, pour l'adoration que ie luy feroy, ce seroit de luy cracher au visage secretement, en l'injuriant, blasphemant, & faisant iecter mes yeux sur l'hostie; affin de luy monstrer qu'en despit de tous les Chrestiens, ie luy faisoy telle iniure, leur promettant des alors d'adorer leurs dieux, & obseruer toutes leurs ceremonies, en chacune sorte qu'ils vouldroient.


      Cette obligation, faite et écrite de son sang, ils « la jetèrent en (son) propre corps ». Ils lui firent une autre, « laquelle écrite, ils la gardaient hors de (son) corps ».

      Quand elle communiait, pour se conformer à l'usage, les démons la tourmentaient violemment, « pour ce qu'ils ne savaient supporter sus eux le poids de la sainte hostie ». Elle convint avec eux qu'ils sortiraient tous de son corps les jours où elle la retiendrait.

      Ils la tourmentaient de même quand elle se rendait à l'église: « il me semblait, dit-elle, que je tirais de grosses masses de fer après moi... Pour éviter leurs peines et douleurs, je m'allais toutes les fois que je le pouvais promener à ma fantaisie ». (Discours, p. 94-96; p. 91-93.)

      Quand elle eut atteint ses quatorze ans, elle entra en religion chez les mêmes Soeurs Noires de Mons et commença son noviciat. Cela n'empêcha pas la possession de se développer et les exigences des démons de se faire plus tyranniques. (Discours, p. 96; p. 93.)

      Et estant venue plus auant, ayant, comme ils me disoient, l'entendement assez suffisant pour accomplir ce qu'ils vouloient faire de moy, & m'ayans du tout gaingnée contre l'Eglise, comme si iamais ie n'eusse esté en icelle, & mesme que i'estoye reuenue en la religion, me feirent promettre, que tout ce que ier feroy en icelle, ce seroit de leur conseil. Et me feirent encor faire vne obligation, par où ie leurs donnoy toute puissance & authorité sur mon ame & sur mon corps, donnante mon ame & mon corps du tout en leur puissance, leurs promettante que ie me laisseroy du tout gouuerner d'eux. & que quant à mon ame, ie leurs donnoy du tout à iamais, la soubmettante du tout en leur garde. Voilà les premeirs lyens par où ces meschants lyent ces poures [pauvres] ames, & par où ils changent du tout la creature en eux, telement que y estant des-ja absorbée, lyée, & assubiectie du tout auec eux, ne pouuoy faire nulle bonne oeuure, viuante encore brutalement, sans nulle congnoissance que c'estoit de Dieu, me laissans faire couuertement, & le plus legerement qu'il m'estoit possible, touchant la religion [la vie religieuse].

      Ils la laissaient cependant agir et travailler « avec modestie, comme les autres ». Toutes ces diableries restèrent donc profondément dissimulées. Personne ne conçut de soupçon, et la novice fut admise aux voeux. Elle avait sans doute environ seize ans. Ce qui provoqua une nouvelle et plus pressante intervention des diables.

      Estant proche de ma profession, & qu'on m'apprenoit & enseignoit en toute bonnne oeuure, & qu'il failloit, que ma volonté se soubmist du tout à autruy: estant venue à la nuict, & qu'il failloit que ie promisse les voeux de la religion, me feirent faire en la presence de plus d'vn milliers de diables, encore vne obligation, par où ie protestoy, que les voeux que ie feroy en publicq, estoit toute simulation. & que au lieu de donner mon obedience à Dieu & à mon Prelat, & ainsy des autres voeux, & que au despit de Dieu, là où i'estoy presente, ie leurs donnoy puissance & authorité de les tenir en leurs mains: & que ie ne me tenoy, & ne me tiendroy à iamais religieuse. Et pour signe que la chose estoit asseurée, leur donnay à eux ma profession, là où estoient escriptes toutes les promesses que nous faisons. Dont elle a esté rapportée par la puissance de l'Eglise, & malgré eux, à mon grand pere [c'est-à-dire, l'archevêque]. Ce temps là passé, empirante tousiours auec eux, toutefois me trouuante au mylieu de toutes mes consoeurs, lesquelles viuoient selon la loy de Dieu, auoy aucunefois quelques bonnes pensées: mais ne les sçachans endurer, au contraire ils m'iniurioient de beaucoup de meschancetés, & me contraignirent de leurs donner mon coeur, renonçant à toutes bonnes inspirations & bonne lecture, lesquelles i'eusse peu ouïr, retenir, & penser. Et me faisans faire encor vne obligation, pour à celle fin qu'estant escripte de ma propre main, & que l'ayans mise dessus mon coeur, ils eussent puissance de le gouuerner selon que bon leur sembleroit. me faisans promettre, que tous ceux que ie pourroy gaigner en leur mauuaise doctrine, ie le feroy: renonçant à la doctrine Catholique: me faisans aussy en la presence d'eux tous, renonçer au Pape & à ce meschant Archeuesque, auquel i'auoy promis mes voeux.

      La voilà religieuse, du moins en apparence. (Discours, p. 97 s.; p. 94 s. Les exorcistes et l'évêque ne semblent pas s'être posé la question de savoir si ces voeux, démentis à l'avance, étaient valides. Quand l'écrit de sa profession eut été rendu par le diable Namon, à qui elle l'avait livré, l'archevêque lui fit réitérer et ratifier ses voeux. Discours, p. 9; p. 8.) Les possessions ne s'arrêtent pas pour autant. Elle fut contrainte de livrer à un démon, nommé Namon, l'acte écrit de sa profession, et de nouveaux pactes - il y en eut jusqu'à dix-huit, comptés par les exorcistes - l'attachent de façon plus étroite à ses hôtes diaboliques. Elle fut en butte particulièrement aux exactions d'un démon, qui s'appelait Traître. Il use tour à tour de terreur et de séduction, il veut qu'elle s'engage à lui et à trois autres, à chacun de façon spéciale. En retour, il lui donnerait une science par où elle pourrait vaincre tous ceux qui lui parleraient. Cette promesse la décide. (Discours, p. 99; p. 96 s.)

      Estant curieuse de sçauoir celle science, qu'il me disoit estre si grande, ie fus contente. Dont la premiere obligation portoit, qu'il demandoit ma memoire. La seconde, pour le second diable, mon entendement. Et le troisieme diable demandoit ma volonté. Lesquelles trois obligations faictes, les mirent chacune en leur lieu, & en mon corps. Alors i'auoy tous mes sens lyez: & fus transmuée d'vne creature, en tout diable. Telement que ie ne pouuoy vser de nul sens, ny de nulle partie de mon corps, sinon aurant qu'ils me permettoient.

      « Ce méchant Traître », non content de cet engagement, lui en fit écrire un autre, « en caractères à sa guise », qu'il lui enseigna, et de son propre sang. Par cet acte elle lui donnait autant de puissance à lui seul qu'à tous les autres ensemble, et lui donnait le droit, si elle le rétractait, de la faire mourir, et de faire de son âme à sa volonté.

      En retour, Traître lui « amena encore un diable, lequel se nommait l'Art magique, et était ce diable en forme de quelque instrument fort plaisant et délectable aux yeux lequel Art, quand je le tenais en mes mains, je voyais et savais tout ce que je pouvais désirer: et me transportait de jour et de nuit là où que je désirais d'être ». Mais il n'est pas question de sabbat. D'autres démons encore l'assiègent et s'emparent d'elle; ils ont pour noms: Hérésie, Turcs, Païens, Sarrazins, Blasphémateurs. Tous ensemble l'amènent à renier la Croix. (Discours, p. 99-101; p. 96-98. Le texte reproduit, p. 102 s; p. 98 s.)

      Voicy ce meschant Heresie en la presence de Traistre, & de tous les autres meschans diables ensemblez en vne salle, me proposa la question qui estoit telle: Que comme ie portoy quelque pieçe de la saincte Croix; eux ne la pouuans souffrir, me feirent faire vne obligation, par laquelle ils m'y faisoient renonçer, non point seulement à la Croix, mais aussy à ce meschant Dieu, lequel se auoit laissé attacher en icelle: me faisant aussy renoncer au Sang, lequel auoit esté espandu en icelle: & par grands iurements renonçer à la redemption, que les Chrestiens auoient reçeuë en icelle, ne voulant tenir nullement du monde, ma saluation venant d'icelle, mais de tous les diables: me faisans aussy renonçer à ma creation, comme ne l'ayant receuë de Dieu, mais confessant que c'estoit d'eux tous, & qu'ils me conseruoient & gardoient par tout: me faisans aussy renonçer aux douze articles de la Foy, à tous les Sacrements de la saincte Eglise, à toutes les ieunes commandées en icelle: promettante de viure tout selon qu'ils m'enseigneroient.

      Estant l'obligation faicte & signée, me la mirent dedans le corps, auec grande ioye & exultation, qu'ils auoient d'auoir gaigné vne telle iournée, & que si facilement ie me condescnoy à leur volonté, me presnetans bancquets de toute sorte de viandes, & me promettans que plustost ils creueroient par le mylieu, que de m'abandonner: & moy semblablement pour eux, estant contente d'endurer toute sorte de tourmens, plustost que de moy retirer de leur compaignie. Ce que depuis lors i'ay bien experinmenté les doleurs intollerables qu'il m'a faillu endurer, affin de pouuoir estre retirée de leur puissance. Ostante lors de moy la ieçe de la saincte Croix, avec grande detestation, & auec grandes blasphemes alencontre, me la faisans fouller aux pieds, & faire beaucop d'autres iniures, l'ayant mise en quelque lieu, là où ils n'habitoient point auec moy.


      La possédée est jugée digne de cérémonies qui parodient les sacrements qu'elle a reçus. Nous voyons ici les onctions d'huile magique dont il est fréquemment question dans les affaires de sorcellerie, mais les effets n'en sont pas les mêmes. Là, il s'agit ordinairement de procurer un voyage à travers les airs. Ici, c'est un nouveau moyen de s'assujettir leur victime que recherchent les démons. (Discours, p. 103-106; p. 100-103.)

      Ayanc faict donc beaucop de promesses, & passé beaucop de iours auec eux, & me reprochans que ie n'auoy encor demandé nulle grace venante d'eux, me feirent demander de vouloir reçeuoir le Baptesme, à leur guise & fasson. Ce que je faisoy estant là presente, affin que ie voiroy que non seulement les parolles, mais aussy de faict i'estoy du tout à eux. Me feirent oster mes accoustremens, & me consignarent tous les membres de mon corps, auec huile fort excellente, me sembloit il; & beaucop d'aultres ceremonies qu'ils me faisoient faire, changeant toute sorte de vestemens, & chantant auec eux leur meschante mahomerie & parolles diaboliques. Me faisans aussy renonçer au Sacrement de Confirmation, & à la saincte Huile, laquelle i'auoy reçeu au front, & à la saincte Croix, par laquelle i'auoy esté consignée, me disans, qu'ils n'auoient point la puissance de moy confirmer du tout en eux, si premierement ie n'auoy renonçé à toutes les graces que i'auoy reçeuës en l'Eglise. Ayant reçeu le baptesme de eux, fus constraincte de viure, & de moy reigler tout selon eux; & me faisoient adorer plusieurs de leurs faux dieux. lesquels souuente fois me sembloit (& ce faisoient par ce diable qui s'appelloit l'Art) que en ma presence, ils dressoient tables & simulachres de beaucop de sorte, & mettoient leurs dieux auec grande reuerence, au plus hault de tout, auec chant meschant: mais alors m'estoit du tout delectable à ouïr: & moymesme ne chantoy & ne prononçoy nulles heures ny oraisons sinon de leur instinct. Lesquels faux dieux estans ainsy constituez en ce lieu, me faisoient monter au premier degré: & estant là, auec grandes clameurs & crys, ie luy promis ma foy, mon ame, & ma vie: leurs promettante que iamais ie n'adoreroy autre Dieu, sinon ceux qu'ils m'ensoigneroient. Ayant dict, ils m'embrassoient auec grande ioye, disans tous par leurs louanges, que iamais nuls de leur bande n'auoient lyé creature à eux, auec tant de lyens, comme moymesme. Me faisoient souuente fois feste de la ioye qu'ils auroient, quand ils me transporteroient de ceste vie en l'autre. laquelle auec eux attendoy en toute diligence & liberté, ne l'attendant point telle comme elle est, & comme ie l'ay cogneu depuis: estans si despits contre les images des Saincts, que quand ils me trouuoient que ie faisoy mes prieres ordianries, qu'ils m'auoient apprins, en quelque place que il y en auoit, ils me faisoient porter tousiours doleurs & tormens. & failloit que ie me rendisse si subiecte d'obseruer tout ce qu'ils me faisoient faire, que quand i'oultrepassoy, ils me faisoient confesser & cognoistre à ce meschant Heresie, de poinct en poinct, tout ce que i'auoy delaissé à faire: & me punissoient si cruellement, qu'ils failloit, que de tous l'vn apres l'autre, ie reçeusse quelque peine & grieue affliction. Et telles ceremonies & beaucop d'autres failloit que i'obseruasse tous ls iours, quand ie n'auoy point le moyen de iour, il failloit que i'obseruasse toute la nuict. Et quand l'Eglise me commandoit le ieune, c'estoit alors qu'ils m'apportoient & me contraignoient de manger de la chair, affin d'annichiler & du tout rompre la coustume des Chrestiens: & me contraignoient si fort, qu'ils me faisoient par leur mauuaistié [mauvaiseté] manger des meschantes bestes, & sorcelleries, lesquelles ils iectoient en mon corps, quand ie faisoy contre leur commandement. Et les grandes solemnités de l'an, ausquelles les Chrestiens se resiouyssent, c'estoit alors qu'ils me commandoient la ieune, & leurs obseruations, toutes contraires aux nostres: & estant en vne si grande seruitude, qu'ils me laissoient aucunefois auoir vn si grand faim, quand ie n'auoy point obserué leur ieune, que ce m'estoit, à bien dire, vne rage: car quand ie mangeoy, ils faisoient repoulser la viande hors de mon corps, iusques à ce que leur volonté s'y soubmettoit.

      Nonobstant ces pactes et ces liens multipliés, elle demeure en religion. Extérieurement, elle reste fidèle à ses voeux. Aucun reproche n'est formulé; aucun aveu ne permet de soupçonner quelque aventure amoureuse; aux yeux de ses consoeurs, rien n'apparaît encore de ses dispositions intimes, de son commerce prolongé avec les démons, des invitations qu'ils lui font à ce sujet (Discours, p. 107 s.; p. 103 s.)

      Me donnante du tout à vn diable, lequel se nommoit Vraye liberté, me disant, que si ie vouloy laisser & abandonner la Religion, en laquelle ie demoroy, qu'il me feroit la plus riche, & la plus grande princesse qu'il n'y auoit en toute la terre. Mais ie ne sçeu iamais abandonner ma religion, encor que ie le desiroy & consentoy: ils n'ont iamais eu la puissance de moy emmener. & me promettoient, que iamais nulle tromperie y auoit en eux. Et mesme en ma presence, faisoient tous sermens, en luer lieu solennels, moy promettans leur foy, que iamais ne seroy recerchée de nulle creature. Et ont plusieurs années tasché de moy auoir dehors: mais ils n'ont point eu la puissance. Et taschoient souuentefois de moy faire oster mes vestemens religieux: mais (ne sçachante la cause) ne le vouloy.

      Toutefois cestuy à qui i'auoy donné ma profession, qui estoit Namon, me contraignit d'oster mon scapulaire, lequel nous portons, qui sont tousiours benits, ne le pouuant endurer, pource que c'estoit contre la promesse qu'il auoit de moy, me feit achapter du drap, & le couldre, & le porter, sans nulle benediction. Ce que i'ay faict, & fort volontiers: car ie n'auoy riens pour alors qui m'estoit plus contraire, que ma religion, à cause que i'aimoy tout ce qu'ils aimoient.


      Un diable vient lui présenter une image, l'idole d'un dieu nommé Ninus, qu'elle façonna sur les indications reçues, et qui fut plus tard remise aux exorcistes et brûlée par eux. On la trouva aussi en possession de monnaies antiques, prises comme des images de faux-dieux. Jeanne leur rendait un culte en leur offrant les cadavres de petits animaux.

      Mais vient un nouveau démon, nommé Sanguinaire, qui voulut obtenir d'elle un « sacrifice non mort, mais vif, et de (son) propre corps ». Par violence et flatterie, il finit par lui arracher son consentement. (Discours, p. 109-111; p. 106-108.)

      Oyante tout cecy, me condescendis à leur volonté. Incontinent ce meschant diable entra en mon corps, portant sur soy lamme tranchante, & me transporta sus vne table: & me ayant faict mettre quelque blanc linge sur la table, affin de reçeuoir le sang, qui tomberoit de mon corps, & de le garder à perpetuité. Cela faict auec grand crys & doleurs me trancha la pieçe de chair hors de mon corps. & la mouillante dedens le sang, alloy presenter & sacrifier à Beleal ce meschant diable. Lequel le reçepuoit, en me faisant continuer trois iours ensuiuans, ce sacrifice si doloreux: & tranchoit tousiours, & interessoit nuuelle partie, & tousiours doleur sur doleur: me defendant & menassant encore de plus grand tourment, si ie le declaroy à creature.

      Et ce meschant Sanguinaire gardoit tousiours le linge auec le sang, affin qu'ils eussent double signature de moy. Et m'ont faict faire ce sacrifice encor beaucop de fois.


      Le démon déclara plus tard, par sa bouche, que « ces pièces étaient des parties nobles du corps de la religieuse et que les coupures étaient mortelles... » Elle les avait requis de « lui donner nouveaux diables, pour garder et consolider les endroits de son corps intéressé; afin qu'elle ne s'épuisât de son sang ». (Discours, p. 27; p. 24.)

      Dans ce drame, le tragique va croissant. Les démons excitent maintenant la religieuse à des profanations de plus en plus grièves de la Sainte Eucharistie. Ils lui font goûter de leur communion, « et cette communion était qu'ils prenaient quelque morceau, lequel morceau avait un goût fort doux, et avec grandes cérémonies ». Ils la contraignaient, les jours qu'elle avait reçu l'Eucharistie, à « la retirer de la bouche, et la cacher en quelque lieu secret, et avec commodité me la faisaient prendre avec injures ».

      Comme on voit, la question du mystère eucharistique la tourmente. Nous sommes à l'époque des grandes controverses sacramentaires, entre protestants et catholiques, entre luthériens, zwingliens, calvinistes et autres sectes. Un jour de procession, elle refuse de se mettre avec ses consoeurs pour adorer le Saint Sacrement qui passe; elle monte à l'étage pour être seule et « avoir moyen de le blasphémer à (son) aise ». (Discours, p. 115 s.; p. 111-113. Redescendue en bas, elle trouve, nous raconte-t-elle, un « autre personnage » qui lui dit « qu'il n'avait point la folie des chrétiens, et qu'il adorait le Dieu d'en haut, mais non point le Dieu, qu'on portait en ses mains... Et disputant longtemps à deux, nous accordâmes fort bien ensemble... Étant fort joyeuse d'avoir trouvé telle personne, laquelle était selon mon opinion. » L. c. Les exorcistes se sont-ils enquis de ce personnage? Une confrontation aurait peut-être donné quelques résultats.)

      Les diables l'excitent à des profanations plus graves encore. (Discours, p. 114; p. 110.)

      Me faisans prendre la pieçe de la saincte Croix, laquelle i'auoy caché arriere de moy, & vne saincte Hostie, & dirent que ie le crucifieroy encor vne fois, pour luy faire plus de honte & de despit. Ce que ie feis. Et prins le bois, & le mis sus vn buffet, au plus hault, & auec instrumens qu'ils me bailloient, attachay la saincte Hostie auec tant d'opprobres, luy disante, Que si c'estoit le vray Dieu, qu'il le monstreroit, & ne se laisseroit point ainsy facilement tourmenter. Et sçay que ie le fasoy auec si grande cruauté, & auec si grand desdaing, & tant de blasphemes, desquelles ne se sçauoient rassasier de moy les faire dire: tenante ce bon Dieu plus meschant que les larrons, lesquels auoint esté pendus auec luy. Car ie ne sçauoy considerer qu'vn Dieu se fust laissé mettre en vne Croix, pource que ie voioy, qu'aux Dieux qu'ils adoroient, ils portoient si grande reuerence. Ayant faict tout cecy, me commandarent que ie la iecteroy en vn lieu prophane, & comme il me semboit selon mes yeux que ie le faisoy, toutefois par la permission divine, elles ont esté conseuées & rendues diuinement & honorablement.

      Mais elle vit parmi les religieuses qui croient en l'eucharistie et agissent selon leur foi. Elle en vient à se dire que « si j'en voyais quelque signe, que je serais contente de l'adorer avec mes autres dieux ». Ce signe lui fut donné, à l'intervention des diables eux-mêmes. (Discours, p. 116, p. 117 s.; p. 113-115.)

      Lesquels diables quand i'escoutoy chose contre leur volonté, me tourmentoient grieuement, & qu'il failloit que i'ussasse de leur conseil, & que ie m'obligeasse de faire ce qu'ils me commanderoient: Et qu'ayant faict ce qu'ils me diroient, que moy seule ie conuaicroy tous les Chrestiens, adorans leurs faulx dieux: & qu'ils m'esleuroient la plus grande d'entre eux. Ce qu'oyant, incontinent ie fus contente. & comme i'auoy tousiours des sainctes Hosties, lesquelles ie prophanoy de toute costé, m'en feirent prendre l'vne: en la presence de laquelle estant, i'auoy commis innumerables vices, alencontre de sa bonté. L'ayant en mes mains en quelque linge, ie montay en haut; & estant là, me la feirent oster hors du linge, en moy disans: Tu ne cesses de demander & enquester la puissance de ceste petite chose. astheure [à cette heure] en nostre presence, & en despit de luy, & en le detestant, & renyant encor derechef, & que iamais tu ne le soustiendras en ton corps, nous te commandons que tu ayes a tirer ton cousteau, & que tu luy frappes au trauers: & tu voiras la petite puissance qu'il a de soy deffendre, & moins de puissance que nous. Car il n'y a icy si petit en ce lieu, que si tu le frappois, il se vengroit, & e'esleueroit contre toy. Lors tiray mon cousteau auec vne fermeté, & le frappay à son costé. Ayant donné ce coup, incontinent le sang bouillonna hors. & incontinent la chambre fut remplye d'vne grande clarté, enuironnante ceste saincte Hostie. laquelle hostie diuinement a esté transportée de ceste place, au lieu là où que les autres estoient. Lors moymesme estonnée, voyant ces grands signes, & que tous les diables auec hurlements, bruymens, & tremblemens estoient retirez, & m'auoient abandonné; demouray à demy morte. Car iamais ie n'auoy ouy en eux tels hurlements & si espouuentables, qu'alors, voire en toute ma possession: sinon le iour que les sainces Hosties furent rapportées, par la puissance de Dieu, & de son Eglise. Ie commençay à plourer, & considerer que vrayment i'estoy abusée, & que i'auoy esté seduicte des diables. Et considerant beucop ce grand signe, entray en desespoir.

      Estant retirée de costé en vne autre place, voicy derechef ces meschans diables remplis d'vne rage, me dirent, que iamais ils n'auoient enduré tels tourmens: & que iusques à ceste heure ils m'auoient trompé & seduit, & que i'auoy frappé le vray Dieu, lequel eux mesmes ils confessoient: & que mon peché estoit plus grand que de meriter pardon: & que i'auoy faict pire, qu'vn Iudas.


      Les démons, tournant leurs batteries, l'entretiennent désormais dans ce désespoir et tentent de l'amener à mourir de leurs mains. De peur d'être diffamée parmi les hommes, et peut-être mise à mort par autorité de justice, elle se prête à leurs tentatives. Elle leur donne sa ceinture, pour être par eux étranglée; ce moyen ayant échoué, ils l'excitent à se trancher la gorge. A chaque essai, une présence invisible s'oppose. « il y avait dans la place, déclaraient-ils, quelque méchante bougresse », qui la gardait. C'était, nous l'apprendrons plus loin, sainte Marie-Madeleine, de qui l'action commence secrètement, et se poursuivra en s'accentuant jusqu'à la complète délivrance de la possédée. Mais les diables gardent sa ceinture monastique pour l'étrangler, elle y consent, à la première occasion.

      Brisée et à bout de forces et ne pouvant déclarer la cause de ce malaise manifeste, elle dut subir la visite du médecin, qui ne comprit rien à son mal et lui prescrivit des remèdes sans effet. A partir de ces événements, le trouble de son âme se laisse deviner. Elle sentait le désir croissant de savoir la vérité du sacrement; mais les démons la « faisaient entretenir les prêtres par disputes », malgré qu'elle en eût. Quand elle communiait, c'était avec tremblement. Elle pressentait que le Sacrement la confondrait un jour.

      Cette alternance de craintes et d'arrogances finit par attirer l'attention des religieuses et éveiller leurs soupçons. C'est ici le lieu de s'étonner que rien n'ait transpiré jusqu'alors. Jeanne avait atteint ses vingt-cinq ans. Ces mystères diaboliques duraient depuis dix ans et plus, dans le cadre d'une vie religieuse commune, sous les yeux et la surveillance des supérieures et des consoeurs. Ce n'est pourtant qu'aux mois de février ou mars 1584 qu'ils finissent par être découverts.

      On s'aperçut donc qu'elle ne vivait point comme chrétienne et religieuse. On la retint à la maison et l'on chercha à la remettre en paix avec Dieu. Sa santé s'altérait et son caractère encore plus. (Discours, p. 123-125; p. 119-121.)

      Et estant venue au dernier Caresme, donc les Pasques ensuiuants, ie fus mise ne l'Eglise, ie blasphemoy Dieu, & maldissoy pere, mere, & le jour & l'heure qui m'auoit iamais mis au monde; & menoy la plus malheureuse vie que ie n'auoy encor iamais faict: Et ne cerchoy aultre moyen que de moy desesperer, ou noyer, si i'eusse sçeu trouuer le moyen & la puissance. Et me nourrissoient tout ce temps, de toute viande desreiglante contre l'Eglise. & ne me permettoient de suiure les religieuses à leur table, mais m'emmenoient en grenier ou chambre, arriere ou autres, emplir mon corps de ce qu'ils me donnoient. Les Religieuses me voyant en telle fasson, & d'vne couleur plus morte que viue, (car ils laissoient mon poure corps destitué de toute nourriture humaine, seulement le conseruans de choses diaboliques) auoient compassion de moy: & m'attiroient par doulces parolles. Mais mes responses leur estoient si insupportables, qu'elles ne les sçauoient soutenir. & estoient constrainctes de moy laisser telle que i'estoy. Et comme i'apperçeuoy & consideroy que i'estoy abusée des diables, & gouuernoient tout mon corps, pensoy qu'il n'y auoit au monde nul remede, pour m'en pouuoir retirer: Car ie pensoy les choses passées en mon endroit estre grandes. Et voyant que par la grace de Dieu, Monseigneur le Reuerendissime estoit venu vne fois pourmener en nostre maison, i'eu deliberation de moy retourner enuers luy, pour auoir ayde & secours. Mais toutes les fois que ie venoy en sa presence, & au lieu là où qu'il estoit, me changeoient ma veuë, & me le faisoient voir horrible & espouuentable; me disans, qu'il me feroit endurer plus de tourmens, que iamais ie n'auoy enduré d'eux: & que quand ie declareroy tout ce que ie vouldroy, ne me rendroient iamais les lyens qu'ils auoient de moy, par où ils pourroient monstrer que i'estoy du tout à eux. & me disoient, que i'estoy des-ja plongée au plus profond des enfers: me monstrans (me sembloit-il) vrayment le gouffre d'iceluy; & pur vn chacun peché, les peines qu'ils me feroient porter: c'est, qu'ils m'auallarent [me plongèrent] en vne profondité là où qu'il y auoit feu, soulphre ardant, & tenebres, & vn flairement puant & abominable: & me monstrans leur grand meschant Lucifer, & multitude d'autres diables, lesquels tourmentoient les poures ames pleins de feu, avec queuues meschantes & venimeuses, serpens, desquels m'en feirent aualler vn auec furie, pource que le iour du blanc Ioeudy [Jeudi-Saint] i'auoy reçeu la Communion, & auoy refusé la leur qu'ils m'auoient presenté. Lequel serpent me tourmentoit si extremement, que derechef ie consentis de moy remettre encor auec eux, affin de m'oster les doleurs qui estoient insupportables: car ils ne me laissoient point auoir de repos nuict ny iour. Estant en ce gouffre, i'oioy ces poures ames qui ne cessoient de crier & lamenter incessamment. Voilà où ie fusse maintenant, si Dieu par sa bonté n'eust eu misericorde de moy. Lequel bien tost apres permit, que i'ay esté assistée & aydée, par la puissance qu'il a laissé en son Eglise. Voilà donc les lyens & la tyrannie de ces meschans diables, que i'ay touché par escript. lesquels de leur propre malice m'ont sollicité, & non point par fantasies. Mais ie confesse que de mes propres membres i'ay faict & exercé les pechez. confessant & recongnoissant grandement la puissance de Dieu en son Eglise. lequel m'a retiré de ceste meschante & cruelle captiuité, en laquelle toute ma vie ils m'auoient tenue.

      Jeanne Fery fut manifestement l'objet d'une indulgence particulière de la part des religieuses et des autorités ecclésiastiques. Cela pourrait s'expliquer par l'influence de sa grand'tante, Jeanne Gossart, qui était mère maîtresse de ce couvent, à l'époque précisément où le secret commença à se découvrir. Il fallut cependant en référer à des prêtres, et la religieuse fut « trouvée et aperçue empêchée et possessée des malins esprits » et présentée à l'archevêque, comme on l'a vu plus haut. Celui-ci résidait à Mons depuis plusieurs années, sa ville épiscopale étant aux mains du parti protestant depuis 1579. les Berlaymont possédaient à Mons, tout proche du couvent des soeurs noires, un hôtel où l'archevêque s'établit. Il lui était donc facile de suivre de près le cas de la religieuse. Par son ordre et sous sa direction, on entreprit de délivrer la patiente, au moyen des exorcismes en usage dans l'Église. On espéra aussi, comme en d'autres cas analogues à cette époque, y trouver des arguments apologétiques en faveur de l'Église catholique et de la foi chrétienne. (Cette préoccupation apologétique se fait jour dans les délibérations de l'archevêque avec son conseil, le 25 novembre 1585. Discours, p. 88 s.; p. 85. Des intentions de même genre animaient les exorcistes en d'autres cas semblables. On peut lire là-dessus les justes remarques de Bremond, Histoire littéraire du Sentiment religieux en France, t. V, p. 184 ss.)


LES EXORCISMES


      Dès le surlendemain de sa présentation à l'archevêque, 12 avril 1584, Jeanne Fery fut soumise aux exorcismes; les séances se succédèrent nombreuses, avec des interruptions plus ou moins longues, jusqu'au 12 novembre 1585. ils sont coupés de retours offensifs des démons et de rechutes de la patiente. Ils progressent cependant, grâce à l'intervention mystérieuse et répétée de sainte Marie-Madeleine, et à celle, fréquente aussi et directe, de l'archevêque. Il n'est pas de notre sujet d'en suivre le récit minutieux et précis qu'en ont rédigé les exorcistes eux-mêmes. Nous n'y cherchons que les éléments qui nous permettront de mieux comprendre la religieuse et de pénétrer, s'il se peut, la nature intime de ces phénomènes.

      Une première remarque que nous sommes amenés à faire est la suivante: il y a harmonie générale entre les deux Discours. La différence des styles est frappante et nous rassure pleinement sur l'authenticité de l'autobiographie de Jeanne Fery. Les exorcistes se sont bornés à mettre en marge leurs notes pour préciser des dates et des noms que Jeanne avait négligé de donner, ou pour marquer la suite et les passages notables du récit.

      Relevons cependant cette divergence: les démons innommés dans l'autobiographie, les deux premiers, Cornau et Gara, disent leur nom dans les exorcismes; et vice-versa, ceux qui sont nommés dans l'autobiographie, Traître, Hérésie, Art magique, etc., ne le sont pas au cours des exorcismes. Ce qui ne paraît pas avoir arrêté les rédacteurs du Discours, qui étaient les exorcistes eux-mêmes.

      Cette remarque faite, comment procéderons-nous dans l'examen critique et la comparaison des diverses phases des exorcismes? Le mieux sera sans doute d'aller de l'extérieur à l'intérieur, de commencer par ce qui laisse une trace objective, contrôlable par les sens, comme ces billets ravis par les démons et restitués par eux, pour aborder ensuite et progressivement les phénomènes de plus en plus intimes dont la patiente seule peut nous donner la description, son amnésie, les interventions surnaturelles de sainte Marie-Madeleine, ses extases. Cette marche nous écartera de l'ordre chronologique des faits. L'inconvénient ne sera pas considérable puisque, aussi bien, tout se ramasse en une année et demie.

      Un des premiers soucis des exorcistes fut de se faire rendre, pour en libérer la religieuse, les pactes écrits qui la liaient aux démons. Les uns étaient dans son corps, les autres avaient été emportés par eux et cachés. Le procédé employé par les exorcistes pour rentrer en possession des premiers fut d'imposer sur la tête de la patiente, soit une hostie consacrée, enveloppée dans un corporal, soit une relique, soit un flacon des saintes huiles. Ce moyen réussit. (Discours, p. 18; p. 16). On ne nous dit pas de quelle manière ces billets sortaient du corps de la patiente. Ce qui advint du billet de sainte Marie-Madeleine et de la balle d'arquebuse, porte à croire qu'ils furent dégorgés par elle. Les autres obligations, que les démons gardaient « hors de son propre corps » furent retrouvées en des endroits désignés par l'exorciste au démon, au cours de ses adjurations. Ce dialogue se faisait par le truchement de Jeanne, qui n'ignorait donc pas quel endroit était désigné. On put ainsi détruire successivement dix-huit obligations signées. Regrettons que le texte ne nous en soit pas donné.

      Les hosties consacrées furent remises « divinement et honorablement ». Tandis qu'elles approchaient dans la nuit, les démons criaient par la bouche de Jeanne: « Voici qu'on les rapporte! Elle sont en chemin. Nous sentons qu'elles approchent... » Et réitérèrent ces propos plusieurs fois, durant l'espace d'une bonne demi-heure: contournant d'une cruauté inusitée tous les membres de la pauvre religieuse, la rendant (quant à la face) privée de tous linéaments, couleur et figure humaine. Ce qui était chose très hideuse à regarder. » C'était le 5 juillet 1584, vers les huit à neuf heures du soir. Sept hosties furent ainsi rendues, « entre lesquelles, il était une, laquelle avait été percée d'un coup de couteau au côté, y ayant à l'endroit de la perçure, une tache de sang ». D'autres furent remises le 5 septembre, les dernières quelques jours après. (Discours, p. 19 ss.; p. 17 ss. Il faut louer la discrétion des exorcistes montois, bien différente de l'exhibitionnisme fréquent à la même époque. Ces hosties furent discrètement consommées par Maisent à la communion de sa messe, les linges qui les enveloppaient furent brûlés par lui et les cendres jetées dans la piscine de la sacristie, avec les épingles qui les avaient tenus. Mais la relique de la vraie croix fut conservée et l'on s'en servira pour « mater et chasser d'elle autres diables ». On ne songea pas à présenter au public de nouvelles hosties « miraculeuses ». De même, les exorcismes ne furent jamais faits en public, mais généralement dans la chambre de la religieuse et en présence d'un petit nombre de témoins qualifiés.)

      D'autres objets encore furent restitués par les diables. Ainsi « deux médailles antiques, l'une d'argent et l'autre de cuivre, qui étaient des représentations d'aucuns idoles qu'elle adorait (dont l'un était nommé Ninus) », notent les exorcistes. Jeanne s'explique de façon différente. Ce Ninus était une image étrange; et les diables lui firent faire elle-même une autre image, « laquelle image, dit-elle, a été brûlée et consumée par les prêtres ». (Discours, p. 108 s. et 29; p. 105 et 27). L'accord laisse à désirer.

      Fut rendue aussi la ceinture qui devait servir à l'étrangler (Discours, p. 119 ss. Et 29; p. 116 ss et 27.), ainsi qu'une mystérieuse « balle de plomb d'arquebuse », qui retiendra plus loin notre attention.

      D'autres phénomènes, extérieurs eux aussi, semblent attester la réalité objective des possessions et l'intervention d'un agent supérieur à l'homme et aux forces de la nature, telles, les mutilations sanglantes que les diables lui avaient infligées, « la coupure de quelques pièces des parties nobles ».

      Le lecteur se rappellera ici que la patiente avait requis de « lui donner nouveaux diables, pour garder et consolider les endroits de son corps intéressé; afin qu'elle ne s'épuisât de son sang ». Quand ils furent adjurés de quitter la possédée, ils dirent que s'ils étaient « forcés de rendre le ligne et les pièces [de chair], et abandonner la Religieuse, ... elle mourait infailliblement à l'instant ».

      Cette menace jeta les exorcistes dans la perplexité. Après délibération avec l'archevêque, ils tombèrent d'accord entre eux « d'entreprendre le combat contre les susdits malins; et assignée l'heure, qui furent les huit du soir [le 20 octobre 1584] : au son desquelles ledit Mainsent, accompagné de M. Jacques Joly, commencerait en la chambre de la Religieuse les conjurations: et le Seigneur Archevêque à même heure, en sa chambre, malade, userait aussi des mêmes exorcismes. Et pour le signe visible de leur département, il désigna la rupture d'un carreau de la première verrière voisine à la cheminée de la chambre où était ladite Religieuse, en son cloître ».

      Les démons furent ainsi « contraints... rapporter le ligne teint de sang, auquel étaient les trois pièces de chair enveloppées, et les remirent au lieu désigné... Et les six heures du matin approchantes, sortirent hors, et rompirent pour signal, le carreau désigné ». Mais la fille demeura malade trois semaines ou davantage, « pour l'intérêt qu'ils lui avaient fait par dedans le corps, tant par les plaies anciennes, que par les fraîches et nouvelles qu'ils lui firent à leur département... jetant... grande quantité de sang, et pièces de chair pourrie. Et d'icelles coupures est survenu un accident fort étrange, qu'elle a porté en certaines parties de son corps, un an et vingt-trois jours, avec continuation de douleurs ». (Discours, p. 27 ss.; p. 25 ss.)

      La patiente ne voulut d'une année découvrir son mal. Au début de novembre 1585, elle fut enfin forcée, « pour la véhémence et impétuosité desquelles douleurs... mander le ... Docteur Cospeau, et femmes à ce entendues, pour trouver, par moyens ordinaires et naturels, quelque allègement. Lesquelles après avoir entre elles connu le mal, ... dirent, l'accident être mortel et incurable... On pensait qu'en peu de temps (voire par le dire des expérimentés) entre l'espace de trois à quatre heures, elle partirait de ce monde. Toutefois, par l'invocation de sainte Marie Madeleine, (après avoir jeté hors de son corps, avec l'urine, vingt pièces de chair pourrie, qui rendaient grande puanteur) l'impétuosité et véhémence des douleurs s'apaisa, et fut rétablie en son état, ne restantes que les douleurs accoutumées ». (Discours, p. 73 s.; p. 70. L'accident subi « aux parties nobles » ne fit qu'empirer durant l'année, et aboutit à une crise finale qui dura trois jours et qu'on décrit comme suit: « il la contraignit retenir le lit: vomissante trois jours, et crachante sang continuellement, ne pouvante avaler ni liqueur, ni substance aucune... » Le cas fut constaté par le médecin « et femmes à ce entendues » uniquement en cette circonstance, de sorte que nous ne sommes pas pleinement rassurés sur ce qui précéda.)

      Elle fut guérie complètement au grand exorcisme final du 12 novembre 1585. « Sentit soudain, que les parties de son corps, (lesquelles pour le coupement d'aucunes pièces avaient été avec continuelles douleurs, disjointes et séparées l'une de l'autre, l'espace d'un an et 23 jours) se remirent en leurs lieux naturels; et se réunirent par ensemble, dont à l'instant se trouva dudit accident entièrement guérie ». (Discours, p. 82; p. 79.)

      Relevons encore d'autres phénomènes qui firent croire à l'intervention diabolique. En mai 1584, « elle jeta par la bouche et narine, extrême quantité d'ordures et punaisies: si comme pelotons de cheveux, et plusieurs petites bêtes en forme de vers velus. Dont toute la place était remplie de puanteur ».

      D'autres fois, « les... malins l'emplissaient de vermines venimeuses, dont la respiration se trouvait infecte et puante ». Un peu plus tard, pour contrarier les jeûnes que l'archevêque lui avait imposés, « les susdits malins lui apportaient à la vue et présence des... assistants, de la chair crue de charogne, et à l'instant remplissaient la bouche de ladite pauvre affligée de sang foity (gâté) et pourriture, dont issait (sortait) telle puanteur, que n'était possible la comporter ». Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1584, à l'expulsion du diable Cornau, son premier possesseur, celui qu'elle appelait son père, « il jeta par la chambre des pois de sucre ronds, nommés anys d'Alexandrie, lui emplissant aussi des mêmes drogues, la bourse qui pendait à sa ceinture ». (Discours, p. 11, 13, 16 et 32; p. 10, 11, 15 et 30.) Ce fait pourra sembler plus explicable que les précédents.

      Il n'y a pas lieu d'insister beaucoup sur les tourments subis par la patiente, cris, spasmes, convulsions, arrêts de la respiration, raideurs épileptiques, fugues nocturnes et tentatives de suicides. Ces suicides manqués, dont l'un dans un ruisseau sans profondeur qui coulait au fond du jardin conventuel, purent toujours être empêchés par l'intervention opportune des religieuses accourues à temps... et sans doutes attendues. Le 10 mai 1585, ramenée au couvent contre l'avis donné par la sainte protectrice, elle chargea de coups de poings et de coups de pieds l'archevêque, Maisent et d'autres ecclésiastiques, avec une telle violence qu'ils se crurent en péril de leur vie. Tout cela épouvantait les assistants et leur donnait le sentiment d'une intervention plus qu'humaine. A distance, nous en jugerons peut-être autrement.

      Un phénomène fit grande impression sur les exorcistes et confirma puissamment à leurs yeux le caractère surnaturel des possessions, une sorte d'amnésie et d'aphasie qui réduisit la patiente à l'état d'enfance. Jeanne en subit l'effet pendant une grande partie de cette période et au-delà.

      Déjà au début, ce phénomène s'était produit, mais de façon passagère. Les démons « la rendirent un jour entier et une nuit simple et badinatre, privée de connaissance de toute créature, excepté qu'elle reconnaissait sa garde: ayant en horreur tout ce qu'on lui représentait... Davantage, la rendirent quelque temps muette, pleurante continuellement ». (Discours, p. 14; p. 13)

      Ce fut bien pis quand il s'agit d'expulser ses premiers démons. Ils lui disaient « que s'ils étaient contraints de l'abandonner tous, elle demeurerait en ignorance: parce qu'elle savait en quel âge elle avait été surprise, et que toute la science qu'elle avait, venait d'iceux, et la quittant, qu'ils reprendraient la susdite science avec eux, et par ainsi demeurerait ignorante ». Son état mental redeviendrait donc ce qu'il était avant la possession, de deux à quatre ans. Cette menace lui fit grand'peur.

      Quand vint le tour du diable Cornau, son premier possesseur, son « père », ces menaces lui furent redites. « Doncques pleurante amèrement et se lamentant, dit à genoux pliés, au susdit Mainsent, je vous prie, laissez-moi pour le moins celui-ci seul, afin que je ne tombe pas en simplesse ». Pour la consoler de perdre celui qui se disait son père, le chanoine lui promit qu'il lui serait un père. « Me serez-vous donc père? Mainsent répondit que oui et à ce faire s'obligea vers elle, donnant la main en signe d'assurance. Et l'obligation reçue et acceptée d'une part et d'autre, la Religieuse renonça d'un bon coeur, et pour toujours, son père Cornau ».

      De ce moment, « la Religieuse fut remise en vraie simplesse d'enfance, et rendue ignorante de la connaissance, tant de Dieu que des créatures: ne pouvant prononcer d'autres paroles, que, Père Jean, et, Belle Marie » (Le chanoine avait Jean pour prénom; Marie est Marie-Madeleine.) Quelques moments après, « la fille dit, démontrante encor par le doigt sainte Marie-Madeleine à ses environs, Marie, Grand-Père. Lors Maisent craignant qu'il n'y eut un diable appelé grand-père, comme le maudit Cornau avait pris le nom de père; la pressa de dire, quel était ce grand-père qu'elle réclamait. Répondit, Louis. Quel Louis? Elle hésitante et ne le sachant, s'adressait vers l'apparition, disant, Marie, Marie. Ce que voyant Mainsent, lui dit: Demandez à Marie. Incontinent, comme ayant obtenu réponse, elle ajouta, Luis Archevêque. Lors Mainsent entendit que la bonne Dame lui donnait le Seigneur Archevêque pour son grand-père ». (Discours, p. 23, 33-36; p. 21, 31-34.)

      On dut lui rapprendre ses prières et les premiers éléments de la religion; on lui enseigna aussi à lire, mais non à écrire, de peur qu'elle s'en servît pour se lier de nouveau avec les démons. Le lendemain, on la mena à la messe. Marie-Madeleine lui apparut derechef, ce que la religieuse donna à entendre, « la démontrait avec le doigt, disant, belle Marie ». Mais « la messe achevée, elle dit à haute voix, et fort parfaitement en latin, Maria ergo unxit pedes Jesu (Marie a oint les pieds de Jésus)... Remise en la chambre... ne pouvant parler, démontrait par divers signes, qu'elle désirait avoir le tableau, auquel était dépeinte l'image de sainte Marie-Madeleine... Lequel étant apporté, donna grand signe de liesse. Et commença (comme les enfants jouent avec leurs poupées) l'habiller et vêtir de petits drapeaux, la joignante à son sein, comme si elle eût voulu donner le tettin ». (Discours, p. 35-37; p. 32-35.)

      Le 15 novembre 1584, elle montra qu'elle avait un battement pénible à la tête, « mettant la main à son front et disant, Doucq, doucq ». On la mena à l'évêque qui lui donna sa bénédiction. A l'instant, le battement et la douleur prirent fin. Elle dit, « en son infantile langage, Grand-Père, plus doucq doucq ». Un peu plus tard, le 18 du même mois, « continuant la Religieuse de parler imparfaitement, ne cessait montrer sa langue avec son doigt »; elle fut conduite devant l'évêque qui la bénit. Aussitôt « ladite Religieuse en un instant reçut la parfaite parole, et dit: Grand-merci, grand-père, vous m'avez rendu une langue ». Non contente de cela, elle fit signe qu'elle désirait que tous ses membres fussent bénis de même. L'évêque la bénit d'une seule bénédiction, et ses membres furent aussitôt restitués en leur entier, et elle dit: « Grand-merci, grand-père, vous m'avez rendu une tête et des jambes », et elle put marcher aisément. Mais quand on l'interrogeait sur les événements de sa vie passée ou sur les interventions de sainte Marie-Madeleine, « elle répondait sagement et pertinemment, donnant résolutions à toutes difficultés, qui pourraient tant pour l'avenir se représenter, que pour le passé ». Il en fut ainsi quand elle entreprit de faire à l'évêque sa confession générale. (Discours, p. 40-43; p. 38-42)

      En tout cela, l'évêque et les exorcistes virent une preuve manifeste des opérations diaboliques, ou des interventions surnaturelles. L'inspiration divine leur sembla plus évidente encore lorsque, le 25 novembre, avertie par sa protectrice céleste du projet que venaient à l'instant de débattre et de décider l'évêque et ses conseillers, de mettre par écrit le récit de cette laborieuse délivrance, et engagée par elle à écrire de sa propre main sa relation autobiographique, elle rédigea, elle à qui on n'avait pas rappris à écrire, la longue relation dont on a pu lire plus haut le résumé et des extraits. (Discours, p. 88 s., 130 s.; p. 85 s., 126 s.)

      Il est temps d'aborder de front cette intervention que nous avons déjà plusieurs fois notée au passage, élément capital de toute l'histoire. Sainte Marie-Madeleine pénitente se constitue le défenseur et la conseillère de Jeanne. Rien n'en est perceptible que par les paroles et le témoignage de Jeanne. Les démons sont les premiers à la subir. Par la bouche de Jeanne, ils la dénoncent en termes injurieux: « la bougresse » les empêche d'accomplir toute la malice de leurs desseins. Jeanne en avait une image dans sa chambre. Elle est favorisée pour la première fois de sa vision le 10 avril 1584, au moment où l'archevêque lui donne sa bénédiction. Les dispositions de la religieuse n'étaient alors rien moins que bonnes. La sainte se présenta pour recevoir à sa place et pour elle, la bénédiction épiscopale. Sommés de déclarer par les mérites de quels saints ils seraient chassés, les démons la désignent. C'est à elle que recourent les religieuses et les exorcistes dans toute passe difficile. Elle soutient, instruit et encourage la possédée. Le 25 août 1584, elle lui parle pour la première fois (Discours, p. 5 s., 24; p. 4 s., 22), et dès lors ses interventions se multiplient et se font plus précises. Mais dès cette première fois que la sainte parla, elle « lui commanda... prendre plume, et écrire ce qu'elle lui dicterait. Ce qu'elle fit au même instant », la sainte lui guidant la main, tant pour écrire que pour signer du signe de la croix. La sainte ajouta que ce billet « serait mis divinement sur son coeur, et que de bref ferait rejeter tous les autres liens qui y restaient encore de tous les diables », et il en fut ainsi, comme le constatèrent les exorcistes. Mais ce billet resta ignoré d'eux jusqu'au 13 novembre suivant. Ce jour-là, comme elle souffrait d'un battement de coeur tout particulier, on décida de la plonger dans un bain d'eau grégorienne, on l'y maintint la tête sous l'eau aussi longtemps qu'elle y pouvait rester naturellement. « Et la laissant en après respirer, advint, que ayant la tête hors de l'eau... ouvrante sa bouche fort large, fut aperçu, entre la langue et le palais, un gros billet de papier... le contenu duquel était tel, et en cette façon écrit. (Discours, p. 25, 39; p. 23, 36 s.)


In nomie Domini + nostri Iesu Christi curcifixi.

      Par la malediction du pere a esté cest enfant mis en la puissance du diable, E seduict de luy en enfance, lequel ie vous ay monstré: mais par la puissance divine, laquelle ne mesle la malice de l'homme, avec l'innocence de l'enfant: E à fin de magnifier sa gloire en elle, à fin que la louange par tout s'extende, E la bonne garde de Marie Magdaleine, laquelle vous rend auiourdhuy Ieanne Fery libre de la possession de tous les diables, la rendant auiourdhuy en la charge E nourriture, par la volonté de Dieu, de Loys de Berlaymont Archeuesque de Cambray, en quel lieu E place là où qu'il soit E sera toute sa vie: à fin qu'elle fust affanchie contre ces diables lesquels iusque icy l'ont vexé: E qu'elle fust apprinse E endoctrinée seurement en la louange de Dieu, en laquelle est ignorante, E comme cestuy qui doibt respondre de sa conscience deuant Dieu.

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      Comme ce billet, « mis divinement sur le coeur », passa intact dans la bouche, c'est un problème... Laissons-le pour remarquer ces mots: « la rendant aujourd'hui en la charge et nourriture, par la volonté de Dieu, de Loys de Berlaymont, Archevêque de Cambrai, en quel lieu et place là où qu'il soit et sera toute sa vie ». Les moins sceptiques admettront malaisément qu'une telle consigne ait été donnée de par Dieu. Ceci nous amène à examiner le rôle de l'archevêque dans toute cette affaire.

      Louis de Berlaymont appartenait à un des plus illustres lignages Pays-Bas. Né en 1542, il avait été fait dès 1570 archevêque et duc de Cambrai, antique siège des Pays-Bas. Dans les troubles politiques et religieux de ce siècle, sa famille jouait un rôle important du côté du prince légitime et pour le maintien de la religion romaine. Cambrai étant tombé aux mains des protestants, il s'était établi à Mons depuis quelques années. Il montrait une bienveillance toute particulière au couvent des Soeurs Noires. Comme sa mère, Dame Marie de Berlaymont, il voulut avoir son tombeau dans leur chapelle de Saint-Jean-Décollé. Aujourd'hui encore, les épitaphes rappellent leur vie et leurs mérites. Aussi n'est-on pas surpris de trouver son nom dans le Nécrologe du couvent, avec cette mention: « Grand bienfaiteur et bon ami ». (Nécrologe cité, 15 février 1596, p. 26. Son monument est encore conservé chez les Soeurs Noires de Mons, avec une épitaphe qu'on trouvera dans DEVILLERS, p. 36. Sur Berlaymont, efr Dict. hist. et geogr. eccl., t. VIII, p. 507 s. Je remercie M. S. Thomas, qui prépare une étude sur les Berlaymont et a bien voulu me donner quelques renseignements précieux.)

      Dès avant les exorcismes, Jeanne se sentait attirée vers lui. « Voyant que par la grâce de Dieu, Monseigneur le Révérendissime était venu une fois promener en notre maison, j'eus délibération de moi retourner envers lui, pour avoir aide et secours. Mais toutes les fois que je venais en sa présence, et au lieu là où qu'il était, [les démons] me changeaient ma vue, et me le faisaient voir horrible et épouvantable », de sorte qu'elle n'osa l'aborder. (Discours, p. 124; p. 120)

      L'évêque était d'un caractère bénin. Quand on lui présenta la possédée, il l''accueillait avec bonté et la bénit, et dès lors prit à coeur sa délivrance. Son intervention fut souvent décisive. Un remède employé avec le plus de succès par les exorcistes et dès les premiers jours consistait à baigner la possédée dans l'eau « grégorienne », que seul l'évêque a pouvoir de bénir - il est bien évident que la possédée ne l'ignorait pas. On en faisait aussi de larges aspersions dans la chambre où elle se tenait. « Ils avaient expérimenté, que par ladite eau tous les liens qui environnaient le coeur, étaient sortis ». (Discours, p. 38; p. 35) C'est lui encore qui, en avril ou mai 1584, présida la cérémonie de l'abjuration; lui-même signa le symbole et la fit signer après lui.

      Après quoi, vers le 20 mai, il se rendit en son château de Beauraing, laissant le soin de poursuivre les exorcismes à Mainsent et Joly (Discours, p. 8, 12; p. 7, 10); il en revint, fort malade, en octobre suivant. Et c'est peu après son retour que le billet ci-dessus reproduit fut trouvé dans la bouche de la patiente.

      C'est à lui encore que Jeanne fit sa confession générale, le 21 novembre, en se servant d'une relation qu'elle avait écrite précédemment et dont elle éclaircit les points douteux. Ce fut long, « à cause de la débilité de son cerveau ». Le lecteur reconnaît cette sorte d'amnésie dont elle souffrit plusieurs mois. Enfin, « à onze heures et demie de nuit, montrante grand signe de repentance de ses péchés, et jetante de ses yeux abondance de larmes, reçut du Seigneur Archevêque la plénière absolution ». (Discours, p. 44; p. 42. Cette première relation est différente de celle qui est publiée dans le Discours; elle n'a pas été conservée. C'est une confession écrite rédigée pour l'archevêque et les exorcistes. Jeanne l'avait rédigée bien avant d'être réduite à l'état d'ignorance par le départ de ses premiers occupants. Cette confession fut lue en sa présence et en la présence de l'archevêque, par le chan. Mainsent. « Où il y eut difficulté au discours, elle la purgea fort pertinemment, étant tout le temps de la confession en fraîche mémoire des choses passées, et bon entendement et vif sens, sauf que pour la débilité de son cerveau, ne pouvait long espace de temps, vaquer à l'audition de la lecture... Dont fut nécessaire, distribuer le jour en diverses heure, ... et prendre de la nuit », parce qu'il fallait, d'après ses dires, que tout fût achevé ce jour-là. C'est elle qui avait réglé date et manière de procéder, en alléguant les révélations de sainte Marie-Madeleine.)

      Et de ce jour, pour obtempérer aux injonctions du billet, elle « fut retenue en sa maison [de l'archevêque], avec soeur Barbe Devillers sa garde ». Ce séjour prolongé d'une jeune religieuse dans la maison de l'archevêque, quoique « ce lieu étant ordonné par Dieu », ne laissa pas de surprendre. Les rédacteurs du Discours se voient forcés de le justifier (Discours, p. 44 s.; p. 42 s. On explique de même pour quelles raisons l'évêque se chargea lui-même d'enseigner la doctrine chrétienne à Jeanne Fery, p; 58 ss.; p. 55 ss.). Dès le 5 janvier suivant, l'évêque jugea bon de la renvoyer en son couvent; pour satisfaire, du moins en partie, aux obligations qui lui étaient faites, il traita avec la Mère du couvent pour les dépens de sa bouche. Mais la religieuse ne put ni dormir ni manger; la nuit venue, elle subit de grands tourments, « et malgré toutes ces douleurs, elle ne cessait de dire: O Marie, vous le pouvez faire s'il vous plaît ». Marie-Madeleine lui était apparue la veille, et son apparition l'avait jetée dans l'extase et la défaillance. Elle lui avait dit: « Jeanne, dites à votre grand-père (l'archevêque), qu'il a encouru l'indignation de Dieu, de vous avoir ici renvoyée; car ce que Dieu commande, il faut nécessairement qu'il soit accompli. Et ne peut être ignorant qu'il n'a charge de vous, par l'écrit qu'il a reçu. Et ayant demeuré en sa maison l'espace d'un an, serez rendue libre comme soeur Barbe ». Le billet, à le bien comprendre, exigeait davantage: « toute sa vie », était-il écrit. (Discours, p. 47-50; p. 46-49).

      Suivons attentivement les événements de ces journées. Le Discours nous en fournit tout le détail, qu'on jugera sans doute du plus vif intérêt. La religieuse, après s'y être refusée d'abord, confia la vision et les paroles de la sainte au chanoine Mainsent; celui-ci en fit rapport à l'archevêque, « qui écouta le tout fort patiemment. Mais comme il estimait avoir satisfait à tout ce dont il pouvait être chargé par le billet, ne voulant exposer son honneur en hasard, retirant une religieuse de vingt-cinq ans hors de son couvent, pour la loger en sa maison », il crut s'acquitter en lui « envoyant viande de sa maison, et pour la nuit un prêtre qui la garantirait des malins ». Ce qui fut fait. Mais, malgré la présence du prêtre, ses tourments furent tellement redoublés qu'elle ne put avoir aucun repos.

      Le lendemain, l'archevêque, prévenu, tenta une double expérience. Il vint lui-même au couvent, vit la religieuse, lui donna des mets de sa table, dont elle prit quelque peu. « Voulant en outre savoir ce qu'était de son dormir, la fit coucher avec ses accoutrement, en présence (d'un prêtre) et sa garde. Mais elle entra en un tel travail, que à cet instant ou la voyait tellement se changer pour la véhémence des douleurs... que le Seigneur Archevêque craignant qu'elle n'expirât subitement, fut contrait la retirer du lit. Lequel événement lui causa d'ajouter foi à la révélation, et se résoudre de la retirer en sa maison. »

      Mais cette fois, ce fut la religieuse qui fit difficulté, « espérante toujours que par l'intercession de sainte Marie-Madeleine, elle obtiendrait changement de l'arrêt divin ». Ses résistances durèrent jusqu'au surlendemain, 8 janvier, vers les autre heures du soir. Entrée dans l'appartement de l'évêque, elle demanda à manger, mangea de bon appétit et, s'étant assise sur une chaise, commença à dormir d'un fort bon sommeil; « remise sur son lit en sa chambrette, dormit toute la nuit ». (Discours, p. 48-51; p. 45-49)

      Quelque temps après, elle se trouva onze jours durant dans l'impossibilité de manger ou de boire; elle assurait qu'elle sentait dans son corps quelque chose qui rejetait la nourriture et lui serrait l'orifice de l'estomac. Le médecin n'y entendit rien, la fille s'en prit à l'évêque. Celui-ci se douta de quelque nouveau maléfice, prit l'étole, fit des conjurations, lui donna à boire de longs traits d'eau grégorienne. La patiente alors, « jetant des cris fort grands et lamentables, vomit en un bassin d'argent (le Seigneur Archevêque tenant ses doigts sacrés en la bouche) une balle de plomb d'arquebuse appelée mousquette, accompagnée d'un crachat sanglant. Et à l'instant la Religieuse fut libre des douleurs qu'elle avait... endurées ». (Discours, p. 54; p. 51.)

      Ce que l'évêque avait craint se produisit. Au début de mai, il fut averti que « plusieurs propos se semaient d'un côté et d'autre, contre son honneur, à raison qu'il tenait cette Religieuse si longuement en sa maison ». Il se décida donc à la renvoyer dans son couvent. Ce qui fut fait le 10 mai 1585. mais tandis qu'il était dans la chambre du couvent que la religieuse venait occuper, « entrèrent les diables en elle, la possédant autant violentement, qu'on l'avais jamais vu auparavant. Qui commencèrent par les membres de la patiente, à charger le Seigneur Archevêque, de coups de poings et de pieds si furieusement, qu'il fut en grand danger de sa vie, iceux criants et hurlants épouvantablement: montrant toujours du bras droit, haussé en signe de menace, l'image de sainte Marie-Madeleine ». Il en fut de même pour le chanoine Mainsent, que l'évêque envoya chercher d'urgence, et pour d'autres ecclésiastiques encore. Alors l'évêque résolut de la reprendre chez lui. « Laquelle résolution par lui prononcée, les diables... sortirent incontinent... elle revint en usage de ses sens,... ne se souvenant de ce que s'était passé ». (Discours, p. 60-63; p. 58-60. On ne peut s'empêcher de croire que le démon a bon dos, et que l'audace de la religieuse croissait à l'expérience de son pouvoir. Il est assez étrange, en effet, de voir les démons se charger, par leurs maléfices, de faire respecter les volontés divines signifiées par Marie-Madeleine, cette « méchante bougresse », comme ils disaient. On verra mieux encore à la Sainte Baume: un diable tenir de longs sermons sur les vérités éternelles pour convertir Madeleine Demandoulx. Cfr François DOMPTIUS, O. P., Histoire admirable de la possession et conversion d'une pénitente... Paris, 1613; et Jean LORÉDAN, Un grand procès de sorcellerie au XVIIè siècle, Paris, Perrin, 1912.)

      le 19 août 1585, (Remarquons la date, deux jours après la mort de la supérieure. Soeur Barbe Devillers, la garde de Jeanne, lui succéderait sous peu. Il lui faudrait dès lors quitter la maison épiscopale pour prendre la direction de la communauté. En cette vision du 19 août, la sainte dit à Jeanne « qu'elle aurait à avertir son grand-père de chose grandement concernante le bien d'autrui, tant particulier que général. » Quelle est cette chose? Le texte ne nous le dit pas; il y a ici un silence calculé. N'étais-ce pas que l'évêque eût à mettre Barbe Devillers en la place de Jeanne Gossart? En vue de quoi, la possédée et sa garde reprendraient leur place au couvent. L'explication est séduisante, et nous mesurons du même coup l'habileté manoeuvrière de Jeanne et le crédit qu'elle avait acquise sur l'archevêque. Discours, p. 69 s.; p. 67 s.) étant en la haute galerie de la maison de l'archevêque, Jeanne « vit une grande clarté: au milieu de laquelle aperçut sainte Marie-Madeleine. Laquelle audit lieu lui dit... qu'elle pourrait être, le jour saint Louis passé, remise en son cloître, sans plus nulle vexation, moyennant quelle fût tenue coiment et apprise comme elle était en la maison de son dit grand-père, et nourrie de sa viande, jusques au terme que Dieu aurait déterminé ». Il fut ainsi fit le 26 août; mais on négligea une condition: au lieu de la tenir coiment dans une chambre tranquille, on la mit au dortoir commun des religieuses. Elle « fut derechef obsessée et extérieurement vexe des malins », sans comprendre pourquoi. Le 1er septembre, sur les douze heures de la nuit, la Sainte apparut et lui révéla la cause de ses maux, disant: « Les choses qui sont estimées petites sont de grand poids devant Dieu ». Mais la religieuse tint la chose pour soi, « pour les difficultés qu'elle expérimentait toutes et quantes fois qu'il lui fallait redire les choses qui lui étaient révélées, à cause de l'incrédulité, et des grandes certifications et assurances que voulaient avoir de son dire, ceux auxquels elle était commise ». Elle fut alors livrée à la férocité des démons. Ils « commencèrent avec crochets de fer (comme il lui semblait) à lui déchirer lentement tout le corps... Se retrouvante en ses extrêmes douleurs, et voyante le sang en si grande abondance couler de son corps », elle prit recours à Dieu et à sainte Marie-Madeleine. Soudain les tourments cessèrent. Elle fit venir Mainsent, qui ordonna une chambre tranquille. « Et par l'application d'eau grégorienne, étancha le sang, adoucit les douleurs, et peu à peu resserra les plaies ». (Discours, p. 70 s.; p. 68 s.)

      Lors de sa délivrance finale, le 12 novembre, quand tout fut achevé, elle déclara à l'archevêque, en lui prenant la main: « Je suis aujourd'hui rendue et remise avec toutes mes Consoeurs, comme vraie Religieuse. Et quant à ma nourriture, ... elle se laisse à votre discrétion, vous en êtes déchargé. Néanmoins, vous aurez soin de ma conscience tous les jours de votre vie ». (Discours, p. 84 s.; p. 80-82.)

      Comme on voit, les interventions de sainte Marie-Madeleine appuient et dirigent mystérieusement celles de l'évêque. La même sainte procura aussi des extases. On peut noter un progrès régulier dans le cours de son action. Sa présence est d'abord ignorée de la patiente qu'elle protège; elle se manifeste ensuite à elle en des apparitions silencieuses (10 avril et 28 juin 1584); le 25 août, elle parle et dicte le billet; elle parle encore aux apparitions suivantes (10, 12 et 13 novembre) mais le 12 elle procure une extase prolongée, et de même le 6 janvier 1585. Ce jour-là, elle lui fit reconnaître dans ses interventions les signes auxquels on distingue les apparitions divines de celles que simule le démon, selon la doctrine traditionnelle dans l'Église. Extase prolongée encore le 12 novembre; Jeanne est avertie de l'heure du suprême combat et de son issue décisive; une autre encore le 6 janvier suivant. Un esprit tatillon remarquera que chaque fois quelque chose trahit l'extase et provoque des questions pressantes. Le 10 avril 1585, par exemple, elle font en larmes et mouille le bréviaire du célébrant qui était au lieu où elle s'appuyait... « Qui fut cause qu'il lui demanda le sujet de son deuil et larmes ». Le 12 novembre, Mainsent l'aperçut ravie en extase, la voyant étendre les bras et joindre les mains par plusieurs fois. Il lui parla et la tira par les bras, mais n'en put tirer aucune réponse. Peu après la religieuse, toujours en extase, prononça quelques versets de psaume, bien adaptés à son cas présent et avec une mimique expressive. Notons à ce propos que depuis quelques mois, l'évêque lui faisait apprendre le psautier sous la direction d'un prêtre. (Discours, p. 57, 75, 69; p. 54, 72, 66.)

      L'extase du 6 janvier 1586, en la chapelle du couvent, resta dissimulée aux assistants, jusqu'à ce que le chanoine Mainsent, sa messe achevée, fut entré de la sacristie à la chapelle. « Lors (elle) jeta un cri triste et dolent, lequel oyant ledit chanoine, se retourna, et vitement se transporta auprès d'elle ». Il la vit la face changée, les yeux ouverts et fixés sur l'image de Marie-Madeleine. Ensuite, elle inclina le corps et rit fort doucement, demeurant toutefois en extase. « Mais incontinent retourna à elle, avec un tremblement de tout le corps, et excessif battement de coeur. » On la ranima. « Lors déclara n'avoir oncques eu plus grande faiblesse... que la présente, et celle de l'an passé, au même jour. Mais toutefois... ces deux débilités ne pouvaient être accompagnées à celle qu'elle eut le 24è du mois de Mai, 1585, quand elle vit notre Seigneur JESUS CHRIST, et sa glorieuse mère. » (Discours, p. 134 s.; p. 129 s.)

      Cette extase du 24 mai lui fut donnée bien à propos, par l'intercession de sa protectrice céleste. L'évêque s'était chargé lui-même de lui enseigner le catéchisme du P. Canisius, il la trouvait d'ordinaire parfaitement docile. Mais quand il en vint au chapitre de l'Eucharistie, il fut fort étonné, de la voir contentieuse contre sa coutume, sans savoir acquiescer à la vérité, et il ne put la convaincre. « Sur les deux heures de nuit, entre somme et veille, elle reçut une très belle vision... Elle voyait une haute échelle dressée vers le ciel, au sommet de laquelle, elle était: et soudain s'apparut un Ange vêtu de blanc... tenant en sa main dextre la sainte Hostie, et en l'autre le Calice, et lui disant: Voici le Dieu des chrétiens, auquel il faut vraiment croire... Et lors le ciel s'ouvrit et vit Notre Seigneur Jésus Christ », successivement dans sa gloire et en divers épisodes de la Passion. « Finalement vit la glorieuse Vierge Marie environnée d'une clarté admirable... » Et pendant son extase, elle proférait « paroles d'un coeur plein de paix, d'amour et d'espérance, protestante... ne plus jamais douter des points principaux... touchant la doctrine du vénérable Sacrement de l'autel ». Sa garde dut la dissuader d'exprimer encore la joie qu'elle ressentait, tant cette vision l'avait affaiblie. Le lendemain elle était incapable de marcher. Mais elle n'eut plus, dès lors, d'objections contre le dogme eucharistique. Cette vision merveilleuse y mettait une fin honorable. (Discours, p. 66-68; p. 63-65. Dans les Révélations de sainte Brigitte, il est aussi question d'une échelle au sommet de laquelle monte un moine pour interroger Dieu sur des mystères. Dommage que nous ne soyons pas renseignés sur les lectures de Jeanne Fery. Birgittae Revelationes, Liber quaestionum.)

      La scène de l'exorcisme final mérite aussi qu'on y arrête un moment l'attention. (Discours, p. 77-78; p. 74-84.) Tout y fut préparé par la religieuse, qui réussit à lui donner une solennité et un pathétique hors pair.

      Ce fut en sa vision du 12 novembre qu'elle fut avertie par sa sainte. « Elle a parlé à moi, dit Jeanne au chanoine Mainsent, et m'a enjoint que je vous aurai à déclarer, que il me reste encore un grand combat: lequel si je sais endurer, que je serai aujourd'hui délivrée. Toutefois pour ce qu'il sera grand, qu'il m'est nécessaire d'être assistée des prières de toutes les Religieuses de céans: lesquelles devront commencer à prier dès à cette heure, jusques à l'heure déterminée de Dieu: laquelle je sais, mais ai commandement de (les) point avertir, jusqu'à ce qu'elle sera venue, et lors je les ferai appeler, afin d'être présentes, durant ledit combat. » Ainsi les curiosités sont tenues en haleine, et les langues auront le loisir de répandre la passionnante nouvelle.

      Elle envoie Mainsent faire rapport à l'archevêque. Elle annonce que ce sera à trois heures de l'après-midi. L'évêque convoque divers ecclésiastiques pour être témoins du dernier combat, met en prières les clarisses. Elle-même fait venir ses soeurs et les envoie prier à la chapelle jusqu'au moment décisif, où elles seront appelées en sa chambre. Celle-ci étant trop petite, on décide de transporter Jeanne « en un lieu plus ample, pour le nombre et la commodité des personnes, qui devaient être présentes au combat. » Elle-même, sur révélation, avertit ses exorcistes de ne se pas adresser par conjurations, aux diables, comme s'ils étaient en son corps, la possédant, ains seulement comme étant à l'entour d'elle en l'air la tourmentant ».

      « Les trois heures sonnées après-midi, connaissant icelle, que c'était l'heure divinement assignée pour encommencer le combat, fit évoquer et entrer toute l'assistance. Et lors, S. Marie-Madeleine... s'apparut, et se mit au pied de sa couche, du côté dextre: où elle demeura sans se bouger ni parler, tant et si longuement que le combat dura. Et le reste de la place fut rempli d'une infinité de diables, pleins de rage et de furie ».

      Un dialogue commence entre eux et Jeanne; on entend celle-ci leur répondre. Elle crie: « On me déchire, on me déchire. » L'évêque tenait devant elle le crucifix, lui suggérant des réponses de confiance et de foi aux mérites du Christ, qu'elle répète. « Après laquelle réponse, fut quelque espace, fardelante sa couverture, sans parler, à la façon des agonisants... Et se reclinante sur l'oreille, demeura coite, quelque temps. Et ainsi le combat prit fin... Lors S. Marie-Madeleine,... s'approcha de la Religieuse et lui dit: Louez Dieu, vous êtes délivrée. Dont la Religieuse joignit ses mains, et dit: Béni soit Dieu, je suis toute guérie. »

      Suit un dialogue avec l'official, avec l'archevêque, par qui elle fait attester la réalité des phénomènes qu'elle a approuvés, des billets qu'elle a rendus. « Plusieurs ont réputé, que ce n'était que folie... Je proteste devant Dieu et devant tout le monde, qu'il n'y avait membre en mon corps, qui n'était lié et obligé » aux diables... Ce sont les propos qui lui avaient été révélés par sainte Marie-Madeleine.

      Comme l'assistance reste ébahie, Jeanne invite tout le monde à rendre grâces à Dieu. On chante le Te Deum, l'archevêque prend l'étole, chante des oraisons, donne sa bénédiction. « Après laquelle, la patiente découvrit à toute l'assemblée, les cicatrices et griffures innumérables, qu'elle avait reçu des diables... et sa chemise pleine de sang. »

      Pour une fille dont on nous dit que « son naturel... était d'entendre et de traiter volontiers choses hautes et grandes », quelle apothéose!


QUE CONCLURE ?


      En achevant cette extraordinaire histoire, le lecteur branle la tête et se demande: Qu'en est-il en vérité? Pour parler plus précisément, deux questions se posent: celle de la réalité des faits ici rapportés, celle de leur caractère diabolique ou surnaturel. Traitons-en tour à tour, autant qu'elles peuvent se séparer.

      Des deux sources réunies dans le livre édité par ordre de Louis de Berlaymont, il saute aux yeux qu'elles sont, au point de vue critique, de valeur très inégale. Le Discours rédigé par les exorcistes emporte la confiance, tout du moins pour la matérialité, l'extérieur des faits. Ils les racontent tels qu'ils les ont vus, ou ont cru les voir.

      Toute autre est l'impression que laisse l'autobiographie de Jeanne. La tendance est manifeste: elle veut se faire croire et convaincre, elle réagit contre ceux qui s'y refusent, ainsi qu'elle avait fait dans ses déclarations à l'exorcisme final. Elle écrit à l'invitation de Marie-Madeleine et sous l'inspiration divine, comme elle le déclare à l'archevêque. (Discours, p. 87-89; p. 84-86.)

      C'est elle qui d'ailleurs a provoqué l'oeuvre même des exorcistes. Dès le repas qui suivit le dernier exorcisme, « déclara en pleine table... les faits principaux, qu'elle avait perpétrés pendante sa possession. Lesquelles se redirent de bouche en bouche », non sans risque de déformation. Et comme, quelques jours plus tard, Mainsent lui reprochait de déclarer publiquement les secrets de sa conscience, elle répondit « qu'elle les pouvait bien publier, comme ayant reçu licence de ce faire, le 12e de Novembre précédent, entre autres choses, que lui déclara alors S. Marie-Madeleine, en sa longue extase: commandant même de bailler de sa part, pareille licence à ceux qui auraient le fait de sa conscience en charge ». Et elle continua de plus belle, « conduite d'un zèle ardent, à l'honneur de Dieu, lequel on ne pouvait empêcher en elle ».

      Ce qui ne laissa pas d'embarrasser l'évêque et ses conseillers. Ils craignaient sagement que ces récits ne subissent bientôt des déformations dommageables. Le 25 novembre, l'évêque décida « de dresser un discours et rédiger par écrit, la vérité nue du fait: non pas toutefois à l'intention de l'imprimer... » Mais ils se trouvaient fort embarrassés, « trouvant l'entreprise fort difficile: parce que malaisément ils se pouvaient ressouvenir des choses passées », et spécialement des pactes écrits par la religieuse. Ils avaient tous été brûlés.

      Une heure et demie après, nous dit-on, la sainte apparut à Jeanne, « étant seule en sa chambrette, ne sachante icelle rien de ce que s'était traité en la maison du Seigneur Archevêque: et lui dit: Ils sont en peine... prenez la plume et écrivez ce que Dieu vous inspirera ». Elle se mit aussitôt à l'oeuvre et l'acheva le 29 du même mois. Elle remit son travail à l'évêque, « déclarante qu'elle avait fait de sa part, le devoir, et qu'il lui convenait faire aussi le sien ». (Comme on a vu, l'évêque et son conseiller ne pensaient d'abord qu'à une relation manuscrite et non imprimée, qui serait communiquée à quelques-uns qui en désiraient avoir l'intelligence ». On ne nous dit pas pourquoi ce premier projet fut modifié et le Discours remis à l'imprimeur. N'est-ce pas l'intervention « surnaturelle » de Jeanne qui les décida?)

      L'évêque et ses conseillers ne doutèrent pas de l'origine surnaturelle de l'écrit qui leur était remis. Jeanne n'avait pas rappris à écrire, depuis que le diables Cornau lui avait enlevé toute connaissance. Cet argument suffit à les convaincre. Produira-t-il le même effet sur un psychiatre d'aujourd'hui? Cherchons d'autre critères.

      Nous avons constaté déjà qu'il y a un accord général entre le récit des exorcistes et les faits qu'elle raconte de sa vie antérieure, et aussi, quelques menues divergences. Douée, comme on nous la décrit, « d'un très vif entendement et bon esprit », elle a pu arranger son récit d'après ce qui s'était passé, pendant ces semaines tragiques, en elle et autour d'elle. Pour les exorcistes comme pour nous, les faits antérieurs étaient incontrôlables. Et nous ne pouvons faire fond sur son témoignage unique.

      Nous sommes donc rabattus sur l'honnête rapport des exorcistes. Ils ont manqué de finesse, malgré les airs qu'ils prennent de refuser d'admettre sans preuves et sans « grandes certifications et assurances » ce qu'elle leur racontait. (Ces « grandes certifications et assurances » étaient purement verbales. Il suffisait à la possédée de renforcer ses affirmations en les répétant et de piquer une crise de souffrances et de sang, pour les amener à se rendre. Au bout de quelques expériences de ce genre, ils ne doutèrent plus. Ils ignoraient l'art d'enferrer la voyante en l'amenant à se contredire par quelques questions innocentes. Cela s'est vu autrefois et s'est vu hier. Il suffit de se reporter à certains volumes de la présence collection pour s'en convaincre.) Ils ne se sont pas rendu compte qu'elle les menait avec une audace et un bonheur croissants. Ils n'ont pas manqué de sincérité. C'est par eux qu'il sera peut-être donné de pénétrer le caractère des faits qu'elle rapporte, les phénomènes qu'elle subit, - ou qu'elle produit, - qu'ils constatent sans bien les comprendre.

      Nous sommes donc autorisés à croire que les faits qu'ils racontent se sont présentés comme ils nous les présentent: déclarations de Jeanne, ses crises douloureuses, ses violences sur l'évêque, les dialogues qui par elle s'échangent avec les démons, cette étrange amnésie coupée de brusques ressurgences de ses souvenirs et de ses facultés. Bref, au cours des exorcismes, les choses se sont passées sous l'aspect qu'ils décrivent.

      Cela suffit-il pour attester la vérité des récits de Jeanne sur ses possessions antérieures? Nul ne le pensera, sans doute, à moins d'admettre, avec Louis de Berlaymont et son entourage, le caractère surnaturel et diabolique des phénomènes qu'ils ont constatés. Abordons cette deuxième question, sans trop nous flatter de la pouvoir résoudre.

      Nous cherchons un indice assez probant de l'intervention diabolique. Leur comportement, tel qu'il nous est décrit par Jeanne, n'a rien qui nous surprenne. En cette fin du XVIè siècle, âge d'or, si l'on ose ainsi parler, des diableries et de la sorcellerie, des histoires de ce genre passionnaient l'opinion, alimentaient les longues causeries du soir dans les maisons et les récréations des religieuses. Jeanne pouvait trouver là un matériel tout préparé, qu'il lui suffisait de mettre en oeuvre. Nous avons remarqué plus haut qu'il n'est pas question de sabbats, du moins en termes explicites. La possédée a pu se rendre compte que c'était dangereux; la justice civile s'en mêlait. Ainsi, vingt-cinq ans plus tard, le jeune Vincent de Paul a pu tirer parti, pour forger la légende de sa captivité tunisienne, des récits qui se colportaient, aux bord du Golfe du Lion, sur les pirates barbaresques. (Qu'il soit permis de renvoyer à des articles à des articles publiés dans la Rev. d'hist. eccl. de Louvain: La conversion de saint Vincent de Paul, et Vincent de Paul a-t-il menti? 1936, t. XXXII, p. 313 ss.; 1938, t. XXXIV, p. 320 ss.)

      Mais nous saisissons, semble-t-il, sur le vif, dans le rapport des exorcistes, des faits extérieurs, des transports mystérieux d'objects: ces pactes écrits, ces hosties que les diables saluent de leurs cris affreux, ces médailles antiques adorées comme des idoles... Ont-ils songé à prendre toutes les garanties nécessaires pour s'assurer que, vraiment, ces objets n'ont pu être apportés par des voies plus ordinaires? Tout cela se passe de préférence le soir, dans l'obscurité favorable à des tours de passe-passe.

      Deux ou trois phénomènes extérieurs résistent mieux à l'examen critique. Je sont à cette « chair crue de charogne », que « lesdits malins lui apportaient, à la vue et en la présence des assistants » et dont ils lui remplirent aussitôt la bouche, avec une puanteur insupportable; à ces « vermines venimeuses », à cette « grande quantité d'ordures et de punaisies, cheveux et petites bêtes en forme de vers velus » qu'elle jetait par la bouche et les narines. Rappelons-nous encore ce carreau de vitre, celui-là même que l'évêque avait indiqué, cassé par le diable Cornau à son expulsion. Peut-on assigner à ces faits contrôlés une origine terrestre et humaine? (Le cas du carreau cassé peut avoir trois explications. Ou bien, ce sont les démons qui ont donné le signe réclamé par l'archevêque. Deuxième explication: un complice placé au dehors s'est chargé de cette partie du scénario. Troisième explication: Jeanne elle-même s'est acquittée de cette partie du programme. Notons les circonstances. L'exorcisme se fit sur les huit heures du soir, le 10 octobre; et la délivrance fut bientôt obtenue et les démons rapportèrent au lieu convenu - on ne nous l'indique pas, - le linge teint de sang et les pièces de chair. Ils demeurèrent néanmoins toute la nuit à tourmenter et affliger la fille. C'est seulement peu avant les six heures du matin, avant la pointe du jour, qu'ils sortirent et que le carreau fut cassé. Jeanne n'a-t-elle pas attendu que l'attention des assistants fût lassée et détendue par une longue veille?)

      Les interventions de sainte Marie-Madeleine présentent, dans leur déroulement, une progression qui va des premières présences encore inaperçues, aux paroles surnaturelles qu'elle lui adresse, et de là aux extases qu'elle lui procure. Les points culminants en sont la dictée du billet destiné à l'évêque et la vision du Christ et de sa Mère. (Il a été question plus haut de cette vision, dont la description seule inspire la défiance. Et la complaisance avec laquelle Jeanne en parlerait plus tard, le 6 janvier 1586, comme on a vu plus haut, n'est pas pour dissiper cette impression. Les arguments que lui donne la sainte pour démontrer le caractère surnaturel de ses visions sont-ils pour elle ou pour les exorcistes? Nous avons déjà remarqué comment elle se trahit chaque fois qu'il lui survient une extase. Il est vraiment difficile d'admettre que ses visions soient surnaturelles... et désintéressées.) Mais comment se dérober à l'impression que ce billet est un artifice imaginé par cette fille ardente et ambitieuse pour se mettre dans l'entourage immédiat de l'évêque? Elle se rendit bientôt compte des difficultés qui s'opposaient à ce projet. De là ces crises de plus en plus violentes qui contraignent le bon évêque à réprimer les répugnances de son bon sens. Mais cette fille « douée d'un très vif entendement et bon esprit » sent qu'il lui faut réduire ses ambitions. Sa sainte vient bien à propos expliquer, en les réduisant, les exigences divines. Elle s'imposaient d'abord à lui « en quel lieu et place là où qu'il soit et sera toute sa vie »; ce fut ensuite pour une année. Et le jour de la délivrance, Jeanne se contenta d'exiger qu'il prit soin de sa conscience tant qu'il vivrait. Il n'est pas accordé à beaucoup de religieuses d'avoir un évêque pour directeur de conscience. (L'archevêque y gagna un surnom plaisant. François Vinchant raconte: « Les principaux diables qui la possédèrent se disaient avoir nom, l'un Garga, l'autre Cornau; mais l'archevêque fut celui qui dès lors et jusques à présent toujours a été appelé par le menu peuple: Le bon diable des noires soeurs ». Annales de la province et comté au Hainaut, à l'année 1584. Mons, 1582, t. V, p. 319)

      A quel parti s'arrêter? Mystère de l'astuce diabolique? Mystère de la psychologie féminine? Les deux ensemble, peut-être. (N'est-il pas le lieu de citer Harnack? « La possession défie souvent, encore à notre époque, une analyse scientifique et laisse chacun penser qu'elle met en oeuvre certaines forces mystérieuses. Il y a dans ce domaine des faits qu'on ne peut rejeter et qu'on ne sait cependant pas expliquer. » Die Mission und Ausbreitung... 3e éd. Leipzig, 1, p. 137.)


PIERRE BEBONGNIE C. SS. RR.       




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La confession de Boullan

      Jean-Antoine Boullan, né le 18 février 1824 à Saint-Porcaire, mourut le 4 janvier 1893 à Lyon (M. le Docteur Vinchon nous communique la note suivante: « Trois brochures sont en ma possession dont l'auteur est Joanny Bricaud, curieux personnage portant le titre de patriarche de l'Église gnostique universelle. Il se proposait avec Jules Doinel, connu sous le nom de Valcubin, évêque de Montségur (Ariège), de renouveler l'hérésie albigeoise. Voici ces trois brochures: a) Huysmans et le Satanisme, Paris, Chacornac, 1913, 500 ex.; b) Huysmans occultiste et magicien, avec une note sur les Hosties magiques qui servirent à Huysmans pour combattre les envoûtements, Paris, Chacornac, 1913, 800 ex.; c) L'abbé Boullan, Paris, Chacornac, 1927.

      Les documents de ces brochures constituent des étapes de la vie de Boullan. Ils ont été recueillis par un homme qui a rencontré Boullan et connu son entourage. Elles insistent peu sur les poursuites des tribunaux ecclésiastiques en 1869. Voici ces quatre étapes: 1° L'oeuvre de la réparation des âmes. Communauté dirigée par Adèle Chevalier, miraculée de La Salette après 1854 qui sombra dans l'érotisme et la scatologie, aggravée d'escroquerie. Boullan et l'ex-religieuse Chevalier ont été poursuivis non seulement à Rome, mais encore par les tribunaux français; - 2° Les annales de la sainteté au XIXè siècle, revue qui relatait des miracles obtenus par des moyens empruntés à l'occultisme ce qui provoqua l'interdiction de Boullan et son exclusion de l'Église en juillet 1875; - 3° L'essai de réforme de l'oeuvre de la Miséricorde de Vinstras qui lui valurent l'exclusion de cette secte en 1877; - 4° la mise au point d'une doctrine personnelle, dans laquelle un érotisme collectif à la Raspoutine, qui ne serait qu'une partique du « mariage mystique » pour ses partisans, tient une place importante. Pendant cette 4° période, Boullan s'isole des autres groupes d'occultismes et entre en conflit avec eux jusqu'à sa mort, le 4 janvier 1893, « en saint et en martyr » d'après Mme Thibault (Mme Bavoil de Là-bas). En réalité, il laissait une réputation moins édifiante. Huysmans qui jugeait avec un esprit critique médiocre les faits occultes, finit, après avoir considéré Boullan comme un apôtre, par admettre le caractère suspect de son oeuvre après avoir lu ses confessions. »).
Ce prêtre, « Jean-Baptiste redescendu sur terre », se disait l'héritier de l'hérétique Vintras, « réincarnation du Prophète Élie », « Grand Pontife de l'Église du Carmel ». Boullan, comme Vintras, se prétendait missionné « glaive de Dieu » contre l'Église romaine qu'il voulait « exorciser » (Cf. sur Boullan et Vintras l'ouvrage paru en 1927 dans les Documents Bleus de la N. R. F. : Les Aventuriers du Mystère par Frédéric BOUTET, pp. 94 à 112; ainsi que: Vintras hérésiarque et prophète par Maurice GARÇON, Paris, Nourry, 1928.). Objet de poursuites dès 1861-1864, il fut incarcéré à Rome aux prisons du Saint-Office au début de 1869. Les Piémontais devaient le libérer. Boullan emporta de sa prison un cahier de papier rose de quatorze feuillets, soit vingt-huit pages, contenant sa « confession ». Dans ce document, il prépare des aveux et successivement il accuse les prêtres romains qu'il nomme les cornus du sacerdoce.

      Louis Massignon nous apprend dans La Salette (Bloud et Gay, 1946) pp. 94-96, que ce fut seulement en 1893 après sa mort de Boullan que Huysmans découvrit cette pièce satanique dans les papiers de celui-ci. Ces papiers lui avaient été remis par Mme Thibault (Mme Bavoil). Jusqu'alors, Huysmans se représentait Boullan sous les traits du « docteur Johannès » de Là-Bas. (Huysmans a dit lui-même à M. Massignon que le « Chanoine Docre » était le chanoine Van Haecke, mais la création de « Docre » est due pour beaucoup à ce que Huysmans apprit de Boullan. A tort ou à raison, celui-ci chargeait devant l'auteur de Là-Bas un certain abbé Roca, prêtre maçon (mort excommunié), « aumônier » du groupe occultiste parisien rassemblé autour de Stanislas de Guaïta, groupe qui avait dénoncé Boullan à l'opinion publique (duel de Jules Bois avec Stan de Guaïta). Cf. Les aventuriers du Mystère. pp. 129, 130 et 142 à 144.)

      Exceptés du mandat général d'exécuteur testamentaire de Lucien Descave, les papiers de Boullan furent donnés par Huysmans à Léon Leclaire, son compagnon de Ligugé et de Schiedam, qui les remit à M. Louis Massignon avec tous pouvoirs. m. Massignon les adressa par voie diplomatique le 14 juillet 1930 à Mgr J. Mercati qui les « déposa » dans la réserve de la Bibliothèque Vaticane. Outre 108 lettres de Boullan à Huysmans, existe donc à Rome le cahier rose qui nous occupe ayant à la suite un dossier lithographié de 15 pages touchant la guérison d'Adèle Chevalier à la Salette en 1854 (Boullan avait connu en 1856 avant sa perte, Adèle miraculée « dont la vocation religieuse devait sombrer en l'entraînant dans sa chute »). Enfin, ont été envoyés à Mgr Mercati deux cahiers crème de 17 feuillets et de 12 feuillets. L'un de la main d'Adèle Chevalier, l'autre de Boullan.

      Grâce à l'amabilité du Préfet de la Bibliothèque Vaticane, je possède un film du cahier de papier rose de quatorze feuillets.

      En voici la composition:


1 à f° 4Aveux concernant ses fautes signé à Rome le 26 mai 1869.
5 à f° 8aExposé des faits. Innocence au point de vue civil. Même date.
8bJugement solennel contre les cornus du sacerdoce. 28-29 mai.
11aJugement contre ses Juges du 2 juin.
11b-12aConfession et aveux concernant les illusions diaboliques.
Boullan demande pardon, après sept ans d'épreuves cruelles.
12bJugement du 5 juin contre les prêtres qui veulent poursuivre les anciennes soeurs.
6 Juin. Jugement à perpétuité en enfer pour quiconque agira contre Boullan ou Mlle Chevalier concernant le fait du 8 décembre.
13aDiverses questions données à Mr le Commissaire.
13bJugement solennel du 16 juin 1869. Les cornus n'ont pas le droit d'empêcher la Victoire...
14 et ben blanc.


      Nous reproduisons en hors-texte en totalité ou en parties les pages 8, 12, 14, 24, c'est-à-dire les folios 4b, 6b, 8b, et 12b. Madame Suzanne Bresard a bien voulu examiner ces documents AVANT d'en connaître la provenance. Le jugement du graphologue confirme remarquablement ce que nous savons par ailleurs de l'abbé Boullan. On le lira ci-après, ainsi qu'une étude psychiatrique de la « Confession », due à la bienveillance du Dr Vinchon.


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I. ÉTUDE GRAPHOLOGIQUE

      Dès lors, cette écriture traduit un tempérament vigoureux. On y discerne l'affirmation d'un homme qui a beaucoup de vitalité, une intelligence alerte, une activité combative. Puis, si on regarde le détail des signes qui composent lettres, mots, lignes, on y rencontre tant de mauvais indices qu'un malaise succède à cette impression de valeur générale et qu'on est même effrayé de leurs sens fâcheux sous l'angle moral ».

      « Il apparaît que cet homme est comme possédé par une passion agressive sans frein, dont les effets peuvent être méchants et surtout délétères ».

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écriture de Boullan

      « Il y a au contre de lui-même une sorte de volonté empoisonnée qui le pousse dans des entreprises où sa satisfaction personnelle semble être le seul mobile. La recherche de cette satisfaction est comme effrénée et impossible à assouvir. Il va de l'avant, poussé vers le mauvais, sans même jouir véritablement de ses « réussites » et en dépit de certains intérêts immédiats, de sorte qu'il y a quelque chose d'absurde dans ce déchaînement, (nous avions été tentés de dire quelque chose de gratuit...) ».

      « L'expression de cette force « noire » lui fait employer un véritable art de la dissimulation. Il peut jouer d'arguments ou de personnages successifs pour s'insinuer auprès des personnes ou des groupes qu'il désire atteindre. Il peut aussi faire agir des personnes de bonne foi interposées. Les contradictions qui en résultent doivent cependant à la longue alerter la méfiance des gens ».

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écriture de Boullan

      « En dehors de ces faits qui nous paraissent fort graves, c'est un homme qui n'est pas dépourvu de finesse, ni de valeur intuitive, ni d'intelligence. Dans les secteurs de son esprit qui auraient pu échapper au poison, il semble y avoir une certaine culture et aussi des raisonnements très pertinents. Cependant il paraît être parfois aux abois, et alors peut dévoiler imprudemment son jeu. Il ne semble pas recueillir le fruit de tous ses efforts à en juger par son absence de joie intérieure. Ses raisonnements, sains au départ, peuvent finir par se raidir et se dénaturer. Il a une tendance à devenir « raisonneur », à tourner en rond, à aboutir à des impasses ».

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écriture de Boullan

      « Nous croyons qu'il a beaucoup d'activité ».
      « Il a du dynamisme, des initiatives, de l'audace. Quand il veut arriver à quelque chose, il ne ménage personne et peut manquer de pitié pour les faibles ».
      « Il est aussi saisi parfois par bouffées de désirs de vengeance et cela peut aveugler passagèrement son intelligence ».
      « Il a de la ruse, de la tenacité malgré quelque désordre dans les détails ».
      « C'est une écriture qui laisse un malaise et qui révèle un homme chez qui les mobiles d'action ne sont pas explicites. Il n'est pas victime d'un mauvais caractère, mais d'une sorte de perversité ».
      « Il semble adhérer à l'habitude de mal faire comme si cette force qui le pousse en avant sans repos maintenait cependant son être dans une apparence de forme ».
      « Nous avons l'impression que si quelqu'un voulait l'arracher aux ornières qu'il s'obstine à parcourir, il sentirait poindre en lui la peur insoutenable de se dissoudre, et se cramponnerait davantage à cette sorte de manie dévorante substituée à l'ouverture du coeur ».

      12 janvier 1948

SUSANNE BRESARD.            

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II. ÉTUDE PSYCHIATRIQUE

      La confession de l'abbé Boullan apporte des documents sur la psychologie d'une catégorie de démoniaques en marge de la pathologie. C'est un mélange d'analyses assez exactes, d'obsessions de culpabilité et de besoin de pardon, de condamnations d'ennemis réels ou imaginaires.

      Boullan fréquente des écrivains dès 1860, nous savons qu'il continuera jusqu'à sa mort. Il vit dans un milieu de « femmes folles et démoniaques, selon le jugement qu'on peut en faire » (p. 1). L'une d'elle est épileptique. Ce dernier commerce contraste avec son aveu « qu'il n'a pas d'aptitude » pour la direction des femmes (p. 9). N'était-il pas plutôt dirigé par elle? Ces indications situent Boullan.

      La vie instinctive prépondérante chez lui à certaines heures, a arrêté son évolution affective parce qu'elle a été déviée vers une scatologie et un érotisme presque enfantins, contrastant avec son intelligence. Pour assouvir ses tendances perverses, il prenait prétexte de remèdes à appliquer, de soins médicaux, se comportant à la manière d'un guérisseur.

      Un esprit de recherche à la fois malsain et naïf le poussait à étudier les effets du péché et les limites de l'action du diable au cours d' « expériences » (pp. 7 et 22) dangereuses qui furent souvent à l'origine de ses fautes.

      Il explique ainsi ses fautes. Mes « péchés ont une tripe source, origine et principe: en premier lieu, la faiblesse et la fragilité de ma nature corrompue; les illusions du démon propres à me tromper et à égarer mon esprit; enfin ma manière d'entendre les choses qui m'a entraîné en plusieurs choses, dignes de blâme et de répréhension. » (p. 2). A l'époque de cette confession, il a conscience de son manque de contrôle, de la fausseté de son jugement et de ses perversions instinctives. Il arrive au seuil du sacrilège dans le but de guérir certains possédés. Il va d'un extrême à l'autre, mêlant les suggestions et les ordres qui devaient conduire aux pires fautes et aux soi-disant moyens de se défendre contre elles.

      La question d'argent tient une place importante dans la vie de ce prêtre. Il se dépeint comme « gagnant beaucoup d'argent » (p. 6) à Paris avant de fonder l'oeuvre qui est la cause de ses malheurs. Il achète un château et y dépense une somme considérable. L'obsession de l'argent le conduit à une escroquerie qui lui vaut une condamnation à trois ans de prison. L'enquête a révélé qu'il tirait parti de certaines révélations de l'au-delà pour exploiter des âmes crédules. Il se faisait donner de l'argent par les uns pour se procurer le plaisir de le distribuer aux autres.

      La confession proprement dite est rédigée avec une extrême humilité et un vif désir de pardon. Il énumère comme s'il voulait les distinguer ses « erreurs, illusions, fautes, péchés et égarements » (p. 8). Son orgueil apparaît néanmoins dans le récit d'une entrevue avec Jules Favre.

      Puis viennent de façon inattendue des « jugements solennels » contre « les cornus du sacerdoce » prononcés par le seul Boullan. Ces cornus sont accusés d'agir à Rome pour amener les juges ecclésiastiques à le condamner ainsi que l'ex-religieuse Adèle Chevalier. Ils seront condamnés aux peines de l'enfer, éternelles ou à temps, et à l'emprisonnement dans la tour de Babel (sic), à payer aussi toutes les dettes! Le prêtre qui a instruit son affaire est un de ses principaux ennemis. Ces « jugments » rappellent les écrits analogues des persécutés classiques. Ils traduisent l'orgueil et la méfiance agressive de leur auteur.

      Boullan est un réformateur religieux, paranoïaque typique; orgueilleux persécuté, interprétant les faits en malade toujours excessif, se comportant en érotique instinctif et impulsif comme beaucoup de ces sujets; il mêle la question d'argent à la sexualité. C'est encore un inadapté, même à un milieu hérétique restreint, celui des disciples de Vintras qui ont dû l'exclure de leur cercle.

      19 février 1948

Dr Jean VINCHON            


      « Boullan, nous écrit Frank Duquesnes, n'est pas un isolé. Il appartient à une lignée que l'Histoire des aberrations religieuses n'ignore pas. Son cas jette même une lueur sur certaines manifestations ténébreuses. Il s'insère, en effet, dans le grand courant des mystères organiques, qu'on retrouve dans toutes les religions comme une déviation, un « gauchissement » du culte rendu à la Sophia ou Sagesse divine. Les sectes gnostiques voyaient dans LA Sainte-Esprit le « principe féminin » de la Divinité. Toute la doctrine de Boullan prolonge, « naturellement » et continue le courant « praclétique », pseudo-marial, simili-charismatique des illuminés médiévaux (Frères et Soeurs du Libre-Esprit, Béghards et Béghines, etc.).

      » Si Boullan n'est pas sans ancêtres « spirituels », il n'est pas non plus sans descendance. Il meurt en 1893. Or, quelques-uns de ses fidèles s'en retournent dans leur pays, soit en Moravie, soit en Pologne alors autrichienne. Et c'est là, précisément, que, vers 1894, commencent les vaticinations de Marie-Francesca Kozlowska, religieuse franciscaine, dite plus tard: la Matouchka (la maman), dont l'illuminisme, après avoir séduit les ecclésiastiques férus d'ascèse et de mystique anarchiques - Kowalski, Prochniewksi, etc. - aboutit, en 1903, à la condamnation formelle du mouvement « mariavite »
(de Mariae vita) par Pie X. Les sectaires se séparent de Rome et fondent l'église mariavite, dont le Patriarche (Kowalski) et les évêques sont (validement) sacrés par l'épiscopat vieux-catholique (janséniste) de Hollande en 1909: le rêve de Boullan est réalisé.

      » Mais la doctrine et la pratique des « mariages mystiques » - empruntées, comme presque tout le reste, à Boullan, et destinées à propager la procréation sans concupiscence
(sic) d'enfants nés par conséquent (sic) sans péché originel (sic) - font l'objet d'un scandale inouï. La « polygamie spirituelle » (sic) des Mariavites est devenue si officielle qu'au Congrès Vieux-Catholique international de Berne, en 1924, toute l'Église mariavite, qui compte alors près de 600.000 fidèles, est excommuniée! Depuis lors, le Patriarche et quelques Évêques ont subi, en Cour d'Assises, condamnations pour affaires de moeurs.

      » On trouvera des détails sur le Mariavitisme réduit (aujourd'hui à 100.000 membres) dans la collection Die Religion in Geschichte une Gegenwart. Les traits caractéristiques de la secte sont du pur Boullan, plus le rôle particulier que s'est adjugé la Matouchka, comme « incarnation de la Sainte Vierge » et préposée, en tant que mulier amicta sole au salut du genre humain sitôt commencés les Derniers Temps tout proches (ce point a été relevé par Pie X dans son Bref contre les Maravites). »

      Nous n'avons pas voulu livrer à la publication le texte complet de la Confession de Boullan. Le lecteur nous le pardonnera: il n'en aurait pas supporté la lecture. Hormis l'intérêt que nous signalons, elle provoque le dégoût et même l'ennui. En pareille matière, il convient de se borner; le faisant on risque d'offenser encore les plus délicats. Le sujet de cet important volume supposait quelque révélation de ce genre. C'est notre excuse.

P. BRUNO DE J.-M.            


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5. Thérapeutique



DR FRANÇOISE DOLTO. Le diable chez l'enfant.


I. ANALYSE DES DESSINS DE TROIS ENFANTS


      Dessins I et II.

dessins I et II

      Voici deux dessins d'un garçon de 11 ans. Il les apporte l'un recouvrant l'autre, de sorte que la superposition des dessins nous donne une image dans laquelle nous voyons les cornes du diable N° 1 rouge anguleux, (caricature inconsciente du père) servir de cornes au diable jaune de forme ronde (caricature inconsciente de la mère). Une paire de cornes pour deux masques diaboliques ainsi maléfiquement couplés. C'est vers la fin de sa récupération psychique que l'enfant apportait ces dessins.

      Cet enfant dont le cas a été publié par ailleurs (NEF mai 1945) présentait des troubles profonds dans son comportement social: vols, mensonges, indiscipline, négativisme, nullité scolaire, et dans son comportement individuel: plaisir à courir en plain air des risques mortels (une chute d'un parapet de pont ne l'avait pas rendu prudent), besoin d'être toujours à plat ventre par terre chez lui, inoccupé. Tous ces troubles étaient survenus brusquement lors de son contact avec l'éducation libre de la sixième nouvelle. Cet enfant jusque-là très bon élève, studieux, timoré, discipliné, très obéissant et d'une politesse extrême avait été mis, en raison même de ses qualités qui le faisait apprécier comme un bon élément, dans la sixième nouvelle afin de rehausser le niveau plutôt faible de la classe.

      Le mode d'enseignement qui fait appel chez les enfants à la créativité plutôt qu'à l'obéissance et à la servilité psychique, a bouleversé d'une façon profonde le sens du Bien et du Mal qu'il avait eu jusqu'alors. L'étude entreprise avec l'enfant sur la ressemblance inconsciente existant entre ces deux visages de diable et le visage de chacun de ses parents nous a révélé d'existence d'un désarroi intérieur. L'idéal du Bien et du Mal qu'il s'était construit dans le climat familial s'opposait à ce nouvel idéal plus large, ou l'obéissance n'était pas la valeur principale et qui menaçait de renverser l'ancienne échelle de valeur morale. Derrière le droit d'agir, de travailler seul ou en équipe, d'observer la vie, l'enfant sentait s'éveiller en lui ses désirs de curiosité, de liberté, réfrénés dès son jeune âge au nom des principes éducatifs intriqués à des habitudes religieuses. Collaborer librement avec les autres et avec le professeur, pour animer la classe, c'était l'idéal des élèves de sixième nouvelle. Cela présentait un grand danger par rapport à l'idéal ancien d'un robot servile. Ces dessins représentaient sous les traits du démon, les mauvais conseillers. Les écouter lui avait semblé bien, mais cette perfection satisfaisante dans ce climat familial étroit était une illusion. Atteindre à ce résultat de petit garçon modèle aussi « raisonnable » qu'une « grande personne » l'avait acculé à l'impuissance dans toute société extra-familiale.


      Dessin III.

dessin III

      Voici le dessin d'un garçon de 9 ans présentant de l'énurésie, pour laquelle il vient chez moi. Son caractère non pathologique en apparence est toute douceur et toute sensibilité. Il est très « raisonnable », s'exprime comme un adulte, il est bien doué intellectuellement, on le dit paresseux, indifférent à son travail. Il est très calme. Il a de l'asthme chronique depuis l'enfance. Sa mimique est pauvre, son comportement guindé, très poli.

      Son dessin est celui d'un monstre polychrome prodigieusement denté. Il a l'échine en dent de scie, le museau surmonté de trois cornes, l'oriflamme vert dont il est orné est le signe de la liberté que cet animal se permet dans un monde imaginaire créé par l'enfant dans les profondeurs de la terre. Ce monstre est gardien de richesse incommensurables.

      Remarquez la raideur des quatre pattes comparée à l'énergie soutenue et agressive que traduisent les dents de l'échine.

      Cet enfant trop sage, fausse grande personne, nous parle lors de l'analyse du dessin de son désir de faire du bruit, de grimper partout, désir qui était refréné depuis son enfance et conçu comme Mal par lui, parce qu'il eut gêné le travail de son père et peiné ses parents pour lesquels il avait beaucoup d'affection. Son danger intérieur inclus dans les profondeurs de sa nature physiologique s'exprime sous les traits d'un monstre animal. Ses scrupules d'enfant affectueux, exacerbés par une très vive sensibilité mal dirigée par des parents aimant la tranquillité et peu compréhensifs des besoins de l'enfant, lui font concevoir comme néfastes les impulsions naturelles de sa petite enfance. Ces impulsions à faire du bruit, à courir, jouer, danser, faire des mouvements désordonnés, le faisant mal juger de ses parents, c'est-à-dire de sa conscience du bien et du mal, il y avait renoncé avant même de pouvoir sublimer l'énergie vitale que ces manifestations traduisaient. Le monstre dangereux, c'est son dynamisme enfermé au fond de sa personnalité et gardant inutilement prisonnières des richesses psycho-affectives.


      Dessins IV, V et VI.

      Ces trois dessins sont d'un même enfant, garçon dont le comportement est adapté à la vie. Les dessins IV et V ont été faits à 23 mois, le dessin VI à 32 mois. Peut-être sont-ils susceptibles de nous éclairer davantage sur l'évolution qui se fait de l'idée d'un être aux instincts monstrueux à la projection de cette idée dans un monde animal, puis dans un diable à tête humaine avec ou sans corps monstrueux. J'aimerais que d'autres personnes recueillent des traductions graphiques de tout-petits afin que les psychologues puissent étudier à fond le problème des éléments dangereux (pulsions, affects, émois) projetés sous forme de graphismes.

      Le dessin N° IV comparé au dessin N°V nous montre une forme aux lignes souples et ascendantes, celles-ci sortent même des limites du papier. L'enfant l'appelle un ange.

      La forme à laquelle il donne le nom de diable présente une ligne supérieure en dents de scie (semblable à l'échine du monstre du dessin N°III) et des prolongements inférieurs et latéraux très divergents, plutôt agressifs.

dessins IV et V

      La forme appelée « diable » par l'enfant comprend trois petits cercles interprétés par l'enfant comme étant les yeux du diable. Chacun de ces yeux regarde dans une direction différente, ils semblent dotés de mandibules.

      Dans la forme appelée « ange » les trois yeux sont centrés et les traits qui pourraient être des mandibules d'une tête à trois yeux ne divergent pas. Ces sortes d'antennes ou de mandibules semblent être au service de ce groupe visuel homogène.

      Le dessin N°VI dans lequel certains verront une tête de mort n'a pas été conçu par l'enfant de deux ans et demi comme tel. Pour lui c'est un « diable » et il dit après avoir exécuté son dessin: « Il n'y a pas de quoi avoir peur puisque c'est un dessin... mais si c'était vrai... » et il n'ajoute rien. Pour lui l'horreur de cette forme imaginée et imaginaire vient de ce qu'elle lui rappelle le visage humain doté de cinq étages de mâchoires. Or pour les psychanalystes, la psycho-physiologie de l'enfant de 30 mois est animée d'une forme de libido (énergie physiologique) qualifiée d'orale agressive (C'est-à-dire que son énergie à vivre, à croître, est entièrement dépendante de l'instinct de nutrition qui est l'instinct de base à cet âge. Les personnes qu'il aime sont celles qui lui donnent à manger. Sa façon de connaître est de mettre à la bouche, ou avec ses mains de prendre et broyer (comme avec les dents). Il n'est pas conscient encore de ce qu'il veut exécuter, produire, faire, mais il est très conscient de ce qu'il veut prendre, recevoir, avoir.). Un visage humain dépouillé de corps et qui centre une énorme énergie, traduit les ambitions de l'enfant à cet âge, une envie extrêmement violente de devenir grand, envie encore exagérée par la présence nouvelle d'un petit frère.

dessin VI

      Devenir une grande personne, imiter les adultes au lieu d'être un enfant satisfait de son corps inhabile, voilà le danger intérieur, l'ennemi orgueil que ce petit sentait en lui. Il se sentait dévoré (toutes les dents) du désir de tout comprendre; or, comprendre, signifie à cet âge, manger, posséder, en étant le plus fort. Réduire tout ce qu'on voit (les deux yeux) en éléments assimilables intellectuellement, le désir d'être 5 fois plus agressif que ne le peut sa nature.


II. QUELQUES RÉFLEXIONS SUGGÉRÉES PAR L'IDÉE
DU DIABLE DANS LA PSYCHOLOGIE INFANTILE


      Les enfants subissent le monde des adultes et y réagissent. Aussi l'idée de l'existence du diable, le mot de diable précocement employé dans leur vocabulaire, ne doit pas nous surprendre. Ne voit-on pas dans les familles les moins chrétiennes, des adultes faire allusion à l'idée du diable lors d'une espièglerie de l'enfant, bien que ce mot soit dénué pour eux de tout sens métaphysique?

      Il est rare que l'enfant assimile le diable aux personnages fantastiques de son monde imaginaire. Il est un personnage à part, sans liaison aucune avec le Père Noël, les fées, ni même avec les sorciers et sorcières. Autour de lui plane une notion de danger angoissant et d'opération maléfique survenant sans truchement aucun, pas même celui d'un philtre ou d'une baguette magique.

      Sorciers ou fées qui interviennent dans la vie des humains, se dérangent de leur pays, ou bien l'on fait le chemin vers eux. Le Diable, lui, n'arrive pas d'un pays; il semble sortir de nulle part c'est-à-dire de soi-même et de partout, des désirs; ce n'est pas un pays qu'il habite, c'est l'état d'ardeur, l'état où brûlent les désirs toujours inassouvis. Le diable s'impose, il veut empoigner l'enfant, le subjuguer par la peur, il constitue pour lui une sensation-choc qui bouleverse son équilibre affectif.

      Les enfants, en cela, très grands philosophes, pensent à parler du diable quand ils éprouvent un état intérieur indescriptiblement pénible ou lorsqu'ils veulent faire éprouver un état tel à leur interlocuteur.

      Un enfant ne parle jamais du diable sans y mêler une idée de morale intentionnelle, c'est-à-dire de vraie morale. Les sorciers et les sorcières peuvent être eux aussi laids et méchants, mais ils sont savants et, surtout, ils sont intégrés à un monde social. Ils sont au service des autres, de certains humains tout au moins, ils portent un costume, symbole de la vie sociale. Pour une partie de la société, réduite peut-être, le sorcier reste nécessaire et estimable, il troque ses services contre autre chose de matériel, il peut y avoir échange. Le diable, lui, est au-dessous de toute estime possible car il ne se met jamais au service des autres. S'il se met en apparence au service de sa victime, c'est une relation subjective déguisée, hors du sens même du mot service. Il n'y a pas d'échange possible entre le diable et l'homme. C'est ce non-social profond qui en fait un danger N°1, le diable pour l'enfant est synonyme de sa disparition en tant qu'être social. S'il fraye avec lui, il entre dans un monde sans normes sociales, en deça de toute règle.

      Pour le petit d'homme, le contact avec le monde terrien et ses lois cosmiques est indissolublement lié à sa connaissance physique des objets animés ou inanimés, et à ses sensations internes liées à son existence même. Espace, temps, gravitation, luminosité, température, hygrométrie, dimensions, ne sont jamais séparées des contacts partiels, des expériences particulières successivement vécues avec la terre, l'eau, l'air, le feu, les végétaux, les animaux, les humains.

      C'est par la périphérie de lui-même, par les sens ouverts aux perceptions, alors que son corps est par ailleurs en contact avec d'autres éléments sensoriels, que l'homme entre en contact avec les éléments constitutifs du monde. Au contraire, les pulsions instinctives, les affects, les émois, sont ressentis en marge de toute comparaison possible. On ne ressent jamais autre chose que ce que l'on peut ressentir; ce que les autres ressentent ne peut rien nous apprendre.

      Les interférences entre les aspirations à vivre de la partie intellectuelle, ou de la partie sensitive de soi-même, avec la partie sensuelle sont donc des dangers incommensurables, des dangers « monstres ». Ces conflits ne sont pas non plus assimilables à des dangers réels puisqu'ils naissent d'un état intérieur. La force contenue dans ce conflit dépasse celle d'une créature connue bien qu'elle puisse être associée à la force d'un animal fantastique nuisible, quand le conflit est dominant à l'étage des pulsions agressives motrices. (Ce qui arrive quand l'enfant est doué d'un tempérament de type musculaire dominant, ou que - quel que soit son tempérament - il ait été très gêné dans son expansion (bruit, mouvements, jeux libres, fonctionnement digestif) par une éducation rigoureuse à l'âge de 18 mois à 4 ans. C'est l'âge de la prise de conscience de ses possibilités de productivité aussi bien digestives que gestuelles.) Elle peut être associée à la force d'un végétal fantastique et nuisible quand le conflit est à l'étage des appétits organiques, (Si l'enfant est de tempérament de type digestif dominant, ou que, quel que soit son tempérament, il ait été traumatisé dans sa sensibilité, par des chocs, une contagion émotionnelle de l'entourage, des interventions trop violentes pour ses possibilités naturelles de réceptivité sensorielles, affectives ou digestives dans la période précédant 2 ans.) d'un humain fantastique et nuisible, quand le conflit est sur le plan des ambitions mentales. (Si le sujet est surtout cérébral ou s'il a été éprouvé dans l'étape intellectuelle du développement par des traumatismes affectifs injustice, mensonge, tricherie touchant les lois naturelles des échanges qui étaient les siennes, ses dispositions esthétiques naturelles dans ses activités créatrices spontanées.) L'image terrorisante est donc en elle-même peu de chose. C'est l'émoi, le choc interne ressenti incommensurable à l'image, mais éveillé par elle par association sensorielle, qui fait dire au sujet que c'était le diable qui était présent dans un fantasme, dans un cauchemar, ou dans une image hallucinatoire.

      Comme il s'agit d'un état intérieur, il s'agit d'un état sans aucun point de repère comparatif et sensoriel de périphérie, un état sans dimensions. Le sujet ne peut rien échanger avec cette présence ressentie (paroles, regards, coups) sans risquer de se perdre, de perdre l'être, perdre la possibilité de se sentir distinct de cette image, soi-disant étrangère à lui mais en fait représentant le conflit vivant en lui. Cela explique l'état d'angoisse panique.

      Que de contradictions dans la nature humaine! Que d'échelles de valeurs, ou moyens de mesure subjectifs différents, facilement divergents! Les besoins vitaux de base, respiration, nutrition, sommeil, se traduisent à un certain rythme. Leur satisfaction plus ou moins parfaite donne une échelle de valeurs biologiques, bon - mauvais. Les sens eux, nous obligent à entrer en contact avec les objets animés et inanimés de notre entourage, et il n'y a pas de commune mesure entre ce que nous ressentons de ce contact et ce qu'ils sont pour un autre. Notre mental vient encore avec ses exigences d'expression du ressenti dans une forme abstraite; avec son besoin de préhension abstraite au-delà de toutes les perceptions concrètes.

      Que d'exigences internes, difficiles à concilier, et entre elles aucune monnaie d'échange! Avec soi-même inquiet on est inquiété mais on ne peut combattre. Le combat nécessiterait une aliénation de soi-même (aliénation mentale, affective ou physique). Avec un soi-même se contredisant on ne peut pas non plus entrer en colloque; qu'échangerait-on qui ne serait pas soi-même, une contradiction sans fin?

      Ainsi à chaque étape de notre évolution, les contradictions inscrites dans la nature particulière de chacun de nous sont ressenties comme dangereuses, sans que ce danger ait une commune mesure avec des dangers réels existants.

      Cependant, il y a des dangers réels, ils viennent du monde extérieur, des expressions de vie des êtres animés qui nous entourent et des conditions cosmiques tout à la fois.

      Tout cet entourage nous impose des attitudes de composition constante entre nos besoins et les possibilités de les satisfaire que nous laisse le monde extérieur. De là naît encore une autre échelle de valeurs tout aussi naturelle que les précédentes mais que l'on tend à confondre avec une échelle surnaturelle et transcendante; ceci vient de ce que, pour l'enfant, le père et la mère se projettent sur Dieu, sur l'idée d'Absolu, et l'on ne fait pas toujours le nécessaire, même dans l'éducation chrétienne, pour éviter tout anthropomorphisme, ce qui, souvent, n'est pas sans conséquences regrettables pour l'avenir. Sur le plan de l'expérience, le respect dû aux parents implique une échelle de valeurs qui engage un comportement, alors que l'intention de l'enfant échappe aux parents eux-mêmes. Cette échelle de valeurs naît de la rencontre des échelles de valeurs subjectives avec les possibilités permises par le monde extérieur, tout à la fois cosmique, affectif et social pour le petit humain.

      Aussi, il est très difficile de désintriquer l'idée que se fait quelqu'un du Bien, du Mal, de ses expériences initiales vécues dans le bien-être et le mal-être coenesthésique autonome. (Cf. article à paraître prochainement dans Psyché.)

      Or, chez l'enfant pour qui le sens de la possession n'est encore que digestif et captatif (cf. notre supra), le diable est conçu comme tuant et dévorant sa victime. Chez l'adulte, le diable au contraire est conçu comme ne consommant jamais, jouissant de ne jamais épuiser le plaisir de nuire inutilement sans autre profit que cette jouissance. (Chez l'adulte il s'agit de la perversion projetée des caractéristiques de l'instinct génital désordonné.).

      Le fait que le diable dévore sa victime beaucoup plus souvent chez l'enfant que chez l'adulte, est d'autant plus intéressant que c'est la même idée fondamentale primitive qui donne naissance aux deux concepts voisins (diable, monstres). Aussi voit-on les grands enfants figurer des monstres qui ressemblent étrangement au diable des petits enfants, je veux dire qu'ils projettent dans des formes animales imaginées, qu'ils appellent « bêtes horribles » (quand ils n'ont pas le mot monstre à leur vocabulaire), des caractéristiques d'avidité digestive et d'agressivité instinctuelle destructrice monstrueuse, caractéristiques que les petits enfants prêtent à des formes inquiétantes pour leur sens esthétique, et qu'ils appellent « diables ».

      Les monstres dérivant au cours du développement de l'individu de la notion primitive de diable sont inconsciemment conçus comme des êtres qui ne sont pas au service de la vie, mais de la mort, et comme des êtres qui thésaurisent inutilement un trésor. Ils ne donnent pas la mort à d'autres créatures dans le seul but de vivre (ce qui est la condition terrienne de tout ce qui vit). L'animal sauvage dont la rencontre est imaginée comme dangereuse et angoissante aussi, n'est pas méprisé car il attaque et tue pour vivre (ordre biologique).

      L'enfant n'est pas conscient et n'explique pas en détail ses sentiments qui sont cependant bien ceux-là si on tient compte des associations qu'il donne de ses dessins ou des récits imaginaires qu'il fait et des jugements qu'il porte sur les êtres imaginés par lui. Le monstre au contraire est un dévoreur sans fin, assoiffé de victimes avec l'idée de nuisance dans son attaque et dans son meurtre, une idée de nuisance débordant de beaucoup sa victime qui elle-même est pour lui un être impersonnel, « la créature » simplement « humaine » qui ose risquer la lutte avec le monstre au prix de sa vie pour une cause qu'elle juge valable: la possession du trésor gardé.

      Le diable ou le monstre pour l'enfant est toujours le danger qui surgit sur le chemin des causes exaltantes, ou plutôt, des causes valorisées par la tension des désirs sublimés vers l'atteinte et la possession future d'un objet idéal. Ces deux concepts « objet et idéal » constituent par leur liaison le drame de l'homme. L' « objet », limité par son existence même, s'avérant n'être jamais « idéal » une fois qu'il est possédé.

      Ces dangers vivants sont des images de créatures fantastiques au service d'instincts qui sont dangereux, qui peuvent nuire à tous, (s'attaquant encore plus aux purs et aux valeureux), et d'autant plus violents que l'être qui les combat est physiquement et moralement fort, c'est-à-dire riche de vie.

      Ces monstres sont dans le langage symbolique de l'enfant, des êtres répugnants, inesthétiques. Ces caractéristiques les opposent aux animaux sauvages, êtres nobles et audacieux dont le droit à la vie est reconnu parce qu'ils sont les défenseurs d'une cause juste. Les monstres sont immoraux ils font le mal pour le mal; les animaux sauvages sont amoraux, ils vivent en marge de la société, mais leurs actes ont un sens, biologiquement parlant.

      La puissance de ces monstres est grande, extraordinaire, et leur présence sur le chemin d'une conquête rend celle-ci encore plus désirable. Leur pouvoir cependant n'est pas spirituel; si décuplées que soient leurs forces, ils sont impuissants devant la force spirituelle, devant des attitudes et des sentiments qui traduisent la sublimation des instincts (seul spirituel que l'on aborde en psychologie). L'enfant exprime cela à son insu quand il raconte que le héros en présence de l'animal haineux n'éprouve ni peur ni haine, mais seulement une colère courageuse qui l'exalte, sans vanité et sans bravade.

      Si le héros et le monstre sont de force égale le triomphe du héros sur le monstre sera dû non pas à la force physique (sur ce plan-là le monstre peut être neutralisé mais jamais battu), mais à des qualités telles que la prudence et l'adresse. (Sublimation de l'agressivité brute des instincts de l'âge oral-anal agressif musculaire, leur maîtrise spécifiquement humaine par l'intelligence calculatrice.). L'instinct combatif s'exprimant avec une violence égale chez les deux adversaires est sublimé chez le héros dans des tendances oblatives: le désir de servir et de libérer autrui; alors qu'il n'est chez le monstre qu'une expression de tendances égoïstes et captatives. (Le trésor qu'il garde pour n'en rien faire).

      Dans les récits de tous les enfants, quand donc les forces quantitatives sont égales, c'est la qualité intentionnelle de celle-ci qui permet le triomphe et implique la mise hors d'état de nuire des forces brutes. A ce moment du combat le héros pourrait encore perdre s'il ne se détachait immédiatement d'un sadisme inutile pour se donner tout entier à l'utilisation du trésor dans un but encore intentionnellement oblatif. Le monstre finit souvent par se mettre au service du héros, ce qui dans le langage symbolique signifie la domination pacifique des instincts.

      L'analyse approfondie des histoires où les enfants nous racontent leurs luttes avec les monstres, ainsi que l'étude des représentations graphiques qu'ils en font amène les psychanalystes à voir que monstres et démons à visage d'hommes cornus, ont bien une seule et même origine. L'enfant projette l'idée du diable dans les monstres animaux tant que ses instincts, dangereux sont ressentis par lui comme des instincts possessifs de puissance matérielle et de domination, et tant que ces instincts restent assimilés à des avidités sensuelles, sensorielles et motrices (stade oral et anal des psychanalystes). (Stades oral et anal de 0 à 4, 5 ans environ ainsi dénommés à cause de l'orifice d'entrée et de sortie du tube digestif. Ces zones sont le centre d'intérêt vital primordial à l'âge où la vie n'est encore que végétative et où l'enfant commence à prendre conscience confusément des son existence et de ses possibilités à partir de ses sensations digestives réceptives, replétives, évacuatives et excrétives, d'abord passives, puis actives. Ces sensations s'accompagnent de plaisir à les subir, puis à les provoquer, à les combattre, à les refuser, à les dominer. A ces stades qui couvrent les 4 à 5 premières années, toute la structure de la personnalité est en devenir à travers les expériences vécues, toujours associées affectivement, sensoriellement, ou psychiquement à des sensations, des émotions, des jugements, des échanges avec le monde au sujet de ses instincts vitaux de croissance et de leur expression verbale, gestuelle, ou émotive.)

      Quand l'enfant donne à ce visage les traits d'un homme cornu, il s'agit alors des instincts des stades pré-génital (Stade prégénital de 4 à 6, 7 ans environ suivi pour les psychanalystes par un stade dit de latence avant l'avènement du stade génital avec la puberté. Le stade prégénital est caractérisé par la disparition de la prédominance des instincts digestifs, captatifs et destructeurs, et l'apparition de la plus value donnée à la qualité de garçon ou de fille qui caractérise le sujet. Cette plus value s'accompagne de la découverte consciente du plaisir se rapportant à la zone érogène sexuelle et des émotions qui l'accompagnent. Le sujet polarise toutes ses activités vers l'affirmation de soi, vers l'accès à une image de lui-même qu'il brigue d'atteindre en s'affirmant valable dans le clan des humains du même sexe que lui. Cette étape ambitieuse mène le sujet à la résolution de son Complexe d'Oedipe. Celui-ci est le conflit inévitable qui accompagne la prise de conscience des lois de la vie humaine en sociétés. La valorisation de soi, en tant qu'être sexué, aspirant à devenir homme ou femme, amène le sujet à éprouver dans l'ambiance familiale amour et jalousie vis-à-vis de personnes adultes qu'il voudrait égaler et supplanter. La souffrance qu'il en éprouve l'oblige à dénouer le sensuel de l'affectif, à renoncer au sensuel insatisfaisant objectivement et dangereux subjectivement pour entrer dans une phase d'acquisitions sociales et culturelles dominantes.) et génital (Stade génital à partir de la puberté: il se caractérise par la notion consciente du rôle actif de la sexualité dans la vie instinctive, affective, psychique, par l'apparition du sens de la responsabilité dans la société, hors de la famille et la recherche de groupements extra-familiaux auxquels s'intégrer pour donner son activité à des buts qui dépassent l'intérêt de sa propre personne. Apparition de l'oblativité, de la créativité. Ce stade débordant le cadre de cette étude qui ne concerne que l'enfant, je n'en dirai pas plus long.). L'enfant donne à ce visage les traits qui reflètent pour un physiognomoniste l'exagération de certaines caractéristiques contenues dans sa nature et qui, s'exagérant, au détriment des autres, lui feraient perdre l'équilibre mental. Les couleurs, quand il en met, sont symboliques d'ardeur et de mort tout à la fois (exemple dans le dessin I et II la mort livide masquant l'ardeur rouge). Notons qu'il y a toujours un caractère de divergence, de dispersion, de dysmétrie, de dysphorie. Le tout traduit la disharmonie jointe à une mimique dominante qui traduit la fixité inexorable de l'intention maléfique, la non-réversibilité.

      Le psychologue ne voit pas chez l'enfant l'idée du diable mise au service du transcendant métaphysique. Elle exprime, à travers du subjectif vécu, le désordre intérieur vivant créé dans la psycho-physiologie de l'enfant par le sentiment du bien agir et du mal agir.

      Toute règle de comportement commandant des gestes, des mots, des apparences, et des mimiques au nom du « Bien », en interdisant d'autres au nom du « Mal », exercent dans les profondeurs inconscientes de l'enfant une contrainte similaire et même plus angoissante, alors que les adultes (dieux gendarmes) ne sont plus là. Cette contrainte devenue intérieure naît de l'angoisse non-définie due aux conflits entre des échelles de valeurs contradictoires. L'état de malaise coenesthésique naît de ces conflits internes lors d'une incitation, d'un émoi, qui, s'il s'inscrivait dans un comportement, serait non-conforme à ce qu'il devrait être aux yeux de l'adulte. Cet état d'insécurité entraîne les sentiments de culpabilité sans qu'aucun acte nuisible soit exécuté, ces sentiments engendrent à leur suite le remords, la révolte ou la punition par l'échec de tout ou partie de la fécondité du sujet.

      Dans les observations que j'ai pu recueillir moi-même la question du diable s'est toujours posée chez les garçons, jamais encore chez les filles, je ne sais s'il s'agit de coïncidence, du transfert psychanalytique (ma qualité de femme), ou d'une plus grande difficulté à établir un comportement au nom d'une échelle synthétique et harmonieuse des valeurs pour un petit mâle dans l'espèce humaine civilisée. J'ai rencontré deux fois l'idée du diable chez des sujets féminins, une fois au cours d'un cauchemar, dans un autre cas dans une hallucination. Il s'agissait de deux femmes de quarante ans à peu près, l'une était psychosée depuis cette hallucination; elle avait toujours été jusque-là considérée comme normale mais frigide. L'autre était névrosée frigide aussi et très mal adaptée. Ces deux femmes souffraient d'un complexe de virilité depuis l'enfance, c'est-à-dire d'un non-acceptation de leur sexualité féminine génitale réceptive. (Conflit de valeurs chez la fillette qui mésestime intellectuellement ou affectivement sa caractéristique sexuée de fille et valorise tout ce qui peut la faire paraître à ses propres yeux moins inférieurs, c'est-à-dire moins féminine.) Le diable était les deux fois: « grimpé » sur son lit pour l'une, sur quelque diable ou quelqu'autre animal pour l'autre. s'agissait-il d'une extériorisation de composantes masculines datant de l'âge pré-génital et qui avec la ménopause recevaient de nouvelles forces? Je le crois. Le diable était aussi conçu comme lubrique, et la sensation-choc qu'elles en recevaient, l'une dans son cauchemar, l'autre dans son hallucination, était une sensation génitale jamais éprouvée dans leur vie maritale. Je sais bien qu'il existe la légende de sainte Marthe et de la tarasque, mais c'est un animal mammifère monstrueux, et non un diable à visage humain, à station debout. Il serait d'ailleurs intéressant mais cela sortirait du cadre de ce travail d'analyser les deux légendes de saint Georges et de sainte Marthe à la lumière de la psychanalyse et de les comparer.

      Pour saint Georges que je connais mieux, il s'agit de l'homme fixé oedipiennement (Le complexe d'Oedipe est, ajoutons encore, une étape du développement de tout être humain pour la théorie psychanalytique. On donne ce nom, par allusion au mythe d'Oedipe, aux émois du garçon où son amour pour sa mère est compliqué de jalousie.) à sa mère (comme un petit enfant). Il arrive grâce à son option pour la vie, au nom du Christ, à annihiler les forces maléfiques qui voulaient détruire à ses yeux les charmes de la féminité: le monstre marin dévorant les jeunes filles (ou bien l'idée du danger de la sexualité lié à son amour pour la mère annihilant le droit à aimer les jeunes filles). Il soumet alors ses forces à la jeune fille et peut dénouer sans danger la ceinture de celle-ci qui servira de lien à la bête devenue servante à la fois de la jeune fille et de la Société. (Retour de la jeune fille dans la ville tenant en laisse le monstre). A ce moment le héros va à d'autres oeuvres. (Il quitte la ville après avoir baptisé tout le monde). Ses instincts servent la femme (fécondité charnelle) et tout ce qu'il fait de social est sublimé, ce qui se dit: la société entière choisit de suivre avec lui la même option de vie. Servir la vie au-delà des épreuves, cela se dit: suivre le Christ qui est vie et résurrection.

      En termes psychanalytiques cette légende raconte l'aventure de l'être humain qui passe du stade anal au stade génital actif puis sublimé. Toute cette légende est l'exposé symbolique d'une épreuve psychologique vécue par l'être humain de sexe masculin. L'avènement de la maturité au triple point de vue sexuel, affectif, mental s'insérant dans le social, tout en donnant à tous ses actes un sens oblatif. La polarisation intentionnelle: pour les oeuvres, pour la descendance, pour la société de tous les humains, c'est le spirituel naturel de l'âge génital servant de base au spirituel transcendant peut-être. (L'interprétation psychanalytique de la Légende de St-Georges n'ôte aucunement la valeur esthétique et spirituelle de cette belle légende. Au contraire, c'est par l'analyse que l'on peut comprendre l'importance symbolique de cette légende et le rôle hautement moral qu'elle a sur les enfants.)


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      Nous savons tout ce qu'ont de fragmentaires et d'insatisfaisants ces quelques réflexions suggérées par l'expérience psychanalytique clinique. Qu'on ne cherche pas dans ce chapitre des preuves de l'existence ou de la non-existence transcendantale du démon. En clinique nous n'abordons jamais le transcendant. Il ne nous est possible que d'aborder l'humain tel qu'il se présente, combinaison indissoluble d'une physiologie (qui secréterait ou exhalerait une certaine psychologie brute) d'une part, et d'autre part d'expressions gestuelles, verbales, mentales, reliées étroitement à cette physiologie. Il semble bien que tout le vécu et le ressenti par contact avec le monde ambiant entretienne et provoque la mutation des pulsions rythmées profondes, soutienne, impose et oriente l'ensemble des relations gestuelles, verbales et mentales entre cette psycho-physiologie et l'entourage selon un réseau absolument individuel formé de l'intrication des échelles de valeurs dont chacune répond à un critère différent. La structure de ce réseau serait la clé du caractère.

      Le corps sans l'âme ou l'âme sans le corps n'ont jamais pu être observés cliniquement, de même que l'affectif sans le sensoriel et sans mental, et le sensoriel sans affectif et sans mental. Que l'âme transcendante existe, nous ne pouvons pas au nom de la psychanalyse l'infirmer ou l'affirmer. L'option intentionnelle de nos pensées, de nos gestes, de nos sentiments, chacun de nous peut la ressentir, mais aucune méthode psychologique objective ne permet de juger ni de préjuger sûrement de l'intention morale qui polarise les forces psycho-physiologiques d'un être humain dans son comportement. Toujours est-il que pour l'enfant, un comportement parfois très bien vu de son entourage au nom de la morale des adultes peut, s'il est ressenti par lui - à l'âge affectif où il se trouve - comme anti-biologique, être associé à l'angoisse, angoisse qu'il traduit par l'idée du diable, du désordre menaçant ce qui est vivant.


      Paris

Docteur Françoise DOLTO.            




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L'achétype des trois S. :
Satan, Serpent, Scorpion


      Pour éviter tout malentendu je voudrais, avant de m'attaquer au coeur du sujet, définir les mots mythes, archétypes, symboles, tels qu'ils sont employés aujourd'hui par le psychologue et le psychanalyste. C. G. Jung a reconnu qu'il y a certaines conditions collectives inconscientes toujours présentes qui agissent à la fois comme régulateurs et comme stimulants de l'imagination créatrice. Elles suscitent les formes et utilisent le matériel conscient actuel. Ces conditions, Jung les nomme archétypes. Dans la mesure où les archétypes moteurs s'engrènent sur la formation des contenus inconscients, ils se comportent comme des instincts. L'archétype jungien est donc une image pulsionnelle, un pattern of behaviour et en même temps une dynamique. La réalisation de la pulsion ne s'opère pas par la descente dans la sphère instinctive, mais par l'assimilation de l'image qui la symbolise. Contre cette descente au contraire la conscience se révolte. Elle a peur d'être avalée par l'inconscient de la sphère pulsionnelle. Cette peur est à la source même - comme nous le verrons tout à l'heure - du mythe du héros luttant contre le dragon. Mais l'archétype, forme primitive « incontemplable » en soi que nous ne connaissons qu'à travers les images archétypiques, est un but spirituel, miroitant devant la nature humaine.

      Pour nous, psychologues, les symboles représentent donc la vraie clef dynamique de la vie. Ces grandes forces, ces noeuds d'énergie, comme les appelle Baudouin, dorment dans le fonds commun de l'humanité et souvent à la disposition de chacun de nous. Il est dangereux de jouer avec les symboles. On ne saurait brandir impunément la gueule du dragon, la lance du héros, ni appeler le diable. Ils « évoquent dans l'esprit une image chargée d'énergie et qui fait son oeuvre ». C'est une action comparable à celle qu'exerce à un étage plus humble, le signal extérieur déclenchant un réflexe conditionnel.

      Pour le psychologue, tous les mythes sont vrais dans ce sens. Certains mythes sont vrais non seulement mythologiquement, mais aussi historiquement et ontologiquement. Au théologien d'en faire la distinction. Le psychologue, lui, n'examine que la réalité mythologique, c'est-à-dire la capacité dynamique du mythe pour l'intégration ou la désintégration de la psyché humaine, pour son achèvement final dans le Centre des centres, pour l'établissement de la paix entre peuples et collectivités. Toutefois une psychologie solide liée à une théologie solide me paraît de plus en plus indispensable.

      Ce que je voudrais surtout faire comprendre dès le début, c'est que pour nous, psychologues, le mot mythe n'implique aucun jugement d'historicité. Peu m'importe de savoir si Oedipe et Jocaste sont issus de l'imagination populaire ou sophoclienne, ou s'ils ont bu et mangé comme vous et moi. Par cette résonance qu'ils trouvent en nous, ils ont plus de réalité universelle que Monsieur ou Madame Dupont en chair et en os que je peux toucher du doigt tous les jours. L'existence est une surdétermination, dans l'acception freudienne du mot. Par les analyses cliniques nous savons que plus un symbole du rêve est important, plus il est surdéterminé à la fois dans les souvenirs refoulés de l'enfance, dans l'inconscient archaïque et dans les événements actuels. De même plus un mythe est vrai, plus il y a de significations. Et toutes ses significations exactes. Les références à la linguistique, aux cycles solaires, aux rites de fertilisation du champ, au contenu sexuel, aux lois cosmiques peuvent parfaitement s'accorder avec l'historicité. Elles ne la prouvent ni ne la détruisent. Du moment qu'un mythe est surdéterminé en raison de sa valeur, plus il est vrai ontologiquement, plus il réunira de réalités.

      Voilà pourquoi je confronterai le folklore, la tradition judéo-chrétienne, les données rosicruciennes, la doctrine hindoue, le rite nègre de l'archétype Satan-serpent avant de chercher le noeud d'énergie qu'il touche au fond de notre psyché.

      Et d'abord que signifie Satan selon une interprétation juive? Ombre, c'est-à-dire la déformation projetée par le soleil, la chute de l'ange porte-lumière. Ceci déjà explique en partie l'ambivalence attachée au symbole du serpent - ce délégué du diable. Ajoutons que le Shatan hébreu commence avec la lettre sacrée chin dans laquelle les Gnostiques (HARGRAVE JENNINGS, The Rosicrucians, their rites and mysteries, London, 1887.) voient les trois clous inversés de la Passion du rite orthodoxe. De plus, la racine hébraïque se retrouve dans Saturne, le dieu noir. Où la chose devient particulièrement troublante, c'est quand on observe que « le crochet de Saturne », son signe astrologique est en réalité composé de l'Un et de son ombre, le Serpent : . Du reste ce serpent a laissé dans tous les alphabets du monde, depuis le jusqu'à l'S, le sifflant souvenir de ses tortillements.

      Les hiéroglyphes égyptiens lèvent un pan du voile. Le serpent y figure la première vie limoneuse. Un exemple illustrera mieux qu'une longue théorie cette relation symbolique.

A            signifiait le principe divin, la Monade, donc l'UNITÉ. C'est le Soleil unique rayonnant sur tout l'Univers: 1 qui lui correspond est le chiffre de Dieu, du Soleil, de A.

BA            est l'AME. La Personne suprême se reflète dans une personne spirituelle, individuelle, comme le Soleil se reflète dans la Lune. C'est la première relation. C'est le BINAIRE, l'épouse, l'antithèse. 2 est donc le chiffre de l'âme, de la Lune, de BA.

KHA            est le DOUBLE, magnétique ou astral, ou éthérique, la projection aérienne et colorée du corps. En somme le magnétisme est quelquefois visible mais encore en partie immatériel. KHA s'écrivait X. cette croix signifiait l'électricité positive et négative, les moustaches du chat. Les Égyptiens considéraient que le chat était l'animal le plus « magnétique ». Étymologiquement « chat » vient de KHA. Comme tout se retrouve! 3 est le chiffre de la TRINITÉ de la synthèse, de la foudre et de KHA.

DELTA      Voici enfin l'incarnation charnelle. Le delta du Nil par sa fertilité, son humidité, représentait bien le grouillement de la matière. Toute vie naît des eaux. 4 est et restera toujours le chiffre de la matière, de la pierre cubique, du delta. Mais 4 est le départ de la Trinité divine sur le plan humain. 4 est donc de nouveau le chiffre du Soleil, mais d'un Soleil plus matériel, le Soleil du microcosme.


      En cela les Anciens sont d'accord avec Darwin. La vie charnelle est née des eaux. Le serpent, comme son cousin le dragon, est le premier saurien de l'évolution biologique. Il symbolise dont très exactement le péché originel, l'incarnation d'une âme dans la boue. Sa ruse fait partie de la Genèse. Il a causé notre chute.

      Mais jusqu'à quel point n'est-il pas aussi un aide-mémoire atavique, jusqu'à quel point n'a-t-il pas inscrit dans son venin le témoignage des gigantesques luttes pour l'hégémonie de la terre (et du ciel?) entre la race blanche et la race noire? (C'est la thèse de SAINT YVES D'ALVEYDRE. Cfr aussi E. SHURE, les grands initiés.) Pour se venger du nègre - l'ennemi héréditaire de la préhistoire - les Blancs auraient fait leur diable noir et l'auraient symbolisé par le serpent qui est précisément le dieu du culte vaudou.

      Dans la légende véridique de Krichna, le serpent joue un rôle aussi important que dans le récit biblique. Krichna, enfant du Soleil et du feu céleste, fils des Aryas, conquérants blancs de race pure, lutte contre Nysoumba « aux seins d'ébène, fille du Roi des Serpents ». C'est une guerre ethnique et idéologique Aryas contre Mélanésiens. Monothéisme contre idolâtrie vaudou. Feu contre Terre. Patriarcat solaire contre matriarcat lunaire. Il y a tout cela dans ce vieux mythe. Nysoumba dont la figure est un « nuage sombre nuancé de reflets bleuâtres par la lune » est une sorcière. Quand elle se roule sur le sol, « son corps se tord comme un serpent en fureur ».

      Ce combat véridique entre l'ange et la bête se répète - combien de fois? - dans la légende aryenne.

      Quel est cet ange? Quelle est cette bête?

      Chez les yoguins comme chez les hermétistes, elle se nomme le Gardien du Seuil ou le Dragon du Seuil. Rudolf Steiner le décrit laid, difforme, terrible. Ce n'est pas une vaine métaphore prise au hasard dans le stock intellectuel des moralistes. Tous les « voyants » l'ont aperçu dans leurs descentes purgatorielles...

      Desoille l'a signalé parmi les images spontanées des sujets en « rêve éveillé ».

      La liste est longue des surhommes qui ont gagné cette suprême bataille sur la bête chtonienne, c'est-à-dire sur leur enfer intérieur. Elle commence avec le dieu indien Indra qui subjugua Vritra. Elle continue avec la lutte de Trita Aptya-Viçvaroupa. Il s'agit ici d'un dragon à trois têtes. Le héros gangétique coupe les têtes et en fait des vaches. Dans l'Avesta il y a un pendant. Thraïtona, de la race d'Athwya, tue un serpent avec trois têtes et six yeux. Deux belles jeunes filles apparaissent. Chez les Zoroastriens, Atar, fils d'Ahoura Mazda lui-même, tue Aji Dahaka, le dragon primitif. Toujours la lumière se bat contre cet animal de la nuit, le cerveau supérieur tue le diable médullaire. En Égypte Mert Seger, la déesse funéraire de Thèbes, a la forme d'un serpent et le dieu solaire est mordu par le serpent. On connaît en Grèce l'aventure d'Apollon et du python. Dans de nombreuses légendes indiennes et chinoises, le grand dragon cache dans sa gueule un diamant éblouissant, une « pierre du soleil » qui donne l'immortalité. Le héros tue le dragon pour lui dérober sa pierre précieuse. Je me suis servie de ce thème pour un de mes contes de fées. Dans le poème babylonien de Gilgamès, le serpent vole « l'herbe de vie » obtenue par Gilgamès lors de son voyage aux Enfers. Plus près de nous, Sigurd se bat contre Fafnir, et Thorr contre le serpent mondial. L'Église catholique célèvre aussi ses saints vainqueurs: saint Michel, saint Georges, saint Orberose ont chacun leur dragon.

      Il arrive comme dans le cas de Thésée que le monstre satanique se présente sous l'aspect d'un taureau. Il s'agit toujours de sublimation. Mais son accent est plus franchement sexuel. Le taureau symbolise en effet la vigueur mâle.

      Quelquefois l'Hydre a sept têtes et qui repoussent. Hercule en savait quelque chose. Pourquoi sept têtes? Saint Jean de la Croix lui-même nous l'apprend. Il nous parle de la bête de l'Apocalypse « dont les sept têtes sont dressées contre les sept degrés de l'amour ». (SAINT JEAN DE LA CROIX, Montée du Carmel, deuxième partie, ch. X, p. 96. Desclée de Brouwer, Paris, 1922).

      Ainsi par delà les âges et les métaphysiques, la mystique chrétienne avec saint Jean de la Croix, de même que la psychanalyse moderne, rejoignent le mythe indien de la sublimation. Depuis Indra et Jason jusqu'à Saint Michel, l'ange tue le monstre, l'âme supérieure triomphe de l'héritage animal du sous-conscient.

      Tout de même il s'est passé là quelque chose d'historique qui a laissé sa place jusque dans le zodiaque. Nous retrouvons de nouveau notre chin hébraïque, mais inversé. Il est presque un m, mais il ne représente pas encore la vierge. Le premier zodiaque des textes yoguiques ne se compose que de dix signes qui correspondent au Tchakra (Centre de transformation de l'énergie psychique.) ombilical et non des douze signes qui représentent le Tchakra cardiaque. Il y a cinq signes pingala, c'est-à-dire actifs, solaires, printaniers et ascendants: (Bélier), (Taureau), (Gémeaux), (Cancer), (Lion), et cinq signes Ida, c'est-à-dire passifs, nocturnes, hivernaux, descendants: (Vierge-Scorpion), (Sagittaire), (Capricorne), (Verseau), (Poissons). On remarquera que Vierge-Scorpion est un seul signe, le fameux chin retourné, et que la Balance manque. Ce n'est qu'en Grèce (peut-être en passant par Babylone) qu'apparaît la Balance. C'est la maison de la Venus uranienne. Elle représente donc l'amour par rapport à la Vénus terrestre du Taureau. Elle sépare définitivement la Vierge du Scorpion, qui du coup devient plus serpentin et phallique dans son expression. C'est le moment où la Vierge en écrasant de son pied le serpent, sauve le monde du Péché originel. (Voir ci-dessous).



      Et alors toute l'ambivalence du symbole s'éclaire pour nous. Il ne s'agit plus du serpent qui séduisit Ève, mais de la Felix Culpa et du « serpent d'airain » qui guérit du venin des autres serpents. Il ne s'agit plus de la noire Nysoumba, fille du Roi des Serpents, ennemi du pur et lumineux Krichna, mais de la koundalini. Koundalini signifie en sanscrit serpent lové. Or nous retrouvons ces mêmes nuances impliquées par les racines dans le hébraïque livyathan qui est aussi un serpent lové qu'on réveille. Il figure dans le texte de Job (8) qui compare les magiciens au dragon ou livyathan évoqué par eux. Enfin l'Apocalypse (12 : 3, 5, 9; 20 : 2) identifie le Dragon, le Serpent et Satan.

      Mais la koundalini chez les Indiens est, elle aussi, comme les langues d'Ésope et la libido de Freud. Elle ouvre la porte sur tous les possibles. La force sexuelle est directement issue de la koundalini. Le Pouvoir créateur humain ne saurait provenir que du Pouvoir créateur universel. Mais voilà précisément tout le souci du yoga: éviter que cette force sexuelle descende et se gaspille dans la débauche au lieu de se maintenir dans son état subtil pour s'incorporer plus tard au prana montant. « Avec l'extinction des désirs sexuels, l'esprit est libéré de ses liens les plus puissants. » (Yoga koundalini-Oupanishad.)

      La force koundalinienne, la force primitive qui figure dans les données humaines n'est donc, d'après les yoguins, ni bassement sexuelle, ni hautement divine. Elle peut devenir l'un ou l'autre.

      Ainsi la libération s'obtient non par les parties les plus hautes de l'être, mais par les plus basses. Cela peut nous étonner de prime abord. C'est pourtant la logique de la sublimation. La koundalini éveille les premiers centres de la conscience dans la région anale - ce qui correspond au second stade prégénital de Freud. Est-ce pure coïncidence que l'os placé à la partie inférieure de la colonne vertébrale porte dans son nom latin, sacrum, le souvenir des vieux mystères sacrés? ... Il s'agit ici de remonter du dernier enfant au premier ciel.

      Chez l'homme moyen, la koundalini repose endormie dans le Mouladhara tchakra, la tête sur l'entrée de la soushoumna, appelée « la porte de Brahman » (brahma-dvara). C'est la çakti divine, la puissance cosmique, assoupie et latente dans l'homme. Nous savons qu'elle est la Mère, qu'elle est le premier aspect du Brahman. « Dans son sommeil elle fait entendre un bourdonnement d'abeille » disent certains textes tantriques. Et d'autres: « un sifflement de cobra ». C'est pour écouter cette musique intérieure que le Laya-yoguin ferme non seulement ses oreilles, mais aussi toutes les autres ouvertures du corps. Oui, nous savons tout cela. Et nous savons même que la koundalini est la source du Verbe. D'elle, par transformations successives, est issue de la parole. Elle contient le son de toutes les lettres. Voilà pourquoi le yoguin utilisera ces mêmes lettres dans un mantra destiné à la koundalini.

      A cause de son aspect lové quand elle dort dans le premier tchakra, à cause aussi de son ascension droite dans la grande nadi quand elle se réveille, la koundalini a été comparée dans toutes les écritures indiennes à un serpent.

      Mais - dois-je revenir sur ce point? - le serpent est un symbole riche de sens. Pour les Freudiens de la vieille école, il est un signe phallique. Il est cela, bien sûr. Et il est beaucoup plus que cal, chez les Anciens. C'est tout l'enfer de la matière grouillante. C'est toute la chute d'une âme dans la boue. C'est la concupiscence. C'est l'orgueil. C'est la désobéissance à la loi naturelle et surnaturelle. Ce n'est pas par hasard qu'il y a « du venin et de la liqueur de la mortalité » dans les principes nadis. Et l'on comprend enfin pourquoi le yoga sans maître est dangereux. Il est dangereux de jouer avec la « puissance du serpent » qui est en nous... Ou alors il faut savoir, comme Çiva, « boire le poison que le serpent crachera forcément à un moment donné, et sans être affectés, suivre calmement la voie spirituelle pour obtenir enfin le nectar qui seul peut nous rendre immortels et bienheureux ». (SVÂMI YATISVARÂNANDA, La symbolique hindoue, p. 51.) Ou encore, pour revenir à notre grande tradition catholique, il faut comme la Sainte Vierge, mettre le pied sur la tête du serpent. En réalité le serpent est un symbole ambivalent parce qu'il est le symbole de la sublimation elle-même.

      Quand la sublimation commence, la koundalini devient alors « l'Épouse entrant dans la Voie Royale (soushoumna), se reposant à certaines places (tchakras) qui rencontre et embrasse l'Époux Suprême et dans cet embrassement, fait jaillir des flots de nectar. » (ÇANKARACARYA CINTAMANISTAVA)

      Cette image résume tout le processus psycho-physiologique de la koundalini montante vers l'union avec l'Absolu. La pure et libre activité de cette force permet à l'homme d'atteindre sa pleine réalisation humaine et divine dans son corps de chair.

      Le dragon du seuil représente donc la partie inférieure de l'homme, le psychisme spinal comme l'appelle Jung, la bête qu'il faut vaincre en soi avant d'atteindre la sagesse. C'est le gardien des secrets. Dans les contes de fées, où la tradition est plus occulte, ce dragon barre l'entrée de la vallée aux trésors. Mais on devine que cet or est symbolique. Ces pierres précieuses sont les joyaux sertis dans les tchakras du serpent kounalini qui monte le long de la moelle épinière, du sacrum au cerveau, et est l'image de la sublimation indienne depuis le stade sado-anal jusqu'au stade spirituel à travers tous les paliers intermédiaires.

      Malheur à qui recule devant ce monstre. Il devient fou. Car toutes les larves du sous-conscient (Le sous-conscient du Radja Yoga correspond en grande partie au ça de Freud.) attaquent son intelligence. C'est une psychanalyse ratée. Elle finit dans l'obsession.

      Mais le héros courageux, chaste, pur, indomptable, acharné, qui triomphera dans ce duel à mort, sera récompensé par d'innombrables richesses et la lumière éternelle.

      Qu'est l'archétype du dragon chez Jung? Un centre chargé d'énergie. L'âme inférieure (C. G. JUNG, L'homme à la découverte de son âme, p. 336 et suivantes. Collection: Action et Pensée. Genève, 1944.) représentée par le cerveau médullaire. Tous les monstres maîtrisés par les saints, les héros, les dieux solaires ont ce sens: Dragon, hydre, tarasque impure, malade et grotesque, faite à l'image de nos terreurs, de nos désirs, pleine de tout le grouillement sous-marin qui naquit dans la boue tiède au fond de nos coeurs, reptiles rampant dans les Premières Demeures du château Intérieur de Sainte Thérèse, ou bien éternel Minautore, fort de tout le dynamisme bestial, taureau, symbole de feu sexuel, de vigueur virile et d'instincts agressifs, vie querelleuse de la Digestion, tous représentent l'Ombre terrifiante qui dort dans la crypte de notre être, le la de Freud. Depuis Indra et Jason jusqu'à Saint Michel, l'ange tue le monstre, l'âme supérieure triomphe de l'héritage animal du sous-conscient.

      Mais ici le mythe gangétique a été dévié par les Grecs et les Sémites. Pour s'en rendre compte, il suffit de regarder attentivement la statue de Çiva au musée Guimet. L'Indien ne se contente pas de piétiner un Minautore. Dans un embryon de divinité, ses pieds puisent une force neuve. Voyez cette tête d'enfant brusquement surgie dans le bas. C'est la pure essence extraite des vieux corps. C'est la vie de demain. Il ne faut pas se battre contre son ennemi. Il faut en faire un ami. Pourquoi s'épuiser dans la guerre quand on peut additionner les forces? C'est la leçon d'une civilisation supérieure. L'homme l'atteindra-t-il jamais? Ici de nouveau l'amour nous sert de modèle. La domination sexuelle se fait sans meurtre. L'Arganatha est le Seigneur pacifique du bateau. L'amour est l'ultime vainqueur. Ici le yoguin rejoint le psychanalyste moderne. C'est la sublimation sans perte d'énergie. Un dieu anime la virtualité de la matière. Il l'élève à la conscience. Il y a appel d'en haut. Pas de vraie sublimation sans appel d'en haut. Koundalini fait l'effort de monter. Mais si au sommet elle ne rencontrait pas Çiva, son ascension resterait veine. Ce que les théologiens nomment la Grâce, les yoguins ne se contentent pas de l'attendre passivement. Ils travaillent leur corps pour le rendre apte à recevoir l'immense Aventure spirituelle. Ils créent les conditions de cette force. Ils appellent d'en bas l'appel qui doit venir d'en haut. Un peu comme ces ingénieurs qui se mettent à construire une ligne de chemin de fer en partant à la fois de ses deux terminus opposés.

      C'est par le dragon aussi que Jung essaye de réconcilier dans l'homme le cerveau supérieur et le psychisme spinal quand il écrit que « l'être pensant et sentant a atteint un carrefour où il lui faut prendre conscience d'un secret insoupçonné jusqu'alors, du secret antique du serpent... Qu'est-ce qui a été perdu, oublié et recouvert par les siècles que les Anciens connaissaient encore? C'est le secret terrestre de l'âme inférieure de l'homme naturel qui ne vit pas de façon purement cérébrale, mais chez lequel la moelle épinière, le sympathique, ont encore leur mot à dire. » (Jung, loc. cit.) Et il conclut que ce secret du serpent-moelle épinière (comme il correspond au serpent hindou koundalini!) « demeure inabordable à quiconque n'adopte pas une attitude religieuse et ne s'arrête pas aux symboles ».

      Mais il est évident que Jung ne pouvait dépasser la psychologie. Aller au-delà appartient à l'expérience mystique. Et c'est déjà un son neuf que d'entendre un médecin occidental recommander une « attitude religieuse » devant le dragon.

      On pourrait donc terminer cette série sifflante par un quatrième S: la sublimation.

      Cela signifie-t-il que le diable n'existe que dans notre psyché? Rien de ce que je viens de dire ne justifie pareille conclusion hâtive. Encore une fois une réalité psychique n'infirme pas la possibilité d'une existence objective en dehors de nous.

      Le diable psychologique est à l'intérieur de nous, mais il peut avoir aussi des correspondances avec le diable de l'Écriture. Cette interaction a été exprimée en des grimoires de sorcellerie. Ainsi, dans Le Satanisme et la Magie, Jules Bois nous fait assister à un dialogue entre Satan et son disciple:

      « Le disciple. - J'ai besoin d'un compagnon, d'un confident.
Satan. - Tu te reposeras contre mon coeur comme Saint Jean sur l'épaule du Christ... Ah, ah! Nous ferons bon ménage. Prêtre d'Onan, tu seras une sorte de moine d'un temple qui n'existe qu'en toi, d'une idole qui est toi-même. Moine matérialiste et athée (car tu le sais bien, étant abandonné de ton esprit, quelle immortalité peux-tu avoir?) tu ne raconteras pas mon mystère, tu ne feras pas d'adepte.
Le disciple. - ... des phrases, je me libérerai de toi quand je voudrai. Même pas de bâton... un coup d'épingle et je te crèverai, ballon flottant.
Satan. - Ne fais pas cela, tu te crèverais toi-même.
Le disciple. - Tu n'auras pas mon âme.
Satan. - Imbécile, tu n'as donc rien compris... Mais ton âme, c'est moi; mes cornes sont les oreilles d'âne de ta bêtise et mon pouvoir le sacrifice de ton angélité à l'enfer.
Le disciple. - Mais tu n'es pas une hallucination, je te vois, je t'entends. L'appel de mes voyelles t'a donné la vie, et les éléments se sont coagulés en ta fumeuse carcasse... Tu n'es pas moi puisque je te parle...
Satan. - Erreur: Après ta mort, tu ressusciteras en moi... Tel est le pacte! Je suis le corps glorieux de ton infamie, l'âme-soeur de ton abjection, je suis ta gaine de ténèbres... et - crois-le bien - nous ne nous quitterons plus. »

      Il n'est pas de la compétence du psychologue de décider de la réalité ontologique du diable. Mais le diable-mythe (et nous savons que le langage mythique est la seule clef dynamique de l'inconscient), le diable mythe, nécessité par l'ambivalence fondamentale des sentiments humains, m'apparaît une réalité intérieure, non seulement acceptable mais essentielle à la dialectique du procès psychique.


Maryse CHOISY.            


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Les démons du rêve


(Cf. p. 403. III. N°I. Nous publions ces quelques pages rédigées par une assistante de célèbre psychothérapeute suisse C.-G. JUNG, le Dr JACOBI, dont le point de vue est ici évidemment celui de la seule observation médico-sociale. N. d. l. R.)

      Dans son ouvrage Die Schalf - und Traumzustände der menchlichen Seele (Tubingue, 1878) - L'Ame humaine en état de sommeil et de rêve - Heinrich Spitta, le philosophe et psychologue de Tubingue, décrit comme suit le phénomène du cauchemar: c'est « l'apparition d'un kobold ou d'un monstre, accroupi sur la poitrine du dormeur: il se rapproche toujours davantage de sa gorge et menace de l'étrangler... C'est si net et si évident qu'on en ressent une mortelle angoisse... En vain, le rêveur s'efforce de se défendre contre cette apparition monstrueuse; il voudrait crier, mais sa voix s'étrangle en sa gorge, ses membres sont comme paralysés, la sueur l'inonde, ses mains sont glacées. Tout à coup, il se réveille en sursaut, en général avec un cri, pour retomber sur sa couche, épuisé, mais avec le sentiment d'avoir eu la chance d'échapper au danger d'une mort imminente. » D'après Spitta, un moment d'inhibition fonctionnelle, notamment chez les asthmatiques, ou de grossiers écarts de régime, sont probablement à l'origine des cauchemars.

illustration I

      La dyspnée, l'angoisse paralysante, l'oppression et la suffocation, la « chamade » du coeur, l'aphonie parfois totale, la rigidité des membres ou, au contraire, les tremblements spasmodiques, tous ces symboles, associés à la vision d'un monstre, la plupart du temps velu, d'aspect animal, et pesant sur la poitrine, ont partout et toujours caractérisé le cauchemar. (Voir II. n° III) Suivant les vues générales de celui qui les étudiait, ces manifestations ont été considérées, tantôt comme consécutives à des troubles physiques (obstacles à la respiration ou à la circulation du sang, causés par la position du dormeur, le poids de la couverture, des troubles digestifs, du délire fébrile, etc.), tantôt comme dues à des « esprits ». Les théories qualifiées de « scientifiques », appliquées à élucider ce phénomène si répandu, source depuis toujours de maux torturants aussi bien que de légendes et de mythes, s'en tiennent à la première explication. C'est d'elle que se réclament déjà tels médecins de l'Antiquité, dont l'opinion se base sur les consciencieuses recherches entreprises par Soranus d'Éphèse, au début du second siècle après J.-C., sur la nature, l'origine et le traitement du cauchemar. Il en est de même pour ces médecins des temps modernes, qui croient pouvoir réduire exclusivement à de purs phénomènes physiques tout ce qui est psychique. La notion populaire, du reste exprimée en de nombreux traités, surtout aux XVIè et XVIIè siècles, relève de l'autre opinion: elle fait intervenir des « fantômes ».

illustration II

      Les théories rigoureusement médico-physiologiques laissent peu de place à l'imagination; la croyance aux esprits, au contraire, l'alimenta: c'est donc par son canal qu'une innombrable série de mythes et de légendes, de silhouettes sauvages et fantastiques, ont pu se répandre au grand jour. Ces esprits portent des noms variés: chez les Grecs Ephialte; au Moyen âge, « incubes » et « succubes »; chez les Allemandes, « Alp », « Mahr », « Würger », c'est-à-dire étrangleur; « Gespenst » = spectre; « Nachtkolbold »; = lutin nocturne; « Auflieger » = écraseur; « Quälgeist » = esprit tourmenteur; chez les Russes: Kikimara; dans les idiomes nordiques: mara, d'où le français cauchemar (de caucher = fouler, dérivé du latin calcare, et mar = démon); en Suisse: Schrätelli, chauchevieille, etc. Ce vaste choix d'appellations implique de nombreux attributs et de multiples légendes. Ils apparaissent, en effet, tantôt sous forme d'animaux, tantôt sous forme humaine; tantôt beaux, tantôt laids, tantôt masculins, tantôt sous forme féminine, etc. On en fait presque des Olympiens; on les tient pour les avatars des dieux et démons les plus divers, porteurs des attributs les plus différents, par exemple Pan, qui est à l'origine de la « panique », les Faunes, Sylvains et Satyres de l'antiquité; au Moyen âge le Diable avec sa Cour de démons et de spectres (Cf. p. 404. III. n° II.) les mandragores, incubes, succubes, sorcières et fantômes de toute espèce, parfois simplement lubriques, parfois purement bestiaux. Les sceptiques tentaient d'expliquer la croyance à ces derniers, surtout conçus comme velus et hirsutes, par le fait, pour le dormeur, de s'être recouvert de peaux de chèvre ou de mouton, gênantes pour sa respiration. C'est à la même raison qu'on attribuait la croyance aux « dieux sylvestres », qui attaquent les humains. Au Monténégro (d'après B. Stern, Medizin, Aberglaube und geschlechtsleben in des Türkei, Berlin 1903) - Médecine, superstition et vie sexuelle en Turquie - on connaît un esprit féminin, ailé de flamme, appellé Vjeschitza; grimpé sur la poitrine du dormeur, il le suffoque ou le rend fou par ses étreintes lascives.

illustration III

      L'intime parenté entre ces visions du rêve et les hallucinations des aliénés a donné naissance à l'ancienne croyance populaire suivant laquelle les démons du cauchemar causent aussi la folie. C'était l'opinion des médecins de l'Antiquité, qui voyaient dans le cauchemar chronique l'origine de la manie, de l'épilepsie et même de l'apoplexie. Le vampire également, ce fantôme nocturne qui suce le sang du dormeur, a été considéré comme un produit du cauchemar. On croyait même que les animaux, singulièrement les chevaux, pouvaient être tourmentés par ces démons installés sur leur croupe. On parlait aussi de cauchemars collectifs. Des relations anciennes et digne de foi - entre autres, de M. -H. Strahl (1800-1860): Der Alp, sin Wesen und seine Heilung, Berlin, 1833 (Le cauchemar, sa nature et son traitement) - narrent que tout un régiment, des villages entiers, des groupes humains de toutes catégories, ont subi à la fois le même cauchemar. Ces phénomènes relèvent des mêmes conditions psychiques qui sont à la base des épidémies psychiques médiévales, de la flagellation grégaire, de la croyance populaire à la possession et à la sorcellerie, etc. (Voir III, n° IV).

illustration IV

      D'après leur influence sur l'homme et la forme qu'ils revêtent, les esprits du cauchemar se divisent en bons et mauvais, en provocateurs de terreur et de jouissances érotiques (ceux de l'Alpminne ou « amour des farfadets »). Quel que soit leur caractère, ils n'en possèdent pas moins, les uns et les autres, des propriétés nettement démoniaques et, de ce chef, sont toujours tenus pour dangereux. L'incube, qui vient la nuit tenter les femmes, et le succube, cette séductrice nocturne de l'homme - tous deux objet d'horreur au Moyen âge - mais souvent à la fois redoutés et désirés - entretenaient des rapports sexuels avec les endormis. Non seulement la crédulité populaire, mais aussi les théologiens leur attribuaient un rôle considérable. Personne, alors, n'eût osé mettre en doute leur réalité; même saint Augustin y croyait (De Civ. Dei, XV, 23). Beaucoup de médecins les étudièrent avec zèle, surtout aux XVIè et XVIIè siècles, et recoururent souvent aux spéculations les plus étranges pour se les « expliquer ». Paracelse, par exemple (1493-1541), médecin et philosophe génial, croit découvrir en chaque individu trois « corps » : le corps matériel, visible et terrestre; le corps « sidérique », de substance éthérique, invisible; et le corps spirituel, le feu du Saint-Esprit en nous. Quant aux démons nocturnes, il les tenait façonnés par notre « imagination », c'est-à-dire de nature « sidérique ». Dans son Traité des Maladies invisibles (éd. Sudhoff, IX, p. 302), il s'exprime ainsi: « Cette imagination est issue du corps sidérique, comme en vertu d'une espèce d'amour héroïque; c'est une action qui ne s'accomplit pas dans la copule charnelle. Isolé en soi, cet amour est en même temps le père et la mère du sperme pneumatique. De ce sperme psychique ressortent les incubes qui oppressent les femmes et les succubes qui s'attaquent aux hommes ». Le grand Paracelse comprenait donc clairement qu'il s'agissait de visions imaginaires, de fantômes, et non de personnes réelles, que l'on désignait par incubes et succubes. Sa définition correspond aux résultats de la Psychanalyse moderne qui y voit les produits de la phantasia sexuelle. L'imagination, stimulée par la crédulité, forgea, sur les méfaits de ces esprits, de véritables romans qui ont alimenté jusqu'à ce jour de nombreuses productions poétiques et artistiques. Citons, entre autres, la série magnifique de Goya, Caprices, et l'impressionnante Succube, dans les Contes drôlatiques de Balzac.

illustration V

      C'est surtout au Moyen âge que la croyance à ces démons provoqua même dans les couvents de véritables épidémies. Les cauchemars, croyait-on, tourmentaient plutôt les femmes que les hommes, et plutôt les veuves et les vierges que les autres. Beaucoup d'hommes et de femmes ont été brûlés vifs pour commerce avec ces invisibles. Sorcière quiconque avait eu des rapports sexuels avec un incube; aussi, bien des innocentes périrent sur le bûcher, car il suffisait d'un cauchemar pour être convaincue de commerce lubrique avec un diable « chevaucheur de femmes ». Ces démons du cauchemar étaient censés pénétrer par les trous de serrure, les fissures des parois, les interstices des fenêtres, ce qui prouvait leur parenté avec les sorcières et autres créatures diaboliques (Voir III. n°V). Ils ne pouvaient, croyait-on, engendrer ni accoucher; s'ils donnaient, néanmoins, le jour à un enfant, celui-ci, fatalement, deviendrait un sorcier, un monstre ou quelque créature extraordinaire. L'enchanteur Merlin, par exemple, qui appartient au Cycle du Roi Arthur, passait pour être le fils d'un pareil esprit. En Allemagne, on attribuait la ressemblance frappante d'un homme avec un animal à l'influence de démons du cauchemar eux-même de nature animale; les déformations physiques, « envies », pieds-bots, etc., servaient de critères en ce domaine. Pour expliquer leur nature grossière, barbare et bestiale, la légende raconte que les Huns étaient nés d'un concubinage entre femmes et démons. Déjà, l'Antiquité tenait les créatures du genre « fée » pour particulièrement dangereuses, à cause de leur pouvoir séducteur, tout à fait magique: certaines d'entre elles fascinaient les hommes par leurs chants, pour les réduire à l'impuissance et les déchirer.


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      La Psychanalyse a contribué à « expliquer » de façon nouvelle les cauchemars; elle traduit, en effet, la conception médiévale du « démon du cauchemar » par une formule « psychologique ». Elle espère, ainsi, mettre sur pied une méthode thérapeutique qui rend inoffensif ce démon et l'exorcise « en quelque sorte ». Un des représentants les plus en vue de l'École freudienne de Londres, J. Jones, a consacré à ce problème un ouvrage particulier et intéressant: Der Alptraum in seiner Beziehung zu gewissen Formen des mittelalterlichen Aberglaubens (Le cauchemar et ses rapports avec certaines formes de superstition médiévale) paru dans les Scriften zur angewandten Seelenkunde, fasc. 14, Vienne, 1912; il y réfute aussi bien les théories exclusivement physiologiques que les folkloriques, basées sur la croyance populaires aux « esprits ».

      Il s'agit, conclut-il, dans tous ces cas, d'un phénomène reposant sur un violent complexe psychique, dont « le noyau est formé par un refoulement psycho-sexuel, qui peut être réactivé par des excitations périphériques ». Dès lors, tout le problème est clair. Mais J. Jones continue: « Le contenu latent du cauchemar consiste en la représentation de l'acte sexuel normal, et cela, d'une manière caractéristiquement féminine: l'oppression sur la poitrine, le don complet de soi, explimé par la sensation de paralysie, l'éventuelle sécrétion génitale, etc. Quant aux autres symptômes: battements de coeur, sensation de suffocation, p. e., ce ne sont que de simples exagérations des sensations ressenties normalement pendant l'acte sexuel à l'état de veille ». Il affirme ensuite que des « désirs violemment refoulés » peuvent être satisfaits de cette façon; dans l'extrême refoulement des désirs incestueux, par exemple, les sentiments de peur priment sur la sensation de volupté. Toujours d'après Jones, le cauchemar reflète sans exceptions le processus normal du coït; il ne se distingue des autres formes du rêve d'angoisse que par son contenu latent, qui est « spécial et fortement cliché ». Ainsi, les deux extrêmes - attraction et refus - peuvent être référés aux deux forces: désir et inhibition, luttant l'une contre l'autre. Sans se préoccuper du contenu précis et détaillé de ces cauchemars, cette interprétation en classe les « esprits » parmi ceux que le Moyen âge appelait incubes et succubes, et qu'on distinguait autrefois nettement d'autres démons du rêve. L'Église, en effet, a toujours défini l'incube comme un diable d'aspect humain, tandis que les fantômes de forme animale appartenaient à une autre catégorie d' « esprits ».

      La lutte contre ces entités variait d'après l'opinion qu'on s'en faisait. Il ne faut pas s'étonner que les moyens les plus divers, nés de la superstition, aient constamment gardé leur vogue, conjointement à des milliers de prescriptions médicales « sérieuses ». La croyance à l'influence des incantations sur les dieux est, depuis toujours, une des idées fondamentales de la magie. Dès lors, l'homme qui suppose que la volonté des dieux se manifeste dans ses rêves prémonitoires, fera tout son possible pour n'être visité que par des songes favorables. Prévenir vaut, en effet, mieux que guérir: il est donc important de reconnaître et de suivre à temps les avertissements des dieux et de se les concilier, pour qu'ils nous préservent contre les suites des mauvais rêves. Le mieux est d'écarter ceux-ci, avant d'en être atteint, grâce à de traditionnels contre-sortilèges, rites et recettes sans nombre. Chez certains peuples, par exemple chez les Grecs, on tentait d'empêcher, par des cérémonies religieuses, la réalisation de rêves de mauvais augure: on le notifiait liturgiquement à la divinité solaire, avec une parfaite sincérité. Exorcisés par cette « désoccultation », les démons nocturnes ne pouvaient que s'évanouir. Autre méthode propitiatoire: les sacrifices. Certains usages ascétiques devaient, croyait-on, « bonifier » un mauvais rêve. La répétition interminable d'une formule magique avait le pouvoir de conjurer le malheur et d'attirer le bonheur. Quelques Hindous s'imaginent vivre cent ans, s'ils répètent indéfiniment: Om, victoire sur la Mort, même si l'on s'est déjà « vu mort » en songe (La clef des songes de Jaggadeva, p. 30). Talismans et amulettes toujours fort prisés, étaient spécialement choisis d'après les circonstances, car on les supposait très puissants contre les rêves démoniaques. Les Musulmans se servent de bouts de papiers portant des versets du Coran et divers symboles astrologiques et magiques; on les coud dans la doublure des vêtements ou en des sachets qu'on porte, la nuit, sur la poitrine ou au cou, pour écarter les cauchemars; le peuple attribue à ces pratiques un effet incomparable. (Voir III. n°VI.) D'autres formules magiques, les Pentacles, empêchent les cauchemars et provoquent des songes bienfaisants: avant de se coucher, on en fait des boulettes, qu'on avale dans un peu d'eau (voir III. n°VII). (Les Kurdes chrétiens, à qui l'Église a interdit le recours au talismans, se préservent contre les cauchemars en s'imbibant les yeux et le front d'eau bénite avant le sommeil, voire en en aspergeant leur couche. D'autres, pour éloigner les démons nocturnes, placent sous leur oreiller des olives ou des cierges qui ont, eux aussi, reçu la bénédiction rituelle. Quelques-uns s'en vont dormir avec, au cou, une petite croix de bois; il en est, même, qui, le soir, absorbent un peu de terre recueillie au pied du tombeau d'un Saint.)

illustration VI

      On voit que la superstition ne meurt jamais; elle survit à tout et reparaît, par un détour inattendu, chaque fois qu'on a essayé d'y mettre fin. Il va sans dire que l'esprit médico-scientifique a toujours rejeté ces pratiques; il a, pour sa part, tenté d'influer sur la genèse et la teneur des rêves en prescrivant telles nourritures et boissons, ou, plus conformément aux conceptions modernes, par des médications chimiques. Les médecins de l'Antiquité employaient la saignée, l'ellébore, la paeonia (genre de renonculacées) et recommandaient un régime approprié. Les Pythagoriciens déconseillaient les fèves, qui provoquent la flatulence, donc les cauchemars. Il était même néfaste de rêver de fêves; le peuple, en effet, s'imaginait que la flatulence due aux fêves était causée par les esprits des morts, logés dans ces légumes; ces spectres tourmentaient ensuite, croyait-on, les gens pendant leur sommeil. Dans son Treatise on the Incubus or Nightmare (Londres, 1816) - Traité de l'incube ou du cauchemar - le médecin A. Waller estime, au contraire, que les cauchemars proviennent de l'hyperacidité gastrique; il les combattait donc en administrant du carbonate de potassium.

      Le Moyen-âge a créé force panacées aussi étranges qu'infaillibles d'effet. On les composait d'après l'expérience populaire, les observations individuelles, les notions astrologiques, les théories sur les « signatures » des plantes, etc. De nos jours encore, partout où les superstitions sont vivaces, on retrouve à chaque pas le contre-sortilège, avec ses amulettes, ses talismans et pentacles, ses pratiques et médications secrètes.

illustration VII

      Quant à ceux pour qui le cauchemar s'explique par des causes exclusivement physiologiques, par exemples les psychologues du siècle passé, ils pensaient qu'on pouvait le provoquer expérimentalement et ainsi le débusquer de son repaire et le réduire à néant. On a tenté de provoquer délibérément des cauchemars, en faisant prendre au sujet telle position déterminée, ou en soumettant à une pression telle partie de son corps, etc. Mais, jamais, on n'est parvenu à provoquer telle teneur onirique donnée, correspondant à chaque expérience et réitérable à volonté. D'après la doctrine psychanalytique - notamment suivant J. Jones, qui voit dans les diverses formes de psychonévroses modernes et leurs divers symptômes les « descendants » des sorcières, lycanthropes, etc. d'autrefois - on ne peut être délivré du cauchemar et de ses affres, que si sa cause, c'est-à-dire le refoulement des pulsions sexuelles, découverte par la Psychanalyse, est exhibée au plein jour de la conscience.

      Malgré son caractère bien moderne, la conception freudienne du cauchemar s'apparente pourtant, dans un certain sens, à l'antique conception qui attribuait à « Pan-Ephialte » la responsabilité du pavor octurnus (anxiété nocturne), mais aussi le pouvoir d'en libérer; la sensation de libération qui se substitue à l'angoisse mortelle peut-être considérée, en effet, comme équivalente à la réalisation d'un désir. Pausanias rapporte, au IIè siècle après J.-C., qu'on éleva à Trézène, en Argolide, un sanctuaire à Pan, le Sauveur, parce qu'il avait révélé en songe, à un édile municipal, le traitement efficace pour combattre une terrible épidémie (Pausanias, II, 32, 6).

illustration VIII

      La croyance populaire, elle aussi, a toujours reconnu au démon du cauchemar, non seulement une action corruptrice, mais encore un pouvoir bienfaisant; il pouvait, en effet, toujours révéler des secrets, par exemple la cachette d'un trésor, la formule d'un remède merveilleux. Ainsi, les démons du cauchemar ont eu le sort de toutes les « idées » issues des profondeurs séculaires de l'âme humaine et porteuses d'ambivalence: à la fois bienfaisantes et lumineuses, maléfiques et infernales. D'autre part, alors que la Psychanalyse voit dans le cauchemar la manifestation et la projection de la teneur sexuelle de l'inconscient, la Psychologie Complexe, créée par C.-G. Jung, a fait des idées-mères ou « archétypes » de l'inconscient collectif les messages symboliques du Royaume des Songes, qui expriment, de façon imagée, les forces instinctives, archaïques et primitives de l'âme, pour confronter l'homme avec son « ombre », afin qu'il en soit profondément impressionné (Voir III. n°VIII). C'est en ce sens qu'on peut aussi dire avec raison que « le cauchemar initial est le père de toute mythologie »; sans lui et ses innombrables diversifications, la croyance aux « esprits » ne se serait jamais développée au point qu'elle l'a fait. Même Kant, pour qui les explications scientifiques avaient certainement le pas sur la croyance aux « esprits », ne pouvait s'empêcher d'attribuer à ceux-ci un aspect bienfaisant, malgré leur nature terrifiante (Anthropologie, Francfort-Leipzig, 1799, p. 112): « Sans l'effroyable apparition d'un fantôme qui nous écrase, sans l'effort consécutif de tous nos muscles pour changer de position, l'arrêt de la circulation sanguine mettrait bientôt un terme à la vie. C'est précisément pour cela que la Nature semble avoir organisé les choses de telle façon que la grande majorité des rêves comporte des malaises; car de pareilles présentations excitent les forces de l'âme bien plus que lorsque tout se passe comme on le désire. » Par là, Kant se rattache aux conceptions psychologiques les plus modernes sur le problème du rêve.

illustration IX

      C'est ainsi qu'à chaque époque correspondent les solutions et les thérapeutiques conformes à l'esprit du temps. Reste à savoir si l'on est parvenu aujourd'hui, malgré tous les efforts, à arracher tout son secret à cette forme mystérieuse du rêve.


      Zurich

Dr JOLANDE JACOBI.            


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Les aspects du diable
à travers les divers états de possession

      Les récits de possession présentent de nombreux traits communs, quels que soient le milieu, le temps, la civilisation pour celui qui envisage seulement la partie naturelle des possessions. Les possédés de l'Évangile semblent peu différents de ceux qu'observent les missionnaires dans l'Afrique Noire ou l'Asie mystérieuse, dont certaines contrées comme la Mongolie sont hantées par les démons, suivant les légendes. Les possédés de l'antiquité, ressemblent aux possédés modernes, avec cette réserve que les esprits des morts jouaient, avant la venue du Christ, le même rôle que plus tard le Démon. Enfin les possédés admis comme tels par l'Église paraissent souffrir et se comporter sur beaucoup de points comme les malades atteintes de délires de possession. Ils en diffèrent par des caractères qui décèlent une action praeternaturelle et par des évolutions fréquentes vers la guérison après l'exorcisme.

      Le milieu a pu multiplier les cas de possession, mais il n'a pas pu les créer de toutes pièces. Des tendances intérieures, presque banales chez l'homme, ont joué un rôle plus important. L'observateur qui part du scrupule et de l'angoisse et suit la filiation des états qui en dérivent jusqu'à la possession aboutit à cette hypothèse que chacun porte un démon en soi, mais qu'heureusement tous les humains ne deviennent pas sa proie. L'étude de cette filiation apprendra les diverses actions du Diable sur le corps et l'âme du possédé qu'elles transforment au point qu'il est possible de retrouver chez ce dernier quelques aspects du Diable, ou si on préfère des forces du mal dont les incroyants eux-mêmes ne nient pas l'existence. Les journaux qui ont consacré des articles à Hitler et à sa doctrine n'ont pas hésité à les qualifier de démoniaques, même quand ils s'adressaient à des lecteurs étrangers à tout dogme religieux.

      La communauté des dispositions antérieures à l'envahissement des forces du mal explique à la fois certaines ressemblances des possédés entre eux et la contagion de la possession. Néanmoins ces derniers faits ne peuvent être retenus comme des preuves que la possession est un phénomène naturel. Pour l'Église, la maladie n'exclut pas l'action démoniaque. Dans les anciens manuels d'exorcisme, elle mélait aux rites les Remedia Corporalia; aujourd'hui ses prêtres font soigner les possédés en même temps qu'ils prient pour eux.

      Les dispositions intérieures qui préparent la possession se traduisent par des signes physiques, intellectuels et affectifs dont l'ensemble est complet quand celle-ci est installée.

      Les signes physiques consistent d'abord dans les changements de mimique. Le possédé devient méconnaissable, diffère de lui-même au point qu'à Loudun, les grands seigneurs et les curieux venaient voir la figure du Diable qui se substituait à la figure ordinaire des religieuses. Si la possession est déjà ancienne, le changement de mimique est complété par l'amaigrissement et le ballonnement du ventre. Les traits expriment la colère, la haine, la moquerie, l'insulte. Les viscères contractés et spasmés altèrent en même temps les fonctions de l'organisme. Le teint change, les nausées, les vomissements, l'aérophagie, l'aérocolie apparaissent avec les borborygmes, la langue sale, la fétidité de l'haleine. Des viscères spasmés dont la sensibilité n'est pas perçue dans l'état de santé, montent des sensations pénibles et angoissantes; des irritations de la peau et des muqueuses les complètent. Le malade explique ces douleurs angoissantes par la présence d'un animal ou d'un diable qui se déplace souvent, dans son ventre, le mord, le pince, le brûle, le torture de toutes manières.

      Le tableau est complété par des vertiges, des maux de tête, et des sensations paraissant provenir de l'extérieur: douleurs de la nuque violentes, imposant la conviction d'un coup qui vient d'être reçu, douleurs de la colonne vertébrale, du même ordre, avec la même interprétation. Il faut ajouter des tiraillements, des crampes, des impressions de gonflement et de tension plus ou moins mobiles que le sujet décrit comme des pénétrations du Diable dans son corps ou des sorties de ce même Diable.

      La voix change aussi. Elle n'a plus le même timbre, elle devient grave, menaçante, ou sardonique, moquant les personnes les plus respectables, tenant des propos érotiques ou scatologiques inaccoutumés. L'écriture automatique apparaît par crises au milieu d'une page de l'écriture habituelle. Il arrive que le porte-plume soit arraché et jeté au milieu de la pièce. Parfois la page est sabrée d'un trait rageur qui déchire le papier ou l'éclabousse de taches d'encre. Les écrits automatiques des possédés diffèrent par leur caractère violent de ceux des médiums.

      Le possédé se représente le diable qui l'habite comme ayant un corps plus petit que le sien. Cette représentation de la petitesse du corps du Diable explique les innombrables diablotins des cathédrales gothiques et ceux qui assaillent certaines statues du Bouddha. Du fait de sa petitesse, le Diable malgré qu'il soit toujours méchant peut changer de caractère, devenant une sorte d'enfant pervers ou d'animal redoutable et pourtant méchant, traduisant sous des formes symboliques l'ambivalence affective sur laquelle nous reviendrons.

      Les réactions des possédés ont un caractère commun: l'impulsivité agressive qui peut être remplacée par son contraire: l'inhibition. Les insultes, les gestes menaçants, les mots écrits par une main qui a perdu tout contrôle, apparaissent brusquement, d'une manière imprévisible, de même que les crampes, les contorsions des membres, les crises convulsives. L'apparition de l'impulsivité indique l'envahissement de la personnalité. L'agressivité contre Dieu et contre les hommes révèle le ton de l'affectivité de la nouvelle personnalité. Ces réactions, bien qu'elles semblent échapper au contrôle psychique ne sont pas inconscientes. Le possédé sait qu'un autre pense, parle, agit par son intermédiaire et il en souffre cruellement; de même il aura conscience des inhibitions et en souffrira.

      Une sensation revient souvent, à la fois dans les histoires démoniaques et dans les récits d'expériences métaphysiques. Les sujets ou les assistants éprouvent brusquement des impressions de froid glacial, parfois semblant sortir des murs. Au sabbat l'arrivée du Diable s'annonce par des effluves glacées et un contact réfrigérant. Des mains froides saisissent la nuque du démoniaque, un vent froid souffle tout à coup. La chair de poule de la peur, le refroidissement des extrémités explique en partie cette sensation de froid, mais parfois aussi elle semble inexplicable. Elle s'accompagne généralement de frigidité sexuelle. Les sorcières étaient frigides et c'était là une des marques du Diable pour les Inquisiteurs. Refroidissement et frigidité vont de pair avec l'insensibilité à la douleur: dans la possession, les sujets peuvent être brûlés, piqués sans se plaindre, sans faire de mouvement, sans changer de couleur.

      La possession trouve les fonctions féminines, crée des grossesses fictives avec distension exagérée du ventre et mêle ses effets à ceux de l'âge critique. Elle jette le désordre dans toute la vie instinctive, supprime l'appétit ou fait apparaître des boulimies, avec besoins impérieux d'aliments étranges ou répugnants.

      Divers signes intellectuels sont mentionnés dans les manuels d'exorcisme comme la faculté de connaître les pensées d'autrui, les événements futurs ou éloignés, et toutes les choses cachées, comme l'usage de langues inconnues jusque-là, comme les actes contraires aux lois de la nature: lévitation, déplacement instantané à travers de grandes distances. Ces derniers signes sont rares et constituent la partie préternaturelle des possessions dont nous n'avons pas à nous occuper. Nous nous arrêtons seulement aux faits groupés par les métapsychistes sous le nom de connaissance paranormale qui peuvent paraître préternaturels dans certains cas, dans d'autre rentrer dans l'ordre de la nature.

      Cette connaissance est limitée chez les médiums. Dans des cas indiscutables, ils donnent, sans supercherie possible, des dates, des noms propres qui imposent la conviction. Mais ils se trompent souvent. L'entraînement augmente la connaissance paranormale mais jusqu'à un certain point. Les possédés sont capables de cette faculté mais le plus souvent ils se bornent à donner des indications sur le caractère et les défauts des personnes présentes. Dès qu'ils tombent juste, l'assistance est très impressionnée et un exorciste comme le Père Surin a pu devenir possédé à son tour après avoir reçu de nombreuses communications paranormales d'une religieuse qu'il exorcisait.

      Le possédé fait le plus souvent figure de faux prophète. Il est l'instrument du diable, c'est-à-dire du mensonge personnifié. Il apporte parfois, dans la comédie de la prophétie, les richesses d'une imagination libérée de toute réalité.

      Les signes affectifs que nous allons maintenant étudier sont moins évidents, moins connus et moins classiques que les signes physiques et intellectuels. Ce sont eux qui sont à la base des névroses et des psychoses, « terrain d'élection » de la possession démoniaque selon Monseigneur Catherinet.

      Esquirol dans son étude sur la démonomanie parue en 1814 a montré que la possession évolue par accès. Il raconte l'histoire d'une fille de trente ans amoureuse d'un homme que ses parents ne lui permettaient pas d'épouser. Elle tomba dans une dépression qui la mena à faire un voeu de chasteté. Cela ne l'empêcha pas de prendre quelque temps après un amant: saisie de remords, elle fut assaillie d'idées de damnation délirantes qui durèrent six ans pendant lesquels elle dut être internée. Elle sortit, non guérie et diminuée dans son intelligence; peu après sa sortie elle devint la dupe d'un jeune homme qui lui affirma être Jésus-Christ. Elle succomba de nouveau et crut être possédée. Le Diable logé dans son corps l'empêchait de manger, mordait son coeur, déchirait ses entrailles. Elle mourut au bout de quelques temps de péritonite tuberculeuse.

      Cette ancienne observation permet de dégager de l'ensemble des faits deux obsessions fondamentales chez les possédés. C'est en premier lieu l'obsession de solitude morale liée à l'obsession d'infériorité fréquente chez les vieilles filles, chez les veuves, chez les gens qui vivent en marge de la vie et n'ont ni famille ni foyer, chez certains religieux et religieuses mal adaptées au cloître où ils sont entrés, non par vocation, mais par déception. Tous ces êtres isolés moralement fournissent un contingent relativement important à la possession diabolique. Les obsessions de solitude et d'infériorité prédisposent à la possession.

      Les obsessions de culpabilité déterminent celle-ci. Le sentiment obsédant d'être coupable d'une faute et de devoir subir en châtiment peut exister en dehors de toute faute connue par l'intelligence. Il exprime une souffrance profonde de l'inconscient. Dans la maladie ou la possession, il peut être intense au point d'envahir tout le psychisme. Il est à la base des scrupules banaux, des peurs des enfants, du trac et de mille états qui apparaissent comme des incidents de la vie psychologique ordinaire. Le dogme du péché originel exprime l'universalité du sentiment de culpabilité considéré du point de vue religieux.

      Il faut observer que le sentiment de culpabilité quand il est prolongé trop longtemps et entretenu avec une certaine complaisance peut devenir dangereux. Le Christ dit au pécheur qu'il absout: « allez en paix » ou « allez et ne péchez plus »; il ne s'attarde pas à de longues formules pour montrer dans le détail l'horreur du péché et, il relève le pécheur pour lui montrer le chemin de la vie; nous devons retenir son enseignement. En effet le sentiment de culpabilité devenu obsédant prépare les rechutes des fautes. On peut considérer qu'à ce moment il devient un élément de la tentation en ramenant sans cesse l'esprit à la pensée de la faute, en l'épuisant et en diminuant sa résistance.

      L'obsession de culpabilité a été décrite par le père Surin dans l'Histoire des diables de Loudun et dans la Science expérimentale (Revue d'ascétique et de mystique, Toulouse 1928). Le père Surin qui ne pouvait se reprocher aucune faute grave avait fini par croire qu'il « avait voulu trop s'élever, et que Dieu par un juste jugement avait voulu l'abaisser. » Ne pouvant supporter cette idée obsédante et se croyant damné, il fit suivre, comme c'est la règle, l'obsession de culpabilité d'une tentative d'auto-punition et essaya de se suicider. Même dans les périodes où il n'était pas possédé, un état qui paraît voisin des obsessions de culpabilité l'inhibait, par crises, interdisant ou rendant difficile tout mouvement et toute pensée. Plus tard, quand il alla mieux, cette inhibition s'atténua mais il ne put consacrer que quelques minutes à la préparation de ses sermons. En 1635, année où les cas de possession se multiplièrent à Loudun, Surin considéra ses souffrances comme « une peine d'esprit ». Dans une certaine mesure, il se rendait compte qu'il souffrait d'une maladie, qui lui paraissait étrange. Pendant les crises de possession, il décrivit le dédoublement dans une formule saisissante en disant que « son âme était comme séparée ». Presque dans le même moment il éprouvait une paix profonde, puis était pris d'une rage furieuse. Le Diable le poussait alors à des impulsions verbales et motrices violentes. Dans ces périodes d'accalmie, les bonnes actions ne lui apportaient plus la joie coutumière, mais aggravaient les obsessions de culpabilité et le père se reprochait de désobéir à Dieu « en sortant de l'ordre des damnés où il était né ».

      Les impulsions du père Surin dépendaient d'obsessions par contraste et le poussaient à des actes contraires à sa volonté et à ses désirs: à son corps défendant, il était amené à haïr le Christ, à imaginer des hérésies, à approuver les idées de Calvin sur l'Eucharistie.

      L'ensemble de ces signes avait apparu un mois après l'arrivée du père Surin au couvent des Ursulines de Loudun, pendant lequel la prieure, qu'il exorcisait, lui avait découvert « plus de deux cent fois des choses très secrètes, cachées en sa pensée ou en sa personne ».

      Cette prieure, Soeur Jeanne des Anges, analysait de son côté avec subtilité ses obsessions de culpabilité. Elle était « presque toujours en remords de conscience et avec grande raison... le démon n'agissait que selon les entrées que je lui donnais... Ce n'est pas parce que je crois être coupable de blasphèmes et autres désordres où les démons m'ont souvent jetée, mais c'est que, m'étant laissée emporter dans le commencement à leurs suggestions, ils s'emparaient de toutes mes facultés intérieures et extérieures pour en disposer à leur volonté ». Dans les crises d'impulsions par contraste, Soeur Jeanne des Anges insultait Dieu et même la bonté et la charité divines, détestait la profession religieuse, déchirait et mangeait son voile, crachait l'Hostie au visage du prêtre.

      Il lui était parfois possible de résister. Elle ne se laissait plus aller au blasphème et au sacrilège bien qu'elle en eut l'idée. Elle avoua même qu'elle éprouvait un plaisir, déconcertant pour une religieuse, à subir la possession. « Le Diable me trompait souvent par un petit agrément que j'avais aux agitations et aux autres choses extraordinaires qu'il faisait dans mon coeur. »

      Le Père Surin et Soeur Jeanne des Anges représentent des types de possédés, différents en apparence, mais chez qui se retrouve le fonds commun d'obsessions de culpabilité, de dédoublement, de contrastes et d'ambivalence affective. Ils sont identiques, nous l'avons dit, aux possédés modernes, mais mieux que ceux-ci ils savaient s'analyser; ils en avaient, si on peut dire, le loisir. Aujourd'hui la pratique de l'exorcisme, plus méthodique et plus restreinte, limite la suggestion et empêche le développement de ces tableaux si riches de détails jusqu'au début du XVIIè siècle. En outre les possédés ne sont plus exorcisés en public et l'influence de la foule avec son pouvoir suggestionnant ne s'exerce plus sur eux.

      L'Orgueil, péché du Diable, n'a qu'une importance secondaire chez les possédés, par exemple quand il justifie les obsessions de culpabilité. Ce fut le prétexte invoqué par le Père Surin quand il se crut damné comme avant lui sainte Thérèse et un certain nombre de saints.

      Nous avons passé en revue les signes des états de possession: signes physiques, signes intellectuels, signes affectifs avec au premier plan les obsessions de culpabilité. Est-il possible de déduire de ces signes la connaissance de quelques-uns des aspects du Diable.

      La figure du Diable telle qu'elle est représentée par les sculpteurs des cathédrales gothiques et que par les artistes de l'Extrême-Orient peut être retrouvée sur la face des possédés pendant les crises. Ceux-ci réalisent aussi avec plus ou moins d'habileté et de richesse imaginative les gestes, la conduite de leur modèle. Cet aspect physique, même si la ressemblance est poussée assez loin, reste secondaire.

      Dans le domaine moral, les aspects du Diable sont plus particuliers aux possédés. Le tentateur subtil, qui multiplie les ruses et les habiletés de sa dialectique pour séduire un Faust diffère du diable des possédés autant que le Lucifer orgueilleux qui entreprend avec ses démons la lutte contre Dieu. Les diables des possédés sont plus familiers et plus vulgaires. Ils restent à la mesure de l'homme.

      Comme tels, ces diables apparaissent non pas comme des hôtes nouveaux mais comme des hôtes anciens qui se sont enhardis jusqu'à occuper toute la maison. Ils ont gardé le mensonge et l'orgueil, l'habileté à s'insinuer, la malignité et l'agressivité du diable classique mais ils sont plus étroitement mêlés à la personnalité de leur hôte. Il arrive souvent qu'au cours des impulsions par contraste ils s'attaquent à des objets ou à des personnes qui ont joué un rôle à un moment donné dans la formation des complexes personnels. Ces impulsions apparaissent alors comme des tentatives de libération des conflits résultant de ces complexes. Les insultes contre Dieu, l'Église, l'hostie prennent ainsi un sens particulier. Le possédé s'en prend à eux comme à des obstacles qui ont contrarié certains de ses désirs.

      L'histoire de Soeur Jeanne des Anges nous apporte la preuve de la réalité des mécanismes psychanalytiques de ses impulsions par contraste. Elle l'avoue quand elle parle du « petit agrément » qu'elle éprouvait à céder à son agressivité. Son démon, nous le connaissons, c'est celui du Marquis de Sade.

      Un autre, celui du Père Surin, né « damné » personnifie littéralement l'obsession de culpabilité isolée de toute faute et cherchant des fautes pour se justifier. Ce démon semble avoir pour mission de montrer la réalité du péché originel, qui a transmis le sentiment inné de culpabilité de notre première mère jusqu'à nous.

      Passons maintenant des démoniaques de Loudun à nos malades. Un autre démon, petite bête blottie dans un corps de vieille fille est retenu en elle par un certain « consentement » comme disait Soeur Jeanne des Anges. Il peuple la solitude qui l'obsède, répond à ses questions, dialogue avec elle puis au bout d'un certain temps la tourmente si bien qu'elle va trouver un prêtre qui la renvoie à un médecin.

      Un autre démon s'est installé chez une fille honnête jusqu'au scrupule et l'obsède par des images de vols qu'elle n'a pas commis. Il a composé avec l'honnêteté de son hôte et admis cette équivalence symbolique de pensées érotiques qu'elle n'aurait jamais acceptées.

      Ces démons humanisés sont de tous les temps et de tous les pays, ils ont apparu avec le premier homme et disparaîtront avec le dernier. Malgré leur manque de grandeur, et parce qu'ils sont bien adaptés à nous, ils représentent des formes redoutables des forces du mal, celles qui hantent la vie de chaque jour.

Paris

Dr Jean VINCHON      


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Les pseudo-possessions diaboliques

LES PSYCHOSES DÉMONOPATHIQUES

      Ainsi qu'on a pu le voir, notamment à propos du procès auquel fut soumise Anne de Chantraine, il était bien dangereux en des temps qui ne sont pas fort éloignés de nous, d'être suspectés de tenir commerce avec le démon; les pires supplices étaient à redouter. Aujourd'hui, sur ce point au moins, nos moeurs ont gagné en douceur et en mansuétude.

      Encore que la science psychiatrique doive se tenir pour très humble parmi les autres disciplines biologiques, car la psychiatrie se meut sur un plan qui touche tout ensemble au corps et à l'esprit, et bien que nous ignorions encore comment se réalise la « couture de l'esprit et du corps », cependant on peut bien reconnaître que nos connaissances sur les désordres de la sphère mentale se sont profondément avancées à partir du moment où l'on a considéré les perturbations de l'esprit non plus seulement comme l'expression d'une influence surnaturelle mais comme le témoignage de modifications dans le développement ou l'équilibre des fonctions psycho-physiologiques.

      Et, à l'heure actuelle, il n'est pas de psychiatre qui ne puisse aussi retrouver avec la plus grande facilité sous le masque de la sorcellerie d'autrefois les symptômes les plus pertinents des psychopathies que, chaque jour, nous sommes amenés à soigner.

      Dépister l'origine et la source de la démonopathie, en démêler les traits parfois singulièrement enchevêtrés, identifier le processus en cause, que celui-ci se découvre d'ordre organique ou de nature psychique, enfin s'efforcer d'atténuer ou de guérir la déviation pathologique de l'esprit, tel est le but suprême du médecin - aussi la tâche de celui-ci très modeste, très humble, si l'on veut, puisqu'elle doit se garder de dépasser les frontières des phénomènes de la nature, s'écarte-t-elle absolument des problèmes beaucoup plus élevés qui sollicitent l'attention et la pénétration du philosophe et du théologien.

      Ainsi notre propos se limite-t-il exactement à ceci: découvrons-nous chez certains sujets qui se prétendent possédés du démon, des signes, des caractères qui nous autorisent à rapporter l'idée de possession démonopathique à un processus morbide, c'est-à-dire à une authentique maladie?

      Il est bien certain que l'identification des affections mentales se présente sous un jour un peu différent de celui sous lequel nous observons les maladies physiques, organiques. Celles-ci s'entourent, en effet, non seulement de symptômes objectivement saisissables, mais encore de témoignages encore plus positifs, peut-être, que nous appréhendons dans les altérations de texture des organes.

      Il n'en est pas de même pour les psychopathies; pour la plupart d'entre elles, la base anatomique fait complètement défaut, ce qui ne veut nullement signifier que celle-ci soit inexistante. - Mais, encore une fois, si le contrôle anatomique nous manque, nous sommes autorisés à porter le diagnostic de maladie dans les cas où la déviation de l'esprit se présente sous des traits toujours semblables, quelles que soient l'éducation, l'instruction, les conditions sociales des sujets qui en sont affectés. - Davantage, l'on peut prévoir, en face d'un syndrome psychopathologique donné, ce que seront son déploiement et son devenir ainsi que les conséquences sociales et médico-légales auxquelles celui-ci peut exposer. Il est même singulier de constater que les réactions patho-psychologiques de l'homme le plus élevé en civilisation ne sont pas très nombreuses; ce qui offre un aspect multiforme et souvent pittoresque c'est la coloration, le contenu du délire, mais non pas sa structure intime, son fondement, son essence. Qu'un paranoïaque se dise persécuté par des ondes de l'au-delà, par les francs-maçons, par les Jésuites, par tel personnage ou tels groupes de personnes que l'on imaginera, ou par le démon, c'est tout un. La psychopathie se révélera plus ou moins riche, plus ou moins pittoresque; les plaintes, les récriminations des patients se dévoileront plus ou moins plausibles ou tout à fait invraisemblables, l'évolution et le pronostic n'en seront point modifiés, non plus que le traitement préventif et curatif qui devra être appliqué.

      Et, en vérité, il faudrait être bien exigeant pour réclamer du médecin plus qu'un diagnostic rigoureux, accompagné d'un pronostic précis et appuyé par un traitement efficace.

      Ceci étant dit, nous nous proposons d'exposer ce que nous dévoile l'analyse des faits de possessions démoniaques que le psychiatre est amené à pratiquer.


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      Mais examinons d'abord sous quel aspect se présente le possédé tel qu'il est figuré dans les ouvrages les plus répandus. Ce qui a frappé, me semble-t-il, les observateurs non versés dans la science des maladies de l'esprit, c'est la transformation morale du sujet.

      En vérité, il paraît être transformé, pénétré par une personnalité nouvelle qui se superpose ou se juxtapose à la personnalité réelle de l'individu. Non seulement écrivent ces auteurs, dont on trouvera les narrations dans l'ouvrage de M. Oesterreich (OESTERREICH, Les Possédés, I vol. Payot.) qui comprend une ample moisson de documents intéressants, non seulement, on a l'impression que le possédé est envahi par une autre âme, mais il semble que même sa physionomie, son port, sa démarche, en bref son comportement social soient littéralement transformés. Évidemment, cette apparente métamorphose n'est pas constante dans le temps et ne se manifeste que pendant les périodes où la possession se montre active, je veux dire pendant les moments de transe, mais ce changement corporel, essentiellement dynamique, se dévoile très personnel à chaque possédé; en sorte que l'on peut avoir l'impression que, véritablement, la personnalité physique du sujet est transformée en une personnalité étrangère.

      « Aussi souvent que le démon s'emparait d'elle, dit Eschenmayer à propos d'une femme qui se croyait possédée par l'esprit d'un mort, elle prenait les mêmes traits que celui-ci avait eus dans sa vie et qui étaient très accusés, de sorte qu'il était nécessaire, à chaque attaque d'éloigner ce sujet des personnes qui avaient connu le défunt parce qu'elles le reconnaissaient aussitôt sous les traits du démoniaque ».

      Ce qui est aussi très saisissant, c'est que le nouveau caractère, la nouvelle attitude, le changement de la conduite qui caractérisent le sujet en état de transe ou de crise de possession, s'opposent trait pour trait, à la personnalité primitive du possédé. Aussi l'entourage s'étonne, s'indigne même, d'entendre proférer les pires injures, les plus obscènes paroles à telle jeune fille dont l'éducation et la moralité auraient pu être tenues pour incompatibles avec ce déchaînement des passions les plus basses et les discours les plus orduriers.

      De la jeune fille d'Orlach dont parle Eschenmayer, il est dit que « pendant ces accès, l'esprit des ténèbres exprime par sa bouche des paroles dignes d'un démon en folie, des choses qui n'ont pas de place chez une jeune fille au coeur droit, des malédictions de la Sainte Écriture, du Rédempteur, de tout ce qui est sacré. »

      J'ai observé personnellement des faits de ce genre qui sont quelquefois déconcertants, car l'on se demande vraiment où ces jeunes filles pures, élevées à l'abri des bruits et des agitations du monde ont pu apprendre le vocabulaire qu'elles éjectent, pendant leur crise, avec une violence passionnée.

      Les exemples de possessions démoniaque que nous découvrons si nombreux dans la littérature abondante qui leur a été consacrée, se caractérisent surtout par ce fait que l'invasion de la personnalité démoniaque ne se réalise que pendant certains états, dits de crise ou de transe, au cours desquels le possédé ne se contrôle plus et perd même conscience de sa personnalité naturelle. On ne pourrait donc dire qu'il se produit une scission de la personnalité, et l'on devrait se persuader, avec Eschenmayer et Oesterreich que la perte ou l'évanouissement de la conscience s'affirment, dans le cas de régence, comme le caractère essentiel de la possession démoniaque; à cette suspension des fonctions de conscience s'ajouterait une ignorance totale de ce qui s'est passé pendant la crise.

      Il n'est pas contestable que de tels faits se sont produits et se réalisent encore de nos jours, mais nous en saisissons mieux l'origine et la nature que nos devanciers. En effet, il est une affection dont les exemples sont innombrables et qui se spécifie par la perte temporaire de la conscience du sujet et la transformation de celui-ci en un véritable automate envahi par des idées, des sentiments, des souvenirs tout autres que ceux dont son esprit est habité à l'état normal, et qui se montrent même tout à l'opposé de sa personnalité réelle. Cette affection a nom épilepsie; c'est le morbus sacer, le mal sacré, le « haut mal », le mal comitial des anciens.

      Contrairement à ce que pense le vulgaire, l'épilepsie ne se manifeste pas seulement par la crise convulsive, qui peut atteindre d'ailleurs des animaux, mais encore beaucoup plus fréquemment qu'on ne le croit, par des changements soudains de la personnalité morale, par des bouleversements catastrophiques dont la durée peut ne pas dépasser quelques instants mais que l'on voit, assez couramment, s'étendre, s'étaler sur des heures et même des journées complètes. De ce qui s'est passé au cours de ces crises, le malade ne garde aucune conscience. Or, le mal épileptique, non seulement nous pouvons le définir rigoureusement par les éléments que nous tirons du contexte clinique, mais il nous est possible, aujourd'hui, de préciser la nature du dérèglement du cerveau grâce à la détection des ondes spéciales que nous fait apparaître le relevé de l'électro-encéphalogramme.

      Mais si le mal comitial peut bien simuler un état de possession démoniaque, il est un autre état morbide, des plus communs aussi, que nous trouvons à la source des manifestations que nous visons ici: la grande névrose de Charcot, l'hystérie. Il n'est pas douteux que c'est à cette psycho-névrose que l'on doit rapporter la plupart des cas de possession caractérisée par des transes ou des crises au cours desquelles la personnalité du sujet apparaît transformée et qui s'entourent de manifestations tapageuses, théâtrales, d'autant plus excessives que le public est plus nombreux pour les contempler et s'en émouvoir. Certes, l'état de conscience de l'hystérique est bien différent de ce qu'il est chez l'épileptique, et si l'on peut observer la réalité d'un obscurcissement de la conscience, celui-ci n'atteint point la profondeur de la dissolution que nous fait appréhender le mal comitial; cependant ainsi que je l'ai analysé ailleurs (J. LHERMITTE, Qu'est-ce que l'hystérie? (Année Théologique, 1942). ) la « grande névrose » de Charcot ne se révèle pas, comme certains médecins l'ont prétendu, faite uniquement de supercherie, de duperie, de théâtralisme, de moquerie, de mythoplastie et de « pathoplastie », on retrouve encore, ici, un désordre réel de l'esprit et de la conscience comme en témoignent les singulières modifications de l'électro-encéphalogramme ainsi que nous l'ont révélé les études remarquables de Titéca (de Bruxelles).

      Que la conscience de l'hystérique en crise ne se dévoile pas marquée par un état de dissolution totale ou générale, au sens Jacksonnien, comme dans le mal comitial, la chose n'est pas douteuse, mais qu'il y ait effectivement une suspension ou une profonde atténuation de certaines fonctions psychiques, trop de faits nous en montrent l'exactitude pour qu'il soit impossible à un esprit non prévenu, d'en suspecter la réalité. On comprend donc assez bien pourquoi bien des psychologues, à commencer par M. Oesterreich dans son important ouvrage consacré à l'étude des possédés, estiment que les états de possession dans lesquels l'individualité normale se trouve brusquement remplacée par une autre personnalité à titre temporaire, et pour lesquels le retour à la normale ne laisse aucun souvenir, doivent être nommés somnambuliques. Si l'on met à part le propos relatif à la perte complète des souvenirs, qui méconnaît la différence qui sépare l'hystérie d'avec l'épilepsie, l'on peut souscrire à la thèse de l'auteur. Ainsi que je l'ai indiqué plus haut, si la grande névrose hystérique se montre essentiellement contagieuse, et les expériences de la Salpétrière, au temps de Charcot, en ont mis au jour toute la réalité, c'est, évidemment, à la démonopathie hystérique qu'il convient de rattacher l'immense majorité, pour ne pas dire la totalité des épidémies de possession qui furent si nombreuses autrefois, à une époque où l'on ne connaissait que bien imparfaitement les manifestations de la « grande simulatrice », l'hystérie.

      Chacun se souvient des épidémies de possession qui ont sévi dans le monde en un temps où la psychiatrie s'ébauchait à peine; or, les exemples que présentaient ces épidémies s'avèrent marquées du sceau le plus pur de la psychonévrose hystérique, ou encore du pithiatisme, c'est-à-dire de cette névrose où la simulation et la mythomanie jouent le rôle que l'on sait. Il ne faut cependant pas penser que nos devanciers ignoraient rien du pithiatisme. Si l'on nous demandait d'en administrer la preuve nous la prendrions dans le cas de cette Marthe Brossier dont le procès fut poursuivi sous Henri IV (Sur le cas de Marthe Brossier et les idées de cette époque sur les possédés, on consultera le chapitre XVI de l'important ouvrage du R. P. Bruno de J. M. intitulé: La belle Acarie, Desclée de Brouwer, 1942.). Marthe est une jeune fille sans fortune, l'aînée de quatre filles, d'un père assez indifférent. Désireuse de se marier et voyant son projet échouer, elle se coupe les cheveux et revêt des habits d'homme, comme Jeanne d'Arc, puis l'année suivante, elle se précipite sur une compagne Anne Chevion, lui laboure le visage et l'accuse d'avoir fait échec au rêve qu'elle caressait. Considérée comme possédée du démon à cause de l'impétuosité de ses réactions, et « des merveilles qu'elle disait contre les Huguenots », ceci se passait en 1599, précisément l'année de l'Édit de Nantes, Marthe fut considérée comme possédée et exorcisée en grande pompe. Beelzébuth, lit-on, lui enflait le ventre, puis lui courbait le corps si fort derrière, que la tête touchait les pieds, et cela, plusieurs fois, criant: « J'ai plus de tourments que si j'étais en enfer »; et étant commandée par l'exorciste, dit: « Tu seras cause que je perdrai mes Huguenots ».

      Devant le scandale, Henri IV prend le parti de faire interner Marthe au grand Châtelet où elle est visitée par des médecins et des clercs. Puis, devant l'affirmation des experts, qu'il ne s'agissait pas de possession véritable, Henri IV ordonne que Marthe soit rendue à son père habitant Romorantin. Que s'était-il donc passé? Nous possédons les pièces du procès, et rien n'est plus instructif que leur lecture. Le docteur Marescot aidé de trois de ses confrères examine la prétendue possédée.

      Est-elle capable de comprendre les langues que jamais elle n'a apprise, ainsi que l'on soutient? Non; interrogée directement en grec, en latin, elle reste coite. L'exorcise-t-on, elle tombe bien en pâmoison, se remue les flancs comme un cheval qui a couru, ce qu'il est aisé d'imiter; Marthe se moque de l'exorciste, mais prise au collet par Marescot, elle avoue que le diable l'a quittée. Et Marescot de conclure: Nihil a daemone; multa ficta; a morboso pauca.

      Poursuivant sa démonstration, Marescot se demande sur quels critères l'on pourrait s'appuyer pour décider de la réalité de la possession. Sur les convulsions: mais les bâteleurs et les laquais en font autant; l'insensibilité aux piqûres? Mais encre les laquais et les bâteleurs y réussissent à merveille; l'absence d'écoulement de sang à la traversée de la peau par l'aiguille? Mais cela témoigne seulement que les vaisseaux ont été épargnés; la ventriloquie? Mais Hippocrate déjà la signalait chez certains sujets en dehors de toute influence maléfique; le discernement des objets? Mais Marthe s'est lourdement trompée: On lui présente, par exemple une clef enveloppée en lui affirmant que l'objet est un fragment de la vraie Croix et voici que Marthe fait mille diableries; la lévitation? Mais si quelques personnes ont cru voir Marthe suspendue en l'air sans appui, ce fut l'après-midi, alors que les esprits avaient été échauffés par un bon repas; le matin, rien de semblable ne s'était produit.

      Marescot, dont la puissance d'analyse se montre si remarquable, ne s'en tient pas là; et notre confrère se demande quelle peut être la cause de cette possession simulée. Et, il la découvre dans la cupidité de Marthe et de son père, lequel a reçu des sommes d'argent pour que sa fille guérît. Mais comment enfin, cette Marthe dont l'instruction était courte, a-t-elle pu se montrer capable de tant d'exploits, se demande enfin notre confrère? Or l'enquête démontre précisément que Marthe a lu beaucoup d'ouvrages où l'on parle des faits attribués au démon et, d'autre part, on n'a cessé de lui répéter qu'elle « avait le diable au corps ».

      Le rôle de la suggestion qu'ont si vigoureusement dénoncée Bernheim, puis Babinski, nous le retrouvons chez une patiente que j'ai eu l'occasion d'observer parmi d'autres. Il s'agit d'une jeune religieuse laquelle depuis l'âge de quinze ans est assaillie par des épreuves sexuelles: obsessions et peut-être impulsions. Son Directeur ayant eu la fâcheuse idée de lui dire que le démon agissait sur elle, cette patiente se sentit soudain dédoublée et envoûtée par l'Esprit mauvais. Dès lors, on redouble les exorcismes qui sont pratiqués quotidiennement. Au cours de ceux-ci, notre sujet se livre à mille contorsions aux diableries les plus étranges et les plus saugrenues. Bien plus, en dehors des périodes d'exorcisme, elle se prend à frapper, à briser les objets, à prophétiser, au point que le calme et le recueillement du couvent en sont profondément troublés.

      Nous avons procédé à l'examen de cette patiente en présence d'un exorcisme dûment qualifié, tout en nous gardant d'appliquer le rituel dont il avait été fait un usage démesuré, et nous avons fait lire seulement la prière à saint Michel que l'on récite à la fin des messes privées. Dès que notre religieuse arriva à defende nos in praelio, elle se mit debout, nous dévisagea d'un regard incendiaire, nous abreuva d'injures grossières, enfin arracha guimpe, voile et coiffe et nous les lança violemment. Un peu après, elle se mit à tourner, à danser, à prendre des attitudes spectaculaires analogues à celles que l'on observait à la Salpétrière au temps de Charcot et de Paul Richer.

      Dans un second examen, les mêmes phénomènes se reproduisirent, aussi décidâmes-nous d'appliquer l'électro-choc et de mettre cette patiente à l'isolement. Après un mois de ce traitement, elle fut complètement délivrée de sa hantise de la possession démoniaque.

      Voici un second exemple: une jeune fille âgée de vingt ans attire l'attention par sa conduite et vient consulter un religieux parce que, prétend-elle, le vendredi dans l'après-midi, son front se couvre d'un flux sanglant; et pour prouver la véracité de ses allégations, cette jeune fille montre, en effet, un mouchoir inondé de sang rouge, lequel après qu'on eut procédé à un examen spécial, se découvrit être réellement du sang humain dépourvu de toute substance étrangère. La mère consultée rapporte que, depuis quelques temps, sa fille s'absorbe un peu; « elle doit se croire, disait-elle, une sainte ». « Il y a comme deux personnes en elle, poursuit-elle; elle veille tard, se fait des idées. »

      Or, pendant une nuit, cela se passait entre 11 heures et minuit, cette jeune fille raconte qu'elle a été l'objet d'un assaut diabolique. A l'improviste, un homme sauta devant son lit, en même temps, l'électricité s'éteignait, tandis que des lueurs rouges apparaissaient partout. La vision de ce personnage qui était revêtu des caractères de l'homme lui procura une impression de dégoût; fait curieux, dit-elle, je remarquai que ses yeux me suivaient et que son corps se déplaçait dans la mesure où moi-même je bougeais; ce personnage troublant essaya, dit notre patiente, de l'embrasser sur le front et les joues, « de l'allonger », sans y parvenir. A certains moments, le diable se faisait entendre.

      Ces étranges phénomènes la menèrent, poursuit-elle, bien souvent chez son directeur de conscience, lequel parut ne pas comprendre son état, ce qui la brisa. Dans le but de vérifier, autant qu'il peut être possible de le faire, la matérialité des faits allégués par notre patiente, on demanda à une de ses compagnes dont l'honnêteté ne pouvait être suspectée, d'exercer une surveillance particulièrement attentive sur Ma, c'est le prénom de la patiente, de jour et de nuit pendant quinze jours.

      Et voici ce que nous a appris cette personne préposée à la surveillance constante de Ma. « J'ai vu, nous dit-elle, les ouvertures se former sur son front et du sang couler, alors que nous nous donnions le bras, et cela plusieurs vendredis de suite; j'ai vu aussi Ma déchaussée sans qu'elle bougeât; le fond d'un siège roussi tandis que Ma était assise sans être brûlée elle-même! A la chapelle des Bénédictines, les chaises remuaient derrière Ma, et cependant personne ne pouvait être aperçu. J'ai aussi, continue cette surveillance, pu toucher un jour un bout d'une côte de Ma, sous son bras droit; Ma en rapprocha elle-même les morceaux après une explosion de rire. Parfois, sans cause appréciable, Ma tombe de son lit. Pendant une nuit, un fait bien singulier se produisit: soudain j'entendis Ma pousser un cri, elle alluma l'électricité, prit un paquet puis éteignit la lumière. Une odeur de grillé se fit sentir et Ma me tendit une chemise en partie brûlée et carbonisée. Quelquefois, la robe de Ma est maculée de sang mais je ne puis dire où se trouve la source de l'épanchement sanguin ». Malgré les étrangetés extraordinaires qui marquaient la conduite de Ma, malgré les faits qui eussent dû heurter le sens commun, notre surveillante déclara qu'elle tenait pour authentiques les phénomènes singuliers qu'elle avait observés chez Ma. « Il y a suffisamment d'éléments, nous dit-elle, qui ne permettent pas de douter d'elle (Ma). »

      Parallèlement à cette surveillance, nous menions une petite enquête sur la famille de Ma et sur les conditions de la vie antérieure de celle-ci. Et cette enquête nous apprenait que le père de Ma était alcoolique, de même que sa grand'mère maternelle, que Ma avait fait tout bonnement des études primaires suffisantes pour lui permettre d'obtenir son brevet élémentaire. Mais ce qui paraissait beaucoup plus intéressant et digne d'être retenu, c'est que Ma s'avérait une menteuse, mythomane; que, à la suite d'un pèlerinage à Lourdes la mère de Ma avait dit à la directrice: « Vous nous avez fait un joli coup en emmenant ma fille à Lourdes, vous m'avez ramené un démon. »

      Devant des manifestations aussi sujettes à la critique, nous demandâmes à Ma de venir à mon cabinet de consultation, de manière à ce que nous puissions constater directement le flux sanguin qui s'épanchait chaque vendredi sur la tête et le front, au dire de la patiente.

      Notre attente fut déçue car, la matin même où Ma devait se présenter à nous, elle nous adressait une lettre dont nous tenons à donner ici les passages les plus essentiels.

      « Je voudrais m'ouvrir, mais je me trouve comme paralysée et je ne peux parler.

      » Depuis plus de six mois je suis en lutte intérieure avec le démon; c'est en moi comme une guerre acharnée entre l'esprit de Dieu me poussant au bien et un autre esprit m'attirant, me précipitant vers le mal.

      » Toutes les histoires que vous savez, ne sont qu'un mensonge perpétuel, et je voudrais pouvoir arriver à vous dire dans quelle misère je suis.

      » Je me suis trouvée au commencement comme poussée à mentir... Je me suis laissée entraîner de plus en plus, souvent obligée de parler, d'agir malgré moi.

      » Je n'ai jamais eu de terribles visions du démon, mais à certains moments je le sens tout près de moi. C'est lui qui me poussait à brûler mon ligne malgré moi, je ne me souviens pas.

      » J'ai imaginé toutes ces histoires, je ne sais pour quel motif et je me sens de plus en plus malheureuse, ne pouvant parler quand j'aimerais tant à le faire...

      » Il y a cependant quelques marques visibles, réelles de la présence de ce démon, des odeurs senties en différents endroits, des bruits dans l'église, quelques autres petits faits passés chez mon amie...

      » Ce n'est que depuis quelques jours que je comprends toute la gravité de ma faute.

      » Ce que je ne comprends pas, surtout, c'est que, au milieu de ma noirceur Dieu tout en restant caché, abandon mérité par mes péchés, je me sens de plus en plus appelée à une vie de réparation. Je finis à certains moments par douter si ce ne serait pas encore un coup du démon et j'ai mal; vous ne pouvez pas savoir combien je souffre ainsi, d'ailleurs, avec des douleurs de la tête du vendredi ».

      Assurément, le cas que nous venons de rapporter apparaît plus complexe que beaucoup d'autres du même genre, mais nous y retrouvons cependant le caractère ostentatoire, théâtral, spectaculaire qui spécifie si parfaitement la pseudo-possession des hystériques; si l'on joint à ces traits le mensonge, la mythomanie, la duplicité, l'on reconnaîtra que l'identification est assez facile. Ce qui doit être retenu ici comme beaucoup plus particulier, ce sont les éclaircissements que Ma donne sur son état psychologique. Elle aurait été poussée à mentir, à inventer des histoires de toutes pièces, et elle se repentirait de sa conduite. Cette impulsion intérieure, beaucoup d'hystériques l'ont avouée, mais dans la conscience de ces sujets les notions qui nous apparaissent si claires et si tranchés du vrai et du faux sont noyées dans une sorte de brume ou se montrent si instables qu'il serait bien imprudent d'accorder une intégrale créance à de semblables allégations.

      Un dernier exemple de cet ordre: une religieuse enseignante encline à de fâcheuses habitudes sexuelles depuis l'âge de huit ans et sujette à l'obsession et aux scrupules parvient à force de contention et de volonté à traverser les étapes qui conduisent du postulat aux voeux perpétuels à travers le noviciat.

      Mais voici que vers la trentième année, l'obsession du démon hante son esprit; elle ne supporte plus la vue d'un crucifix, d'une image pieuse, elle se persuade qu'elle est possédée du malin esprit et demande à être exorcisée. Mais, malgré l'exorcisme, les phénomènes démonopathiques persistent et s'exagèrent. Oui, le démon est là, qui la guette pendant la nuit, la ligote sur sa couche, la déshabille quelquefois et la laisse dépouillée de ses vêtements. Voulant en finir, elle signe un pacte avec le diable et elle trace avec une pointe trempée dans son sang, sur un feuillet, ces mots: « Oh Satan, mon Maître, je me donne à toi pour toujours. » Comme Pascal portait contre sa poitrine son poignant Mémorial, elle garde sur elle, jour et nuit ce talisman diabolique, puis, prise de remords, exécute un simulacre de suicide en prenant quelques comprimés de gardénal.

      Dans ce cas, comme dans les précédents, l'exorcisme a été vain parce qu'il s'agissait de psychose et non de possession, et nous ajoutons que, dans les faits de ce genre, où la suggestion se montre d'un si grand poids dans le déterminisme des phénomènes morbides, il faut se garder non seulement de tout exorcisme mais aussi de tout exercice qui tendrait à maintenir dans l'esprit du sujet l'idée de la possession. D'ailleurs, comme le rappelait Marescot, le Rituel romain commande de ne pas croire facilement à la possession et il ajoute: « car souventes fois, les trop crédules sont trompés, et souvent les mélancoliques, lunatiques et ensorcelés trompent l'exorciste, disant qu'ils sont possédés et tourmentés du diable, lesquels ont plus besoin des remèdes du médecin que du ministère des exorcistes ».


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      A côté de cette modalité de démonopathie qui se manifeste par crises ou par transes accompagnées d'une dissolution plus ou moins poussée de la conscience, il nous faut voir maintenant une variété très différente et qui mérite, je crois, encore plus d'attention. J'ai en vue ici ce que l'on a appelé la forme lucide de la possession. A dire vrai, l'expression proposée n'est pas très heureuse et sent trop l'époque où l'on décrivait généreusement les « folies lucides », et je pense qu'il est préférable de décrire les faits auxquels je fais allusion sous la dénomination de délires de possession ou de délire démonopathique.

      Quels sont donc les caractères qui permettent de différencier cette forme de possessions d'avec les précédentes. La plus importante remarque que l'on puisse faire, tient dans ce que les patients que nous visons ne sont pas affectés d'attaques, de crises, ni de transes; leur conscience demeure lucide en ce sens qu'ils se rendent un compte très exact de ce qui se passe en eux, je veux dire dans leur esprit et dans leur corps, ils en donnent des descriptions minutieuses, pittoresques et singulièrement révélatrices.

      Un des exemples les plus significatifs de cet état d'esprit est le cas du Père Surin, exorciste des possédés de Loudun (Sur le cas du Père Surin on consultera avec profit les études théologique, historique et psychologique des RR. PP. Olphe Gaillard et de Guibert (S. J.), de l'abbé Penido, du Dr de Greeff dans les Études Carmélitaines, octobre 1938 et avril 1939.). Ce religieux dont la vie mystique fut si élevée, si abondante et si vénérable, fut atteinte de troubles singuliers qu'il nous dépeint ainsi dans une lettre adressée à un sien ami: « Je suis en perpétuelle conversation avec les diables où j'ai eu des fortunes qui seraient trop longues à décrire... Tant y a que depuis trois mois et demi, je ne suis jamais sans avoir un diable auprès de moi en exercice... Le diable passe du corps de la personne possédée et, venant dans le mien, me renverse, m'agite et me traverse visiblement en me possédant plusieurs heures comme un énergumène. Il se fait comme si j'avais deux âmes, dont l'une est dépossédée de son corps et de l'image de ses organes et se tient à quartier en voyant faire celle qui s'y est introduite. Les deux esprits se combattent dans un même champ qui est le corps, et l'âme est comme partagée. » Il ajoute à sa lettre par apostille: « Le diable m'a dit: Je te dépouillerai de tout et tu auras besoin que la foi te demeure, je te ferai devenir hébété...; aussi je suis contraint, pour avoir quelque conception, de tenir souvent le Saint Sacrement sur ma tête, en me servant de la clef de David pour ouvrir ma mémoire ».

      Dans son ouvrage, intitulé Études d'Histoire et de Psychologie du mysticisme, Delacroix rapporte quelques autres traits relatifs à l'état du Père Surin relevés dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale. Il y est écrit que les tourments du malheureux Père ne durèrent pas moins de deux ans; « il devint si accablé qu'il perdit toute faculté de prêcher et d'agir en la conversation. Sa peine monta à un tel excès qu'il perdit même la parole et fut muet pendant sept mois, ne pouvant même ni s'habiller ni se déshabiller, ni enfin, faire aucun mouvement. Il tomba dans une maladie inconnue dont tous les remèdes restaient sans effet. Il eut des tentatives de suicide et même fit une grave tentative: il avait une extrême impétuosité de se tuer. Malgré tout cela, son âme ne perdait pas l'attention à Dieu; souvent au milieu de ses peines infernales, lui venaient des instincts de s'unir à Jésus-Christ... Dans son épreuve, il sentait à la fois le désespoir et le désir d'agir conformément à la volonté de Dieu. »

      Encore que l'on n'ait pas été en mesure de préciser la qualité exacte des troubles psychiques dont était affecté le Père Surin, on tint celui-ci pour aliéné, et il fut inscrit sur les registres de son ordre comme malade d'esprit.

      Rien n'était plus judicieux, et nous devons avoir pour les malheureux de ce genre la plus extrême compassion, leurs tortures incessantes sont inexprimables et les conduisent, hélas, assez souvent à l'auto-destruction.

      Pour tout médecin psychologue, le cas du Père Surin apparaît digne de la plus grande attention pour bien des raisons: la progressivité et l'incurabilité de la maladie, les désordres généraux qui bouleversèrent tout ensemble le corps et l'esprit, les inhibitions, les impulsions, les contradictions, les hallucinations auditives verbales, les auditions attribuées au démon, ce sentiment de dédoublement de la personnalité ou d'emprise de l'esprit par une force supérieure à celle de la volonté, cette sensation continuelle de contrainte, tout ce foisonnement d'éléments psychologiques anormaux ou étranges, il est peu de sujets qui mieux que le Père Surin, les ait analysés et dépeints.

      Il serait aisé de prendre dans la littérature consacrée à la démonopathie bien d'autres exemples, mais, puisque l'espace est mesuré, je crois qu'il est préférable de présenter quelques observations de sujets qu'il m'a été donné de suivre personnellement et qui répondent au type de possession que nous avons en vue ici.

      Je reçus un jour la visite d'un homme de soixante ans, fonctionnaire retraité d'un ministère, lequel me déclara que, depuis longtemps, il était en butte aux maléfices du démon, que ce dernier lui faisait subir les plus étranges avanies, qu'il ne le quittait jamais, ni de jour ni de nuit, bref, qu'il était possédé du démon. Élevé dans un collège religieux, il fut dès son enfance hanté par le problème sexuel et se livra à des pratiques solitaires avec une certaine inclination à l'homosexualité. Il se maria cependant et s'il commit des infractions, celles-ci ne furent pas nombreuses, et jamais homosexuelles. Mais sans cesse des obsessions l'assaillaient et le harcelaient, en sorte qu'il fut obligé de se réfugier de plus en plus dans la prière, la contention d'esprit et le remords. Un attrait de plus en plus violent pour l'oraison se fit sentir, lorsqu'un jour il sentit en lui une transformation étrange. Tout ce qui se passe autour de lui devint symbole: ainsi le chant du coq signifie délivrance morale, les couleurs et objets foncés, les linges sales, la boue, les grilles d'égout, les parties obscures des appartements, les cendres de cigarettes, le gravois, les dépôts de ferraille, les troncs d'arbres, les fonds de casseroles figurent les esprits mauvais, tandis que les bons esprits sont spécifiés par l'or, l'argent, les cadres dorés, les glaces, la couleur bleue, les lumières, les fleurs éclatantes.

      Toutefois, malgré cette symbolisation forcenée, la vie de notre homme se poursuit assez tranquille lorsqu'un jour en passant près du lac du Bois de Boulogne, il se croit interpellé et entend des paroles qu'il est impossible de répéter même dans cette langue dont les mots bravent l'honnêteté. Il hèle un taxi et rentre chez lui, fort anxieux en disant à sa femme: « Cette fois, le démon est avec moi, je suis possédé ». Et depuis cet épisode, qui remonte à bien des années, jamais le malin esprit ne l'a quitté. Sans cesse, il sent sa présence inopportune; à tout moment, il lui parle, lui jette les injures, les obscénités les plus immondes ou encore le poursuit de paroles incongrues, intempestives et inopportunes. Bien souvent aussi, le démon le brave ou le commande, lui rappelle ses fautes passées, ce qu'il appelle ses culpae. Un jour, en se rendant à Ville-d'Avray, le démon le menace: « Si tu avances encore, tu es mort ». Non seulement l'esprit mauvais l'assaille d'expressions ordurières ou répète sa pensée en cherchant à l'irriter, mais encore celui-ci lui offre les tableaux les plus effarants de la luxure. Devant ses yeux défilent des scènes de la plus hardie lubricité, des spectacles ou l'érotisme déchaîné fait penser aux tentations de saint Antoine, avec ceci de singulier et qui souligne un des caractères de la personnalité de notre sujet: ces scènes lubriques, qui sont supérieures en beauté à tout ce que représentent les fils des hommes, sont avivées par des traits de la plus cynique homosexualité. Bien souvent aussi, le démon lui apparaît sous la forme hybride d'un singe chien-loup. Il se dresse devant lui, le nargue ou le menace, se dresse sur ses pattes, tire une langue rouge et découvre des dents acérées. Alors, furieux, il se précipite sur cette vaine image, lui jette des pierres, la flagelle, la cloue au pilori. Heureusement à ces supplices s'opposent des consolations qui lui sont fournies par les bons esprits. Ceux-ci se font entendre par le truchement d'une statue de la Sainte Vierge et d'un crucifix, ou se présentent sous l'aspect de serpents onduleux et colorés d'azur. Ainsi donc, notre homme trouve en lui deux influences de sens opposé: celle du démon qui reste dominante et celle des bons esprits qu'il appelle bien souvent à son secours. Connaissant les mille et une ruses du malin, il expérimente et utilise une série de moyens de défense spirituels et matériels: indifférence aux outrages, ironie, récitation d'une prière « self-exorcisme » silence complet, organisation de statues en triangle de force qui s'oppose à toute intrusion démoniaque. Mais, trop fréquemment, l'esprit malin se joue de ces fragiles défenses, se rit de lui, le ridiculise à ses propres yeux.

      Curieux de connaître d'une manière encore plus pertinente la genèse de ce délire démonopathique, je demandai à ce sujet d'écrire en détail toute sa triste aventure. Et ainsi, j'ai pu avoir en mains le récit circonstancié des épreuves que notre homme a eu à subir et surtout le mode d'action de l'esprit malin. Et il m'a paru très remarquable que ce malade qui ignore tout de la psychiatrie nous donnât presque exactement les mêmes formules que celles que nous devons au créateur de l'automatisme mental, G. de Clérambault. Voici donc, selon les propres termes de notre sujet, de quelle façon le démon agit sur l'esprit: Par l'introspection de la pensée, « la pensée qui sait qu'elle se pense » et qui donne ainsi l'illusion d'une dualité de l'esprit, la connaissance de la pensée, le rappel involontaire et forcé des souvenirs, des locutions entendues même, et surtout peut-être, les plus scandaleuses, le rappel aussi des fautes passées, « des turpitudes sexuelles » commises, le langage automatique qui se marque par l'éclosion automatique des paroles sur les lèvres sans participation de la volonté, l'aliénation apparente de la volonté, les dialogues imposés, l'imposition de pensées ou de locutions qui ne sont pas dans les habitudes du sujet, les suggestions, l'intrusion de sentiments dans l'âme du patient comme celui de l'infériorité, de la haine, l'anxiété, le doute, l'incertitude qui, lorsqu'ils s'exacerbent, entraînent la confusion; enfin l'esprit malin agit encore en provoquant l'oubli de certains souvenirs, la perte d'images déterminées ou de représentations, enfin et surtout, le démon fait surgir soit des perceptions déformées (les illusions sensorielles), soit des perceptions sans objet que sont les hallucinations auditives, psycho-motrices verbales, visuelles, cénesthésiques.

      J'ai analysé très longuement dans un ouvrage consacré à l'étude de l'Image de notre Corps, le cas d'une jeune fille Sibylle dont l'histoire pathologique est d'autant plus remarquable que celle-ci s'étend sur de très longues périodes et que l'on peut y saisir l'origine et la cause matérielle du délire de possession. Il s'agit d'une jeune fille qui me fut adressée par un R. P. exorciste qu'elle avait été consulter dans le but d'être exorcisée de sa possession. Le savant religieux ayant jugé qu'il ne s'agissait pas d'une réelle possession mais d'un cas pathologique, me demanda donc de traiter cette malade. Que racontait-elle donc? Ceci: elle était persuadée d'être envoûtée, soumise à l'influence du démon surtout pendant les heures de la nuit. Alors qu'elle était sur le point de s'endormir, le démon venait dans a couche, la dépouillait de son corps de chair, « la dédoublait » et transportait son double dans une sphère céleste qu'elle appelait « l'astral ». Là, le démon se plaisait à la torturer, à la lacérer de coups, à la flageller, à la précipiter dans des buissons d'épines, ou pis encore, à lui tirer des coups de pistolet à travers le corps, à lui faire subir les pires humiliations. Sous cet empire effroyable, la malheureuse essayait de se débattre, de se défendre, de rentrer en possession de « son double » qui lui avait été arraché, elle suppliait le démon de le lui rendre, et cette lutte, ces supplications duraient longtemps, jusqu'à un moment, où, épuisée, le diable consentait à lui restituer ce corps qu'il lui avait ravi. Fait curieux, ce double ne lui était pas rendu toujours en entier, mais seulement par fragments, il lui manquant tantôt un bras, tantôt une jambe, et ce n'était qu'après une lutte violente que cette malade rentrait en possession complète de sa corporalité. Parfois, excédée de supplier son bourreau, elle se levait de son lit, mais ayant le sentiment d'être privée de son corps, elle trébuchait, ses jambes l'abandonnaient au pont de la faire s'écrouler sur le parquet. Pendant ces périodes, Sibylle ne laissait pas d'observer parfois ce qui se passait autour d'elle, et voici qu'elle était frappée de bien singuliers phénomènes; les objets bougeaient, s'inclinaient, il lui semblait comprendre le langage rythmé du réveil matin. Des impulsions violentes, des inhibitions contrariaient son activité volontaire, des hallucinations auditives et visuelles la visitaient, mais, le plus souvent, elle comprenait ce que pensait le démon rien qu'à le regarder torturer « son double » dont il s'était emparé.

      Comme tous les sujets en proie au délire de possession, comme le R. Père Surin, Sibylle utilisait les moyens de défense les plus propres, pensait-elle, à faire fuir le démon; ainsi, elle aspergeait sa couche d'eau bénite, ne manquait pas de s'entourer de son chapelet, souvent aussi elle faisait brûler au pied de son lit quelques morceaux de sucre, suivant en cela une vieille croyance populaire, pour chasser loin d'elle l'esprit maléfique. Mais hélas! La plupart du temps, ces moyens de défense s'avéraient insuffisants ou complètement inefficaces.

      Progressivement, les choses s'aggravèrent et la vie sociale devint intenable, de telle sorte que Sybille dût être internée dans un hôpital psychiatrique où elle succomba à une maladie aiguë.

      Mais avant d'en arriver à ce terme, Sibylle demeura dans la vie courante fort raisonnable, en apparence; vivant avec son père, elle s'occupa pendant de longues années des soins du ménage sans que sa conduite donnât prise à des critiques sérieuses. Réservée, pieuse, jamais Sibylle ne succomba au péché de la chair; ce n'est que pendant ses transes que Sibylle avait l'impression que le démon abusait d'elle en se livrant comme un forcené, aux actes que l'on devine aisément. Or, si dans la plupart des cas, il est impossible de découvrir en dehors des tares héréditaires, l'origine de l'activité délirante, chez Sibylle, l'on retrouve de la manière la plus explicite la cause de la maladie. En effet, à l'âge de douze ans, Sibylle avait été atteinte d'encéphalite léthargique, épidémique, et soignée pendant de longs mois dans un hôpital parisien. Aujourd'hui que nous savons les conséquences éloignées dont cette maladie peut être la source, il est bien évident que la cause du délire démonopathique est là.

      Voici un autre fait qui s'apparente au précédent. Celui-ci a trait à une jeune fille de la meilleure famille et dont l'éducation a été des plus soignées. Elle me fut adressée par la mère supérieure d'une communauté religieuse dont elle avait le plus grand désir de faire partie; mais à son admission s'opposait un comportement psychologique qui semblait quelque peu bizarre.

      Je l'interrogeai donc et mise en confiance, cette jeune fille me conta les épisodes de sa vie, ses élans et ses découragements, ses inquiétudes et ses espoirs.

      Dès mon enfance, me dit-elle, j'ai eu l'impression, par moments, d'être dans un autre monde et de « connaître Dieu, le Père de Jésus-Christ »; déjà petite fille des révélations sublimes me furent accordées et même des « visions surnaturelles ». Ainsi, un jour j'ai vu le plafond s'entr'ouvrir et une nuée se déchirer sous mes yeux; alors « Dieu m'a parlé dans mon coeur ». Évidemment, il s'agit, ici, de « pseudo-hallucinations », ou d'hallucinations psychiques accompagnées d'un sentiment de présence d'une grande acuité.

      Parfois, elle éprouva aussi la sensation d'un souffle subtil qui l'effleurait du côté gauche et qui était « comme une infusion de Dieu ». Plus tard, elle entendit, « dans sa pensée » Dieu lui dire: « Nous viendrons près de vous pour faire notre demeure » Enfin, sous l'influence de ce sentiment constant du divin qui semblait la pénétrer, elle en vint à se persuader qu'elle devait bientôt recevoir l'ordre de réaliser sur la terre une mission spirituelle, et elle se prit à s'interroger et à chercher dans les choses extérieures le signe révélateur de cette mission dont elle allait incessamment être chargée.

      En même temps que se développaient ces phénomènes singuliers, cette jeune fille était torturée de malaises physiques; parfois c'était une défaillance soudaine ou une grande faiblesse corporelle, parfois des sensations pénibles dans la nuque qui « amenaient un flot de pensées », parfois encore des douleurs viscérales diverses, telles qu'on les observe dans ce que l'on appelle l'hypochondria dolorosa. Mais, la chose qui inquiétait davantage notre patiente, c'était le sentiment que le démon rôdait sans cesse autour d'elle; en vérité, il lui semblait qu'elle était pressée par deux forces opposées: l'une de nature divine, l'autre d'essence diabolique. Jamais, elle ne fut affectée d'hallucinations visuelles réelles, mais, à plusieurs reprises, il lui sembla que le démon se précipitait sur elle, la pressait du côté gauche, du côté du coeur, et cette étreinte qui la saisissait pendant la nuit la troublait profondément. - Lorsqu'on cherche à préciser la signification que notre patiente accorde à cette singulière impression, elle nous répond que, selon son sentiment, le démon voulait singer l'union mystique, dont elle avait été heureuse d'avoir déjà été gratifiée.

      La veille du jour de l'Immaculée Conception, le démon la visita alors qu'elle reposait sur sa couche. « C'était, nous dit-elle, comme un grand dragon qui s'abattait sur moi; je ne l'ai pas vu mais je l'ai parfaitement senti » et «  si le démon s'acharne contre moi, poursuit-elle, c'est que j'ai fait beaucoup d'ascétisme et qu'il veut me faire trébucher dans les voies du Seigneur, car il est écrit dans l'Ecclésiaste: « Mon fils, si tu entreprends de servir le Seigneur, prépare ton âme à l'épreuve ».

      J'ai pu suivre cette patiente pendant cinq ans et son état ne s'était jamais sensiblement modifié. Ici encore, apparaît le sentiment d'emprise ou « d'action extérieure » selon l'expression de Henri Claude, alimenté par des hallucinations cénesthésiques tactiles et auditivo-verbales et la croyance indéfectible en deux forces opposées dont chacune s'efforce de dominer l'autre: Dieu et le démon.

      Si nous nous sommes étendus avec complaisance sur le chapitre qui concerne les cas de « possession lucide », ou comme nous l'avons indiqué plus haut, sur les faits de délire démonopathique, c'est que ceux-ci apparaissent pour le psychologue les plus riches d'enseignements, et que, d'autre part, ceux-ci peuvent nous fournir, peut-être, les meilleurs éléments de discrimination avec l'authentique possession démoniaque.

      Ne trouvons-nous pas chez ces malades toutes les apparences de l'intrusion d'une personnalité étrangère à leur moi, laquelle se dévoile par des impulsions, des actes forcés, par des inhibitions, c'est-à-dire des actes manqués, par des auditions parfaitement claires, distinctes, précises et abondantes, par de nombreuses hallucinations sensorielles et psychiques ainsi que par un sentiment ineffable de présence en eux ou autour d'eux d'une influence dont l'essence demeure mystérieuse jusqu'au jour où pendant un de ces « moments féconds du délire », ou sous le coup brutal d'une hallucination, le patient se croit averti que c'est bien l'esprit mauvais qui dirige ses actes, induit ses sentiments, lui suggère ses idées, bref le possède et le tient à sa merci.

      Or, ce délire d'influence à base de scission de la personnalité, nous le rencontrons chez des sujets qui ne se montrent pas des possédés démonopathiques, mais chez des persécutés plus communs dont les exemples foisonnent dans les hôpitaux psychiatriques.

      Chez les uns comme chez les autres, ce qui prime, c'est le sentiment qu'une influence étrangère s'est introduite dans leur personnalité et la domine, influence mauvaise, maléfique en ce qu'elle se dévoile tout contraire à l'image qu'ils se font de leur moi, et contre laquelle ils réagissent par tous les moyens jusqu'à ceux qu'utilisent les mécanismes du subconscient. Et c'est, précisément, par ce détour voilé que bien de nos patients créent, sans le savoir, une seconde personnalité favorable qui s'oppose à l'influence maléfique, qui lutte contre celle-ci et soutient le malheureux dans un combat douloureux auxquels prennent part une influence qu'ils jugent pernicieuse et une influence réconfortante qui facilement est attribuée à la divinité ou quelque puissance occulte.

      Aussi ce déchirement, cet écartèlement de la conscience aboutissent-ils, parfois, aux conséquences les plus funestes, et jusqu'à l'autodestruction.

      Observons enfin, que si l'analyse psychologique met au jour, très fréquemment, quelque désordre de la sexualité chez nos patients atteints de démonopathie, c'est que pour ceux-ci le grand péché se dévoile dans les défaillances ou les perversions charnelles, dont la plus redoutable est celle de l'homosexualité.

      Mais cette obsession du péché, qui ne quitte plus le sujet une fois qu'il a été soumis à son emprise, apparaît aussi comme une force qui, par une tendance innée au coeur de l'homme s'investit d'une personnalité vivante grâce à un processus général que nous rencontrons dans tous les domaines de l'esprit et que remarquait profondément Napoléon quand il disait: « La plus grande puissance qui ait été donnée à l'homme est de donner aux choses une âme qu'elles n'ont pas ». Nos malades, suivant la pente naturelle de leur esprit, procèdent donc à l'identification du démon avec le péché pour lequel ils professent la plus grande aversion et dont ils redoutent aussi les plus graves méfaits.

      Ainsi donc, dès le début de la psychopathie, il est possible de retrouver une propension aux interprétations pathologiques des choses, laquelle ne pourra que se développer, s'amplifier en donnant une coloration très significative au désordre mental. Chez certains démonopathes que j'ai observés, le processus interprétatif se montrait si actif que toutes leurs perceptions devenaient la source d'interprétations ou de symbolisations très diverses, souvent imprévues et parfois les plus extravagantes. Pour n'en reprendre qu'un exemple, notre retraité halluciné et se jugeant persécuté directement par le démon, transformait chaque objet du monde extérieur en un symbole de joie, de résistance au Malin ou, au contraire, de manifestation diabolique. Toute son activité psychologique qui était grande, se trouvait ainsi utilisée presque exclusivement au bénéfice de la création d'un monde symbolique dont notre patient s'efforçait de rassembler les éléments pour leur donner une harmonie générale et, par voie de conséquence, lui accorder un repos spirituel au moins temporaire.

      Ainsi que nous l'indiquions précédemment, il est encore impossible de préciser quelles sont les causes profondes de cette modalité de psychose d'influence à thème de persécution démonopathique. Sans doute la constitution originelle du sujet intervient-elle pour une large part, mais celle-ci n'est pas du tout, et si nous nous refusons à admettre la thèse d'un automatisme mental conditionné par quelque excitation capricieuse de l'écorce cérébrale, l'évolution prévisible du processus causal nous autorise à penser qu'il existe à la source de cette psychopathie un désordre fonctionnel psycho-physiologique et que c'est en s'opposant à celui-ci que nous pourrons, peut-être, délivrer nos malheureux patients de leurs indicibles tourments.


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      De tout cet exposé, que conclure, sinon qu'il existe des authentiques états psychopathiques qui se spécifient par des symptômes parmi lesquels figure au premier plan l'idée d'une possession de la personnalité morale ou physique ou encore de la personnalité totale du sujet par le démon. Parmi ceux-ci deux modalités se dévoilent très distinctes: la première qui se marque par l'incidence brutale, catastrophique de la possession, par la survenance de celle-ci au cours de transes ou de crises marquées par une dissolution générale plus ou moins profonde de la conscience; la seconde plus complexe et plus attachante qui constitue une psychose rigoureusement déterminée dont on peut prévoir le développement et affirmer la gravité du pronostic.


      Paris

JEAN LHERMITTE,            
Professeur honoraire           
à la faculté de Médecine,       
Membre de l'Académie de Médecine


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Quelques aspects de l'action de Satan en ce monde


      Le sujet que nous allons traiter ne relève point de la psychologie ou de l'expérience en général; il est d'ordre proprement théologique.

      Ce qui nous a amené à réfléchir sur lui a été l'insistance d'un nombre infini de malheureux qui, n'offrant aucun signe de possession diabolique, ne se comportant pas du tout comme des possédés, recourent néanmoins au ministère de l'exorciste pour être délivrés de leurs misères: maladies rebelles, malchances, malheurs de toutes sortes. Tandis que les possédés sont infiniment rares, les patients dont je parle sont légion. Il ne serait pas légitime de les traiter comme des possédés, puisque, de toute évidence, ils ne le sont pas. D'autre part, ce ne sont pas non plus, universellement et nécessairement, des malades mentaux, sur lesquels un traitement psychiatrique aurait chance de réussir. Seul, le jugement qu'ils portent sur la cause de leurs maux, en les attribuant à l'influence du démon, pourrait, à première vue, paraître contestable, mais par lui-même, isolé, il ne constitue pas plus un symptôme morbide que n'importe quelle croyance erronée; et le but du présent article est justement de chercher si et dans quelle mesure il s'agit ici d'une croyance erronée.

      Quoi qu'il en soit, nous avons donc affaire simplement à des malheureux de toute espèce dont les plaintes nous font entendre la gamme entière des infortunes humaines. Pris de pitié pour eux, on se demande à quels moyens recourir pour les soulager.

      Alors reviennent naturellement à la pensée certaines pages des Livres Saints, certaines oraisons ou pratiques liturgiques qui supposent l'influence du démon présente bien au delà des régions où nous avons l'habitude de la confiner. Faisons une revue sommaire de ces documents. (Ils seront sans doute plus simplement étudiés en d'autres articles de ce volume. De notre point de vue très particulier, et au risque de faire des redites, nous devions cependant les mentionner pour justifier nos propres conclusions. Au reste nous n'avons pas l'intention d'en faire l'inventaire complet: il nous suffira d'en choisir quelques uns, plus significatifs.)


I

      Le Christ appelle Satan: « le Prince de ce monde » (Jo., XII, 31; XIV, 30; XVI, 11). Dans le Nouveau Testament et en particulier dans l'Évangile de saint Jean d'où nous tirons cette parole du Sauveur, le mot « monde » reçoit plusieurs acceptions. Parfois il est pris dans un sens favorable ou neutre. Il signifie alors la terre où vivent les hommes, ou, par métonymie, les hommes eux-mêmes, l'humanité. (Jo., 1, 9-10; III, 16, 17, 19; XI, 27 etc.)

      Mais le plus souvent l'expression comporte un sens défavorable. Le monde, c'est le règne du mal sur la terre. Il y a opposition irréductible entre lui et le règne de Dieu, entre ce monde-là et le Christ et les siens. Jésus dit: « Je ne suis pas de ce monde... Je ne prie pas pour le monde... Le monde me hait »; et à ses disciples: « Vous n'êtes pas du monde... le monde vous hait » etc... (Jo., VIII, 23, XVII, 9; VII, 7; XV, 19 etc. Cf. Ia Jo., 11, 13, 14.); un combat perpétuel fait rage entre le monde des ténèbres, c'est-à-dire de l'erreur, du péché et de la mort, et Jésus qui est la lumière, la vérité et la vie. C'est du monde entendu de la sorte que Satan est le roi.

      En un style prophétique et chargé de symboles, l'Apocalypse nous décrit les péripéties de cette lutte entre le parti de Dieu et le parti de Satan, entre l'Église de Jésus-Christ (la femme qui enfante) et les puissances de l'Enfer, entre le Bien et le Mal: lutte qui se termine par la défaite de Satan, « l'Ange de l'Abîme », qui y est précipité définitivement. (Apoc., IX, XII, etc.)

      Même doctrine chez saint Paul. L'Apôtre et les fidèles ont à combattre « un monde de ténèbres régi par des esprits mauvais » (Ephes., VI, 12. Cf. Colos., 1, 13.). La période où se déroule cette lutte, le temps qui précède le retour final du Christ, et où les puissances du mal sont déchaînées, est appelé par saint Paul « le siècle », expression prise aussi très souvent en mauvaise part et qui alors a le même sens que « le monde »: car l'Apôtre met ses fidèles en garde contre les idées et les moeurs du siècles. (Rom., XII, 2: « Ne vous conformez pas à ce siècle »...). Or « de ce siècle », Satan est « le dieu » (II Cor., IV, 4.). Quiconque est étranger au royaume du Christ est sujet de Satan. Par le péché originel, commis à l'instigation de ce dernier, l'humanité, déchue de la grâce primitive, vit sous le régime du péché et se trouve par là-même dans le royaume du démon, dont le Christ seul peut la faire sortir par la vertu de sa Rédemption (Col. 1, 13, 14; 1 Petri, 1, 9, etc.). Aussi avant de baptiser un adulte ou un enfant, le prêtre adjure-t-il le démon de sortir d'eux: Exi ab eo, immunde spiritus et da locum Spiritui Sancto Paraclito.


II

      Comment le Prince, le dieu de ce monde mauvais exerce-t-il sa puissance?

      D'abord, et ceci est banal, dans l'ordre psychologique individuel, par les effets spirituels qu'il produit sur chacun de nous. Il est le tentateur, le séducteur, le conseiller perfide, l'inspirateur des démarches coupables. Il trompe, il aveugle, il corrompt (Jo., VIII, 44; XIII, 2; II Cor., IV, 4; Actes, V, 3; II Tess., II, 9, 10; I Cor., VII, 5; Ia Jo., III, 12.), il fait prendre le faux pour le vrai, et le mal pour le bien en « se donnant l'apparence d'un ange de lumière » (II Cor., XI, 14). Il est celui qui ôte la semence divine des coeurs où elle est tombée, qui sème l'ivraie dans le champ du Père de famille (Mt., XIII, 19, 39. Nous n'avons pas à expliquer ici, philosophiquement, la possibilité et le mode de cette action d'un esprit sur d'autres esprits. Les théologiens admettent communément qu'elle atteint directement les facultés inférieures: sens, imagination, instincts, passions, et seulement par contre-coup l'intelligence et la volonté. Cf. Saint THOMAS, Ia q. III.). L'homicide, la haine le mensonge sont « ses oeuvres »; il est « le père » des assassins et des fourbes, de ceux qui n'aiment pas leurs frères et généralement de tous les pécheurs (Jo., VIII, 40, 41, 44, 55; Ia Jo., III, 8, 10, 12.).

      Son empire pourtant n'est pas despotique, mais requiert l'acquiescement des intéressés; il ne force pas, il propose, il suggère, il persuade, il enjôle. Dans l'Eden il donne à Ève des raisons pour transgresser l'ordre divin (Gen., III, 4, 5, 13.); comme au désert il sollicite le Christ par l'appât d'une domination universelle (Mt., IV, 9; Luc., IV, 5 à 7.).

      Du reste, à l'intérieur de l'individu, il trouve une complice, la nature, surtout depuis qu'il l'a fait déchoir de l'état d'intégrité: il en exploite les mauvais instincts et les passions. La colère persistante, par exemple, lui donne le champ libre: « Que le soleil ne se couche point sur votre colère, dit saint Paul, et ne préparez point, [par là] une place au diable » (Eph., IV, 26, 27). La chair incontinente lui fournit l'occasion et le terrain de son activité (I Cor., VIII, 5). De même l'orgueil (II Tim., III, 6). Mais soutenu par la force de Dieu, le chrétien, peut « tenir ferme contre les astuces du diable » (Ephes., XVI, 10).

      Ainsi, non seulement Satan n'est pas la cause unique du péché, qui relève en dernier ressort du libre choix de l'individu, mais encore, dans les préliminaires de cet acte, son influence n'est pas seule en jeu. Il tente, mais la concupiscence tente aussi (Jac., 1, 14.) : une poussée intérieure se conjugue avec les efforts du tentateur étranger.

      Tout cela est certain. Mais, l'ayant admis, on peut se poser une question ultérieure, qui n'est peut-être pas susceptible d'une réponse aussi catégorique: l'esprit du mal participe-t-il toujours universellement au péché de l'homme? Toutes les fautes sont-elles commises à son instigation? La parabole du semeur paraît bien signifier le contraire. Car, à côté du cas où le bon grain est enlevé par le diable, elle en mentionne d'autres, où ce grain meurt parce qu'il est tombé dans une terre sans profondeur, symbole de la légèreté et de l'inconstance de l'homme, ou parce que les épines, figure des soucis matériels et des concupiscences diverses, l'étouffent (Mt., XIII, 19 sq; Mc., IV, 15 sq; Lc., VIII, 12 sq.)

      Si nous interrogeons la théologie catholique, nous entendons son représentant le plus qualifié, saint Thomas parler dans le même sens: « Non omnia peccata committuntur diabolo instigante, sed quaedem ex libertate arbitrii et carnis corruptione » (Ia 114, a. 3.).

      Cependant, à lire certains textes du Nouveau Testament ou des Pères de l'Église, on a l'impression d'une surintendance générale exercée par le Prince de ce Monde sur tout le mal qui s'y commet. Que l'on relise, par exemple, ceux que nous avons cités plus haut sur le démon père de tous les méchants: « Celui qui fait le mal est du diable » (Ia Jo., III 8. De même, dans la parabole des ivraies, les méchants sont les fils du diable.). D'après saint Jean (Évanglie et Épîtres), comme d'après saint Paul, l'empire de Satan que Jésus est venu renverser est celui du mal, de tout le mal moral qui ravage l'humanité (A la dernière demande du Pater, contre quoi ou contre qui implore-t-on la protection divine? Dans l'expression « a malo *** », le substantif est-il au neutre ou au masculin? Doit-on traduire: « délivrez-nous du mal » ou « du Malin »? Bien que, dans le Nouveau Testament, le mot soit parfois au neutre (Luc., VI, 45; Rom., XII, 9), ici, « les Pères grecs, les plus anciens Latins et plusieurs liturgies sont fortement en faveur du masculin ». La construction témoigne pour le même sens. La dernière demande et l'avant-dernière sont en connexion étroite et fortement antithèse: « ne nos faites pas entrer en tentation mais au contraire délivrez-nous du tentateur ». (PLUMMIER, Commentary on the Gospel according to St. Matthew, p. 103). En ce cas, le Malin serait décrit comme l'auteur de toute tentation et comme le fauteur de tout le mal que peut commettre un chrétien.). Saint Augustin appelle « cité du diable » la cité du péché qui s'oppose à la cité de Dieu, et qui est née du mépris de Dieu: « Una est Dei, altera diaboli » (De Civitate Dei, XXI, C. I.), « terrenam sciliet [fecit] amor sui usque ad contemptum Dei » (Ibid., XIV, c. 18 (Migne, Tome 41).). Et l'on sait que nos ascètes et nos mystiques se représentent volontiers le démon comme l'auteur des tentations en général et comme l'instigateur de tout péché.

      Il est vrai que la plupart des textes scripturaires et patristiques en question, sinon tous, sont à la rigueur susceptibles d'un sens moins précis: à savoir, que Satan, comme le premier révolté, est l'ancêtre de tous les pécheurs et qu'ayant fait commettre le péché originel et par là introduit dans la nature humaine le désordre et la concupiscence, il est, indirectement cette fois, la cause de toutes les fautes qui en proviennent. C'est à cette interprétation que s'arrête saint Thomas (Loc. cit.). Laissons donc cette question ouverte.


III

      Jusqu'ici et sauf peut-être en cette dernière considération, nous avons exposé des idées familières à tous les chrétiens et qui font partie de l'enseignement catéchétique commun. Voici maintenant quelque chose de moins connu et qui cependant découle logiquement et nécessairement de ce qui précède. Si Satan influence les décisions individuelles, il étend par là même son pouvoir sur les collectivités. En effet, qui suscite les dissensions, les guerres, les bouleversements sociaux, les oppressions et les persécutions, sinon des individus? Il est évident qu'en se faisant leur inspirateur Satan peut déchaîner des calamités familiales ou sociales; et Dostoiewsky n'avait pas tort d'intituler l'ouvrage où il décrit quelques uns de ces types: « Les Possédés », possédés non au sens strict et tels que les décrits le Rituel, mais en tous cas, envahis par des inspirations démoniaques, dominés par les pensées et les vouloirs de Satan, et ses instruments très réels.

      Des faits de ce genre sont rapportés dans nos Saints Livres. Les Sabéens et les Chaldéens qui enlèvent les troupeaux et les chameaux de Job et passent ses serviteurs au fil de l'épée sont envoyés par Satan qui a obtenu de Dieu licence de ruiner le saint homme (Livre de Job. ch. 1). Dans l'Évangile, Notre-Seigneur révèle à Simon-Pierre que Satan a réclamé les Apôtres pour les secouer comme le blé qu'on vanne (Luc., XXII, 31) : allusion au triomphe des méchants qui aura lieu au moment de la Passion, terrifiera les Apôtres et causera leur défection, comme aussi sans doute aux persécutions qui les attendent personnellement dans l'avenir. Les dissensions qui déchirent les chrétientés sont, aux yeux de saint Paul, oeuvre diabolique et, après les avoir mentionnés, il exprime l'espoir que « le Dieu de Paix » intervienne promptement pour y mettre fin en « écrasant Satan sous les pieds » des fidèles (Rom., XVI, 20). Par deux fois l'Apôtre a voulu venir à Thessalonique, mais « Satan l'en a empêché » (I Thess., II, 18). C'est ainsi que nos missionnaires modernes attribuent encore couramment au diable les obstacles humains qui entravent leur apostolat. L'Apocalypse est pleine de visions qui nous mettent sous les yeux des catastrophes générales, déclenchées par Satan et les esprits infernaux dont il est le chef. C'est une « synagogue de Satan », constituée à Smyrne, qui blasphème contre les chrétiens de cette ville, et c'est Satan en personne qui les « envoie en prison » (Ch. II, 9, 10). La « Bête qui monte de l'Abîme », c'est-à-dire de l'Enfer, guerroie contre les prophètes de Dieu et les met à mort (XI, 7). « La Bête qui monte de la mer » (La même, selon ALLO, que la précédente, Commentaire sur l'Apocalypse, p. 184) symbolise une puissance terrestre dont le siège est « à l'Occident méditerranéen » (Ibid., p. 185): l'Empire romain persécuteur. Elle est l'instrument du « grand dragon, le serpent antique, celui qui est appelé le diable ou Satan, le séducteur de toute la terre », qui communique à la Bête son pouvoir (XIII, 1 et 2, cf. XII, 9). D'autres fléaux sont déchaînés par les mêmes influences sataniques: quatre mauvais anges sont déliés de leurs chaînes: aussitôt une cavalerie infernale passe sur la terre et le tiers des hommes périt (IX, 15 sq. Voir aussi: XIII, I sq; XX, 7 sq.) etc. Derrière la figure visible des individus dont la méchanceté trouble et afflige des groupes humains entiers se dessinent donc, dans les perspectives scripturaires, des figures plus mystérieuses et plus sinistres: celles de Satan et de ses Anges.


IV

      Faut-il aller plus loin encore et attribuer aux mauvais esprits une action sur la nature physique? Les écrivains sacrés n'hésitent pas à le faire.

      Ces esprits, dont l'Enfer est le lieu propre, n'y sont pas confinés. Loin d'être étrangers à notre monde, ils en habitent certaines parties: d'abord l'atmosphère, « le ciel » - non pas le ciel de Dieu, mais les régions supérieures de l'air. Saint Paul qualifie Satan de « Prince des puissances de l'air », de « ces forces spirituelles mauvaises qui sont dans le ciel » (Ephes., II, 2 et VI, 12). Jésus dit aussi que le démon chassé d'un homme, erre sans repos dans les lieux arides (Luc., XI, 24). Dans le livre de Job, on entend Satan témoigner qu'il « parcourt la terre et s'y promène » (Ch. I et II).



      Présents dans l'univers, les démons ont le pouvoir d'en modifier les éléments. Le vent du désert qui renverse la maison des enfants de Job et les écrase sous ses ruines a été suscité par Satan. De même la foudre qui tombe sur les brebis et les bergers du patriarche. (Job, I.) Les démons ne se contentent pas d'attaquer les âmes; ils s'en prennent aussi aux corps. La lèpre qui dévore Job et le couvre de plaies est leur oeuvre (Ibid., II). L'épine qui tourmente saint Paul, et dans laquelle la plupart des exégètes reconnaissent une maladie physique, a été enfoncée dans sa chair par un « ange de Satan » (II Cor., XII, 7). Un pécheur public et scandaleux, l'incestueux de Corinthe, a été livré au démon par l'Apôtre « pour la destruction de sa chair » (I Cor., V, 5. Cf. I Tim., I, 20). L'Évangile aussi désigne ouvertement les démons comme la cause de certaines maladies physiques. Ces maladies se compliquent parfois de possessions proprement dites: pas toujours. La femme percluse, par exemple, que Jésus guérit, n'est pas une possédée: elle était au pouvoir d'un « esprit de faiblesse », « Satan l'avait liée » de sorte qu' « elle ne pouvait se redresser » (Luc., XIII, II). Chez l'enfant épileptique, le démon ne donne aucun signe de sa présence sinon les crises même du mal (Mt., XVII, 14; Mc., IX, 17; Luc., IX, 38). Le muet (Mt., IX, 32) et l'aveugle muet (Mt., XII, 22) ne sont rien d'autre, bien que leurs infirmités soient d'origine diabolique (M. J. SMIT, professeur au Séminaire archiépiscopal d'Utrecht, (De Daemoniacis in historia evangelica. Rome, Institut biblique, 1913), pense que les cas de maladie (cécité, mutité etc) où le démon est dit être dans le patient, sont des cas de possession. Je ne suis pas de son avis. Une présence diabolique dont le seul résultat mentionné est d'altérer le bon fonctionnement des organes physiques, n'est pas nécessairement la possession, dont les signes caractéristiques sont tout autres. Par contre, le même auteur accorde que la femme percluse n'était pas une possédée (cf. p. 179-180). Ce cas-là au moins semble donc indiscutable. - Il est inutile de rappeler ici que les Évangélistes distinguent les simples malades des possédés malades ou non, et le pouvoir guérisseur du Christ de son pouvoir d'exorciste. Dans les foules qui implorent sont secours, il y a les malades et les possédés. Voir, par exemple, Mc., I, 32, 34; Lc., VI, 18). En revanche, le fou furieux de Gerasa (maniaque aigu) est habité par des esprits qui parlent en leur propre nom, reconnaissent Jésus comme Fils de Dieu et comme leur Maître (Mc., V, 2; Luc., VIII, 26; cf. Mt., VIII, 28, qui parle de deux hommes dans cet état.).

      A ce dernier épisode se rattache l'histoire des pourceaux dans lesquels, avec la permission de Jésus, entrent les démons chassés de l'homme, et qui, affolés, vont se précipiter dans la mer. Ce récit a choqué beaucoup de modernes. Cependant, pour qui admet la possibilité des possessions diaboliques, il n'offre aucune difficulté particulière. « Si le démon, dit le P. Lagrange, peut exercer une telle maîtrise sur une créature raisonnable, on ne peut rien objecter à son action sur les animaux » (Commentaire sur l'Évangile de Saint-Marc, p. 133. L'exégète anglican PLUMMER (op. cit., p. 228) écrit de son côté: « Il n'y a rien dans l'expérience qui nous empêche de croire que des esprits mauvais puissent agir sur les bêtes brutes; et la science confesse qu'elle n'a aucune objection a priori contre une telle hypothèse ».)

      Enfin plusieurs actes liturgiques, pratiqués par l'Église, supposent la possibilité d'une présence ou d'une action diabolique jusque dans les éléments inanimés. Le sel, et surtout l'eau, avant d'être employés à l'administration du baptême, sont exorcisés: « Exorcizo te creatura salis... Exorcizo te creatura aquae »; défense est intimée au démon d'y exercer ses influences maléfiques. (Tibi igitur praecipio, omnis spiritus immunde, omne phantasma, omne mendacium, eradicare et effugare ab hac creatura aquae... (Bénédiction de l'eau baptismale en dehors du Samedi Saint et du Samedi de la Pentecôte). Procul ergo hinc, jubente te, Domine, omnis spiritus immundus abscedat: procul tota nequitia diabolicae fraudis absistat. Nihil hic loci habeat contrariae virtutis admixtio: non insidiando circumvolet, non latendo subrepat, non inficiendo corrumpat. Sit haec sancta et innocens creatura, libera ab omni impugnatoris incursu et totius nequitiae purgata discessu. (Bénédiction de l'eau baptismale le Samedi Saint). - Et l'Église tient que les éléments, eau, sel, cierges, etc., ainsi exorcisés et bénits, ont la vertu d'écarter le démon des lieux où ils se trouvent. (Ordo ad faciendam aquam benedictam. Benedictio candelarum. Rituale Romanum, Tit. VIII, c. 2 et 3.) ).


V

      De quelle nature est l'empire exercé dans le monde par les esprits du mal? Ce n'est pas un empire général et absolu.

      Il ne faut pas faire de Satan un rival de Dieu, quelque chose comme le Mal personnifié, le Mal « existentiel », pourrait-on dire, opposé au Bien infini et subsistant, qui est Dieu. Ce serait du manichéisme. Le mal pur et total n'existe pas; dans les esprits déchus eux-mêmes il y a du bien: leur splendide nature, sortie des mains de Dieu, et qui survit sous les hideurs du péché et de la haine.

      Satan n'est pas non plus le Principe unique et universel de tout le mal commis ici-bas. (Ce serait donc se leurrer que de chercher dans les interventions diaboliques ici-bas la réponse ultime au « problème du mal ». Il y a là deux sujets absolument distincts, dont le second est beaucoup plus vaste que le premier et le domine, loin d'être dominé par lui. La chute de Satan et son rôle néfaste postérieur sont des faits, de purs faits, dont nous sommes instruits par la Révélation, mais qui n'apportent et n'ont la prétention d'apporter aucune solution au problème du mal en général. Au lieu de remplacer ce problème, de se substituer à lui, et encore moins de le résoudre, ils nous obligent à le poser: ils nous poussent impérieusement dans le domaine spéculatif. L'action des esprits mauvais et l'existence même de leur malice ne sont que des aspects particuliers du problème qui tourmente les âmes, du scandale qui - nous le savons assez - les arrête souvent sur le chemin de la foi. Comment est-il possible qu'une créature originellement bonne, sortie telle des mains de Dieu, se soit pervertie? Et plus généralement, d'où vient le mal physique et moral dans la création d'un Dieu bon? Qu'ici bas il procède ou non d'influences sataniques, il reste ce qu'il est, et le scandale qu'il cause demeure identique. Un Kierkegaard, un Karl Barth, qui regardent comme une intrusion sacrilège tout travail de l'intelligence et du raisonnement sur les données révélées, rediraient peut-être ici assez volontiers le mot prêté à Tertullien: Credo quia absurdum. La tradition catholique ne nous enseigne pas ce culte de l'irrationnel. Elle ne réprouve point la philosophie ni la métaphysique: elle s'en sert au besoin. On sait que le problème spéculatif du mal arrêta longtemps le jeune Augustin sur la voie de la conversion (Confession, III, 7, n° 12; V, 10, n° 20), et que la solution hautement métaphysique de ce problème contribua à le détacher définitivement du manichéisme. C'est donc aller un peu loin que de traiter cette solution comme une « supercherie » dialectique, dont « les esprits religieux » ne sauraient être dupes (Louis BOUYER: Le problème du mal dans le christianisme antique. Dans la revue: Dieu vivant, 1946, N° 6, p. 18). Saint Augustin n'était-il donc pas un « esprit religieux »?). Nous l'avons vu, à côté de lui, collaborant trop souvent avec lui, il y a la liberté humaine, affaiblie par nature, susceptible de céder à l'attrait du mal comme d'y résister. Aussi, dans le domaine moral, l'influence démoniaque n'est-elle pas nécessitante: en dernière analyse l'homme est toujours responsable de son péché.

      Cette influence diabolique peut néanmoins être dite constante en ce sens à moins d'un privilège tout à fait exceptionnel, personne n'y échappe absolument. Qu'il y ait ou non des fautes attribuables à la seule liberté (Voir ci-dessus, p. 3 et 4), l'enseignement révélé et la liturgie ne nous permettent pas de douter qu'à un moment ou à l'autre, celui « qui rôde autour de nous » pour nous perdre (Ia Pstr., v, 8.) ne nous atteigne de ses traits. Les tentations diaboliques intérieures sont le lot commun, elles font partie du régime ordinaire de l'humanité.

      Mais en dehors d'elles il n'y a pas de trace, dans les Saintes Écritures, d'une délégation générale que Satan aurait reçue pour troubler et tourmenter à son gré les mortels. « Prince de ce monde » au sens où nous l'avons dit, il n'est pas pour autant le maître des événements. Il ne saurait rien faire, dans aucun ordre, sans la permission divine. Pour l'ordre physique, les exemples scripturaires que nous avons apportés le prouvent suffisamment. Satan ne peut attaquer Job qu'après en avoir obtenu de Dieu l'autorisation spéciale. L'ange de Satan qui « soufflète » saint Paul en lui infligeant une maladie humiliante, a été envoyé par Dieu pour empêcher l'Apôtre de s'enorgueillir de ses révélations. (II Cor., XII, 7. Cf. ci-dessus, p. 499).       Les interventions du démon dans le domaine matériel sont toujours particulières, occasionnelles, limitées à des circonstances spéciales. Elles sont de deux sortes, qui correspondent respectivement à ce que sont, du côté de Dieu, le miracle et la Providence. De même qu'il y a les miracles divins, opérés par la Puissance souveraine qui modifie à son gré les éléments et les lois de sa création, il y a les prestiges diaboliques (« L'apparition de l'Antechrist se produit selon l'action de Satan, parmi toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges menteurs »... II Thess., II, 9; Mt., XXIV, 24.) accomplis en utilisant simplement les lois et les éléments naturels, mais d'une façon qui dépasse les pouvoirs de l'homme ou de la nature d'une façon et tranche sur le cours ordinaire des choses. Le type actuel de ces prestiges serait, par exemple, la possession proprement dite, où le démon se sert d'une bouche et d'un souffle humain pour articuler les sons d'une langue ignorée du possédé. En second lieu, de même que la prescience divine, sans sortir du train coutumier du monde, ordonne les circonstances naturelles à ses fins d'amour et de justice, - par exemple, pour répondre à une prière ou pour châtier - de même certains événements, d'apparence et de structure intime tout ordinaires, - une maladie, une tempête, un échec, - pourraient-être amenés, pour des fins perfides, par une intervention diabolique qui s'insérerait dans la trame des choses comme le fait la liberté humaine. Mais au fond, ces deux espèces d'interventions diaboliques ne sont pas essentiellement différentes; l'esprit mauvais agit toujours de la même manière: non pas en maître absolu, mais en utilisant les choses selon leur nature qu'il ne saurait modifier, groupant par exemple certains éléments, ménageant la rencontre de circonstances apparemment fortuites. (C'est pourquoi saint Thomas enseigne qu'il n'y a pas de miracles vrais, au sens propre et plein, en dehors des miracles divins. Ia, q. 114, a. 4.)


VI

      Que conclure de ce chapitre de démonologie théologique? Que ceux qui attribuent au démon des calamités d'apparence et de structure naturelles, n'ont peut-être pas tort entièrement et dans tous les cas. Sans doute, l'action diabolique n'étant pas générale, il est difficile de savoir avec certitude qu'elle a lieu hic et nunc. Mais du moment qu'elle est possible, sinon vraisemblable, dans un cas donné, on est autorisé à prendre des moyens surnaturels pour en garantir les patients. L'Église nous y invite. En dehors de l'exorcisme proprement dit, qu'elle réserve exclusivement aux possédés, elle a des prières et des rites applicables à toutes les misères humaines, et où elle n'oublie pas de mentionner parfois celui qui en peut être l'auteur sinon unique et direct (comme dans la possession), du moins partiel et dirigeant. L'eau bénite est faite expressément pour écarter des lieux et des personnes sur lesquels elle est répandue , « toute la puissance de l'ennemi et l'ennemi lui-même avec ses anges apostats. » De même le sel bénit. L'huile (non-sacramentelle) est bénite et « exorcisée » pour que les malades qui en seront oints soient délivrés « de toute langueur et infirmité, de toutes les attaques insidieuses de l'ennemi et de toute adversité ». La bénédiction des malades débute par une oraison où il est dit: « effugiat ex hoc loco omnis nequitia daemonum ». L'oraison quotidienne de Complies demande à Dieu d'écarter de la maison où les hommes vont dormir « toutes les embûches de l'ennemi ». Il n'est que de parcourir le Rituel pour y trouver quantité de prières et de cérémonies ayant le même but, appliquées à des objets ou à des lieux divers, et contenant la même formule déprécatoire contre les maléfices de Satan: bénédiction du pain, d'une fontaine, d'un puits, d'un four, etc. Enfin « l'exorcisme contre Satan et les Anges apostats » (que l'on appelle parfois « le petit exorcisme » - exorcisme improprement dit, car il ne s'applique pas aux possédés), prescrit par Léon XIII, vise à protéger l'Église et les fidèles de toutes les attaques, troubles et persécutions ouvertes ou sournoises qui les menacent, et dont Satan est explicitement déclaré l'inspirateur.

      Si donc beaucoup de superstition, de légendes puériles, d' « on-dit » non vérifiés et non vérifiables pullulent dans les croyances populaires sur le démon, celles-ci contiennent néanmoins une âme de vérité; elles ont un fondement lointain dans la Bible et l'Évangile: tradition déformée, chargée de surcroissances parasites, mais non pas fausse de tous points et à rejeter en bloc. Dans cet étrange magma on peut discerner quelques restes des doctrines chrétiennes.

      Mais que cette concession mesurée et partielle ne nous conduise pas à un autre extrême. Aucun esprit sensé, nous l'espérons, ne pensera que le point de vue exposé ici doive éclipser tous les autres, devenir unique, total, exclusif. Il serait fou de s'en tenir aux prières et aux rites religieux pour obvier à tous les maux et, par exemple, de soigner les maladies par des remèdes exclusivement surnaturels. Nous avons rencontré ailleurs et stigmatisé comme il se devait, l'opinion de certains illuminés qui ne veulent voir, dans les pensionnaires des asiles, que de purs possédés, justiciables du seul exorcisme (Les maladies nerveuses ou mentales et les manifestations diaboliques, p. 203-204). Même si des influences diaboliques interviennent dans un événement, ce n'est pas une raison pour que les autres causes - normales, humaines, naturelles - cessent d'y agir. Aussi bien, nous avons vu que les esprits mauvais emploient ces dernières comme des instruments; si donc on arrive à briser l'instrument ou à en énerver l'efficacité par des moyens du même ordre que lui, on aura remporté une victoire sur l'agent qui l'employait.


      Paris

Joseph DE TONQUÉDEC, S. J.      


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6. Formes



Formes démoniaques


      Plus peut-être que Celui dont il est la contre-épreuve, le Diable est insaisissable. Dieu est Un; pour incommensurable qu'il soit, l'unité étant la raison profonde de l'âme humaine, celle-ci vers son principe tend naturellement, comme à l'être elle aspire. Mais le Diable est légion; à cette totalité dans l'unité il ne peut atteindre et l'infernale condition du Maudit réside dans cet éloignement indéfini de son principe; là est l'anathème qui précipite son âme incohérente et lacunaire dans l'abîme du chaos, faisant du Seigneur des Enfers le souverain de la Discorde. Partout où règne la contradiction s'assouvit le Prince du Difforme et de l'Hétérogène.

      Aucun livre sacré n'a exprimé avec plus de force ce caractère du Démon que le Lalitavistara décrivant l'assaut de Mara, le démon du boudhisme tantrique, contre le Bodhisattva rédempteur:

      « Le démon Papiyan (Mara), n'ayant pas fait ce qu'avait fait Sârthavana, fit préparer sa grande armée de quatre corps de troupe, très forte et très vaillante dans le combat, formidable, faisant dresser les cheveux, comme les dieux et les hommes n'en avaient pas vu auparavant ni entendu parler; douée de la faculté de changer diversement de visage et de se transformer de cent millions de manières (Souligné par l'auteur); ayant les mains et les pieds et le corps enveloppés dans les replis de cent mille serpents; tenant des épées, des arcs, des flèches, des piques, des masses, des haches, des fusées, des pilons, des bâtons, des chaînes, des massues, des disques, des foudres; ayant le corps protégé par d'excellentes cuirasses; ayant des têtes, des mains et des pieds contournés; des yeux et des visages flamboyants; des ventres, des pieds et des mains difformes; des visages étincelants d'une splendeur terrible; des visages et des dents difformes; des dents canines énormes et effroyables; des langues rugueuses comme des nattes, des yeux rouges et étincelants comme ceux du serpent noir rempli de venin. Quelques-uns vomissaient du venin de serpent, et quelques-uns, après avoir pris avec leurs mains du venin de serpent, le mangeaient. Quelques-uns comme des garourdas, ayant retiré de la mer de la chair humaine, du sang, des mains, des pieds, des têtes, des foies, des entrailles, des ossements, etc. les mangeaient. Quelques-uns avaient des corps flamboyants, livides, noirs, bleuâtres, rouges et jaunes; quelques-uns avaient les yeux déformés, creux comme des puits enflammés, arrachés, ou regardant de travers; quelques-uns avaient des yeux contournés, étincelants et difformes; quelques-uns portant des montagnes enflammées, s'approchaient fièrement, montés sur d'autres montagnes enflammées. Quelques-uns, après avoir arraché un arbre avec ses racines, accouraient vers le Bodhisattva. Quelques-uns avaient des oreilles de bouc, des oreilles de porc, des oreilles d'éléphant, des oreilles pendantes de sanglier. Quelques-uns n'avaient pas d'oreilles. Quelques-uns ayant le ventre comme des montagnes, avec des corps débiles, formés d'un amas d'ossements, avaient le nez cassé; d'autres avaient le ventre comme une cruche, les pieds pareils à des crânes, la peau, la chair et le sang des séchés, les oreilles, le nez, les mains et les pieds, les yeux et la tête coupés...

      « Quelques-uns ayant des poils de boeuf, d'âne, de sanglier, d'ichneumon, de bouc, de bélier, de carabha, de chat, de singe, de loup, de chacal, vomissaient du venin de serpent, avalant des boules de feu, exhalant des flammes, répandant une pluie de cuivre et de fer brûlant, faisant naître des nuages noirs, produisant une nuit noire, faisant du bruit, couraient vers le Bodhisattva... »

Mara, figure 1

      Ce long extrait d'un texte, qui fut illustré avec tant de couleur et de verve par les peintres du Turkestan (fig. 1, cf. p. 461), méritait d'être cité en préface, comme un exemple remarquable du « style démoniaque ». Cette accumulation fantastique de métamorphose monstrueuses, n'aboutira jamais qu'à un total partiel; somme de fragments qui ne peut se résoudre à l'unité. Difformité, pluralité et chaos, tels seront à travers les civilisations et les plus éloignés dans le temps et l'espace, les caractères de la plastique diabolique. Incapable de créer, l'Impur, qui fut déchu pour s'être cru un instant l'égal du démiurge, donne le change en se faisant le singe de Dieu; aussi les artistes ne seront-ils point embarrassés de représenter le Prince des Ténèbres, car plus que Dieu il est figure, vivant d'emprunts aux visages des créatures, que dans sa rage impuissante il associe d'une façon absurde; des débris de la créature lacérée, Satan compose des monstres.

      Ce n'est point l'art d'Occident qui nous montrera les expressions les plus fortes de la plastique démoniaque. Nous attarder sur ce terrain risquerait d'ailleurs de nous entraîner à la redire de ce qu'a si vigoureusement défini René Huyghe dans le fascicule « Amour et Violence » des Études Carmélitaines. Le style haché, saccadé, discontinu qu'il décèle dans l'art allemand, nous pourrions y voir une vérité démoniaque, encore qu'il doive être envisagé comme une compensation de l'angélisme à quoi cet art aspirait; et peut-être ne doit-on pas trop sous-estimer ce dernier aspect; cette oscillation entre les extrêmes, sans que jamais elle puisse trouver un point d'équilibre, est le vrai fond de l'âme germanique.

      La recherche de l'unité, et donc du divin, en lui-même et par delà lui-même, est de le destin de l'homme d'Occident; on ne sera point surpris qu'il ait peu excellé dans l'imagerie diabolique. Pour nous en tenir à la figure de l'Antagoniste, nous verrions que seul l'art roman, d'ailleurs profondément imprégné d'Orient, en a conçu des images valables. La douceur angélique apportée par saint Bernard et saint François porta un coup fatal à Satan; l'art gothique trop humain pour avoir su faire bonne figure au Diable; les Mystères contribueront à le muer en un personnage comique, pourvu d'accessoires enfantins, qu'on emprunte à la batterie de cuisine: fourchette, chaudière, gril, cuiller à pot. Il faut attendre la Renaissance, pour retrouver le triste Sire sous des aspects vraiment démoniaques. Car, plus qu'au Moyen Age, Jérôme Bosch appartient, quoiqu'on en ait dit, aux temps nouveaux. Dans une étude psychanalytique des civilisations, ce brusque débordement de satanisme apparaîtrait comme un symbole des premières atteintes portées à la foi. Les exégètes catholiques sans doute pourraient y voir la prémonition de l'hérésie qui fondre sur le siècle suivant. Pour l'historien des idées, Jérôme Bosch appartient à cette crise d'irréalisme qui affecte le Xvè siècle, pris entre la foi médiévale et le rationalisme naissant. M. Huizinga, dans une thèse célèbre, a montré comment le Moyen Age a fini dans le merveilleux du rêve, irréalisant tous ses idéaux, courtois, chevaleresque, divin; il en fut de même pour ce contretype de l'idéal: Satan; et du songe ténébreux Jérôme Bosch se fit l'illustrateur, comme Fra Angelico l'avait été du rêve de lumière. Ce sont bien les dérisoires créations du singe de Dieu, dont les infernales légions accablent les humains dans les tableaux du peintre néerlandais. Dans l'univers des formes inertes ou vivantes et parmi même les objets inventés par l'homme, le Prince de l'Hétéroclite a puisé à pleines mains, jetant par le monde les produits absurdes de son infernal bazar (fig. 2, cf. p. 462).

figure 2

Par le principe de désordre dont ils sont nés, ces monstres portent en eux une puissance maléfique; ils sont l'anticréation, acharnée à dégrader l'oeuvre divine; mais il suffit du nom de l'Unique prononcé par saint Antoine, pour que tombent en poussière ces chefs-d'oeuvre des artifices du Malin, éphémères négations des divines structures.

figures 3 et 4

      Au second plan d'une gravure de Dürer (fig. 4, cf. p. 463), le Maudit fait une lugubre apparition. Conformément à la tradition allemande, il est représenté sous la forme porcine; il est peu d'image aussi saisissante du Malin que ce hideux groin qui suit le chevalier; précédé par la Mort, il est tout prêt à se jeter sur sa proie, si celle-ci montre une défaillance; on se plaît à imaginer ainsi le Très-Bas qui hantait les cauchemars de Luther. La tradition faustienne a prêté aussi au Démon l'incarnation d'un chien; il passe et repasse sous les fenêtres du Docteur Faust, le sinistre barbet dans l'oeuvre de Goethe; est-ce lui qui est couché aux pieds de la Mélancolie de Dürer? Puis, le Diable disparaîtra, pendant plusieurs siècles, d'un art apuré par la Contre-Réforme et qu'imprégnera l'idéalisme raphaélesque. Les Malheurs de la Guerre le font renaître dans l'imagination de Goya; c'est encore la bête qui fait ici les frais des terreurs démoniaques de l'homme; mais cette fois c'est un bouc, l'animal du Sabbat des sorcières (fig. 3, cf. p. 463). Delacroix, lecteur de Faust, tentera de se colleter avec le Diable, mais son imagination, trop lettrée, ne saura que recréer le pantin du Moyen Age, tout juste bon à faire peur aux enfants; c'est la figure de Méphisto, que l'avatar grotesque de Gounod achèvera de faire sombrer dans le ridicule.

      De toutes les formes artistiques, celle qui fut la plus indemne d'influence diabolique est la plastique grecque. Délivrant la figure de Dieu de la bestialité démoniaque qui adultère encore l'idole égyptienne ou babylonnienne, le génie grec la revêt de la forme la plus parfaite de la Création, celle où rayonne l'intelligence divine: l'homme. Passionnément attachée par l'effort de la raison, à résoudre à l'unité la multiplicité universelle et par delà le chaos des phénomènes à atteindre l'harmonie cachée du monde, l'imagination grecque, imitant la Création dans l'esprit même de sa structure, opère dans le sens divin. La définition même de l'harmonie, qualifiée par Archélaüs comme étant « l'unification du discordant », est l'antithèse la plus heureuse du génie diabolique, acharné à entretenir dans l'univers la discorde.

figure 5figure 6

      Ce résultat, cependant, ne fut pas atteint sans un patient effort. Le vrai miracle grec est d'avoir brisé le lien de dépendance qui sous la terreur, depuis des millénaires, maintenait l'homme assujetti à la pression des forces cosmiques; dans ce jeu aveugle, il ne pouvait insérer sa vie fragile qu'en créant, par des opérations magiques, un système d'équilibre qui aimanta les énergies bienfaisantes, neutralisa ou repoussa les puissances maléfiques. Aux époques grecques archaïques, l'image garde encore tout son sens magique et prophylactique; un souffle démoniaque anime d'un rythme frénétique les dessins des vases à figures noires; sur les frontons des temples les monstres ricanent pour éloigner les démons. La lumineuse apparition d'Apollon au fronton ouest d'Olympie terrassera ces puissances des ténèbres; et désormais à la place du monstre, rayonne le beau visage humain, auréolé de divine clarté. Goya disait que le sommeil de la raison engendrait les monstres; depuis des millénaires, l'hypnose de la raison avait favorisé le gargouillement des démons; son radieux éveil, au Vè siècle grec, les met en fuite. Par la puissance du Verbe, le grec exorcise le démon; il suffira, pour enchaîner les sanglantes Erynnies, qu'on invoque en elle les bienveillantes Euménides. Mais plus encore, ce peuple, épris des formes, fera reculer Satan en lui opposant la beauté, son antithèse. Le VIè siècle avait eu sa satanique figure. Sur les antéfixes des temples, l'horrible Gorgone, fonctionnant comme un paratonnerre, écartait le mauvais rôdeur dont elle était l'image; au temple d'Artémis-Gorgo, à Corfou, c'est au fronton même qu'éclatait son rictus. Sur les panses des vases à figures noires, souvent elle pose son vol de sauterelle d'enfer (fig. 6, cf. p. 467) et Persée, qui n'est pas encore le fier héros des temps classiques, détale, épouvanté par le visage qui donne la mort, aussi effrayant qu'un démon thibétain avec son nez épaté, ses yeux exorbités, sa bouche dilatée, ses crocs de sanglier, sa langue pendante (fig. 7, cf. p. 468). Mais l'épiphanie du Vè siècle fait reculer la funèbre figure; exorcisée, la face démoniaque se métamorphose en un beau visage souriant à Persée et qui tente de l'enchaîner par son charme et non plus par son horreur (fig. 8, cf. p. 468).

figures 7 et 8

      La véritable patrie du Démon est l'Orient. C'est là que l'esprit de Mal, pour la première fois, fut personnifié en une antithèse puissante de l'esprit de Bien, dans les systèmes dualistes, mazdéen, juif, islamique qui imaginèrent cette réplique de Dieu en noir, soit comme lui incréée, soit créature déchue. Cependant ces religions philosophiques étant aniconiques, la personne du Diable n'y connut point de figure. Il fallut le christianisme, héritier de l'imagination plastique des Grecs, pour tenter d'incarner cette abstraction. Mais les artistes chrétiens en empruntèrent les traits à la démonologie assyro-babylonienne. La statuette en bronze du démon Puzuzu, figure du vent du Sud-Ouest, qui souffle le délire et la fièvre, porte dès le VIIè siècle, avant notre ère, tous les caractères du démon judéo-chrétien, tel que nous verrons celui-ci grimacer sur les tympans de nos cathédrales et les images de nos enluminures (fig. 5, cf. p. 466). Hantés, plus que leurs voisins d'Égypte, par le problème du Mal, les Mésopotamiens sentaient leur destin menacé par des génies malfaisants qu'ils conjuraient au moyen d'opérations magiques. La présence démoniaque se décèle profondément dans la psychologie des despotes assyriens qui pendant des siècles, répandant la terreur en Asie, s'assouvirent d'hécatombes et de tortures. Car le goût de sang est un des signes les moins équivoques de la présence du Mauvais. Il est remarquable que ces plus anciennes représentations figurées du démon portent déjà toutes les caractéristiques de la plastique diabolique, telle que nous tentons de la définir: composées d'éléments hétérogènes, qui sont empruntés au règne animal, elles sont en face des dieux (qui ont visage humain), comme les formes ratées de la création. (Le docteur Coutenau remarque que « sur beaucoup de spécimens, un sillon profondément creusé part de la racine du nez et se continue sur la boite crânienne jusqu'à l'occiput. Les Babyloniens, dit-il, connaissent la forme grammaticale du « duel », qu'ils emploient pour les organes pairs: yeux, oreilles, etc... mais ils l'appliquent aussi au visage, considérant qu'il est formé de deux moitiés semblables. La façon dont les sculpteurs ont traité la tête des démons, reflète cette conception: il semble que l'artiste ait voulu indiquer la réunion imparfaite des deux êtres dont est formée la créature, la malfaçon dont les démons ont été l'objet, jusque dans leur personne physique. cf. Dr. J. CONTENAU. La Magie chez les Assyriens et les Babyloniens, p. 98.). Profondément humanisée, l'Égypte, qui première de toutes les civilisations, paraît avoir conçu le mythe rédempteur, ignora à peu près les démons. Si, plus que les Chaldéens et les Assyro-Babyloniens, elle voit Dieu à travers la force naturiste de l'animal, cependant elle transcende le bestial par la sérénité qu'elle lui impose. En face de l'art mésopotamien, âpre et tragique, la plastique égyptienne par sa tendance profonde à l'unité, prélude à l'harmonie grecque.

époque Chang-Yen

      Mais c'est bien au-delà des civilisations mères de la nôtre, vers les terres infinies du plus lointain Orient que nous trouvons l'homme, dans une lutte grandiose, aux prises avec le Démon (fig. 9, cf. p. 471). Dans ces terres excessives, où l'âme humaine est accablée de l'immensité des horizons ou l'exubérance de la Nature, le concept de Dieu et celui du Démon longtemps restèrent indivis. A travers l'obscure religion de la Chine archaïque, sur laquelle nous ne savons presque rien, nous entrevoyons une humanité courbée sous le joug des puissances infernales.

figure 9

Dans les bronzes rituels de l'époque Tcheou, le concept du monstre atteint une hauteur métaphysique qu'aucune civilisation n'a connue. Sur les flancs des li, des lien ou des touei, le masque du t'ao-t'ie jaillit par hybridation du tigre, du dragon, de l'ours, du bélier et du hibou; (fig. 11, cf. p. 473) « diffus dans la matière et seulement entr'aperçu par éclairs », le monstre manifeste « cette omniprésence du mystère toujours prêt à se résoudre en terreur ». « Deux sociétés ployées sous un régime de sang (relisons à travers l'édulcoration confucéenne, l'histoire des royaumes combattants et du début de Ts'in) n'entrevoient, quand elles veulent sonder la destinée, qu'un masque de t'ao-t'ie en menace au sein de la nue. » Sous l'hégémonie de « la bête féroce de Ts'in » l'histoire de la Chine se résume en une statistique de têtes coupées: En 331: 80.000; en 318: 82.000; en 312: 80.000; en 307: 60.000; en 293: 240.000; en 275: 40.000; en 274: 150.000; enfin en 360, le record est atteint: 400.000; (et encore avait-on promis la vie sauve aux ennemis!) En ces temps « où les soldats ne recevaient leur solde que contre présentation de têtes coupées », les chefs, pour accroître leur prestige, « n'hésitaient pas à jeter l'ennemi vaincu dans des chaudières bouillantes et à boire cet horrible bouillon humain, mieux encore, à obliger à en boire les parents de leur victime » (René Grousset, Histoire de la Chine, p. 48.). Toujours comme dans la gravure de Dürer, la Mort chemine de concert avec son compère le Diable.

figure 10

figures 11 et 12

figure 13

      La plastique chinoise contemporaine de ces événements sanglants est animée d'un rythme démoniaque. Sur les panses des vases, des éléments géométrisés se juxtaposent comme les fragments d'un méandre rompu ou les anneaux enroulés d'un reptile tronçonné, sans que jamais l'arabesque ne convie à l'unité ces morceaux épars d'un cosmos en dissolution, dont cependant l'ordre primordial se laisse deviner sous la forme expansive qui en disperse les formes (fig. 10. cf. 472).

      A cette terre repue de sang, les missionnaires bouddhiques apporteront la douceur des Kouan-yin et l'évangélique sourire des Bodhisattvas. Le style démoniaque et la force brutale qui l'accompagnent gagneront une autre province de l'Asie, plus tardivement sortie des limbes de la Préhistoire: le Japon. Si, à l'époque Nara, la sérénité resplendit au front du divin Maitreya, les « Rois célestes » qui ont pour mission de garder le paradis bouddhique contre les attaques de la terre et de l'enfer, refléteront la cruauté démoniaque des samourais. Si forte est l'ambiance diabolique qu'au démon ce génie bienfaisant emprunte son visage. Le Shitenno de Nara (fig. 13, cf. p. 475) montre avec un démon de Vézelay, son cadet, (fig. 14, cf. p. 476) une bien étrange fraternité iconographique: même cheveux de flamme, mêmes yeux exorbités, et cette gueule ouverte en un cri d'épouvante. Rencontre bien troublante de l'inspiration démoniaque aux deux pôles du monde et de la civilisation. Mais la puissance terrifiante de ce chef-d'oeuvre de l'art japonais laisse bien lion derrière elle notre petit pantin roman, qui, sur une scène de guignol seulement, pourrait effrayer des âmes naïves comme celles des enfants.

figure 14 Gond d'une porte, épouque Tchéou

      L'Inde qui conçut l'évangélisme bouddhique, plus profondément que tout autre civilisation interrogea avec angoisse le problème du Mal. Rares sont dans l'iconographie indienne les figures proprement démoniaques, encore que le retour de la barbarie que signifie l'hindouisme, dégénérescence du brahmanisme, nous fasse souvent respirer le diabolique fumet du sang. Et il y a bien quelque influence démoniaque dans l'inorganique chaos qui prolifère sur les temples des époques tardives. N'est-il pas l'image même de ce foisonnement des formes de l'univers sensible, à quoi sont condamnés tous les êtres, même les dieux, et dans lequel les penseurs de l'Inde virent la nature même du Mal? Plus que d'autres, ils ont mis l'accent sur le pouvoir bénéfique de l'Un et la malédiction contenue dans le multiple. Par l'effort métaphysique le plus hardi peut-être qu'ait accompli la pensée humaine, le brahmanisme a tenté de résoudre l'éternel dualisme en un mythe grandiose, celui du terrible Çiva, à la fois dieu et démon, assoiffé de sang et mystique amant, acharné à détruire autant qu'à créer; mythe cosmique, qui du Mal fait une apparence, résolvable au Bien suprême à l'échelle des réalités transcendantes.

      Si la chine, en ses origines, nous paraît possédée par des forces démoniaques, cependant l'oeuvre postérieure des philosophes lui apportera un humanisme qui viendra tempérer ces instincts de violence, autant que faire se peut en cette ardente terre d'Asie. Il est une autre région du monde où s'épanouit le démoniaque. Sur ce continent étrange, qui sur le globe poursuit un destin solitaire, chez ces peuples qu'une conquête féroce fit surgir en un éclair de la Préhistoire pour aussitôt les rejeter dans le néant, Dieu ne connut jamais que le visage du Démon. En nulle autre terre ne resplendit, autant qu'en l'américaine, ce signe du sang qui est le signe de Satan; en nul autre endroit de l'univers, une humanité civilisée n'est restée plus longtemps courbée sous la terreur des forces supraterrestres; nulle part l'homme ne semble avoir eu une conscience plus tragique de sa précarité dans un monde où il se sentait étranger. Il n'est sur terre que pour payer l'impôt du sang à des divinités assoiffées de meurtre; au soleil même, pour qu'il consente à poursuivre sa marche, il faut sa quotidienne ration de ce sang humain dont il se nourrit; Tlaloc le dieu de la pluie n'est pas moins exigeant; les terreurs de l'an mille ont laissé dans notre civilisation un sillage mémorable; qu'on imagine ce qui pouvait être la psychologie d'un peuple comme celui des Azètque, qui tous les 52 ans, vivait plongé dans la crainte de la fin du monde? La mort, la mort violente - celle qu'on gagnait au combat ou sous le couteau du sacrificateur - est la seule délivrance du séjour infernal.

figure 15

L'immolation rituelle des jeunes filles, des enfants ou des guerriers prisonniers- le combat souvent n'avait pas d'autre but que de pourvoir les autels- a laissé un renom nauséeux à la civilisation aztèque; là, les prêtres, qui, en certaines fêtes aillaient jusqu'à se travestir avec la dépouille de la victime écorchée, barbouillaient de sang frais les idoles et les sanctuaires, après s'en être eux-mêmes sanctifiés, tandis que, tout un peuple communiait dans la manducation des cadavres, jetés par centaines du haut des autels. Pourtant plus humaines, les civilisations du Pérou et de la Bolivie, pratiquèrent elles aussi, quoique avec plus de mesure, ces sacrifices liturgiques. Certes les Assyriens, les anciens Chinois, les conquistadores chrétiens, qui se montrèrent plus cruels que les Indiens dont les moeurs leur faisaient horreur, témoignèrent d'un mépris plus grand encore de la vie humaine; mais aucune autre civilisation évoluée n'a fait ainsi de la mort le principe d'un système cosmogonique, magique et religieux; comme si l'existence de l'espèce en un univers terrible ne pouvait être assurée qu'au prix du sacrifice d'un grand nombre de ses représentants, ceux qui étaient appelés à la subsistance devant eux-mêmes payer l'impôt horrible, en se faisant par exemple jaillir le sang des oreilles, ou bien en tirant par un clou percé dans la langue une cordelette revêtue d'épines!

TLALOC

      Les oeuvres péruviennes sont bien touchées de quelque humanité; encore que ce soit le plus souvent sous un aspect difforme et taré qu'apparaissent la face du roi de la création sur les poteries Chimu, il en est certaines qui atteignent la noblesse des plus fiers visages de Quattrocento. Mais jamais un souffle humain n'effleura les images de l'Amérique Centrale. Les dieux représentés par les Mayas, les Toltèques, ou les Aztèques sont des monstres, et les hommes sont à l'image des dieux (fig. 15 et 16 cf. pp. 479-480). Aucun art avec autant de force n'a symbolisé l'inhumain d'un univers hostile, aucun peuple n'a édifié de telles figures de ces puissances démoniaques qui pour l'homme primitif sont le ressort du monde.

figure 16

      La structure formelle si étrange des oeuvres précolombiennes montre une agglomération composite d'éléments imbriqués les uns dans les autres sans aucune continuité (fig. 17, cf. p. 482); on en trouve la clé dans le système d'écriture hiéroglyphique des Mayas et des Aztèques. A la différence de l'égyptienne qui alignait successivement et rationnellement des signes pictographiques et idéogrammatiques, l'écriture mexicaine agglomérait ces signes les uns aux autres, de manière à former de véritables image-rébus. Cette écriture est tout à fait caractéristique du stade primitif de la pensée qu'on a appelée « prélogique ». Incapable encore de cette opération déductive qui décompose en analyses et reconstruit en synthèses, l'esprit ne peut appréhender le monde autrement que d'une façon globale dans un complexe d'apparences discontinues et cependant simultanées. L'introduction d'un principe de continuité, d'un ordre de succession dans le chaos des phénomènes est le propre d'une pensée rationnelle capable de projeter dans la multiplicité discordante du monde, des lignes de force intellectuelles. Ce don intellectuel, qui est le don divin, les Égyptiens et les Chaldéens, en étaient pourvus; il se traduit dans leur art par la conception toute intuitive encore - chez les Grecs elle sera consciente - de principes unitaires qui ordonnent les divers éléments formels composant l'oeuvre, en la soumettant aux lois du rythme, de la cadence, des proportions.

figure 17

Dans un bas-relief égyptien tous les gestes sont liés par la continuité d'une arabesque; le choix qui préside à la construction des monstres, tant égyptiens que sumériens, a lui-même un caractère rationnel; leur assemblage est commandé chez les Nilotiques par un équilibre architectural, chez les Mésopotamiens par une loi de formalisme interne. Aucune continuité linéaire ne se laisse suivre dans un bas-relief aztèque, de brusques syncopes en brisent sans cesse l'unité, c'est un chaos de formes empruntées à tous les règnes de la nature; le seul rythme qui associe entre elles ces formes est comparable à celui de certaines danses sauvages qui sont faites d'une série tressaillements frénétiques. C'est un rythme en quelque sorte « sismique », celui de l'énergie brute en action que ne commande aucune puissance intellectuelle. Nous connaissons assez la pensée cosmologique mexicaine pour savoir que pour elle l'univers est un milieu, vraiment démoniaque, hétérogène et inorganique, où l'évolution n'est pas le résultat d'un devenir, mais n'obéit qu'à des mutations brusques. On imagine ce qu'une telle conception pouvait entraîner de pessimisme - le discours qu'on tenait à l'entrée d'un homme dans le monde était une incantation de malheur - l'optimisme naissant chez l'homme de la possibilité d'ordonner sa vie dans un milieu dont les forces répondent à des lois qui régissent le retour des phénomènes.

Masque de TLALOC

      L'étrange plastique précolombienne n'a d'analogue que dans les bronzes chinois archaïques (fig. 11 et 12, cf. p. 473). Analogie troublante parfois jusqu'à l'identité et qui est un des problèmes les plus mystérieux de l'Histoire de l'Art. A cette première parenté formelle, certains ont voulu chercher un support historique ou ethnographique. Mais dans l'état encore embryonnaire de nos connaissances sur ce continent, où les sites archéologiques ont été jusqu'ici bouleversés sans grand profit pour la science par des chercheurs de trésors, les savants prudents ont abandonné l'hypothèse séduisante « de la jonque échouée », aussi bien que celle d'une migration asiatique venue par le détroit de Behring. On n'a pas assez réfléchi d'ailleurs sur le fait que les oeuvres des deux civilisations artistiques, qui entre elles présentent une telle affinité formelle, sont distantes par plusieurs siècles. Cependant ne peut-on penser que des conditions de vie semblables - servies peut-être par une lointaines parenté ethnique - ont pu, sur des positions différentes de temps et d'espace, créer des effets synchrones?

      Dans la concurrence des civilisations asiatiques, nous avons vu que celles d'Occident ont été les plus indemnes du style diabolique. Parfois cependant des artistes l'ont adopté d'instinct pour figurer l'enfer sous la forme du chaos. Tel celui qui à la fin du XIIIè siècle compose ces admirables mosaïques du Baptistère de Florence, prémonitrices d'un art nouveau, bien plus que l'oeuvre de Cimabue, encore tout engagée dans l'hiératisme byzantin (fig. 18, cf. p. 485).

figure 18

      Le peu d'aptitude de l'Occident à la démonologie plastique rend particulièrement troublante le brusque retour de celle-ci à notre époque. L'authentique visage du Prince de la Discorde apparaît en coup de tonnerre dans les grandes fêtes des années 1900, au milieu de la joie bruyante des peuples célébrant dans l'ivresse l'avènement du siècle du Progrès, où devait être réalisé le bonheur définitif de l'homme. Satan emprunte cette fois, pour se révéler, la forme des masques nègres, dont le groin ricane dans les Demoiselles d'Avignon de Picasso (1907) pour annoncer le déchaînement de bestialité qui quelques années plus tard allait fondre sur le monde; personne alors n'y prit garde; on croyait à un simple jeu plastique, voire une mystification; vingt ans plus tard, le génie prophétique de l'Espagnol, stimulé par la guerre civile qui dévastait son pays, concevait dans Guernica (1936) ce massacre de la figure humaine qui précédait en peinture l'effroyable attentat que l'homme allait perpétrer sur lui-même. Ces récentes figures de Picasso qui tant surprirent et provoquèrent de scandale, elles portent le sceau du génie diabolique s'attaquant cette fois au chef-d'oeuvre de la Création lui-même (fig. 19, cf. p. 486). De la figure humaine, éclatée comme par l'effet explosif, il rassemble les morceaux, ne suivant d'autre loi que l'incongru. Ces puzzles ricanants sont peut-être les expressions les plus typiques de cette discontinuité chaotique, haineuse de l'unité, qui nous paraît être l'essence même du style démoniaque. Je sais bien que Picasso, consulté, se défendrait d'avoir été guidé en ces oeuvres par un autre sentiment que la recherche de la beauté. Mais n'est-ce pas la prétention proprement diabolique? Quis ut Deus? S'écrie Saint Michel terrassant d'un éclair de lumière le Prince de l'Orgueil.

figure 19

      Toute une part de l'art moderne, d'ailleurs, nous montrerait dans son écriture, cette stylisation du chaos, proprement démoniaque. De bonne foi, les auteurs de cette oeuvre de destruction croyaient être poussés par un instinct « constructiviste », mais cette duperie même, n'est-ce pas une ruse du Malin? Quant à l'imagerie diabolique, elle refleurit dans le Surréalisme, bien plus que Jérôme Bosh lui-même, habile à engendrer des monstres, dont les pièces et les morceaux sont empruntés à tous les règnes de la Nature, à tous les éléments de l'industrie humaine. La création « contre-nature » n'est-elle pas le propre de Satan?

      Après l'idylle naturaliste du XIXè siècle, les artistes, inconsciemment, ont été poussés à exprimer l'angoisse d'un monde secoué par une des plus violentes offensives du Mal qu'ait eu à subir l'humanité. Les rouges constellations qui sont le signe de Satan sont réapparues de l'horizon. Les statistiques de la mort des Assyriens, des Chinois, des Aztèques sont dépassées; au pied des autels du Mauvais, c'est par millions que s'amoncellent les cadavres. L'homme moderne, en férocité dépasse ses prédécesseurs. Les abat-jour en peau humaine de Büchenwald sont plus démoniaques que le bouillon d'homme des généraux Ts'in ou les travestis en écorchés des Aztèques; au moins ceux-ci avaient l'excuse d'être un rite magique. Jamais Satan n'a disposé de moyens aussi puissants; il a maintenant ses usines de la mort et ses laboratoires de la souffrance où il peut torturer, défigurer, dénaturer cette condition humaine, comme lui créée à l'image de Dieu, mais qui a gardé cette faculté de tendre au Bien suprême à cette unité divine, qui lui est à jamais interdite.

      L'homme primitif vivait courbé sous la terreur des forces cosmiques, toujours prêtes à se déchaîner sur lui. L'homme moderne, par la Science enchaînant la Nature, s'est délivré de la peur. Illusion brève, car voici que nous entrons dans des temps semblables à ceux des âges les plus sombres de l'humanité; anxieux, nous tremblons sous la menace de catastrophes dont la fatalité cette fois n'est plus inscrite dans les choses, mais en nous. Dépossédé de son royaume, Lucifer s'est-il installé au centre de cette intelligence humaine, trop prompte à se mesurer à Dieu même en se jouant de ces forces captives, sans avoir l'humilité d'admettre que le total enchaînement des causes et des effets toujours lui échappera? Multiple est notre science, innombrable est l'inventaire de ces connaissances qu'aucun cerveau humain ne pourrait embrasser. Cette somme prodigieuse nous rapproche-t-elle ou bien nous éloigne-t-elle de cette Unité, état de l'Être absolu, d'où Satan est exclu?

Germain BAZIN.      


Le diable dans la Divine Comédie


      En dépit de l'appellation par laquelle on désigne son poème, et qui n'est pas de lui, ce que Dante a voulu mettre en scène, ce ne sont pas tant des personnages surnaturels que des hommes. Son épopée, bien qu'elle ait l'autre monde pour théâtre, est dans son intention une Comédie humaine. C'est la fortune de Balzac d'avoir recueilli et attaché à sa propre oeuvre ce titre abandonné, qui errait comme un chien sans maître. N'empêche que, à raison même du scénario choisi, Dante devait faire intervenir, dans le ciel, des anges et, dans l'enfer, des démons.

      Comment conçoit-il ces derniers? (I) - Comment en particulier se représente-t-il le prince des démons, Lucifer? (II) - Ce sont les deux questions auxquelles nous avons à répondre.


I


      Dante ne se fait pas des démons une autre idée que la Tradition chrétienne interprétant l'Apocalypse (Cf. Apoc. XII, 7, sqq.). Pour lui, les démons sont « des intelligences exilées de la Patrie céleste » (C'est ainsi qu'il les définit dans le Convivio, III, c. 13, au début.), des êtres « chassés du ciel » (Inf., IX, 91; cf., VII, 12.), et qui en sont tombés comme tombe la pluie (Ib., VIII, 83). C'est que, à peine créés, ils eurent à subir une épreuve, celle qui devait décider de leur libre entrée dans l'Amitié divine. Au cours de la leçon de théologie que Béatrice fait à Dante au chapitre 29 du Paradis, elle lui explique que l'épreuve a duré seulement quelques secondes (Par., XXIX, 49, sqq.). L'orgueil fut ce qui perdit Lucifer (Ib., XXIX, 57, sqq.) et ceux des autres anges qui s'associèrent à sa révolte (Outre les anges révoltés qui deviennent les diables, Dante admet des anges restés neutres; il les place dans le vestibule de son Enfer. (Inf., III, 37, sq.) - L'idée n'est pas de lui. On trouve déjà cette invention dans la légende de saint Brandan, qui est du XIè siècle, et dans le Parsival de Wolfran von Eschenbach (1230). Cf. A. GRAF, La demonologia di Dante in Miti e leggende, t. II, page 83, et note 23, P. 119. La Demonologia di Dante a paru d'abord dans le Gior. Stor. d. Lett. it., IX.). Ce sont ces anges déchus, ces anges « noirs » (Inf., XXI, 29; XXIII, 131; XXVII, 113.), qui sont proprement les démons. Et c'est d'eux seuls que nous avons à nous occuper ici. (Les gardiens de l'Enfer ne sont pas des démons au sens où ce mot est convertible avec celui de diable. - Dante emploie six fois le mot diable dans la Divine Comédie: c'est toujours pour des anges déchus. Le terme démon est plus général et plus vague. Socrate appelait ainsi le génie bienfaisant qu'il croyait entendre l'avertir de ce qui était mal. - Au Moyen-Age, on a fait des démons avec les divinités païennes. Tel mauvais pape fut accusé d'avoir, jouant aux dés, invoqué l'aide de Jupiter, de Vénus, « ceterorumque demonum ». - Au sens de la mythologie classique, le mot démon s'applique aux êtres intermédiaires entre les dieux et les hommes. - Dans les Chansons de Geste, sont assimilés aux démons des personnages comme Néron et Pilate. Dans le De Babilonia civitate infernali, de Giacomino DA VERONA, Mahomet est un démon; etc. (Voir détails chez A. GRAF, I. C., t. II, p. 86 et sqq.; et note 64 de la page 124.)

      Dante, qui emploie ordinairement le mot démon pour désigner les diables, en use une fois pour un damné (Inf., XXX, 117): il pouvait bien se le permettre deux fois pour un gardien de l'Enfer, la première fois pour Charon (Ib. III, 109), la seconde fois pour Cerbère (Ib., VI, 32), sans qu'il nous faille pour cela voir de vrais diables dans les gardiens. Aussi bien, si Dante avait entendu cacher des diables sous l'apparence de ces êtres mythologiques, il n'aurait pas, comme il le fait, rappelé avec complaisance leurs actions passées, celles justement qui en font autre chose que des anges déchus.

      Avec plus de raisons encore, il faut parler de même des auxiliaires des gardiens. Cette fois, ce ne sont pas même des êtres légendaires qui jouent le rôle, mais des animaux, des chiens (inf., XIII, 124, sq.); des serpents (ib., XIII, 22, sq.), un dragon (ib., XXV, 22), ou des monstres, harpies et centaures (ib., XII et XIII). - Une fois cependant, Dante fait apparaître le diable, dans une vision rapide, sous la forme d'un serpent; mais c'est en visible référence au récit biblique du péché originel (Purg., VIII, 97, sqq.).


      Toute une tradition existait avant Dante, qui avait fixé un type de diables et une figuration de l'enfer. Bourreaux féroces et grotesques, les démons sont chargés de torturer les damnés; ils les font, à leur fantaisie, bouillir dans des chaudières, rôtir à la broche, sauter à la poêle, ils les scient en long et en large. L'enfer des précurseurs de Dante est un jardin des supplices, où une imagination puérile se donne carrière, sans règles, sans principes, sans une idée qui préside au choix des inventions. C'est de la grosse imagerie populaire, destinée à faire peur, mais aussi à faire rire. Les deux vont ensemble et s'expliquent l'un et l'autre par une sorte de théologie élémentaire. Tout ce qui rabaisse les diables est bon, il est bon qu'ils soient ridicules; mais ils doivent en même temps être redoutables pour que le chrétien s'en garde. Comment à la fois les railler et les craindre, s'en amuser et en avoir peur? La conciliation est en ceci, que ce n'est pas tout à fait le même qui rit et qui tremble. La peur du diable est un adjuvant utile pour qui est hésitant; et tout homme porte en soi à certains moments ce chrétien douteux que le pur amour ne suffit pas à entraîner; mais quand l'âme se sent unie à la force de Dieu, qu'à-t-elle à craindre? En ce cas, le ridicule ontologique des démons nourrit très convenablement une sorte d'hilarité mystique.

      Dante entrera dans ces vues, mais avec quelle discrétion! La part faite au comique démoniaque est extrêmement réduite dans la Divine Comédie. Elle tient toute dans les scènes qui se déroulent aux Malebolge (Inf., XXI et XXII.). Querelles de diables. C'est le seul épisode où les démons apparaissent comme protagonistes, fassent l'objet d'une curiosité qui s'attarde. Distraction que nous accorde le poète théologien, divertissement de virtuose, croquis dessinés au crayon dans les marges d'une oeuvre d'art austère et de pensée. En dehors de là, rien n'attire spécialement sur les démons une attention que Dante veut toute dirigée sur les damnés. (A peine pourrait-on signaler encore un épisode - mais qui n'enferme rien de comique - où l'activité des démons est décrite en quelque manière pour elle-même: c'est celui où est relatée leur résistance devant la porte de Dite (inf., VIII).)

      A l'intérieur de l'Enfer, les démons accomplissent en fonctionnaires anonymes les actes de leur emploi: ils ont les bras de la justice divine. Ainsi en voit-on dans la deuxième fosse du huitième cercle, fouetter les flatteurs condamnés à tourner dans une sorte de manège. (« De part et d'autre de la roche noirâtre, je vis des démons cornus, armés de grands fouets, qui battaient cruellement les damnés par derrière. Ah! Comme ils leur faisaient lever les jambes dès le premier coup! Nul n'attendait le second ni le troisième. » (Inf., XVIII, 26 sqq.) ). De même, dans la neuvième fosse, c'est eux qui sont chargés de fendre par le milieu, à mesure qu'ils défilent, les hérétiques, coupables d'avoir divisé la chrétienté (« Jamais tonneau qui perd son fond ou sa douve ne fut trouvé comme un pécheur que je vis fendu du menton jusqu'à l'endroit qui pète. Ses entrailles pendaient entre ses jambes, ses poumons étaient à nu, ainsi que le triste sac qui fait de la m... de ce qu'on avale. Tandis que j'attachais fixement ma vue sur lui, il me regarda, et de sa main s'ouvrit la poitrine, en disant: « Voix comme je me pourfends. Vois comme Mahomet est déchiré. Devant moi Ali s'en va pleurant, le visage fendu du menton au crâne. Et tous les autres que tu vois ici furent, sur la terre, semeurs de scandale et de schisme. C'est pourquoi ils sont fendus de la sorte. Là derrière est un diable qui nous arrange ainsi cruellement, en faisant passer de nouveau chacun de nous au tranchant de son épée, après que nous avons fait le tour du triste chemin; car nos cicatrices sont fermées lorsque nous repassons devant lui. » (Inf., XXVIII, 22, sqq.).). Chaque fois le geste est à peine indiqué, loin de donner lieu à une description complaisante. Les démons sont des démons sans personnalité, démons-robots, comparses qui s'acquittent de leur rôle sans presque se montrer.

      Aussi bien, pour l'ordinaire, - et ici Dante se détache de la tradition littéraire - ce ne sont pas eux qui font souffrir les damnés. Ceux-ci, plutôt qu'être livrés à l'arbitraire de bourreaux, subissent une peine édictée avec précision, en rapport avec leur crime, dont l'exécution est confiée la plupart du temps à eux-même ou à des animaux ou à des agents physiques.

      Sur l'état d'âme des démons à l'intérieur de l'enfer, sur leur science, sur leurs souffrances, Dante ne nous renseigne guère: on dirait qu'il a délibérément renoncé à pousser la peinture des diables, pour ne pas nuire au sujet principal.

      Nous en savons davantage sur les dispositions et le rôle des démons en dehors de l'Enfer.

      Doués d'une volonté qui cherche toujours le mal (Inf., XXIII, 16. Purg., V, 112), ennemis les uns des autres (Ib., XXII, 132, sq.), ils sont menteurs (Ib., XXIII, 144.) et cherchant à prendre les âmes à l'hameçon des faux plaisirs (Purg., XIV, 146.). Partout ils sont les adversaires de l'homme de bien (Quatre fois, Dante appelle le diable l'adversaire. Inf., VIII, 115; Purg., VIII, 95; XI, 20; XIV, 146.). Quand un prédicateur, au lieu d'annoncer l'Évangile, cherche à se faire valoir ou à s'amuser, c'est qu'un diable est niché dans la pointe de son capuchon (Par., XXIX, 118.).

      La Divine Comédie nous offre trois exemples typiques d'intervention du démon à l'heure de la mort. Le premier met en scène Guido di Montefeltro (Inf., XXIX.). Ce guerrier dont l'activité avait été d'un renard plus que d'un lion, s'était fait moine pour expier ses péchés, et il aurait ainsi pieusement terminé sa vie, si quelqu'un n'était venu le remettre dans ses perfidies. D'après ce qu'il est censé raconter à Dante, Boniface VIII, ne sachant comment venir à bout des Colona, l'aurait appelé en consultation. Guido se serait d'abord défendu. Puis, sur l'assurance que le pape l'absolvait d'avance du péché qu'il allait commettre, il aurait finalement donné le conseil libérateur: promettre pour ne pas tenir. C'est en vain dès lors que, à sa mort, François d'Assise était venu chercher son âme; un chérubin noir n'avait pas eu de peine à prouver que Guido était coupable: on ne peut être absous d'un péché sans repentir, ni, par conséquent, vouloir en même temps, le péché et l'absolution, « par la contraddizion che nol consente ». Et le diable avait conclu, s'adressant à Guido: « Ah! Tu ne savais pas que je suis logicien! »

      le second exemple (Purg., V.) relate le cas de Buonconte di Montefeltro, fils du précédent. Ce Buonconte mourut à la bataille de Campaldino, en 1289; et on ne retrouva jamais son cadavre. C'est que, au moment d'expier, ce pécheur eut l'inspiration d'invoquer la Vierge Marie. Cela suffit. Quand le diable vint s'emparer de son âme, un ange la lui enleva. Fureur du diable: « O toi du ciel, pourquoi me prives-tu? Une petite larme de rien du tout aura donc suffit pour me ravir une proie? Eh bien, soit! Du moins, je ferai au corps son affaire! » Et le diable, de se servir de la force que sa nature lui donne (Ib., V, 114) pour provoquer un violent orage; si bien que le corps de Buonconte, non enseveli, fut entraîné par l'Arno.

      Mais c'est le troisième exemple qui est le moins banal (Inf., XXXIII.). Si l'on pose que, dans l'état de grâce, Dieu habite surnaturellement en nous, agissant avec nous et par nous, on est amené à concevoir que, dans l'état de péché, ce soit le diable qui vive en nous. En poussant un peu, on arrive vite à la possession; en poussant encore, on parvient à l'affabulation dantesque: pourquoi le diable ne continuerait-il pas à agir à l'intérieur d'un homme, quand cet homme est déjà mort? Personne ne se douterait avoir affaire à un cadavre. - C'est ce qui est arrivé à Branca d'Oria et à un de ses parents, Michel Zanche. - « Ils sont en enfer avec nous, dit à Dante un des damnés. - Comment? Que dis-tu là? Tu plaisantes! D'Oria vit encore. Il mange et boit et dort et s'habille (Ib., 141.). - Non, c'est un diable qui anime le corps de d'Oria, le fait parler et gesticuler comme s'il était son âme. »

      On ne peut montrer d'une manière plus saisissante ce que c'est qu'être, par le péché, livré au démon. Mais cette imagination n'est pas une invention de Dante; on la trouve déjà chez nombre d'écrivains (Cesario di Heisterbach raconte qu'il y aurait eu un clerc « cujus corpus diavolus loco animae vegetabat ». Ce clerc chantait au choeur d'une voix si extraordinaire qu'elle en était ensorcelante. Un jour, un saint l'entendit et le saint dit: « Ce n'est pas là une voix d'homme, c'est une voix de démon ».- On exorcisa le moine; le démon sortie et le cadavre tomba à terre. L'image est ancienne. (Cf. A. GRAF. 1. c., p. 99 et sqq., où l'on trouvera les références et d'autres exemples.); comme on y trouve aussi le thème de la dispute entre un ange et un diable autour d'un mort (Dans les traditions polonaises, tout homme a à son chevet un ange et un diable qui enregistrent ses actions: s'il s'éveille en ayant oublié le soir sa prière et qu'il dise alors un Pater, le diable est obligé d'effacer avec sa langue ce qu'il a écrit sur son registre. (Cf. D'ANCONA, Scritti danteschi, Firenze, p. 35.) - La lutte autour d'une âme entre le diable et les anges, se voit, ou plutôt se voyait, peinte par l'Orcagna, sans doute sous l'influence de Dante, au Campo Santo de Pise.). Ainsi, jusqu'à présent, rien ne manifeste chez Dante, en matière diabolique, une vue qui lui soit propre. A ce point, sa démonologie s'avère sommaire et schématique. Non seulement, il ne s'est pas soucié de pénétrer un peu avant dans la psychologie des démons, mais, comme pour éviter les écueils sur lesquels avait échoué la fantaisie de ses devanciers, on dirait qu'il a voulu s'épargner dans la plus grande mesure d'avoir même à les peindre. De là, qu'il les remplace, quand il le peut, par des animaux, par des monstres, ou enfin par des personnages mythologiques, déjà pourvus d'une histoire et d'une physionomie.

      Il faut arriver au personnage de Lucifer pour trouver un Dante qui enfin s'intéresse au diable et en a une conception originale.


II


      A. - Lucifer est le nom propre du prince des démons, celui que Dante lui donne de préférence (Inf., XXXI, 143; XXXIV, 89.); mais il l'appelle aussi Satan (Ib.,VII, 7.), Béelzébuth (Ib., XXXIV, 127.), et Dite (Ib., XI, 65; XII, 39; XXXIV, 20.).

      Que Lucifer soit tombé du ciel, Dante l'accepte de la théologie courante (Les passages où est mentionnée la chute de Lucifer sont: Inf., XXXIV, 121-126; Purg., XII, 26 sq.; Par., XIX, 48.); que cette chute ait eu son terminus sur notre terre, il le prend de l'Apocalypse (Apoc., XII, 9.); mais ce qui lui est propre, c'est d'avoir rattaché étroitement le drame du Paradis et l'état actuel de la Terre.

      Qu'on se représente notre globe comme immobile au centre de la création, son hémisphère austral (celui que pour la commodité nous appellerons ainsi) tourné vers le point de l'Empyrée où siège Dieu. Cet hémisphère était le seul solide, l'autre étant recouvert par les eaux. Quand Lucifer tomba sur le Terre, celle-ci, effrayée par l'arrivée du monstre, s'enfonça d'elle-même sous les eaux, laissant un océan là où il y avait un continent (Inf., XXXIV, 121, sqq.). Par compensation, des terres émergèrent dans l'hémisphère opposé. Du coup, la face du globe fut changée: c'est la partie la plus éloignée de Dieu, l'hémisphère boréal, qui est devenue la partie habitable, la seule que Dante crut effectivement habitée.

      En tombant la tête la première sur notre globe, Lucifer s'est enfoncé jusqu'à son centre: là, il s'est arrêté, ne pouvant choir plus bas. Autour de lui, une masse de terre s'est alors retirée pour n'avoir pas de contact avec le Réprouvé; laquelle, rebroussant le chemin suivi par Lucifer dans sa chute, est allé former au milieu des eaux, dans l'hémisphère austral, une protubérance énorme: la montagne du Purgatoire (Invention de Dante. Jusqu'alors le purgatoire était placé dans le voisinage de l'enfer, au centre de la terre ou dans quelque planète.). Suspendu dans le vide à égale distance des points extrêmes de la création, ses membres supérieurs entourés de glace et ses membres inférieurs ceints de rochers, Lucifer a la tête et le torse dans l'hémisphère nord, le reste du corps dans l'hémisphère sud. Dans cette position, à sa droite il a l'Asie, à sa gauche l'Afrique, sur sa tête Jérusalem où se commit le Crime, sous ses pieds le purgatoire où se fait l'Expiation. Ainsi le ciel et la terre se trouvent reliés entre eux dans l'histoire: l'état du monde ici-bas est la conséquence d'un drame là-haut. Satan a produit lui-même son enfer et l'enfer.

      Affabulation qu'il est loisible de juger, comme tant d'autres fantaisies Dantesques, puériles et grandioses, suivant l'idée qu'on se fait du poète: imprudent fabricant d'images, qui se prend le premier au mythe qu'il vient d'inventer, - ou bien idéaliste platonisant, pour qui les réalités matérielles se doivent de figurer les spirituelles, plus véritables; qui, ayant à recréer poétiquement le Cosmos, le reconstruit tel qu'il serait beau qu'il fût, c'est-à-dire comme expression des intelligibles, lui impose de traduire par des dispositions d'astres, des rapports de nombres, des symétries géographiques, un ensemble de vérités d'un autre ordre et de subtiles correspondances idéologiques.

      Les proportions de Lucifer sont considérables: l'importance de sa masse doit rappeler ce que furent ses dimensions spirituelles. La perfection de celui qui fut le premier des anges s'exprime en creux dans le rien énorme de la quantité; c'est l'image inversée de cette perfection que nous sommes invités à voir dans cette fausse forme de grandeur.

      Avec le soin qu'il met très habilement à introduire toujours des détails précis dans ses fictions, Dante nous fournit de quoi calculer la stature de Lucifer. D'une part, le seul torse du géant Nemrod est assez long pour que trois hommes, choisis parmi les plus grands, mis bout à bout, ne puissent l'égaler; d'autre part, ce géant lui-même se rapproche moins d'un bras de Lucifer, pour les dimensions, qu'un homme ordinaire ne le fait du géant. Telles sont, un peu simplifiées, les données (Inf., XXXI, 61, sq., et XXXIV, 28, sq.). Mais fournir la matière d'un calcul est une chose, faire le calcul en est une autre. Dante a raison de nous convier à l'opération; c'est nous qui aurions tort de prendre l'invite au sérieux. Par les seules données du problème, nous acquérons une grande vague idée des proportions du colosse; le calcul en les fixant, ne saurait que décevoir. Il en est des précisions, dans cet ordre de choses, comme des fausses colonnes peintes en perspective: il ne faut pas vouloir les toucher. En l'espèce, un calcul approximatif (il a été fait par Galilée, puis repris par d'autres avec des résultats un peu différents) donne pour Lucifer deux mille deux cent trente mètres; notre imagination nous fournissait mieux.

      Lucifer a trois têtes, diversement colorées, rouge, jaunâtre, noire, et six ailes, deux autour de chaque tête. Il faut laisser de côté les interprétations fantaisistes qu'on a données de ces têtes. Ce n'est pas là invention de Dante. Avant lui, on trouve déjà Lucifer ainsi représenté « dans les sculptures, dans les peintures sur verre, dans les miniatures de manuscrits » (cf. A. GRAF, 1. c. - A l'article Trinité, Viollet-le-Duc, dans son dictionnaire d'architecture, donne la reproduction d'une miniature du XIIIè siècle, représentant Lucifer homme un homme ayant une tête et trois visages, un de face et deux de profil. D'après lui, « Satan est souvent représenté ainsi dans les bas-reliefs du Jugement dernier ».). Chez les auteurs de ces images, les trois têtes de Satan sont destinées à faire de lui le symétrique et l'inverse de la Trinité; il en doit être de même chez Dante. Si l'une des faces de Satan s'oppose à la Personne du Père, elle symbolisera donc l'impuissance jalouse; le jaune de l'hépathique lui convient. La deuxième, correspondant à la Personne du Verbe, symbolisera l'ignorance et la sottise, devenues comme la substance de Lucifer; de là, que cette tête est noire. Enfin, la troisième, évoquant la Personne du Paraclet, qui est amour, doit rappeler la haine dont est fait Satan: c'est la rouge.

      Dans ces trois têtes est ramassée toute l'activité de Lucifer; dans ses têtes et dans ses ailes. Avec les ailes, il produite le vent qui glace le Cocyte; avec ses trois mâchoires, il broie continuellement les trois plus grands criminels du monde, Brutus et Cassus, traîtres envers la suprême politique, Judas traître envers la suprême autorité religieuse (Ici encore, on n'a pas affaire à une invention de Dante. Dans l'église de Sant' Angelo in Formio, près de Capoue, un tabeau du XIè siècle montre Judas dans la gueule de Lucifer. Dans l'église de Saint-Basile, à Étampes, uns sculpture du XIIIè siècle représente Lucifer en train de mâcher trois pécheurs. (Cf. A. GRAF, 1. c., p. 127. - Cet auteur renvoie à Caravita, I codici el'arti a Monte cassino, 1869, I, p. 245 et sqq.).) Pour le reste du corps, il est condamné à l'immobilité.

      Tel est devenu, dans son aspect physique, celui qui était le plus beau des anges.

      C'est sur le corps de Lucifer que les poètes traversent le centre de la terre, pour remonter à la surface, de l'autre côté. La scène est curieuse (Inf., XXXIV, 74, sqq.). Virgile a pris Dante sur son dos. Ainsi chargé, se servant des poils de Lucifer comme d'échelons, il se laisse glisser le long du buste. Lorsqu'il arrive à la hauteur des hanches, un rétablissement devient nécessaire. Il descendait, tant qu'il allait vers le centre de la terre; devant maintenant s'en éloigner, il faut qu'il monte. Toujours chargé, Virgile fait donc un demi-tour sur lui-même; il met sa tête en bas, afin de l'avoir en haut; ayant descendu le corps de Lucifer le long du torse, il se met à le remonter le long des jambes. Sur son dos, le poète est tout surpris; il lui semble de revenir en arrière.

      Amusante description, par quoi l'auteur de la Divine Comédie, manipulant des idées encore peu familières, visait sans doute à étonner et instruire son lecteur. - Vaut-il la peine d'y signaler une erreur scientifique? Au moment où Virgile est au centre, c'est avec énormément de peine, nous est-il dit, c'est « con fatica et con angoscia » qu'il se retourne. La raison en serait que toute la pesanteur se trouve comme ramassée en ce point (Ib., III. Cf. Par., XXIX, 57.). Mais c'est le contraire qui est vrai. Un théorème de Newton établit qu'à l'intérieur de la terre, la pesanteur diminue à mesure que l'on approche du centre. Dante qui était petit et pesait vraisemblablement dans les 60 kgs à la surface, devait, à un kilomètre du centre, ne peser plus que 6 grammes; à un mètre, un centigramme; au centre, rien du tout. Il n'y avait pas là de quoi fatiguer Virgile.


      B. - L'originalité de Dante n'est pas dans l'image qu'il s'est construite d'un Lucifer visible aux yeux; elle est dans la conception philosophique qu'il s'est faite de sa personnalité. C'est là qu'il innove, inventant un type qui reste unique. Milton, Goethe, Byron, Victor Hugo, Carducci, Vigny, Beaudelaire et, dernier en date, Paul Valery, ont imaginé un Satan en qui se concentre l'esprit du Mal, qui résume tout l'Enfer, un Satan actif, intelligent et moqueur, qui a encore quelque chose de grandiose, et même parfois de séduisant. C'est une force en face d'une force et qui, écrasée, trouve assez de ressources en soi pour ne pas céder. Dante a bien, lui aussi, imaginé un être de cette trempe, capable jusque dans les tourments de défier Dieu; mais ce n'est pas Lucifer, c'est Capanéo (Inf., XIV, 46-61.). Son Lucifer à lui, est un être vidé, dont l'activité est épuisée, dont l'histoire est finie. Il constitue désormais et pour toujours le plus bas degré de l'échelle des vivants. Lui qui fut le plus agile des esprits créés, il est devenu pareil à une brute. A aucun moment, on ne se rend compte qu'il pense. Pas de vie intérieure. Pas de révolte en lui. Pas de passions. Il mâche, il mâche; et, comme un automate, il ouvre et ferme ses ailes. On devine seulement en lui une douleur infinie, mais cette douleur même n'a rien d'émouvant. C'est une douleur abjecte. Cet être chez qui la ressemblance avec Dieu s'est effacée autant qu'il est possible, ne fait rien d'autre, en dehors de ce qui est chez lui activité mécanique, que de se taire et de pleurer. Mais son silence est vide comme une solitude dévastée; et ses larmes qui, jaillissant de deux yeux, auraient pu exciter la compassion, ne produisent que de la répugnance, du fait qu'elles coulent continuellement de six yeux à la fois, roulent par trois mentons, se mêlent à la bave sanglante de trois mâchoires. C'est le vaincu de Dieu, plus semblable à une machine (un soufflet et un broyeur) qu'à un être intelligent. S'il est le roi de l'Enfer, l'imperador del doloroso regno (Ib., XXXIV, 28.), c'est en ce sens, qu'il en est l'expression la plus parfaite, ce qui veut dire la plus basse.

      Le supplice de Lucifer peut paraître relativement bénin, comparé à ceux des autres damnés. C'est vrai, aux yeux de la sensibilité; ce ne l'est pas aux yeux de la pensée. Dante a sacrifié délibérément l'impression à l'idée. Arrivé au plus abominable des criminels, il lui a semblé ne pas pouvoir trouver, dans la variété des tourments sensibles, un tourment qui s'égalât à la faute. Il a renoncé pour Satan à la peine spectaculaire qui frappe l'imagination, et choisi une peine dont l'horreur sans égale ne fût que pour l'esprit: glaces et rochers (qui entourent sans toucher) ténèbres et solitude, immobilité, silence, tout ce qui relève d'une possible description n'est là que pour éclairer de symboles une punition de nature métaphysique. Celle-ci consiste en ce que l'adversaire de Dieu se trouve repoussé, toujours existant, le plus loin possible de l'être, maintenu par force, à l'encontre de sa nature, aux confins du néant. C'est la déchéance ontologique de Lucifer, plus qu'une souffrance, objet passible de pitié, qui doit porter témoignage de sa défaite.

      Ainsi conçu, Lucifer est l'antithèse ou l'antipode de Dieu. D'un côté, l'Immobilité suprême, telle par richesse et parce que, étant l'Être à qui rien ne manque, Dieu n'a aucun besoin de rien acquérir; - de l'autre, l'immobilité forcée, celle de l'être chassé pour ainsi dire de lui-même et qui, dans son dénuement métaphysique, n'a plus même le moyen de redevenir soi. D'un côté, « Dieu, matériellement (métaphoriquement) hors de l'univers, mais spirituellement, (réellement) son centre »; de l'autre, Lucifer « matériellement au centre de l'univers, mais spirituellement, (réellement) en dehors de lui » (Guido MONACORDA. Lire les pages synthétiques qu'il consacre à Dante dans on beau livre Poesia e contemplazione. (Fussi. Firenze).). - D'un côté Dieu vers qui, obéissant à une sorte de loi de gravitation spirituelle, sont portées toutes les âmes véritablement aimantes, par le poids même de leur amour; (aimer davantage, c'est davantage monter vers Lui et comme tomber plus haut); - de l'autre, Lucifer, vers qui sont entraînés toujours plus bas ceux qu'alourdit la concupiscence.


      Tel quel, le Satan de Dante n'a absolument rien de titanesque. Ce n'est pas même un personnage nietzschéen; et il faut dire, à l'encontre d'un certain romantisme, lequel ne va pas sans quelque complaisance inconsciente pour le mal (Lamartine et Lamennais ont reproché au Lucifer de Dante d'être laid, immobile et inintelligent. C'est accuser le peintre de n'avoir pas embelli son modèle.), que c'est peut-être mieux ainsi. Dépouillé de ce qui pourrait faire de lui le héros d'une épopée, Lucifer n'est plus - il faut accoupler ces deux termes - qu'une chose bestiale. A l'intérieur de la spiritualité, il garde juste assez de vie pour fournir encore un objet à la répulsion, lui donner à quoi se prendre, et retient juste assez d'être pour exhiber, comme une mutilation immonde, l'être dont il est privé. Moins saisissant à première vue, moins pathétique et théâtral que d'autres, le Lucifer de Dante est encore une création bien dantesque, rationnellement calculée et théologiquement efficace.


Auguste VALENSIN, S. J      


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Satan dans le Paradis perdu


(V. l'édit. De A. W. Verity, Cambridge univ. press, 1910- désordonnée, mais contenant beaucoup de notes sur la cosmologie et la démonologie de Milton.
      V. aussi la traduction française, presque toujours excellente, de Chateaubriand (classiques Garnier), suivie d'un essai sur la littérature anglaise comprenant plusieurs chapitres sur Milton. Chateaubriand est l'écrivain français qui a le mieux apprécié le Paradis Perdu.)


      Milton appartient à la Renaissance et à la Réforme.

      C'est un érudit. Il connaît saint Jean et Dante, il est pénétré de scolastique médiévale et de néo-platonisme, il a lu de nombreux traités de cosmologie et de démonologie anglais, latins, hébraïques.

      C'est un protestant puritain qui a lutté, à côté de Cromwell, contre la monarchie absolue et les cavaliers. Il en veut à l'Église catholique d'avoir corrompu la chrétienté, à l'Église anglicane d'avoir gardé l'épiscopat, la hiérarchie et beaucoup de rites catholiques, à l'Église presbytérienne de croire à la prédestination, de nier la liberté de l'homme et sa capacité de faire par lui-même de bonnes actions; Dieu ne veut pas d'autre hommage que la prière, d'autre service que libre et volontaire; sans la liberté il n'est point de responsabilité ni de mérite.

      Comme Puritain Milton tend vers l'arianisme, comme néo-plationicien vers les panthéisme.

      Pour lui Dieu et le Chaos sont coéternels. Il n'y a pas eu de création proprement dite, mais une mise en ordre de certains éléments du chaos auxquels Dieu a imprimé un mouvement régulier, infusé une vertu vitale. Aucune différence essentielle entre la matière et l'esprit; l'esprit, sensible, raisonnable et libre, est la fleur suprême de la matière, tout comme le monde animal est la fleur suprême du monde végétal, tout comme le monde végétal est la fleur suprême du monde inorganique. Les anges, au Ciel, ont une vie physique analogue à notre vie terrestre, plus souple et plus affinée; ils ont une manière de corps, ils mangent, boivent, dorment, dansent, jouent de la musique, s'adonnent à la spéculation, tiennent des réunions où ils font assaut d'éloquence. A la fin des temps notre univers et les justes unis au Messie seront absorbés en Dieu, tandis que les réprouvés iront rejoindre Satan et les mauvais.

      Chateaubriand a-t-il raison de dire qu'au fond Milton est panthéiste? Il le serait s'il était logique et s'il poussait jusqu'au bout ses conceptions d'homme de la Renaissance. Le Puritain maintient ferme la personnalité et la liberté de Dieu, des anges, des démons et des hommes, la rédemption des hommes par le Messie.

      L'Univers de Milton se compose de quatre parties. En haut se trouve le Ciel ou l'Empyrée, région immense mais non infinie, entourée d'un mur de crystal. Dieu y séjourne avec les anges. C'est une région semblable à la terre avant la chute originelle, car la terre n'est que l'ombre du Ciel. Ici Milton s'inspire de l'Apocalypse; les rites et hymnes des anges en l'honneur de Dieu, leurs danses mystiques, musicales comme les révolutions des astres, Milton n'a fait que développer en descriptions éclatantes les indications de l'Apocalypse. Dieu est juste et bon; à quoi il tient surtout, c'est à l'hommage d'êtres raisonnables et libres. Son omniscience, incluant prescience, n'influe en rien sur les décisions des anges et des hommes. Lorsque les anges se révoltèrent, c'est qu'ils l'ont voulu; lorsque l'homme désobéit, il le fait consciemment et librement.

      Au-dessous du Ciel, se trouve le Chaos ou l'Abîme, immense océan désordonné, désolé, agité, où les semences des choses s'agitent dans la confusion.

      Au-dessous du Chaos notre univers, - fait d'éléments pris dans le Chaos, terre, eau, air, feu, - se compose de sphères concentriques dont le centre est la terre: primum mobile, sphère cristalline, étoiles fixes, astres mouvants, planètes, terre; il a été organisé par le Fils de Dieu; il est rattaché au Ciel et maintenu en équilibre par une chaîne d'or, un escalier d'or permet aux anges d'y descendre.

      Au plus bas, l'Enfer, composé des éléments les plus ignobles du Chaos, est entouré d'un mur de feu, surmonté d'une voûte de feu. Il a deux gardiens, le Péché, fille de Satan, et la Mort, fils du Péché (Dans l'ancien anglais, sin, péché, était du féminin, et death, mort, du masculin. Les peuples latins figurent la mort par une femme armée d'une faulx, les peuples germaniques par un cavalier portant une lance.). C'est un marais de feu, tantôt brûlant, tantôt glacial, jetant une lumière indistincte. Milton s'inspire de Dante pour son évocation de l'Enfer, comme il s'est inspiré de saint Jean pour son évocation du Ciel.

      La création de l'Enfer fut décidée par Dieu immédiatement avant la révolte des anges. Depuis la faute originelle un pont mène de l'Enfer à notre univers terrestre, sert de passage aux démons et, à l'entrée de notre univers, rencontre le céleste escalier d'or.

      Il semble bien que ce n'est pas seulement par impuissance de langage que Milton introduit sans cesse le temps, en parlant de l'éternité; le temps, dit-il lui-même, est né avec la Création et le mouvement régulier.


**


      Mais pourquoi la révolte de Satan et d'un tiers des anges, - Milton spécifie un tiers, - contre Dieu? Certains théologiens du moyen-âge avaient imaginé qu'elle s'était produite au moment où Dieu, dans une sublime préfiguration, leur avait montré le Verbe incarné, cloué à la croix pour le rachat des hommes; la vue de cet abaissement, de cette chair souffrante avait scandalisé et indigné Satan et ses partisans; ils avaient refusé leur adoration au Fils de Dieu crucifié. Milton n'adopte pas cette hypothèse.

      Selon lui, les anges et, parmi eux, Satan ou Lucifer, le plus beau, le plus intelligent des séraphins, ont été créés avant le Fils de Dieu. Le cours du Ciel se poursuivait dans l'obéissance et l'harmonie lorsqu'un jour, - le premier jour de la merveilleuse année platonicienne, 36.000 ans après la création des anges, - Dieu engendra son Fils unique, l'image radieuse de sa splendeur, le Messie juste et bon comme son Père, mais chez qui la bonté l'emporte sur la justice et devient miséricorde; il en fit l'omnipotent exécuteur de ses oeuvres et ordonna aux anges de l'adorer (Chateaubriand observe que Milton ne parle jamais du Saint-Esprit (hormis, au livre XII une vague allusion au Comforter (soutien) que le Messie enverra aux fidèles après son Ascension). Si Milton avait vécu au XIXè siècle, il eût sans doute été unitarien comme beaucoup de descendants des Puritains en Grande-Bretagne et en Amérique.).

      Satan, qui est avant tout fier, orgueilleux, ambitieux, refuse « cette vile prostration, ce tribut du genou » à un être qui lui est postérieur; il se proclame l'égal du Messie, il en vient à concevoir l'idée d'une lutte où il renversera le Père aussi bien que le Fils et deviendra le dictateur de la république céleste. Il affirme même son incrédulité en la toute-puissance de Dieu et du Messie, Dieu et le Messie n'étant comme lui-même que des résultants du Destin, de la nécessité. Il fait part de son projet de révolte à ses meilleurs amis, Belzébuth, Moloch, Bélial. Les chefs rebelles entraînent avec eux un tiers des légions célestes.

      Ils se rassemblent dans la partie nord du Ciel, le nord étant le point cardinal de l'impiété. Voici la guerre déclarée entre les anges révoltés et les anges fidèles conduits par Michel et Abdiel.

      On sait les épisodes de cette guerre qui forme la partie la plus pittoresque du Paradis perdu. Satan y fait figure de Cromwell gigantesque, de général éloquent, hardi, inventif, rivalisant de bravoure avec Michel, portant un bouclier vaste comme Léviathan et une lance à côté de quoi le pin de Norvège n'est qu'une baguette. Il y a trois jours de bataille.

      Le premier jour les rebelles ne sont pas vaincus, mais contraints de faire retraite devant le nombre double des anges fidèles. Mêlée d'infanterie; grands coups et grandes entailles; aucune blessure n'est mortelle; la vie d'un ange ne peut être détruite, toute blessure se referme après qu'en a coulé une sorte de nectar plus subtile que le sang.

      Durant la nuit après la retraite Satan regroupe ses divisions, invente l'artillerie, - poudre, canons, projectiles, affûts sur chars. Le second jour, grâce à son artillerie, il met le désordre dans l'armée des anges fidèles; il remporterait la victoire si Michel et les autres chefs de l'adversaire n'avaient l'idée d'arracher et de jeter sur les rebelles des collines entières.

      Satan n'est pas encore vaincu. Le triomphe est réservé au Messie qui, sur un char d'assaut en or aux yeux étincelants, le char décrit par le prophète Ezéchiel, écrase les révoltés et les précipite tête première au gouffre d'Enfer. Ils tombent pendant neuf jours. Militairement Satan est vaincu, moralement il ne l'est pas.

      Nous le retrouvons au Pandémonium, la Chambre des Communes de l'Enfer. Sa figure est ravagée par ses souffrances et celles de ses compagnons; il a gardé sa raison, sa volonté, sa fierté, son orgueil, son ambition, son éloquence. Dieu ne l'a pas anéanti; mieux que le néant vaut la vie enrichie de pensée et de liberté, même avec la perspective de tortures éternelles.

      Il sait que Dieu, tandis que lui-même et ses compagnons roulaient vers l'abîme, a créé l'univers terrestre afin d'y installer l'homme, inférieur aux anges, corporellement issu de la poussière, mais libre, doué de raison et de volonté, appelé, s'il demeure fidèle, à prendre au Ciel la place des anges déchus. Son orgueil se tourne en jalousie envers les hommes, en haine contre Dieu dont il veut pervertir et détruire les desseins. Il rejette le conseil de Mammon qui est de se résigner à l'Enfer, de s'y adonner au travail, à l'industrie, au commerce, à l'étude des sciences, d'apaiser ainsi peu à peu la colère de Dieu. Se repentir, se soumettre, Satan est trop fier pour cela; il serait humilié devant Dieu qu'il dédaigne, déshonoré devant ses compagnons. Il veut continuer la guerre en entraînant l'homme à la rébellion, comme il a entraîné les anges. Au Ciel il a employé la lutte ouverte, et elle ne lui a pas réussi. Conséquence inattendue de l'esprit d'orgueil et d'insoumission, il emploiera maintenant la subtilité, le mensonge, l'hypocrisie.

      Sous peine de mort Dieu a défendu à l'homme de manger du fruit de l'arbre de la Science planté dans l'Eden à côté de l'arbre de Vie. Il faut qu'il tente l'homme, qu'il le pousse à désobéir et l'entraîne dans l'Enfer comme lui-même.

      Il expose son projet à ses compagnons. Tous l'approuvent mais personne, même Belzébuth « aux épaules atlantéennes », n'ose entreprendre de l'accomplir. Il part seul à travers les espaces, tel un flibustier d'Élisabeth à travers l'Atlantique et le Pacifique, séduit le Péché et la Mort qui le laissent passer, longe le Chaos, se déguise en ange fidèle pour tromper les anges commis à la garde de l'univers terrestre, atterrit au mont Niphate, se pose enfin sur l'enchanteresse colline de l'Eden, séjour de nos premiers parents. Il déjoue la surveillance de Gabriel, les sages conseils de Raphael envoyés exprès par Dieu pour rappeler à Adam et Ève leur devoir d'obéissance et pour les prévenir du danger qui les menace. La vue du premier couple humain, - Adam si beau de vigueur et d'intelligence, Ève si gracieuse dans ses longs cheveux et son innocente nudité, - le spectacle de leur pureté, de leur amour, de leur bonheur le pénètrent d'attendrissement; il pourrait les aimer tant brille en eux la divine ressemblance. Bientôt la jalousie reprend le dessus. Pour les épier, il ne répugne pas à se cacher au corps des animaux qui deviendront les plus cruels ou les plus vils, le tigre, le crapaud, enfin le serpent.

      C'est à Ève qu'il s'adresse, Ève plus faible qu'Adam d'intelligence et de volonté. Il lui suggère, dans son sommeil, un mauvais rêve qui se tournera, le lendemain matin, en caprice de s'occuper toute seule de ses fleurs tandis qu'Adam taillera les arbres. Il est donc seul en face d'elle, beau serpent pointu et souple dressé au-dessus de son corps replié en cercle. L'éloquence lui a toujours réussi auprès de ses compagnons; elle lui réussira encore auprès de notre première mère. Ses compagnons du Ciel, il les a séduits par les formules qui empaument les foules, indépendance, liberté, égalité. Une femme écoute ce qui flatte sa coquetterie et sa vanité; il dit à Ève qu'elle est charmante et que par sa beauté elle mérite d'être la dame souveraine de la Création. Ève ne rejette point l'appât; elle s'étonne qu'un serpent puisse être devenu si intelligent et parler si bien. C'est qu'il a mangé du fruit de l'arbre de la Science. Que n'en fait-elle autant? Elle objecte la défense de Dieu, la menace de la mort. Il répond que Dieu leur a menti; le fruit de l'arbre de la Science les rendra pareils à Dieu, la mort n'est que la transition de l'inférieure condition humaine à la condition divine. Ève mange le fruit.

      Victoire facile, il a suffi d'une pomme. Ève se sait perdue et songe au suicide; elle ne se tue pas, elle ne peut supporter l'idée, qu'elle-même disparue, Dieu suscite une autre Ève à Adam. Adam, par amour et par pitié pour sa femme, mange aussi du fruit défendu. Ils sont désormais en proie, eux et leurs descendants, à toutes les misères de la vie: travail pénible, maladies et infirmités, amours lascives et jalouses, désaccords allant jusqu'à la guerre et, pour conclusion, la mort.

      Satan retourne au Pandémonium, riant d'une voix maligne, il conte son succès. Des sifflements lui répondent: en châtiment de la faute originelle de nos premiers pères, chaque année les démons sont, pendant quelques jours, transformés en serpents et Satan en python.

      La substance de Satan, c'est l'orgueil; l'orgueil le conduit à l'ambition, à la rébellion, à l'envie, au mensonge, à la haine du bien et du bonheur, au plaisir du mal et du malheur.

      Cependant il s'est passé au Ciel un événement aussi gros de conséquence que la faute originelle et qui lui fait contrepoids. Dieu révèle aux anges que l'homme est tombé de sa propre faute, la prescience divine n'ayant aucune influence sur sa libre décision. Il faut que justice soit faite. Le corps de l'homme, formé de la poussière, retournera par la mort à la poussière. Son âme demeurera-t-elle séparée de Dieu, esclave de Satan? Le Messie s'offre à son Père comme victime pour tempérer la justice par la miséricorde; il prendra un corps humain, souffrira et mourra comme les hommes, ressuscitera, permettant aux hommes de bonne volonté d'aller prendre au Ciel la place des anges déchus.

      Le plan de Dieu à l'égard des hommes est détruit par l'orgueil et l'envie de Satan; il est rétabli par l'amour et la pitié du Messie incarné.


**


      On s'est demandé quel était le héros du Paradis Perdu, Satan ou le Messie. La question est oiseuse. Milton, républicain, partisan de Cromwell, admire la fierté éloquente et indomptable, le génie militaire et politique de Satan; Milton, puritain profondément pieux, s'incline avec amour devant le Messie qui a sauvé les hommes par la pitié, l'humilité, la souffrance.


Pierre MESSIAEN.      


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Balzac et la fin de Satan


      Il serait surprenant que Balzac n'eût jamais évoqué la figure de Satan. Tout l'amenait à s'y affronter: ses lectures d'écrits occultistes; sa perméabilité aux modes littéraires qui lui fit reprendre, mais pour les approfondir, tous les thèmes de son époque; et surtout la nature de ses inquiétudes les plus personnelles. Ce n'est pas en vain et sans une nécessité intérieure que Balzac, plus encore qu'une psychologie et une sociologie, a construit dans son oeuvre entière une véritable mythologie de l'homme. Le personnage balzacien n'est pas clos sur lui-même, ni même réduit à ses coordonnées sociales; il est ouvert de toute parts à des influences, à des appels, à des forces surnaturelles, ou bien qui tendent à le devenir par l'effet d'une singulière rhétorique de l'imagination. Ces forces, lorsqu'elles sont nommées, portent la majuscule qui en fait des personnes actives et les guerriers d'une lutte livrée autour de chaque âme, de chaque destin. Elle s'appellent l'Argent, le Pouvoir, la Passion; elle forment des couples d'adversaires, Matière et Esprit, Énergie et Usure, Enfer et Paradis. Autour de l'être vivant elles sont la promesse de la Félicité, ou la menace du Malheur; elles sont l'immense conjuration de la Destinée, et par elles notre brève existence s'ouvre sur les espaces illimités des origines mystérieuses, des transmissions ancestrales, des prolongements vers l'avenir et vers les générations futures.

      Pourtant, ni Dieu n'est clairement invoqué, ni Satan ne se révèle d'ordinaire dans l'univers bazacien, et la polarité qui le domine ne semble pas être celle du Bien et du Mal. On devine que sont aux prises des élans et des pesanteurs, qu'à l'ascension vers l'esprit s'oppose tenacement l'attirance d'en bas. Mais ces tendances contraires ne reçoivent pas de qualification morale, et le combat spirituel semble être mené en pleine épaisseur de la chair; le désir qui, sous mille formes, soulevant la lourde pâte terrestre, quête les satisfactions temporelles, est le même désir qui creuse en nous l'appel aux joies immatérielles de la connaissance. Cet assoiffé d'absolu qu'était Balzac en était venu, non sans subir l'influence des occultistes, à penser que toute vie, du corps comme de l'esprit, était issue d'une unique Énergie, mais entretenue par des antagonismes féconds, des conflits générateurs de mouvement. Non seulement, les maximes de Louis Lambert affirment la continuité et la connaturalité de l'élan vital et de l'effort spirituel; les épisodes amoureux de l'oeuvre balzacienne reviennent tous à supposer que l'exaltation des sens se transfigure d'elle-même, sans l'intrusion d'aucun élément autre, et porte les hommes de chair au seuil de la pureté angélique. Louis Lambert ne va-t-il pas jusqu'à retourner le sens de l'Et Verbum caro factum est et jusqu'à annoncer que l'avenir dans un nouvel évangile dira: Et la chair se fera le Verbe, elle deviendra la Parole de Dieu? Ne lit-on pas, pareillement, dans Séraphita, que la terre est la pépinière du ciel? Et Madame de Mortsauf, dans Le Lys dans la Vallée, ne déclare-t-elle pas que nous devons passer par un creuset rouge (le rouge, c'est la passion terrestre, charnelle) avant d'arriver, saints et parfaits, aux sphères supérieures?

      Cependant, cet angélisme balzacien, qui a trouvé sa plus complète expression dans le personnage de Séraphita, - ange né des amours parfaites de deux créatures de chair, - s'est heurté à des limites qu'il a bien fallu reconnaître. L'épilogue de Séraphita est la constatation d'un inévitable échec; la transformation de l'homme terrestre en un être de lumière est impossible ou tout au plus réservée à de rares élus. L'humanité se trouve renvoyée aux chaînes du temps, confinée dans les limites de l'imperfection. Avec la conscience de la souffrance, que Balzac a le courage de ne pas refuser quand son expérience à travers l'oeuvre l'y ramène, il redécouvre le tragique. Et ce tragique prend naturellement le caractère d'une angoisse liée à ses conceptions familières; la pensée qui ne cessera d'obséder, c'est celle de la Peau de chagrin: la pensée de l'inévitable usure de l'énergie, de la vie se consumant elle-même. La norme commune veut que l'homme, soumis à la loi du temps dévorateur, épuise ses forces à mesure qu'il les emploie à tenter de vaincre le temps. Et cette norme est valable pour le spirituel avide de vérité, - tel Balthasar Claës de La Recherche de l'Absolu, tel le peintre Frenhofer dans le Chef-d'Oeuvre inconnu, - aussi bien que pour l'ambitieux en quête de puissance ou d'argent: Rubempré, Rastignac, Grandet, Nucingen.

      Par quelle faille Satan va-t-il se glisser dans cet univers balzacien, où le dualisme du bien et du mal a été si bien écarté que le grand criminel, pourvu qu'il ait de l'imagination, paraît le plus admirable des êtres et l'égal des esprits supérieurs?

      Dans un monde sorti des références chrétiennes, comme l'est le monde romantique, le diable a pris mille visages divers, adaptant son personnage aux préférences et aux idiosyncrasies de chacun. Les poètes de ce temps-là, qui ont tous plus ou moins rêvé d'un univers réconcilié, d'une harmonie cosmique restaurée, et donc d'une « fin de Satan », l'ont imaginée chacun à sa manière et selon les lois habituelles de sa vision des choses. Vers 1830, le démon de pacotille, personnage littéraire et théâtral dont on s'était amusé à se donner le frisson au XVIIIè siècle, a cessé de divertir les curieux. Le diable pas très méchant, capable au mieux de monter l'intrigue d'un roman ou de duper les naïfs, que Le Sage puis Cazotte avaient mis en circulation, vient de rentrer dans l'arsenal des défroques usées. Byron a passé par là, et Hoffmann suscite ses démoneries, et on a cru au Méphisto de Goethe, sans bien voir ce qu'il avait à son tour de littéraire et de fabriqué. Lucifer regagne ses vieux prestiges, et l'on ajoute foi à la noirceur de ses desseins. Les beaux déclamateurs du temps se donnent volontiers des airs de petits Satans, qu'ils prennent pour les gestes hardis des grands révoltés. Ils admirent l'opiniâtre négation de l'ange exilé; ou bien, compatissant aux souffrances de son exil, ils se font à son égard philanthropes, plaident sa cause, rêvent pour lui l'heure du pardon divin, garantie d'un Age d'or rendu aux hommes après des siècles de ténèbres. Époque ambiguë, partagée entre la feinte et la sincérité, portant un masque, célèbre les illustres victimes de la fatalité, confond un peu Lord Byron avec Satan; mais en même temps, il veut se persuader que le mal et le malheur vont être vaincus. Satan, dans cette littérature fallacieuse et très réellement angoissée, devient une figure symbolique, figure où se lit la splendeur du Mal, mais figure qui un jour doit être réintégrée dans une lumière moins noire.

      Vigny nourrit longtemps le projet d'un Satan pardonné, qui sera écrit beaucoup plus tard par Victor Hugo. L'ange déchu de La Fin de Satan ressemble au poète qui l'inventa; il porte les marques fatales du génie, solitude, orgueil blessé, appel désespéré vers un ciel muet. Le combat entre Dieu et Satan, - qui se poursuit à travers les siècles, tant que dure l'histoire humaine dont il est le vrai secret, - revêt les formes habituelles à l'imagination de Hugo. Tout le mythe de cette épopée prophétique est construit, en effet, sur le symbolisme de l'ombre et de la lumière. Lucifer est descendu au royaume de la nuit, c'est-à-dire dans l'absence d'être, puisque l'être est lumière. Le mal n'est que privation, n'a qu'une existence négative. Ce n'est pas Satan lui-même qui est la nuit totale, la source du mal, puisque, né dans les cieux, il en garde après la chute une nature lumineuse. Le mal absolu, c'est sa fille nocturne, Lilith, qui vit auprès de lui dans l'abîme d'une vie sans vie. Et c'est ainsi que le pardon sera possible et la réintégration de Satan: son autre fille, Isis ou la Liberté, formée à l'Instant de la chute par une plume de son aile frappée du regard divin, n'aura qu'à descendre dans le gouffre ténébreux. Lumière, elle dissipera l'ombre, et à son approche Lilith ne mourra même pas: elle se révélera pour ce qu'elle est, pour un pur néant. Retrouvant alors, en sa fille, la Liberté, Satan verra s'accomplir son voeu de toujours: le pardon de Dieu.

      Le mythe hugolien satisfait son auteur et lui apparaissait comme une valable réponse au problème du Mal, parce que ce problème était posé dans la cohérence particulière de son monde d'images. Le mythe balzacien de la Fin de Satan n'est pas moins accordé à la physique et à la métaphysique de la Comédie humaine. Dans le petit conte intitulé Melmoth réconcilié, qu'il écrit en 1835, Balzac n'a presque rien conservé du personnage qu'il empruntait au roman de Maturin. Il ne s'est pas borné à transporter l'aventure dans une ambiance parisienne, qui est celle de ses romans; il a imaginé l'extinction du mal selon les données de sa croyance à l'énergie vitale et à son irrémédiable épuisement.


      Tout se déroule dans le Paris de la Restauration, et dans le monde des spéculateurs de la Bourse. Les bureaux de la banque Nucingen, le théâtre du Gymnase, l'appartement d'une courtisane servent de décor aux dernières années de la vie de Satan. L'étrangeté des événements paraît d'autant plus inquiétante qu'ils se passent dans la banalité du quotidien, entre un aristocrate anglais, - plus anglais que nature, - un officier de la Grande Armée devenu caissier de banque et saisi par la débauche, une fille insolente, malfaisante et généreuse, quelques coulissiers plus ou moins suspects. Dans cette société moderne, qui a renié la morale de l'honneur, tout est soumis au pouvoir maléfique de l'Argent, et le démon n'aura aucune peine à y trouver son instrument pervertisseur.

      En quête d'âmes à vendre, Satan a jeté son dévolu sur l'Anglais Melmoth. Il lui a conféré des pouvoirs surnaturels qui font de ce personnage glacial, rigide, vêtu de noir, au visage impassible et aux yeux « poignardants », le véritable détenteur patenté du mal sur la terre. Ses pouvoirs ne sont pas indéterminés, mais choisis selon l'optique balzacienne: John Melmoth possède la faculté de l'action infaillible et, plus redoutable, le don absolu de connaissance. Sans se l'avouer peut-être, Balzac trahit, par ce choix entre les bénéfices du pacte satanique, certaines anxiétés que son oeuvre laisse apparaître souvent. L'usurier Gobseck aussi, grâce à l'or qui est une des matérialisations du Mal, jouit d'une sorte de possession qu'il exerce sur autrui, et d'une clairvoyance diabolique grâce à laquelle il lit dans les âmes et en force les secrets. Qui ne verrait que cette connaissance s'apparente à la « seconde vue » que Balzac attribue au romancier, et dont il craignit toujours qu'elle ne le menât à la folie? L'alchimiste de la Recherche de l'Absolu, les artistes de Gambara, de Massimilla Doni, du Chef-d'Oeuvre inconnu, sont tous les victimes de la même passion de connaître qui les met au bords de la science universelle, mais qui finit par se révéler comme une malédiction, destructrice de la vie, ruinant la personne, provoquant la tragédie.

      Melmoth ne peut ignorer cette cruelle ambivalence de son pouvoir, et Satan a prévu qu'il n'en supporterait pas longtemps l'écrasante charge. Aussi lui a-t-il accordé par surcroît la licence de revendre son privilège à quiconque l'achèterait au prix de son salut éternel. L'homme séduit est donc à son tour devenu semblable à son Séducteur. Las de son rôle démoniaque, il trouvera sans peine un successeur, puisque, lisant dans les âmes, il en surprendra toujours une qui sera prête à succomber.

      Jusque-là, en somme, sauf le décor d'époque, tout est traditionnel dans le récit, et Balzac, bien qu'il insiste de façon significative sur le don de connaissance démoniaque, s'inspire des histoires de pacte avec Satan qui figurent nombreuses et conventionnelles dans la littérature populaire où les romantiques allèrent les chercher. Les particularités proprement balzaciennes du conte ne surviennent qu'ensuite: dans la description des pouvoirs sataniques et de leur déficience majeure; dans les moyens auxquels recourra la grâce pour sauver le premier successeur de Melmoth; enfin et surtout dans le dénouement qui reposera sur la bizarre idée de l'usure du mal par le temps, de sa progressive dévaluation.

      Melmoth, donc, surprend le caissier Castanier au moment où il commet un faux pour enlever la belle Aquilina, et le contraint à accepter le pacte. Les pages où Balzac décrit l'expérience intérieure du caissier, soudain doué de lucidité surhumaine, sont écrites dans ce style exalté et pourtant précis qui trahit toujours, dans la Comédie humaine, l'ivresse de la découverte et le ravissement de l'intelligence. Lorsque Balzac s'emporte ainsi, on peut être sûr qu'il touche à quelque sujet proche de ses intimes préférences ou de ses craintes secrètes. L'état de science souveraine où se trouve soudain Castanier, dont la pensée embrasse le monde « d'une hauteur prodigieuse » est ici comme l'évocation hypostasiée des dangereux privilèges impartis aux hommes de génie, aux grands artistes: à Balzac lui-même. De Satan, Castanier a reçu le moyen de satisfaire tous ses désirs, mais le vrai don, celui qui compte, c'est l'omniscience qui le place en quelque sorte au delà du temps et de l'espace. Eritis sicut dei...

      Peut-être Balzac n'a-t-il pas imaginé ces instants d'extase maudite sans se souvenir de Faust, dont Nerval avait donné la traduction quelques années auparavant. Mais il y a dans cet épisode un accent personnel qui ne saurait tromper et qui se fait plus perceptible encore dans la suite, lorsque Castanier en vient très vite à goûter l'amertume de la déception. Doué de cette puissance illimitée que Balzac a toujours rêvé de posséder, et que Louis Lambert pensait pouvoir acquérir méthodiquement, le pauvre bonhomme comprend bientôt qu'il a fait un marché de dupe. Il a la jouissance et le savoir, mais il a renoncé en échange à l'amour et à la prière. « Ce fut un horrible état... Il sentit en dedans de lui quelque chose d'immense que la terre ne satisfait plus. » La pire souffrance est d'avoir désormais une intelligence accrue de toutes choses et un désir que rien n'apaisera plus. Connaissant tout ce qui peut l'être, il « halète après l'inconnu »; et, recourant à l'image chez lui toujours significative de l'ange, Balzac écrit: « Il passait la journée à étendre ses ailes, à vouloir traverser les sphères lumineuses dont il avait une intuition nette et désespérante. »

      Une intuition nette et désespérante du mystère universel: tel est, une fois possédé, le fruit de l'Arbre de science! Castanier découvre à l'usage qu'il s'est isolé des autres humains et a consommé « un déplorable adieu à sa condition d'homme » sans cesser pourtant d'être une créature temporelle. Il sombre dans « cette horrible mélancolie de la suprême puissance à laquelle Satan et Dieu ne remédient que par une activité dont le secret n'appartient qu'à eux ». Son malheur est d'être tout-puissant sans qu'aucun objet lui paraisse mériter qu'il lui applique cette toute-puissance, et sans qu'un discernement divin ou démoniaque lui en désigne l'usage possible. Car il n'est de satisfaction, dans le monde balzacien, que par l'acte. Castanier ne saurait acquérir la force créatrice de Dieu, mais davantage la haine qui procure à Satan les joies de la destruction; ces joies n'existent que pour un être qui les sait éternelles, tandis que Castanier « se sent démon, mais démon à venir », démon encore inaccompli. Créature moyenne, - ni ange ni bête, mais homme, - blasé sur tout ce qu'il pourrait posséder, il est plus que jamais tourmenté par le désir de quelque chose au delà de sa passion.

      Toute cette analyse n'est pleinement valable que par référence aux grands thèmes de la pensée de Balzac: hantise de la connaissance ambivalente; mythe de la créativité et de l'action; goût passionné de l'infini, aussi lancinant que put être celui de Baudelaire, et qu'accompagne en sourdine le souvenir déchirant d'un manque définitif, à jamais inhérent à la condition humaine.

      Mais c'est encore par un mécanisme proprement balzacien que va s'articuler ici l'espérance du salut. L'insatisfaction du personnage faustien qu'est Castanier rouvrira dans son enfer la fissure par où s'infiltrera la grâce. Toutes choses terrestres lui paraissant exigües et dérisoires, le désir de l'immensité fuyante s'étant installé en lui, il ne peut plus penser qu'à ce qui échappe à sa prise. Parce qu'il a renoncé à l'éternité des bienheureux, il n'en peut plus détacher son attention. « Il ne pouvait plus penser qu'au Ciel », dit Balzac, un peu comme si le désir maudit de la puissance avait, en le décevant, creusé en lui une lacune que comblerait seule la présence de Dieu.

      Affolé par ces tourments, Castanier court chez Melmoth, pour y apprendre que son prédécesseur en damnation a fait la veille une mort édifiante, et pour assister à ses funérailles dans l'église Saint-Sulpice. La musique, alors, intervient comme elle le fait souvent chez Balzac, et surtout la musique liturgique. Castanier, qui à l'heure de sa faute avait déjà perçu, un instant, l'harmonie des anges dans le ciel mais y avait opposé la surdité de l'opiniâtre, est bouleversé par les accents du Dies irae. Inculte, naïf, il est d'autant mieux accessible à ce chant, et capable de s'ouvrir par lui aux messages de la grâce. L'instinct y est plus favorable que l'intelligence, et Castanier, illuminé par une véritable révélation, reprenant conscience de sa petitesse de mortel, accueille la vérité. Balzac commente de façon assez singulière cette brusque conversion. Le caissier, dit-il, s'était trempé dans l'infini du mal, et en avait gardé la soif de l'infini du bien. Sa puissance infernale lui avait révélé la puissance divine.

      Le commentaire tourne court, mais on peut lui supposer, dans la méditation inexprimée de Balzac, des prolongements qui vont loin, devançant les profondes intuitions de Bloy, les expériences paradoxales des héros de Dostoievski, et la substance même de l'oeuvre de Bernanos. Ce que Castanier vient d'apercevoir dans un éclair, c'est que, comme le dit un mot étonnant de Barbey d'Aurevilly, l'Enfer, c'est le ciel en creux.

      Ce n'est pas encore la fin de Satan. L'homme qui en avait été le suppôt est délivré, mais il lui faudra encore se décharger sur autrui du fardeau maudit. Le dénouement de Melmoth réconcilié est précipité, visiblement bâclé, mais par un coup de théâtre qui n'est pas sans avoir sa nécessité. Castanier vend ses pouvoirs à un financier ruiné, qui ne les garde qu'un instant et les cède à perte, comme une valeur en baisse. Successivement, le présent du Malin passe de mains en mains, pour un prix toujours plus bas, jusqu'à échoir dans la même soirée à un peintre en bâtiment qui n'en connaît plus trop la nature, puis à un clerc amoureux. Et celui-ci, dernier détenteur, en use la force restante dans une orgie dont il crève sans avoir pu choisir un nouvel acquéreur.

      Ainsi le mal s'est-il dévalué comme une monnaie, amenuisé au frottement comme un vieil écu, évanoui comme par une perte progressive d'énergie. Il y a de la comédie dans cet épilogue qui finit par rendre dérisoire la toute-puissance de Satan, épuisée, avachie, consumée. Ce qui fut souveraine connaissance déchoit au rang de médiocre instrument de volupté physique. L'omniscience n'est plus rien qu'une manière d'aphrodisiaque, dont ses dernier usagers méconnaissent l'origine.

      Sans doute cette version originale de la fin de Satan, mourant par auto-consomption, n'allait-elle pas sans poser des problèmes. A vouloir la rendre trop cohérente, on aboutirait à des impasses et à des difficultés logiques. Balzac n'était pas homme à s'embarrasser de si peu; la création du mythe le passionnait, mettait en mouvement son cerveau inventif, lui donnait la sensation de pénétrer dans l'épaisseur du mystère qui l'angoissait. Mais cette énergie aussi qui soutenait son enthousiasme était soumise à la loi de l'usure. L'élan, le vertige de la première inspiration, si sensibles sous l'ironie du récit de Melmoth, s'épuisent vers la fin. Balzac s'en tire par une pirouette; il termine le conte sur quelques calembours douteux et sur l'intervention grotesque d'un savant allemand, disciple de Jakob Boehme, démonologue de première force que bafouent des clercs facétieux. On peut trouver que cet épilogue est de mauvais goût, ou bien, si l'on connaît mieux les anxiétés qui torturaient la pensée de Balzac, préférer croire que cet éclat de rire final couvre un cri de peur. Balzac est l'homme qui a eu cette parole révélatrice: La mort est certaine, oublions-la. Le problème du mal et le problème des limites de la connaissance n'étaient pas, pour lui, l'objet d'une interrogation moins torturante que la conscience de la mort. A trop y fixer son esprit, il craignait de franchir, comme Louis Lambert, la frontière qui sépare la vision raisonnable de l'hallucination démente. S'il rit alors, ce rire rend un son bien inquiet, bien inquiétant.


      Satan ne reparaît pas en personne dans l'oeuvre ultérieure de Balzac. Mais il y délègue des émissaires, dont plusieurs portent, plus ou moins distincte, son effigie. Leur maître à tous, bien près d'être créé à l'image et ressemblance fidèle de l'Ange noir, c'est Vautrin. On n'est plus ici dans une ambiance du conte fantastique, mais dans cette réalité sociale dont Balzac passe pour avoir été l'observateur, attentif à la reproduire « telle qu'elle est ». Vautrin, au centre de ce monde des Illusions perdues et de Splendeurs et Misères des Courtisanes, n'est, si l'on veut, qu'un bandit et un policier, qui use de moyens obscurs, mais tout humains, pour se donner les jouissances du pouvoir occulte. Il fait régner la terreur, parce qu'il tient les fils de mille intrigues très réelles et s'en sert pour exercer le chantage, soutenir ses menaces, écarter ses ennemis. Il terrifie, et aussi il séduit, tenant les uns par la crainte, les autres par l'inexplicable envoûtement auquel il les soumet. Il n'est pas sans raison mêlé aux affaires de Gobseck, l'usurier dont l'or est l'instrument de pouvoir et de connaissance, comme il l'est pour Satan et pour les chercheurs de la pierre philosophale. Et Vautrin change de nom, de visage, d'apparence, recommençant à séduire sous son « incarnation » nouvelle ceux qui s'étaient défiés de la précédente. C'est l'imposteur qui abuse tout le monde et qui s'appelle Trompe-la-Mort, mais sans qu'on sache toujours s'il ne dupe pas ses préférés pour les guider vers le bonheur, - bers ce qu'il croit être le bonheur et qui est la volupté de la puissance portée à ses extrêmes limites. Devant toute autre forme de vie, tout autre désir, toute passion différente de la sienne, il a le rire effrayant de Méphisto assistant aux amours de Faust pour Marguerite.

      Ce démiurge, qui par tant de traits est l'une des figures mythiques de Balzac lui-même à l'intérieur de son oeuvre, il en est parlé sans cesse dans des termes qui conviendraient à Satan. Sa passion pour Lucien de Rubempré est un désir de possession, l'irrésistible désir d'entrer par effraction dans une âme vivante, de déterminer son destin, et d'en faire un autre soi-même. Il y a là beaucoup plus qu'un cas d'homosexualité banale. Comme Thibaudet le faisait observer, la Comédie humaine pourrait s'appeler l'Imitation de Dieu le Père, et le mythe de la paternité y est absolument central, de la paternité douloureuse de Goriot à la paternité monstrueuse de Vautrin, - avec toujours à l'arrière-plan Balzac lui-même, père de ses personnages, exalté par sa fécondité paternelle, et leur prêtant à tous, pour principale ressemblance avec leur géniteur, une fécondité charnelle, imaginative ou spirituelle.

      Mais l'imitation, dans l'oeuvre entière, ne serait-elle pas, plutôt que de Dieu le Père, celle de Satan? Certes, Balzac ne l'a point voulu ainsi, et s'il donne ses sympathies aux grands révoltés de son univers romanesque, il ne va pas jusqu'à les accorder à l'Ange de la Révolte. On l'imagine malaisément écrivant les baudelairiennes Litanies de Satan. On l'imagine fort bien, au contraire, on le surprend en train de s'interroger sur son entreprise et d'en entrevoir le caractère maudit. Refaire le monde de Dieu, créer après lui une humanité rivale de la sienne, faire vivre ses enfants après lui une humanité rivale de la sienne, faire vivre ces enfants de l'imagination que sont les personnages, n'est-ce pas imiter le Créateur dans son oeuvre, mais l'imiter non au sens de l'imitation mystique et dévote, l'imiter dangereusement, comme fait nul autre que Satan, le « singe de Dieu »? Si l'épouvante poursuivit Balzac dans les nuits qu'il passait à « arracher des mots au silence », ne faut-il penser que c'était cette épouvante-là, celle de qui a mis le feu sous le chaudron de l'apprenti-sorcier et mélangé dans la cornue les ingrédients dont se composera l'homunculus faustien? On songe à l'angoisse d'Achim d'Arnim, passant ses journées « dans la solitude de la poésie » et s'attachant à l'histoire du golem, créature retournée contre l'homme qui eut la témérité de lui donner la vie.

      Il n'y a plus ici de « fin de Satan », il n'y a plus que la défaite de Vautrin-Balzac; l'épuisement de l'énergie demeure la loi irrévocable, mais c'est le romancier qui épuise ses forces et mourra d'avoir jeté dans son oeuvre toute substance vive. Ruiné pour avoir eu l'ambition de la connaissance absolue.


Albert BÉGUIN       


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Le Tournant romantique (1850-1870)


      On pourrait sommairement définir le romantisme comme l'un des moments d'histoire où, périodiquement, l'esprit humain cesse de se considérer lui-même comme le centre d'intérêt de la littérature et de l'art, et leur assigne pour principal objet la totalité de la création. Il reviendra plus tard, enrichi d'expériences nouvelles, à son attitude première; mais pour cinquante, quatre-vingts ans, le voici engagé sur la voie des redécouvertes cosmiques. L'univers, jusqu'alors conçu sous l'aspect d'un microcosme, redevient provisoirement macrocosme. La tentation d'optimisme superficiel, qui sans cesse sollicite l'humanité, prend une apparence métaphysique: le monde matériel, en lui-même, possède un pouvoir salvateur et une innocence divine, que nous avons oubliés, mais dont se pénètrent et que nous annoncent certains êtres élus, familiers de son mystère: les initiés, les génies, les poètes. Au seuil du XIXè siècle, Claude de Saint-Martin, Victor Hugo, Gérard de Nerval... à travers eux et grâce à leur message, le genre humain s'imprègne peu à peu de leur vertu, et rapproche pour ainsi dire les disjecta membra de l'âme universelle, lui restituant ainsi sa dignité première, ressuscitant Dieu. L'optimisme politique et social, épars dans la pensée du siècle, sous la forme de cette foi en la divinité de l'histoire, a son origine, apparemment, dans la logique idéaliste de l'âge des lumières non moins que dans les spéculations théosophiques des illuminés, et dans une certaine lassitude à l'égard du rationalisme voltairien. La conviction qui domine alors les âmes, de Sénancour à Lamartine, en passant par le jeune Montalembert et Lamennais, c'est que l'histoire humaine, dans l'ensemble de ses réalisations temporelles, ne peut être en faillite. L'absolu en effet est pratique. L'homme avance, et le « progrès » de sa marche reconstitue immanquablement le Dieu que seule l'imperfection de la créature empêche encore de se manifester avec évidence - ou que peut-être même elle empêche encore d'exister. Car c'est ici que la logique interne de cette poussée philosophique amène la plupart des penseurs à se détourner du christianisme. Il est notoire que la quasi-totalité de nos romantiques, partis du catholicisme, ont fini par l'abandonner graduellement (à moins qu'ils n'aient renié leur romantisme), pour se regrouper peu à peu autour de la tradition théosophique: Nerval, Balzac, Lamartine, Michelet, ... Hugo encore.

      C'est, pour l'ensemble de leur génération, dans les années qui suivirent 1830 ou 1848, qu'au chancellement de l'ancien monde et à la faveur d'une expérience politique pleine de promesses, l'au-delà apparut soudain comme un horizon infiniment reculé, mais non plus transcendant, et dont l'éloignement mesure une possibilité de total bonheur. Malgré la longue série d'ouvrages qu'il a derrière lui, Victor hugo parvient alors seulement à la maturité de son génie et, nourri inconsciemment par la pensée de ses aînés, il lui donne la plus parfaite formule qu'elle ait eue. Dans la crise intérieure qui marqua le début de son exil, il se pose le problème de l'Humanité. Saint-Simon, Fourier, la Cabale viennent alimenter sa méditation. Dieu marche avec l'homme, et si celui-ci essaie de reculer dans les chemins de l'histoire, il abandonne l'Être même. Dieu est lumière. Mais la lumière, sur le plan du progrès, c'est la manifestation de l'esprit. Le fait du progrès, se traduit pour l'homme par un devoir: dégager toujours plus la spiritualité latente de l'univers. Devoir plus grave encore pour les poètes, chargés d'avoir au soleil divin l'âme et le corps des peuples. Hugo conçoit le projet d'un immense poème épique où, reprenant toutes ses propres pensées antérieures et celles de son siècle, il en montrerait le sens profond: l'affirmation de l'immanence de l'esprit et du bien, l'inexistence objective de la matière, cause du mal. Il remanie durant des mois son projet, qu'il intitule Conseils à Dieu: il ne rêve rien de moins que de proclamer, avec une telle force persuasive, l'inanité du mal universel, de la réintégration des êtres en leur source de lumière, que par la magie du verbe le miracle s'opère, et que le Dieu-homme se suscite enfin en sa plénitude. Puis, soudain, l'idée se fixe, le plan du poème est rédigé, le titre devient La fin de Satan. Le manichéisme, latent jusqu'alors dans l'oeuvre de Hugo, trouve sa solution: le mal n'est pas, le mal est tout au plus une hypothèse transitoire et quand nous connaîtrons mieux la nature des choses, le mal s'évanouira. Hugo, dont la pensée est principalement orientée vers les problèmes sociaux, ressent avec intensité l'existence d'une puissance corruptrice larvée, présente dans les souterrains du monde. C'est à celle qu'il fait remonter, par la chaîne des effets et des causes, la multiplicité des actes mauvais répandant leur « ombre » sur l'histoire; et du mal social, il passe par le simple mécanisme de son imagerie, au mal métaphysique. Le mal est unique. Unique dans sa cause et dans son essence, qui est néant, simple absence de lumière. Et c'est ce vide, ce rien que Hugo (parce que le poème doit bien l'exprimer à l'aide d'un mythe) nomme Satan. Hypothèse provisoire, nécessaire pour expliquer durant quelques millénaires, l'imperfection de la société humaine. L'inexistence objective de Satan est révélée au penseur du jour où l'apparition de la Liberté sur terre, par les oeuvres de la Révolution de 89, abolit au moins virtuellement cette imperfection. Le poème, ayant montré, par l'enchevêtrement de divers symboles, l'ombre satanique traversant l'histoire, de Nemrod à Louis XVI (!), n'achève sur la vision de la prise de la Bastille. Dieu, alors, pour la première fois prend la parole à la face de l'humanité:

      « Satan n'est plus; renais, ô Lucifer céleste! » (Paul ZUMTHOR vient de publier chez Robert Laffont un ouvrage, Victor Hugo, poète de Satan, où le problème du satanisme romantique est étudié à l'aide de documents en partie encore inexploités. [Note de la Rédaction]).

      Néanmoins il serait faux de dire que le Satan des apocalypses hugoliennes est une abstraction ou une simple métaphore. Au sein de l'univers poétique il existe vraiment; assez de textes, présents à la mémoire du lecteur, attestent l'état de quasi-hallucination atteint parfois le poète dans sa contemplation des abîmes inférieures de l'histoire (dans les Contemplations en particulier): de ces expériences, Hugo tire la conviction qu'une irréquiétude comparable à la pire des condamnations traverse le système veineux de l'univers. Mais, après la crise religieuse de Jersey et dans l'effort surhumain qu'il tente pour intellectualiser sa vision, il en vient à cette idée que tout tragique est apparent, dépourvu de valeur pratique. L'avènement prochain de la parfaite liberté politique en rendra même aux plus perspicaces des génies la perception impossible.

      La plus belle ruse du démon, disait Baudelaire, c'est de vous persuader qu'il n'existe pars. Ce qui, chez un Hugo, subsiste du « mal du siècle » agit principalement comme une excitation à cette inconsciente révolte luciférienne. Plus ou moins avouée, est présente dans la notion du progrès l'idée que le monde peut se passer de Dieu, parce qu'il est Dieu lui-même. En dépit d'une rhétorique ambiguë, la douleur est conçue comme extérieure à la vie, et une introspection trop courageuse, comme une compromission avec cette ennemie. La philosophie progressive, à la longue, y perd de sa force persuasive, car elle en arrive à embrasser de moins en moins les multiples destinées particulières. Le progrès se dissocie de l'histoire, et finit en mirage bourgeois. Dès une époque relativement ancienne les sensibilités les plus aiguës avaient pressenti cette évolution, et comme inconsciemment cherché à s'en préserver pour leur part en transposant les principales « valeurs » du romantisme, exclusivement sur le plan de l'art: c'est ainsi que pour Byron, pour le jeune Vigny, le mythe de Satan n'a point la signification sociale et métaphysique que veut lui conférer Hugo, mais représente l'incarnation poétique de la Beauté, maudite et bénie, de la grandeur, de la noblesse, belle parce que malheureuse, malheureuse parce que trop fière pour ne pas vouloir être divine. De là un renversement des perspectives: l'homme, lié au malheur par sa destinée, dit « oui » à cette dernière et se trouve par cet assentiment attaché à la Beauté, et par là au mal. Il va de soi que cette attitude suppose à l'origine un sens moral suraigu (sens qui fait absolument défaut à Hugo et à ses pairs). Pourtant, lorsque Baudelaire, écrivant Les Fleurs du Mal ou Le Spleen de Paris, s'élève contre la philosophie simpliste du progrès, il ne perçoit l'existence de Satant le tentateur qu'à travers l'oeuvre poétique à laquelle il travaille. Certes, son expérience du tragique se situe en pleine vie; mais la poésie se construit comme un monde autonome, où l'esprit est son seul maître et peut penser en toute liberté cette expérience:

« Un ange imprudent voyageur
qu'a tenté l'amour du difforme »,


isole pour ainsi dire de l'existence l'élément de tragique et de beauté qu'elle comporte et,

« au fond d'un cauchemar énorme »,

qui est sa vision propre de poète, son poème, il lutte avec la difformité du monde, édifiant ses symboles

(« emblèmes nets, tableau parfait d'une fortune irrémédiable »),

finit par y trouver une espèce de « soulagement »,

« la conscience dans le Mal ».

      En d'autres termes, il n'y a pas de pureté dans la vie, mais le monde de l'art nous offre une possibilité de pureté, dans la parfaite lucidité tragique. Littérature s'oppose à vie comme conscience à expérience. Toutefois Beaudelaire ne parvient pas, dans cette voie, à la parfaite sérénité d'un Mallarmé plus tard. Au sein du monde poétique qu'il édifie, le poète ne réussit pas à exténuer les notions de bien et de mal. Le sentiment d'une « différence » morale y subsiste. Non point, comme dans la vie, sous la forme d'un double appel. Mais comme la présence d'un double témoin, intérieur au poème même, empêchant le complet aveuglement, empêchant le choix, empêchant aussi la révolte. Cette présence, on la voit dans les « qu'importe? » si nombreux des Fleurs du Mal: enfer ou ciel, Satan ou Dieu. L'expérience poétique de Baudelaire est de plus en plus centrée sur ce point: il lui apparaît que la nature profonde de l'art comporte deux possibilités opposées de plénitude (le bien, le mal), mais sans qu'il soit donné à l'artiste de pouvoir identifier définitivement la Beauté avec l'une ou l'autre. dans l'ensemble de l'oeuvre de Baudelaire, la persistance des valeurs morales au sein d'un univers poétique qui, selon ses aspirations premières, devait leur échapper, constitue la véritable révélation de Satan à l'esprit du poète. C'est là en effet la manifestation d'une sorte d'ambivalence pratique de la vie intérieure, et de notre impossibilité naturelle d'accéder à une plénitude ontologique. Satan, non moins que Dieu, est tentation permanente; mais (à considérer l'étendue matière de l'oeuvre) tentation seule. L'art n'éprouve pas la nécessité d'aller s'épanouir en lui, pas plus qu'en Dieu. Mais la poésie est désormais parmi nous comme une preuve vivante qu'ils sont là.

      Il semble que, dans l'histoire spirituelle du XIXè siècle, le cas de Baudelaire est à cet égard moins que tout autre explicable historiquement. Il représente un type d'expérience que je voudrais dire par métaphore « paramystique », encore qu'elle se situe, je le crois, presque exclusivement sur le plan de la création artistique. M'accordera-t-on que la « situation » (comme disait Thibaudet) de Baudelaire est plus réellement en marge de son siècle que celle même de Lautréamont ou de Rimbaud? Il est certain en tout cas, que les Fleurs du Mal ou Le Speen de Paris demeurent comme rejetés sur la rive du fleuve romantique (alors que le Baudelaire critique y plonge parfois tout entier). Le besoin profond qui, des souterrains de 1789, monte jusqu'au début du XXè siècle, de nier la plaie intérieure de notre nature, l'oeuvre poétique de Baudelaire, parce qu'il tend à créer, hors de la vie et de l'expérience sociale, un milieu valable pour l'esprit, contredit la tendance foncière du monde d'où il est sorti. Et par une coïncidence presque symbolique, à peine est-il mort que débarque en France Isidore Ducasse, par l'intermédiaire de qui l'on pourrait croire que l'âme romantique a voulu se venger du poète disparu, en ébranlant les fondements même de l'oeuvre d'art. Pour l'adolescent malade qui signe Lautréamon et qui, échappé à l'étroitesse d'une famille bourgeoise, transfère contre l'univers entier des formes et des traditions assises le conflit intérieur de ses dix-huit ans, le monde social et économique des « hommes du progrès » apparaît comme une absurdité écoeurante. Mais absurde aussi bien le monde de la beauté. Lautréamont unit Beaudelaire et Hugo dans sa condamnation des « poètes du désespoir », des propagandistes du « doute »: l'un pour croire à la bonté naturelle d'un monde que l'expérience révèle mauvais, l'autre pour enseigner l'ambiguïté de l'esprit. Doute, désespoir, tout ce qui peut enlever à l'esprit la certitude de son existence absolue, hic et nunc. Non, l'esprit humain ne prend vraiment conscience de sa propre vie que dans un contact avec ce qui le nie. L'espoir et la certitude résident dans la destruction, seule chance offerte à l'esprit de se prouver l'infaillibilité de ses puissances. Concevoir la totale hideur de l'homme c'est, à la limite, en retrouver l'intégrité. « Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté! Délices non passagères, artificielles; mais qui ont commencé avec l'homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s'allier avec la c ruauté dans les résolutions secrètes de la providence? » Répondant pour ainsi dire au pan-sexualisme optimiste dont Hugo faisait le ressort de sa cosmogonie, Lautréamont célèbre son pacte avec la Prostitution, désagrégatrice de l'instince d'amour: « Je te préfère, lui dit-il... ce n'est pas ta faute si la justice éternelle t'a créée. » Le seul amour qui ne soit pas entaché de doute et de désespoir, c'est celui de Maldoror pour l'enfant qu'il assassine, celui du bourreau pour sa victime. Amour rédempteur quand, par le génie du poète, il s'étend à l'humanité entière. Et, laborieusement, le poète étale les noirceurs de son épopée jusqu'à atteindre, à l'égard de ses semblables et de leur monde, à une sorte de monstrueux amour abstrait et comme mathématique, si abstrait que seule la haine peut « humainement » l'exprimer et lui répondre. « Excités par quelque esprit de l'enfer », les « hommes de colère » collaborent à cette entreprise. Il ne faut pas trop presser le sens du mot « enfer », car le reniement de toutes les formes artistiques ou intellectuelles interdit à Lautréamont d'y chercher autre chose qu'une figure de style. Au reste, Satan est littérairement absent de l'oeuvre. Mais les mots ne sont même plus ici des signes ou des symboles: plutôt les exhalaisons d'une réalité sous-jacente. Il faut voir plus loin: or, il est certain que l'attitude psychique de l'auteur à l'égard de son livre correspond assez bien (avec une analogie aussi lointaine que l'on voudra, mais une analogie véritable) à ce que notre esprit peut se représenter de l'action directe du démon dans le monde. Non que je veuille de façon aussi simpliste parler d'un satanisme de Lautréamont. Mais son oeuvre offre un exemple éminent de ce qu'il faudrait, par image, nommer l'une des tactiques de Satan - la plus opportune sans doute dans un monde où le mythe progressiste était en train de s'évanouir! De façon plus concrète: Lautréamont partage avec les « grands » romantiques, avec Baudelaire même, cette hantise de la damnation qui conduit les premiers à nier l'enfer pour se sauver et le second à en faire une catégorie de l'esprit et de l'art. Mais lui, il repousse un univers dont la structure rend possible cette hantise: amour, douleur, bien, mal, Dieu. Il repousse Satan. Et de lui-même, resté seul, il tirera ces formes nouvelles et ces esprits « qu'enfantera le débordement orageux d'un amour qui a résolu de ne pas apaiser sa soif auprès de la race humaine ». Cet amour s'incarne en Maldoror. Émanation de la puissance destructrice que met en oeuvre la Logique. « L'homme n'est plus le grand mystère. » La pure « création » triomphe de l' « oeuvre ». Le poète a rejeté le Satan des théologiens, mais il le recompose à travers soi-même, recompose l'action infernale comme un nouveau mirage de salut.

      « Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire: vous savez pourquoi. » Maldoror et Lautréamont disparaissent, l'un de l'oeuvre, l'autre du monde, sans bruit. Ils s'éteignent et la révolte finit dans l'hypnotisme. Tout se passe comme si l'histoire s'était servie (dans le déclin du second empire, où l'Imperium aboutit à un échec) d'adolescents de génie comme témoins de la crise de l'esprit: mais ce que ces révoltes individuelles ont de propre à l'adolescence explique aussi pourquoi elles débouchent sur la mort - ou le silence. Elles restent en deçà de la maturité de l'homme, et dans notre souvenir comme une cause d'étonnement plus que comme une tentation: une certaine opacité de l'âge mûr semble interdire au révolté de se croire parfaitement pur. Ce que des poètes ont tiré, au XXè siècle, de Lautréamont et de Raimbaud ne peut guère se comparer avec leurs oeuvres que d'un point de vue technique: sans doute la tendance à la logique abstraite que montre le surréalisme remonte-t-elle au premier. Quant à Rimbaud, le mode de sa révolte en fait, par rapport à celle de Maldoror, quelque chose comme la remontée vers un humanisme. « Être vivant, voilà l'horreur ». Le point de départ semble identique. Mais le jaillissement de la haine suit une courbe différente. Il s'agit ici, moins de refaire le monde que d'échapper à la vie. L'amour prométhéen de l'humanité reste étranger au coeur du jeune homme pour qui la tragédie universelle n'existe qu'en lui, y trouvant sa seule mesure de dignité et de douleur. Toute communication est coupée avec les autres. « Je ne sais plus parler »; « je n'ai jamais été chrétien ». Rimbaud tente l'expérience du sauvage jeté à la naissance du monde et pour qui sa propre histoire n'est même pas un rêve d'avenir. Ce prodigieux dépouillement laisse du moins comme un résidu, une ultime et suffisante certitude, la perspective de « l'étendue de son innocence », de l'intégrité de sa nature, de sa perfection « dans l'ordre de l'être ». Il s'y accroche, car c'est là l'unique matière qui lui soit offerte où se refaire lui-même. Des Illuminations à la Saison en enfer, l' « innocence » monte, s'affirme, s'oriente, se cherche encore, dans ces pages corrosives où le monde se désagrège autour d'elle. Autour d'elle, et en elle aussi, car conquérir l'état de pure innocence n'est pas seulement faire le vide dans l' « enfer » ambiant, mais aussi extraire de soi les miasmes sataniques qu'il y mêla. « Je meurs de soif, j'étouffe, je ne puis créer. Créer l'enfer, l'éternelle peine. Voyez comme le feu se relève! Je brûle comme il faut. Va, démon!... C'est la honte, c'est le reproche ici: Satan qui dit que le feu est ignoble, que ma colère est affreusement sotte. » L'enfer, tout ce qui n'est point mon innocence. Satan, l'âme envahissante du monde, présente en moi et qui me torture et m'humilie et me ruine! Lorsqu'il aspire à « posséder la vérité dans une âme et dans un corps », Rimbaud rêve d'expulser de lui Satan. Dégager Satan comme une essence corruptrice, c'est à la lettre, créer; c'est se faire Dieu. Satan devra au poète d'être libéré de sa condition actuelle de parasite des âmes; et le poètes, à lui-même sa réintégration en la toute-pureté de son être. « C'était bien l'enfer; l'ancien, celui dont le fils de l'homme ouvrit les portes... Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer - les premiers! - Noël sur la terre. » Rimbaud est alors à la veille du silence. Les mots cessent d'exprimer autre chose qu'eux-même, dans leur trouble équivocité. Le « Satan n'est plus » de Hugo se retourne: Satan existe, mais désormais, hors des limites de l'histoire. Satan sort de la condition humaine et retrouve son autonomie angélique; l'homme par là se libère de sa propre vie. L'ordinaire situation de l'homme qui est de porter sa « charge » de puissance infernale, luttant et composant avec elle, va prendre fin... Et c'est ici que probablement le terme de l'expérience romantique: on finit par rejeter Satan hors de tout système d'explication, et on ferme les yeux sur un cauchemar pour échapper à la réalité de sa présence.


      Bâle

Paul ZUMTHOR.      


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Le diable chez Gogol et chez Dostoïevski


      Pourquoi Gogol et Dostoïevski? C'est que l'un est, dans une large mesure, le père de l'autre. tous deux se sont posé dans toute son ampleur le problème russe, ce problème qui nous préoccupe encore d'une autre manière. Quelle est la place de la Russie parmi les Nations? Quelle mission lui est-elle assignée par la Providence? Mal dégagée de son passé, hésitante sur les routes de l'avenir, la Russie du siècle dernier se cherche, par la voix de ses grands écrivains. Gogol et Dostoïevski ont rêvé tous deux d'une Russie qui aurait enfin pris pleine conscience de sa mission chrétienne, qui saurait extraire de son passé les lignes de son avenir, qui atteindrait à l'héroïsme et à l'harmonie. Ce portrait d'elle-même, ils ont voulu tous deux le lui présenter. Mais ils y ont échoué l'un et l'autre. Gogol n'a jamais pu terminer Les Âmes mortes, pas plus que Dostoïevski Les Frères Karamasov. Ce double échec ne vient-il pas de ce que l'un et l'autre ont été fascinés par le démon russe?

      Gogol, par exemple, rêvait de tableaux héroïques et touchants, mais il écrivait Le Revizor. On connaît cette comédie amère, où sont mis à nu les vices de la bureaucratie tsariste. Une bande de voleurs, d'escrocs et de concussionnaires, dans une lointaine ville de province, sont bouleversés à la pensée qu'ils vont recevoir la visite d'un Revizor, c'est-à-dire d'un Inspecteur. Mais cet inspecteur, Khlestakov, n'est qu'un mauvais plaisant, et la farce se termine par l'intervention du véritable représentant de l'empereur. Ce n'est pas forcer les intentions de l'auteur que de voir dans cette comédie un symbole; et non seulement de ce que c'est, en réalité, que la Russie, mais encore de l'auteur lui-même et de la condition humaine.

      Khlestakov joue ici le rôle de révélateur. Cette société ne connaîtrait pas sa pourriture, si n'apparaissait au milieu d'elle un Khlestakov, c'est-à-dire un imposteur qui fait éclater autour de lui toutes les impostures. Or, qu'est Satan lui-même, sinon l'Imposteur par excellence, celui qui a voulu se mettre à la place de Dieu? Milton n'a pu s'empêcher de lui donner de la grandeur. Peut-être est-ce là une manifestation de l'orgueil britannique. Un insulaire vibre à l'évocation de ce combat dans les cieux qui eut l'apparence d'être un combat pour la liberté. Toute différente est l'âme russe. Elle a une conscience aiguë de sa bassesse essentielle. C'est pourquoi le diable russe est bas et plat, dénué de toute grandeur. Khlestakov est le diable, en effet, autour duquel tous les vices par lui dévoilés dansent et rampent. Mais c'est, au fond un être médiocre, hâbleur et faux. Ce n'est point à des sentiments sublimes, quoique pervers, qu'il fait appel; mais à ce qu'il trouve en nous de plus médiocre et de plus lâche. L'apparition de l'ange le fait tomber en poussière. Mais, jusque là, il plastronne et fait l'avantageux. C'est lui qui règne en Russie, partout où n'atteignent pas les rayons de la grâce. La Russie est vaste et plate; elle est morne; elle s'ennuie. Le diable y sort d'un bâillement, d'un de ces bâillements qui, selon Baudelaire, avaleraient le monde. Khlestakov s'ennuie dans cette petite ville de province où le manque d'argent l'a contraint de s'arrêter. Comment se distraire? Il va faire croire qu'il est un Revizor, et c'est toute la comédie.

      Mais n'y avait-il pas, en Gogol lui-même, l'étoffe d'un Khlestakov? Il faudrait bien mal connaître sa vie, pour affirmer le contraire. Khlestakov le hante, au sens le plus fort du terme; c'est-à-dire qu'il l'habite et qu'il ne parviendra jamais, jusqu'à son étrange mort, à s'en débarrasser. Qui de nous n'est un Khlestakov, telle est la question qui nous prend à la gorge, et que posent, d'une façon encore plus angoissante les Âmes mortes. Ceci devrait être un tableau de la Russie, dont la première partie montrerait les côtés d'ombre, tandis que les deux autres nous feraient monter peu à peu vers la lumière. Malheureusement, les deux premières parties seules furent écrites, et Gogol a trouvé moyen d'y dresser un personnage encore plus diabolique que Khlestakov, l'immortel Tchitchikov. Un médiocre, lui aussi, qui s'entend à merveille à exploiter la médiocrité des autres.

      On sait quel est l'étrange thème des Âmes mortes. Il s'agit d'une escroquerie gigantesque et puérile. Tchitchikov prétend acheter aux propriétaires des serfs qui figurent encore sur les registres de l'État civil, mais qui sont morts en effet. Il assurera les avoir transportés dans des régions déshéritées que le gouvernement veut mettre en culture. Là, les malheureux mourront officiellement et l'escroc se fera verser une indemnité. Comment ne pas voir, ici encore, un symbole, que souligne du reste le titre de l'oeuvre? Sans doute avait-on en Russie l'habitude d'appeler les serfs des âmes, et ainsi le titre pourrait aussi bien se traduire: les Serfs morts. Mais le diable ne passe-t-il pas avec Dieu et avec les hommes semblables marchés de dupes? Il dispute les âmes au Tout-Puissant, mais il ne lui revient, en réalité, que les âmes mortes, celles qui ont perdu toute valeur. Quant à ces âmes elles-mêmes, il les a préalablement trompées pour l'être à son tour par cette récolte de néant.

      Ainsi l'onctueux, le doucereux Tchitchikov. Son affaire ne tient pas debout, pas plus que l'imposture de Khlestakov, mais c'est en cela même qu'elles sont diaboliques. Il va chez les propriétaires, mange et boit à leurs dépens. On lui trouve bonne grâce et il inspire une certaine confiance. N'est-il pas vêtu comme tout le monde? N'épouse-t-il pas, avec une merveilleuse impartialité, toutes les opinions qu'il entend? Qui se méfierait de Tchitchikov? A vrai dire, les renseignements que l'on peut avoir sur son compte sont vagues et incertains. On ne sait pas très bien d'où il sort et l'affaire qu'il propose semble suspecte. Mais bah! Dans le monde d'aujourd'hui, il ne faut pas se montrer si difficile. Les dupes de Tchitchikov sont en même temps ses complices. Et Gogol peut terminer sa première partie par ces pages que je voudrais pouvoir citer tout entières, et dont je détache au moins la conclusion dont précisément Dostoïevski devait s'inspirer plus tard:

      « Et quel Russe ne l'aime pas (la course en traîneau)? Pourrait-il en être autrement, alors que son âme aspire à s'étourdir, à voltiger, à dire parfois: « Que le diable emporte tout! » Pourrait-on ne pas aimer cette course, lorsqu'on y éprouve un merveilleux enthousiasme? On dirait qu'une force inconnue vous a pris sur son aile. On vole, et tout vole en même temps: les poteaux, les marchands qu'on rencontre assis sur le rebord de leur chariot, la forêt des deux côtés, ses sombres rangées de sapins et de pins, le fracas des haches et le croassement des corbeaux; la route entière vole et se perd dans le lointain. Il y a quelque chose d'effrayant dans ces brèves apparitions, où les objets n'ont pas le temps de se fixer; le ciel, les légers nuages et la lune qui passe au travers paraissent seuls immobiles. Oh! Troïka, oiseau-troïka, qui donc t'a inventé? Tu ne pouvais naître que chez un peuple hardi; sur cette terre qui n'a pas fait les choses à demi, mais s'est étendue comme une tache d'huile sur la moitié du monde, on se fatiguerait les yeux avant d'avoir compté sur combien de verstes. Le véhicule est peu compliqué, dirait-on; il n'a pas été construit avec des vis en fer, mais monté et ajusté au petit bonheur, avec la hache et la doloire, par l'adroit moujik de Iaroslav. Le voiturier ne porte pas des bottes fortes à l'étrangère; avec sa barbe et ses moufles, il est assis Dieu sait comment; cependant, dès qu'il se lève et gesticule en entonnant une chanson, les chevaux bondissent impétueusement, les rais ne forment plus qu'une surface continue, la terre tremble, le piéton effaré pousse une exclamation, et la troïka fuit, dévorant l'espace... Et déjà, au loin, on aperçoit quelque chose qui troue et fend l'air.

      Et toi, Russie, ne voles-tu pas comme une ardente troïka qu'on ne saurait distancer? Tu passes avec fracas dans un nuage de poussière, laissant tout derrière toi. Le spectateur s'arrête, confondu par ce prodige divin. Ne serait-ce que par la foudre tombée du ciel? Que signifie cette course effrénée qui inspire l'effroi? Quelle force inconnue recèlent ces chevaux que le monde n'a jamais vu? O coursiers, coursiers sublimes! Quels tourbillons agitent vos crinières? On dirait que votre corps frémissant est tout oreille. En entendant au-dessus d'eux la chanson familière, ils bombent à l'unisson leurs poitrails d'airain et, effleurant à peine la terre de leurs sabots, ne forment plus qu'une ligne tendue qui fend l'air. Ainsi vole la Russie sous l'inspiration divine... Où cours-tu? Réponds. Pas de réponse. La clochette tinte mélodieusement; l'air bouleversé s'agite et devient vent; tout ce qui se trouve sur terre est dépassé, et, avec un regard d'envie, les autres nations s'écartent pour lui livrer passage » (Les Âmes mortes, traduction Henri Mongault).

      Cette page brillante ne nous éloigne pas autant qu'il le paraît de notre sujet car, en définitive, c'est Tchitchikov qui est monté dans l'ardente troïka et lorsque le Procureur des Frères Karamzov reprendra, dans la péroraison de son réquisitoire, l'image de Gogol, c'est avec une légitime inquiétude qu'il parlera de la troïka emportée.

      Le diable de Gogol s'élève donc de l'ennui longuement accumulé dans les âmes par l'espace sans limites ni pente. C'est le même ennui qui emporte la troïka où se complaît Tchitchikov, comme tous les Russes. Le diable ne serait pas aussi dangereux s'il ne se tapissait au tréfonds de nous-mêmes. Comme le dit le prince, qui intervient à la fin des Âmes mortes, ainsi qu'il intervenait à la fin du Revizor: « le pays succombe déjà, non par suite de l'invasion des vingt nations, mais par notre propre faute ». Gogol lui-même est Khlestakov et il est Tchitchikov. Il l'a presque reconnu dans les dernières années de sa vie, et c'est, au fond, la raison pour laquelle Les Âmes mortes ne furent jamais terminées. Il n'y avait pas moyen de se débarrasser du démon. En vain le chassait-on dans des lieux arides, il reparaissait toujours. En vain cherchait-on a écrire des oeuvres nobles et exaltantes, les meilleures, littérairement parlant, étaient toujours celles où l'on avait su saisir sa grimace grotesque et faire rire à ses dépens. Gogol était condamné à cette observation réaliste dont il aurait tellement souhaité s'affranchir. A l'harmonie de Pouchkine, qui avait été son grand modèle, et qui, même, lui avait fourni les sujets du Revizor et des Âmes mortes, il ne cessait d'opposer une autre musique, guère moins puissante et moins pleine, mais qui fixait à l'entrée des lettres russes, l'image grimaçante du Réprouvé.

      Il est impossible, en effet, lorsqu'il s'agit de Gogol, de ne pas faire entrer quelque chose de sa biographie dans l'exégèse de ses oeuvres. Il présente un cas, unique à ce degré: celui d'un écrivain naturellement attiré par les plus nobles images et qui est condamné à ne réussir que dans la peinture de l'ignominie. Du reste, pour saisir avec cette force les vices et les tares de l'humanité, il ne fallait pas seulement en posséder en soi la racine, il fallait aussi leur opposer en soi-même un violent repoussoir. Gogol travaille aux Âmes mortes pendant ses séjours en Italie, tandis qu'il s'enchante de la lumière de Rome et que la Russie lui semble un lieu d'exil. Mais, où qu'il soit, il ne peut se détacher de sa lointaine patrie. Alors même qu'il refuse d'y retourner, il ne la quitte réellement pas. Il en est, à la lettre, hanté, et peut-être ne la comprend-il jamais mieux que lorsqu'elle est absente. Ajoutez à cela les tourments religieux qui remplirent toute la dernière partie de son existence. Il finit par renier l'art qui avait été toute sa vie. Mais pourquoi? D'une part parce qu'il éprouve une certaine impuissance à réaliser ce qu'il rêve; d'autre part parce que l'art lui semble lié à quelque influence diabolique.

      Je m'en suis volontairement tenu aux deux oeuvres maîtresses de Gogol; à celles qui sont le moins mal connues du public français. Mais il n'aurait pas été difficile de faire des constatations analogues à propos de certaines nouvelles étranges, comme Le Nez, par exemple. Non seulement le diable tient dans l'oeuvre de Gogol une place éminente; mais encore toute la vie de l'écrivain n'est qu'une longue et épuisante lutte contre le démon intérieur; une espèce de dialogue, interrompu seulement par la mort, avec cet hôte mystérieux. En cherchant bien, on le trouverait aussi dans Pouchkine. Seulement, ici, il est vaincu et terrassé, au point qu'il est contraint, comme dit le proverbe, de porter pierre. Le mal n'y détruit jamais totalement l'harmonie essentielle. Ce triomphe a été refusé à Gogol. Les envoyés de l'empereur qui interviennent à la fin du Revizor et des Âmes mortes sont un peu des dei ex machina. Ils surgissent de la volonté de l'auteur beaucoup plus que de la nature des choses. L'appel au Bien est un cri jeté du fond de l'abîme; mais les larves recommenceront d'y grouiller aussitôt que l'envoyé céleste aura tourné les talons. Si bien que l'oeuvre de Gogol s'achève sur une poignante interrogation: comment exorciser définitivement le diable? Comment rendre à l'homme sa noblesse et sa pureté primitive? Dans aucune littérature peut-être la nostalgie du Paradis perdu n'est aussi forte que dans la littérature russe. Nous la retrouverons chez Dostoïevski, qui est, à tant d'égards, le successeur et le continuateur de Gogol. Mais une chose est curieusement absente de l'oeuvre de Gogo: l'idée même de rédemption. Les envoyés célestes dont j'ai parlé n'apportent pas la rédemption, ne parlent pas au nom du Rédempteur. Il sont plutôt les délégués d'un monde supérieur et lumineux, qui brisent un instant les ténèbres pour les laisser retomber ensuite. On se croirait dans l'ancienne Loi et au temps de la Promesse. Il appartenait à Dostoïevski de rencontrer le Christ et, à travers mille difficultés, de suggérer ce que peut être, contre le diable, son exorcisme.


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      La place du démon est dans l'oeuvre de Dostoïevski si centrale, si essentielle que, pour ne pas donner à cette étude des dimensions démesurées, je me bornerai à l'examen rapide de quelques oeuvres maîtresses. Et d'abord Crime et Châtiment. On sait comment l'étudiant Rodion Romanovitch Raskolnikov décide d'assassiner d'assassiner une vieille usurière; moins pour sortir de la misère, car il y avait d'autres moyens, que pour se démontrer à lui-même qu'il est capable de vivre suivant sa propre loi. Si tel est le cas, le monde lui appartient; et voici déjà l'une des trois tentations qu'évoquera plus tard la Légende du Grand Inquisiteur. Dès lors que le crime est accompli; crime qui, du reste, n'a pas été tel que l'imaginait Raskolnikov, puisqu'il a dût tuer, en même temps que l'usurière, la soeur de celle-ci, qui est une âme droite et pure, le démon s'empare du criminel et le hante sous la forme du propriétaire Svidrigaïlov. Svidrigaïlov est essentiellement un homme qui s'ennuie et il fait de mauvais rêves. Celui, par exemple, de cette maison de campagne pleine d'araignées et qui ressemble si curieusement à l'enfer. Or, Svidrigaïlov habite une chambre mitoyenne de celle de Sonia. Il peut entendre, à travers la mince cloison qui les sépare, l'aveu que Raskolnikov fait à Sonia de son crime. Car, si Svidrigaïlov est le démon, Sonia est l'ange. L'un et l'autre installés dans l'âme de Raskolnikov, qui n'a pas plus de secret pour l'un que pour l'autre.

      Ainsi, tout le drame de Crime et Châtiment se ramène à une lutte entre deux mondes: celui d'en haut et celui d'en bas. De même que Raskolnikov a tué deux femmes: l'une mauvaise et l'autre bonne; l'une qui ne songe qu'à la vengeance, et donc on peut croire qu'elle anime l'âme de Svidrigaïlov; l'autre bonne, qui anime l'âme de son amie Sonia, pratique le pardon des injures et prie pour le salut de son assassin; de même l'âme de Raskolnikov est partagée entre le bien et le mal. Sonia ne peut que prier mais si Ralskolnikov ne s'incline pas librement; s'il ne s'humilie pas jusqu'à l'aveu, et l'aveu public de son crime, la prière de l'ange aura été vaine. Sonia l'emporte, à la fin, et c'est pourquoi il lui est donné d'accompagner Raskolnikov sur le lieu du châtiment, qui est en même temps celui de la rédemption, tandis que Svidriagïlov, le démon vaincu, se pend.

      Dans l'Idiot, les choses sont plus subtiles et plus obscures. Aucun personnage n'y est proprement démoniaque, comme le Svidrigaïlov de Crime et Châtiment. Néanmoins le démon a déjà exercé de profonds ravages dans la société à laquelle va se trouver mêlé le prince Muichkine. Et toujours, comme chez Gogol, il s'agit d'un démon particulièrement plat. C'est lui, par exemple, qui bouffonne avec un Ferdistchenko, dont nous retrouvons l'orgueil ridicule et maladif chez un Gania; qui anime la bassesse rampante et visqueuse d'un Lebedev. Mais c'est lui surtout qui s'acharne contre Nastasia Philippovna. Le prince Muichkine va entrer en lice pour lui disputer cette victime de choix. On sait que Nastasia Philippovna est une fille d'une éclatante beauté et que cette beauté physique n'est que le signe d'une admirable intégrité spirituelle. Mais elle a été corrompue dans sa jeunesse par l'homme qui s'était institué son protecteur. Totski est le type même de ces gentilshommes émancipés des années '40, auxquels Dostoïevski fera jouer un si grand rôle dans son oeuvre. Il n'a rien vu de mal, apparemment, dans le fait d'abuser d'une jeune orpheline qu'il avait élevée spécialement pour cela. Mais Nastasia en a reçu une atteinte mortelle. Il suffit au prince pour le sentir de contempler une photographie de la jeune femme: « C'est un visage extraordinaire! Et je suis convaincu que la destinée de cette femme ne doit pas être banale. Sa physionomie est gaie, et cependant elle a dû beaucoup souffrir, n'est-ce pas? On le lit dans son regard et aussi dans ces deux petites protubérances qui forment comme deux points sous les yeux, à la naissance des joues. La figure est fière à l'excès; mais je ne vois pas si elle est bonne ou mauvaise. Puisse-t-elle être bonne: tout serait sauvé! (trad. Al. Mousset).

      Maintenant qu'il a réussi à la meurtrir, le démon se sert de Nastasia comme d'un appât pour faire converger sur elle les désirs du général Epantchine, de Gania et surtout de Rogojine. Celui-ci est, à certains égards, un véritable possédé. C'est par les yeux d'abord que Muichkine ne reconnaît. Voici le premier portrait de Rogojine: « Il était de faible taille et pouvait avoir vingt-sept ans; ses cheveux étaient frisés et presque noirs; ses yeux gris et petits, mais pleins de feu. Son nez était camus, ses pommettes faisaient saillies; sur ses lèvres amincies errait continuellement un sourire impertinent, moqueur et même méchant. Mais son front dégagé et bien modelé corrigeait le manque de noblesse du bas de son visage. Ce qui frappait surtout, c'était la pâleur morbide de ce visage et l'impression d'épuisement qui s'en dégageait, bien que l'homme fût assez solidement bâti; on y discernait aussi quelque chose de passionné, voire de douloureux, qui contrastait avec l'insolence du sourire et la fatuité provocante du regard ». Lorsque, longtemps après, Muichkine, revenant de Moscou à Saint-Pétersbourg, arrive à la gare sans y être attendu par personne, « il crut soudain distinguer dans la foule massée autour des voyageurs une paire d'yeux incandescentes qui le dévisageaient étrangement. Il chercha d'où venait ce regard mais ne distingua plus rien. Peut-être n'était-ce qu'une illusion, mais elle lui laissa une impression désagréable ». Peu après Muichkine va voir Rogojine dans la sombre maison qu'il habite rue des Pois. Et c'est, à la fin de leur conversation, ce petit couteau de jardin, tout neuf, avec lequel Rogjine coupe les pages de L'Histoire de Russie de Soloviov, et dont il se servira plus tard pour égorger Nastasia Philippovna, le soir de leur mariage. Au moment où Rogojine raccompagne le prince, celui-ci s'arrête un instant devant la copie de Hobein représentant le Sauveur après la Descente de la Croix. Rogojine murmure: « Moi, j'aime à contempler ce tableau. - Ce tableau! S'écria le prince sous le coup d'une subite inspiration,... ce tableau! Mais sais-tu qu'en le regardant un croyant peut perdre la foi? - Oui, on perd la foi, acquiesça Rogojine d'une manière inattendue ». Ensuite Rogojine demande au prince de lui donner sa croix; il le fait bénir par sa mère, et voici la fin de cette scène extraordinaire: « Tu vois, dit Rogojine: ma mère ne comprend rien de ce qu'on dit; elle n'a pas saisi le sens de mes paroles et cependant elle t'a béni. Elle a donc agi spontanément... Allons, adieu! Pour toi comme pour moi, il est temps de nous séparer.

      Et il ouvrit la porte de son appartement.

      - Laisse-moi au moins t'embrasser avant que nous nous quittions; quel drôle de corps tu fais! S'écria le prince avec son air de tendre reproche.

      Il voulut le prendre dans ses bras mais l'autre, qui avait déjà levé les seins, les laissa aussitôt retomber. Il ne se décidait pas et ses yeux évitaient le prince. Bref, il répugnait à l'embrasser.

      - N'aie crainte, murmura-t-il d'une voix blanche et avec un étrange sourire; si je t'ai pris ta croix, je ne t'égorgerai tout de même pas pour une montre.

      Mais son visage se transfigura brusquement: une pâleur affreuse l'envahit, ses lèvres frémirent, ses yeux s'allumèrent. Il ouvrit les bras, étreignit avec force le prince contre sa poitrine et dit d'une voix haletante:

      - Prends-la donc, si c'est la volonté du Destin! Elle est à toi! Je te la cède... Souviens-toi de Rogojine!

      Et, s'éloignant du prince sans lui jeter un dernier regard, il rentra à la hâte dans son appartement en refermant bruyamment la porte sur lui ». Cependant, le prince demeure toute la journée hanté par ce regard de Rogojine, qu'il a reconnu au moment de son arrivée à la gare; qu'il a retrouvé rue des Pois et qui semble le poursuivre; ce regard, à plusieurs reprises il le rencontre errant à travers le Pétersbourg estival, jusqu'à ce qu'enfin il découvre Rogojine qui l'attend, dissimulé dans une niche à l'entrée obscure de son hôtel; Rogojine avec dans la main un objet brillant, qui est précisément ce couteau de jardin dont il se servait pour découper l'Histoire de Russie; Rogojine prêt à le tuer. Là-dessus le prince a une attaque d'épilepsie, mal auquel il est sujet, et cette attaque le sauve du coup de poignard. Rogojine s'enfuit comme un fou. Ce n'est pas le prince, mais Nastasia Philippovna qui tombera sous ce couteau.

      Si j'ai tenu à rappeler longuement cet épisode de l'Idiot, c'est parce que l'on y saisit au vif la lutte entre les bons et les mauvais esprits. Rogojine n'est pas totalement mauvais, pas plus que Muichkine n'est entièrement bon. Si, malgré lui, le prince ne prêtait à Rogojine l'intention de le tuer, peut-être cette intention n'existerait-elle pas, en effet. Et quant à Rogojine, il lutte farouchement contre ses propres tentations. Muichkine le reconnaît lui-même, lorsque le cours de ses pensées le ramène à l'étrange réflexion de Rogojine à propos du tableau de Holbein: « Cet homme doit souffrir affreusement. Il prétend « aimer à regarder le tableau de Holbein »: ce n'est pas qu'il aime à le regarder, mais il en ressent le besoin. Rogojine n'est pas seulement une âme passionnées, il a aussi un tempérament de lutteur: il veut à tout prix reconquérir la foi qu'il a perdue. Il en éprouve maintenant la nécessité et il en souffre... Oui, croie à quelque chose! Croire en quelqu'un! » on le voit, le diable est partout ici, et l'on se tromperait étrangement si l'on croyait qu'il est tout absent de l'âme de même de Muichkine.

      Nastasia Philippovna ne les aurait pas si bien ensorcelés l'un et l'autre, si elle n'était elle-même, à sa manière, une possédée. Possédée par sa propre honte, qu'elle ne parvient pas à accepter. Et c'est bien par perversité, comme le remarque Rogojine lui-même, qu'elle se décide à la fin à l'épouser et qu'elle fuit pour cela le prince. Ce n'est pas à ses noces qu'elle court, mais à sa propre mort; à cette mort inéluctable, que Rogojine lui a dès longtemps préparée et qu'elle préfère à la vie même. Une mort qui marquera l'échec définitif de Muichkine et le replongera lui-même dans cette idiotie dont il n'était sorti quelque temps que pour accomplir une tâche qu'il n'a pas été capable de mener à bien. Il convient, du reste, de ne pas oublier que le père de Rogojine était un marchand appartenant à cette secte des Vieux croyants et que Rogojine lui-même aurait été, de l'avis du prince Muichkine et de Nastasia Philippovna, un homme en tout semblable à son père, s'il n'avait rencontré sur sa route cette étrange créature qui ne peut plus que se perdre et perdre les autres. Je laisse de côté l'ensemble des personnages secondaires, qui sont pourtant étroitement rattachés au drame central, et dont quelques-uns sont d'un exceptionnel intérêt dans l'ordre qui nous occupe, en particulier le jeune Hippolyte.

      Mais voici les Possédés, ou plutôt les Démons, s'il faut traduire exactement le titre russe. En tête de son récit Dostoïevski a placé deux épigraphes, l'une de Pouchkine:

Nous nous sommes égarés, qu'allons-nous faire?
Le démon nous traîne à travers champs
Et nous fait tourner en tous sens.

............................................................................

Combien sont-ils, où les pousse-t-on?
Que signifient leurs chants lugubres?
Enterrent-ils un farfadet
Ou marient-ils une sorcière?

      Quant à l'autre, c'est tout simplement le texte de Luc, VIII, 32-37, où est racontée l'aventure des démons qui se précipitent dans un troupeau de porcs et vont se noyer dans le lac.

      Les intentions de l'auteur sont donc ici particulièrement claires. Il est facile de dire aussi que les démons, ce sont les compagnons de Pierre Stepanovitch Verkhovenski. Mais quel est l'homme duquel ils sont sortis pour remplir ces pourceaux? L'hésitation n'est pas possible: il s'agit de Nicolas Vsevolodovitch Stavroguine. Seulement, il n'est pas lui-même délivré pour autant. Parmi ces démons, il est l'archidémon. Immobile et vide, comme l'araignée au centre de sa toile, il anime tous les autres. Quant à lui, le pacte qui l'a lié est antérieur au commencement de l'histoire. Nous n'en saurons quelque chose qu'en écoutant sa confession. Ce qui, pour l'instant, nous intéresse, c'est qu'il a été l'élève de Stepan Trophimovitch et que ce même Stepan Trophimovitch est le propre père de cet horrible et plat Pierre Stepanovitch qui conduit l'affreuse bande pour le compte et sous le regard sans âme de Stavroguine. Nous trouvons ici repris, mais avec plus de profondeur, le thème des Âmes mortes. Il s'agit, ici comme là, du tragique débat qui s'est engagé depuis Pierre le Grand entre la Russie et l'Occident. Stepan Trophimovitch est un « Occidental », pédant, prétentieux, hypocrite et un peu ridicule, quelque chose comme le grand critique Biélinski, qui avait fleuri précisément à la même époque. Il est rempli de nobles idées humanitaires, qu'il a tâché de faire partager à son pupille. Quant à son fils, à la manière de Rousseau, il s'y est peu intéressé. De sa douceur, de son impuissance et de son âme incomprise sont issus les démons furieux qui ravagent la Russie.

      Il ne s'agit pas ici de discuter le bien-fondé de ce point de vue. C'était, en tout cas, celui de Dostoïevski. Les démons nous intéressent davantage parce qu'ils sont authentiques. Au centre de l'oeuvre il y a, je l'ai dit, le personnage fascinant de Stavroguine. Celui-ci n'est pas un médiocre, mais un homme doué, au contraire, des plus grands dons. On ne saurait dire qu'il est hanté, sinon par le néant. C'est la vacuité de cette âme qui attire comme un gouffre et provoque une espèce de vertige. Stravoguine s'ennuie, non pas à la façon de Svidrigaïlov, mais d'un ennui métaphysique. Il cherche la limite de sa force, et toutes les expériences qu'il entreprend lui semblent vaines. Par orgueil, il cherche à s'avilir car il est, pense-t-il, d'une essence telle qu'aucune humiliation ne peut réellement l'atteindre. Toutefois, par moments, il est en proie lui-même à de véritables crises de possession. Tel est le cas, par exemple, lorsqu'il fait faire le tour d'une salle à un Monsieur très respectable en le menant par le bout du nez ou lorsqu'il mort cruellement à l'oreille le gouverneur de la province, sous couleur de lui faire une confidence. Dans ces moments-là, il est très pâle, et les témoins se demandent s'il est bien en possession de lui-même. Mais c'est un point qui ne sera jamais élucidé. En Stavroguine, nous admirons le mystère même du Mal, qui semble aimé et cultivé pour lui-même, avec un parfait désintéressement. On pourrait dire de Stavroguine qu'à la façon de Lucifer, il a fait du Mal une valeur. Toutes les victimes lui sont bonnes; qu'il s'agisse de cette malheureuse fillette qu'il laisse se pendre après l'avoir déshonorée; de Chatov qu'il conduit à la mort après l'avoir séduit et trahi; de la boiteuse Maria Timophéïevna, qu'il a épousée un jour par dérision et qu'il fera assassiner par le bandit Fedka; d'Elisabeth Nikolaïevna, sa fiancée, qui se traîne à ses pieds tandis qu'il contemple l'incendie de la ville; ou même de Dacha. Cette fille dévouée, qui voudrait être son ange gardien, mais qui ne pourra empêcher à la fin qu'il ne se pende sordidement dans un grenier. Stavroguine ne peut pas s'intéresser à ses victimes parce qu'l est incapable d'aimer. L'amour est si bien mort en lui qu'il ne s'aime plus lui-même.

      Je laisse de côté les démons secondaires dont le roman est rempli, même ce démon agité et suffisant qu'est Pierre Stepanovitch et qui semble le meneur de la bande infernale. Il n'est rien d'autre que le reflet de Stavroguine, tandis que la pensée profonde de ce dernier est peut-être celle qu'il a suggérée un jour à l'ingénieur Kirilov, auquel il a persuadé que si l'homme se rendait une bonne fois maître de sa propre mort, il aurait du même coup tué Dieu et se serait substitué à Lui, car il n'existe que deux possibilités: ou bien Dieu se fait homme pour nous sauver, ou bien c'est l'homme qui se fait Dieu et se sauve lui-même. Stavroguine n'ignore pas la vanité de pareilles ambitions. Il croit en Dieu, lui, comme l'archange coupable, et il l'avoue dans sa confession. Mais il s'est posé en face de Dieu, à la manière de l'Adversaire, que le Tout-Puissant peut vaincre, mais non pas réduire.

      Il n'est pas impossible, je le sais bien, de trouver quelque romantisme byronien dans un personnage tel que Stavroguine. Le narrateur lui-même n'est pas sans éprouver en sa présence une espèce de fascination. Marie Timophéïevna a beau le traiter d'Imposteur, elle a subi, elle aussi, son ascendant, et l'une des scènes les plus significatives est sans doute celle où la boiteuse à moitié folle dit à Stavroguine ce qu'il fut, et ce qu'il est. - « Tu lui ressembles, tu lui ressembles beaucoup. Peut-être es-tu son parent. Ah, les gens rusés!... Seulement le mien est un faucon radieux et un prince, toi tu n'es qu'une chouette et un petit boutiquier. S'il lui plaît, le mien se prosternera devant Dieu; s'il lui déplaît, il ne le fera pas. Et toi, Chatouchka (mon chéri, mon bon, mon gentil Chatouchka) t'a souffleté en plein visage. Lebiadkine me l'a raconté. De quoi avais-tu peur quand tu es entré? Qu'est-ce qui t'a effrayé? Quand j'ai vu ton vulgaire visage, quand je suis tombée et que tu m'as relevée, c'était comme si un ver eût rampé dans mon coeur. Ce n'est pas lui, pensais-je, non, ce n'est pas lui. Mon faucon n'aurait jamais eu honte de moi devant une jeune mondaine. Oh! Mon Dieu... la pensée qui m'a rendue heureuse pendant ces cinq ans, c'est que mon faucon vit là-bas, au-delà des montagnes où il plane et contemple le soleil. Dis, imposteur, t'a-t-on chèrement payé? Est-ce pour la forte somme que tu as consenti? Moi, je ne t'aurais pas donné un sou... Ha, ha, ha... » (Traduction Jean Chuzeville). Et à la fin, comme il fuit sous les injures, elle lui crie: « Grichka Otrepiev, a-na-thème ». Du reste, il suffit de prendre garde aux titres que Dostoïevski a donné à certains chapitres qui, tous, se rapportent à Stavroguine, pour saisir son intention. Ici, c'est « le prince Harry », c'est-à-dire cet orgueilleux Henri V d'Angleterre, l'homme de Falstaff et celui d'Azincourt; là, « les Péchés d'autrui », que Stavroguine fait payer par l'innocent Chatov; ou bien « le Serpent subtil », celui de la Genèse, évidemment; ou encore « le Tsarévitch Ivan ». Ce mélange de grandeur et d'imposture, cette entrevision de l'archange derrière l'archidémon, cette chouette sinistre qui remplace le faucon dans le soleil, tout cela caractérise assez bien Stavroguine, personnage unique, qu'il fallait placer au centre de cette étude comme une sorte de modèle, qui ne sera pas plus dépassé dans l'ordre de la grandeur que dans celui de l'ignominie. Peut-être pourtant est-il trop grand pour être véritable, pour n'être pas quelque peu théorique.

      Nous revenons sur terre avec l'Adolescent, avec le personnage partagé de Versilov, sur lequel il faudrait insister longuement. Mais j'ai hâté d'en arriver aux Frères Karamazov, où Dostoïevski a versé tout ce qu'il savait de ce monde-ci et de l'autre. C'est la famille Karamazov entière qui est, en effet tout ensemble angélique et démoniaque. Le père, Fiodor Pavlovitch, gentilhomme russe par la naissance et parasite, bouffon de profession, appartient à la catégorie de Svidrigaïlov. Il s'encanaille avec une apparente gaieté, mais il arrive aussi qu'il ait le vin triste et qu'il s'enquière auprès de son fils Ivan pour savoir si vraiment Dieu n'existe pas. Il est vaguement teinté d'idées occidentales, juste ce qu'il en faut pour tourner en dérision les vieilles moeurs et les moines. Il est possédé par le démon de la sensualité, qui est le démon propre de Karamazov. De sa première femme, qui lui a donné Dmitri, je ne dirai rien, non plus que de Dmitri lui-même, chez qui le démon de la sensualité à dû lutter contre une nature foncièrement bonne et généreuse qui, à la fin, prendra le dessus.

      Par contre la seconde femme de Fiodor Pavlovitch était une sainte et une victime; elle opposait sa pureté à la sensualité de son mari; sa spiritualité à sa matérialité. Elle se vengeait de ses sévices en priant devant les saintes images. Elle lui a donné deux fils, Ivan et Aliocha. Chez l'un aussi bien que chez l'autre subsiste quelque chose de la nature angélique de leur mère. Mais Ivan à étudié à l'Université; il y a été mordu par le démon de la connaissance; il a conçu, en même temps que de l'orgueil, une haine profonde et un parfait mépris pour son père. C'est lui qui sera son véritable meurtrier. Or, quelque indigne que soit ce père, il ne peut qu'il ne conserve, comme malgré lui, les caractères sacrés de la paternité. La main froidement portée sur le père est le geste diabolique par excellence. Ivan ne l'osera pas, mais il y poussera l'infâme Smerdiakov, qui est le quatrième des frères Karamazov. Fils d'une misérable idiote, que Fiodor Pavlovitch a violée par bravade et par un raffinement inouï de sensualité, Smerdiakov est doublement humilié par sa naissance et il cherche une revanche. On n'insistera jamais trop sur la place centrale qu'occupe l'humiliation dans l'oeuvre de Dostoïevski. Si l'humilité accepte son humiliation, il peut s'élever très haut dans la sainteté; mais si elle ne provoque chez lui qu'une réaction d'orgueil blessé, alors il est perdu. Souvenons-nous de Nastasia Philippovna. Smerdiakov n'est pas moins orgueilleux qu'Ivan et encore plus humilié que lui. Dès lors, les deux hommes peuvent s'entendre à demi-mots et l'un exécuter ce que l'autre à conçu. Aliocha, au contraire, bien qu'il n'échappe pas entièrement au démon de la sensualité, qui est celui de tous les Karamazov, a reçu néanmoins de sa mère une nature presque entièrement angélique, comme l'a très bien montré Romano Guardini. Il devait jouer dans le roman, si celui-ci avait été achevé, le rôle d'un Muichkine, mais d'un Muichkine qui aurait réussi et qui serait devenu le régénérateur de la Russie. On voit que le dessein des Frères Karamasov n'était pas tellement éloigné de celui des Âmes mortes, qui ne fut pas non plus terminé. Et l'on voir aussi que l'oeuvre tout entier de Dostoïevski n'est pas autre chose qu'un combat des anges et des démons, et un combat bien souvent douteux, comme dit Milton.

      Ce ne sont point là, d'ailleurs, les seuls personnages diaboliques de cette dernière oeuvre, et il faudrait, par exemple, faire une place à la jeune Lisa, qui tente Aliocha et à l'affreux séminariste qui la moque. Mais le personnage qui doit, à coup sûr, davantage retenir notre attention, c'est Ivan. Il a un sentiment aigu du mal qui règne sur la terre, et c'est en lu demandant l'explication de ce mal, en particulier de la souffrance des innocents qu'il tâche un jour d'ébranler la foi d'Aliocha. Mais prenons garde qu'il a dit, un peu auparavant: « Je dois t'avouer une chose, je n'ai jamais pu comprendre comment on peut aimer son prochain. C'est précisément, à mon idée, le prochain qu'on ne peut aimer; du moins ne peut-on l'aimer qu'à distance... Il faut qu'un homme soit caché pour qu'on puisse l'aimer; dès qu'il montre son visage, l'amour disparaît » (Traduction Henri Mongault). Nous retrouvons donc chez lui l'absence d'amour qui caractérise Stavroguine. Mais c'est un Stavroguine plus jeune et singulièrement plus humain. Alors que le premier déclarait froidement à Chatov que, quoi qu'il fît, il ne pouvait l'aimer; au contraire Ivan a toutes les peines du monde à ne pas aimer Aliocha et il aime, quoi qu'il en ait, Catherine Ivanovna qui fut la fiancée de Dmitri.

      C'est parce que l'âme d'Ivan, bien que corrompue par l'orgueil, est encore fraîche, qu'il ne peut supporter la pensée d'être le meurtrier de son père et que cette idée lui donne l'accès de fièvre chaude au cours de laquelle il a un entretien avec le diable en personne. Voici la seule fois où Dostoïevski ait mis le Malin directement en scène, et l'analyse de ce dialogue pourra servir de conclusion à cette trop brève étude, car le diable d'Ivan Karamazov est fort proche de celui de Gogol. Voici d'abord sa description physique: « C'était un monsieur, ou plutôt une sorte de gentleman russe, qui frisait la cinquantaine (en français dans le texte), grisonnant un peu, les cheveux longs et épais, la barbe en pointe. Il portait un veston marron, de chez le bon faiseur, mais déjà élimé, datant de trois ans environ et complètement démodé. Le linge, son long foulard, tout rappelait le gentleman chic; mais le linge, à le regarder de près, était douteux, et le foulard fort usé. Son pantalon à carreaux lui allait bien, mais il était trop clair et trop juste, comme on n'en porte plus maintenant; de même son chapeau, qui était en feutre blanc malgré la saison. Bref, l'air comme il faut et en même temps gêné. Le gentleman devait être un de ces propriétaires fonciers qui florissaient au temps du servage; il avait vécu dans le monde, mais peu à peu, appauvri par les dissipations de la jeunesse et la récente abolition du servage, il était devenu une sorte de parasite de bonne compagnie, reçu chez ses anciennes connaissances à cause de son caractère accommodant et à titre d'homme comme il faut, qu'on peut admettre à sa table en toute occasion, à une place modeste toutefois. Ces parasites, au caractère facile, sachant conter, faire une partie de cartes, détestant les commissione dont on les charge, sont ordinairement veufs ou vieux garçons; parfois ils ont des enfants, toujours élevés au loin, chez quelque tante dont le gentleman ne parle presque jamais en bonne compagnie, comme s'il rougissait d'une telle parenté. Il finit par se déshabituer de ses enfants, qui lui écrivent de loin en loin, pour sa fête ou à Noël, des lettres de félicitations auxquelles il répond parfois. La physionomie de cet hôte inattendu était plutôt affable que débonnaire, prête aux amabilités suivant les circonstances. Il n'avait pas de montre, mais portait un lorgnon en écaille, fixé à un ruban noir. Le médius de la main droite s'ornait d'une bague en or massif avec une opale bon marché. Ivan Fiodorovitch gardait le silence, résolu à ne pas entamer la conversation. Le visiteur attendait, comme un parasite qui, venant à l'heure du thé tenir compagnie au maître de la maison, le trouve absorbé dans ses réflexions et garde le silence, prêt toutefois à un aimable entretien, pourvu que le maître l'engage. » Comment n'évoquerait-on pas, en présence de cette description, un personnage tel que Versilov, par exemple? Il n'y a plus rien, chez le diable d'Ivan, de cette hauteur que nous remarquions chez un Stavroguine. Il avoue lui-même, avec une parfaite ingénuité, que, s'il est un ange déchu, il l'a complètement oublié et n'a plus désormais qu'une ambition modeste: celle de passer pour un homme comme il faut. Il n'aime pas le fantastique et il ne tient pas exagérément à ce que l'on croie à son existence. Il se plaint de rhumatismes qu'il a contractés dans les espaces intersidéraux où, comme on le sait, il fait très froid. Comme Ivan s'étonne de li voir une infirmité tellement humaine, le diable répond: « Si je m'incarne, il faut en subir les conséquences. Satanas sum et nihil humani a me alienum puto ». Le diable bavarde ensuite longuement, se faisant insulter par Ivan, qui a la sensation d'être victime d'une simple hallucination, mais qui se laisse pourtant prendre au jeu. C'est que, bien sûr, le démon est aussi Ivan lui-même. Ses idées progressistes et libérales sont celles d'Ivan. Son système de bonheur futur pour l'humanité, c'est celui du Grand Inquisiteur, ou encore de Chigalev dans les Démons. Écoutez-le:

      « Une fois que l'humanité entière professa l'athéisme (et je crois que cette époque, à l'instar des époques géologiques, arrivera à son heure), alors, d'elle-même, sans anthropophagie, l'ancienne conception du monde disparaîtra, et surtout l'ancienne morale. Les hommes s'uniront pour retirer de la vie toutes les jouissances possibles, mais dans ce monde seulement. L'esprit humain s'élèvera jusqu'à un orgueil titanique, et ce sera l'humanité déifiée. Triomphant sans cesse et sans limites de la nature par la science et l'énergie, l'homme par cela même éprouvera constamment une joie si intense qu'elle remplacera pour lui les espérances des joies célestes. Chacun saura qu'il est mortel, sans espoir de résurrection, et se résignera à la mort avec une fierté tranquille, comme un dieu. Par fierté, il s'abstiendra de murmurer contre la brièveté de la vie et il aimera ses frères d'un amour désintéressé. L'amour ne procurera que des jouissances brèves, mais le sentiment même de sa brièveté en renforcera l'intensité autant que jadis elle se disséminait dans les espérances d'un amour éternel, outre-tombe... »

      C'est le retour de l'âge d'or, dont rêve aussi Versilov. Ce sont surtout les ultimes conséquences de ce libéralisme des années '40, que Dostoïevski ne s'est jamais lassé de vitupérer. Le diable de Gogol, et même celui de Dostoïevski, ne dédaignent pas d'être plats. A plusieurs reprises, celui-ci répète à Ivan: « N'exige pas de moi « le grand et le beau ». Il se traite même de Khlestakov vieilli, et ici la référence à Gogol est directe. Néanmoins, c'est toujours le Tentateur de la Genèse, qui promet à l'homme: Et eritis sicut dei. La gloire de Dostoïevski est non seulement d'avoir éclairé ces troubles profondeurs, mais d'avoir montré que le déroulement d'une certaine histoire n'a pas d'autre terme que la disparition même de l'humanité sur cette terre. Le diable est plus actuel que jamais, et je ne ferai pas au lecteur l'injure de souligner les analogies qu'à tout instant nous suggèrent les grands écrivains russes du dernier siècle. Ils ont diagnostiqué dans leur pays un mal qui ne lui était pas particulier, mais qui pourtant y recevait une virulence singulière. Peut-être parce qu'il appartenait à la Russie, entre toutes les nations, de détenir à la fois le secret de la maladie et son remède. Ce remède qui est l'amour, celui qu'Aliocha témoigne, et fait témoigner par ses jeunes amis, au pauvre Ilioucha: « Est-ce vrai, demande Kolia, le jour de l'enterrement de l'enfant, ce que dit la religion, que nous ressusciterons d'entre les morts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous et Ilioucha? - Certes, nous ressusciterons, nous nous reverrons, nous nous raconterons joyeusement tout ce qui s'est passé, répondit Aliocha. »


Jacques MADAULE.      


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La part du diable dans la littérature contemporaine


      Depuis qu'il ne se manifeste plus sous des apparences corporelles, avec cornes et odeur de souffre, le Malin n'a jamais régné en maître aussi incontesté. C'est ce qu'a très bien montré Denis de Rougemont dans son remarquable essai sur La Part du Diable; c'est ce que dit aussi Bernanos dans Monsieur Ouine, par la bouche du curé de Fenouille, lorsque celui-ci explique au matérialiste Docteur Malépine que le crime et la folie sont seulement des formes aberrantes et monstrueuses qu'est obligée de revêtir pour se manifester une surnature à laquelle personne ne croit plus. « La plus belle ruse du Diable est de nous persuader qu'il n'existe pas » disait Baudelaire, qui s'y connaissait en satanisme. C'est cette vérité que reprend Rougemont « Le premier tour du Diable est son incognito », résumant en une brève formule les pages apocryphes des Faux-Monnayeurs (Publiés à l afin du Journal des Faux-Monnayeurs, p. 141,142.), intitulés Identification du Démon où Gide montre qu'on ne sert jamais si bien Satan qu'en l'ignorant. On peut aller plus loin, et dire que la majeure partie de la littérature contemporaine est tout entière orientée vers ce refus de reconnaître au Diable une existence quelconque, que par là même elle témoigne pour lui et s'y assujettit; ce « faux-témoignage » pouvant être (assez facilement) mis en évidence grâce à une sorte de psychanalyse qui ramène à la lumière ce qui était dissimulé, et sache convertir l'implicite en explicite, le négatif en positif. Ce n'est pas d'ailleurs nécessairement appliqué aux oeuvres les plus expressément athées que cette analyse révélatrice ou démasquante se montrera la plus fructueuse: nous verrons en effet que cet être tout de néant a besoin de l'homme pour se produire; il ne subsiste qu'aux dépens des vraies réalités spirituelles qui l'engraissent de leur positivité, si bien qu'il n'apparaît guère que là où persiste encore un minimum de foi en son contraire, une once de croyance en un univers surnaturel qu'il détournera de sa fin véritable et subvertira, « séduira » pour le faire servir à ses propres desseins:

Sitôt pétris, sitôt soufflés,
Maître serpent les a sifflés,
Les beaux enfants que Vous creâtes!
(VALÉRY, Ébauches d'un Serpent).

Dit le poète; et de même Bernanos « sa haine s'est réservé les saints » (Dans Sous le Soleil de Satan.). Certes, il faut se garder d'oublier que son nom est LÉGION; mais il sera sans doute plus fortement présent, plus facile à déceler en tous cas dans des oeuvres ambiguës ou divisées comme celle de Valéry, de Gide, voire de Proust que chez des écrivains qui comme Sartre ont délibérément exclu de leur vision du monde tout élément d'une transcendance qui n'aurait pas l'homme pour origine (Il y aurait d'ailleurs, si paradoxal que cela puisse sembler, une certaine analogie entre les démarches métaphysiques initiales de Sartre et celles de Valéry (pour autant qu'on puisse comparer avec l'auteur d'un système aussi fortement charpenté que L'Être et le Néant un écrivain qui a mis toute sa coquetterie à dissimuler l'involontaire cohérence de sa pensée). Certaines formules échappées à la plume de Valéry pourraient sans dommage être reprise par Sartre: ainsi « L'homme pense, donc je suis, dit l'Univers » (Moralités, p. 97) évoque à la fois la théorie exposée au début de L'Être et le Néant, où l'homme est celui par qui le Néant vient au monde jusque là enlisé dans la plénitude satisfaite de l'en-soi, et la rectification apportée dans le dernier essai de Situations I à la doctrine cartésienne de la liberté, qui « récupère » au profit de l'homme cette liberté créatrice que Descartes avait eu pour seul tort d'aliéner en l'hypostasiant en Dieu. Le « Parfois je pense, et parfois je suis » de Choses Tues (p. 146) implique déjà le dualisme irréductible entre la connaissance et l'être qui sera une des pièces maîtresses de la philosophie sartrienne. Enfin est parallèle la « ligne de faîte » que suit la dialectique chez les deux penseurs et qui, partie d'un farouche athéisme initial, posé en postulat, se continue par une affirmation de la préexistence du Néant par rapport à l'être, pour aboutir finalement à une subversion des valeurs qui prend chez Valéry le masque de la traduction du positif en négatif, chez Sartre s'exprime par la critique de la notion d'objectivité et amène finalement les diverses ambiguïtés de sa position à l'égard de la subversivité des valeurs.) ou bien dans des livres qui, comme le dernier roman de Julien Green, Si j'étais vous, le mettent trop expressément en scène et presque en cause.


      Un scrupule s'impose en outre en ce sujet plus encore qu'en tout autre: la simple honnêteté exige que la réflexion (si exigeante, si critique qu'elle puisse devenir par la suite) commence par accepter intégralement l'oeuvre littéraire et la considère comme apportant avec elle des propres canons. On devra respecter la règle de ce jeu si particulier qu'elle propose, et ne la juger qu'en restant à l'intérieur d'elle; méthode moins paradoxale qu'il ne semble, car de même que des êtres à trois dimensions peuvent se connaître comme vivant dans un univers non-euclidien, les lacunes même d'une oeuvre, les « blancs » restés à l'intérieur d'elle révéleront ces aspects du monde situés hors d'elle qu'elle ignore ou qu'elle nie. Lorsqu'il s'agit d'un être paradoxal comme Satan, qui ne désire rien tant que passer inaperçu mais qui d'autre part a besoin de la complicité, de concours de l'homme pour se montrer pleinement et s'incarner, ce respect de la lettre pourra éviter au critique de l'introduire là où peut-être il n'était pas avant qu'on n'y ait pensé. Nous nous en tiendrons donc aux écrivains qui l'ont expressément nommé.



I. - Les poëtes et le « parti du Diable ».


      Le problème du Mal n'est jamais chez Valéry abordé expressément, posé de front: pourtant, sous une forme détournée, presque travestie, il hante comme un remords cette oeuvre tout entière inspirée par l'horreur de n'être pas unique. Cette horreur est le seul ressort, ou psychologique ou métaphysique, que le père de Monsieur Teste semble être capable de concevoir: c'est par là qu'il explique à Stendhal, dans l'étude que Variété II lui consacre, ou Sémiramis que le « mélodrame » dont Honegger écrivit la musique nous montre tuant son amant pour n'avoir point d'égal ni de semblable (Variété III, p. 138.); le Narcisse en est l'hypostase, et c'est elle encore qui sert de principe, dans Le Cimetière Marin ou L'Ébauche d'un Serpent, à la création divine et à ses diverses anomalies. Elle inspire aussi, au cours d'une méditation sur Léonard (Variété III, p. 148-50) cette définition du Philosophe, dont le moins qu'on puisse penser est qu'elle est singulière: « Notre Philosophe ne peut se résoudre à ne pas absorber dans sa lumière propre toutes ces réalités qu'il voudrait bien assimiler à la sienne ou réduire en possibilités qui lui appartiennent. Il veut comprendre; il veut les comprendre dans toute la force du mot »... et encore « En vérité, l'existence des autres est toujours inquiétante pour le splendide égotisme d'un penseur »... Partout Valéry découvre hors de lui le monstre qu'il porte en soi: dévoré de l'envie secrète d'être Dieu, il ne peut souffrir que quelque culte actuel de l'originalité à tout prix, l'idolâtrie qui le fait préférer à la Beauté, la Nouveauté, la substituation moderne des valeurs temporelles d'agitation aux anciens idéaux qui étaient sinon éternels du moins stables. (Il y a parfois chez lui comme un Benda qui s'ignore). Mais il parle de cette idolâtrie avec une secrète complicité; et toute une part de son style, singulièrement ses tics, s'expliquerait mal sinon par ce frénétique désir d'étonner à tout prix, qu'il sait si bien détecter chez autrui et jusque chez Pascal: c'est avec une sympathie profonde, involontaire, dont l'accent ne trompe pas, qu'ils parlent de ceux qui avant tout aiment être médusés. Sans doute il n'a pas tort de dénoncer l' « homme de lettres » chez l'auteur des Pensées; mais lui-même, qu'est-il d'autre? Et est-il vraiment en droit de reprocher à Pascal d'avoir volontairement forcé son désespoir pour en exagérer l'expression afin d'en tirer des effets littérairement plus émouvants, lui qui pour une raison de majeure euphorie invertit complètement le sens d'un vers (Ainsi, dans la seconde strophe de Palmes, là où on lisait d'abord:

« Admire comme elle vibre
Et comme une lente fibre
Qui divise le moment
Départage avec mystère
L'attirance de la terre
Et le poids du firmament! »
Il écrira ensuite « Départage sans mystère », ce qui donne à la strophe un sens exactement contraire.) et affirme (sans preuves) que Racine n'eût pas hésité, à l'occasion, à en faire autant pour le caractère même de Phèdre? Il a poursuivi de ses sarcasmes la Philosophie (aux applaudissements de cette partie la plus basse de la foule: ceux qui éternellement sont las d'entendre Aristide appelé le Juste), mais en l'ayant préalablement (et peut-être involontairement) caricaturée: parce qu'il semble incapable d'en concevoir l'exercice en dehors d'un certain orgueil de l'homophilosophicus qui se croit supérieur à l'artiste, lorsqu'il daigne appliquer aux arts son esprit (« Ce qui sépare le plus manifestement l'esthétique philosophique de la réflexion de l'artiste, c'est qu'elle procède d'une pensée qui se croit étrangère aux arts et qui se sent d'une autre essence qu'une pensée de poète ou de musicien - en quoi je dirai tout à l'heure qu'elle se méconnaît. Les oeuvres des arts lui sont des accidents, des cas particuliers, des effets d'une sensibilité active et industrieuse qui tend aveuglément vers un principe dont elle, Philosophie, doit posséder la vision ou la notion immédiate et pure. Cette activité ne lui semble pas nécessaire, puisque son objet suprême doit appartenir immédiatement à la pensée philosophique... » (Léonard et les Philosophes, in Variété III, p. 156-57.).), et qui ressemble beaucoup plus à Edmond Teste que (par exemple) qui ne se puisse retourner contre lui: c'est qu'il est incapable de voir ou de comprendre les autres autrement qu'en les recréant à sa propre image. Dans ses railleries comme dans le culte qu'il voue à Mallarmé, à Léonard, il n'atteint jamais que lui. Sa solitude est intellectuellement celle même de Narcisse.

      Il applique ce traitement à Dieu lui-même. On connaît la boutade d'Alfred Savoir: « Dieu, dit-on, a créé l'homme à son image. L'homme le lui a bien rendu ». Dans les poèmes cosmogoniques de Charmes, on pourrait dire sans exagération que Dieu est conçu à l'image de Monsieur Teste, c'est-à-dire comme un Valéry un peu supérieur parce qu'hyperbolique. L'horreur de n'être pas unique (numériquement ou qualitativement) mène tout droit à la jalousie envers Dieu (si l'on croit en Lui), qui est l'essence proprement luciférienne: c'est pourquoi Valéry sait si bien faire parler le serpent; lui poète parle en son nom, comme il l'a fait pour Narcisse ou pour la Jeune Parque, c'est-à-dire au nom des êtres auxquels il peut s'identifier. Il ne nous donnera pas plus le monologue de Dieu (Hugo, par exemple, n'aurait pas hésité, ou Péguy, ou Claudel) qu'il ne nous donne celui d'Edmond Teste, que nous apercevons seulement à travers sa femme, son ami ou son Log-book, au lieu de la voir disant je, face à face et dans toute sa gloire.

      Il est remarquable que dans L'Ébauche d'un Serpent, la Chute soit confondue avec la Création (Par exemple:
« Cieux, son erreur! Temps, sa ruine!
Et l'abîme animal, béant!...
Quelle chute dans l'origine
Étincelle au lieu de néant!... )
,
la responsabilité entière de l'existence du monde se trouvant ainsi rejetée sur Dieu. L'homme est donc absous. Aussi ne s'étonnera-t-on point de voir que, dans cette cosmogonie, Adam ne figure pas: simple pion sur l'échiquier métaphysique d'une partie qui se joue sans lui, entre Ève et le Serpent. Le Serpent est le premier résultat de cette faute de Dieu, et comme sa matérialisation, puisqu'elle est dans son essence, vanité, et que lui-même n'est rien d'autre que cette complaisance (
« Qui que tu sois, ne suis-je point
Cette complaisance qui poind
Dans ton âme, lorsqu'elle s'aime?
Je suis au fond de sa faveur
Cette inimitable saveur
Que tu ne trouves qu'à toi-même!
)

qu'à pour elle-même toute créature, cette délectation de soi dont le désir d'être unique est l'envers négatif. Incarnation de la Faute, il aura pour mission de la prolonger indéfiniment, comme en un point d'orgue: il est l'Autre que Dieu a créé, celui qui perpétuellement empêche le monde et l'homme de retourner au Néant originel, de s'abîmer dans la mollesse et la facilité. Le Calomniateur tentera Ève en lui présentant comme Éternité véritable une suite indéfinie de délices temporelles, qui en est en réalité la caricature et la négation (
« Que si ta bouche fait un rêve,
Cette soif qui songe à la sève,
Ce délice à demi-futur,
C'est l'éternité fondante, Ève!
 »)
.
Comme son complice (ou son masque) le Soleil qui au début du même poème dorait le Néant de ses splendeurs trompeuses et gardait

« Les cours de connaître
Que l'univers n'est qu'un défaut
Dans la pureté du Non-être! »

à la faveur de la « diminution divine » qui fut à l'origine , il essaiera d'éterniser le monde des apparences en empêchant l'homme de le connaître tel. C'est Dieu (et non pas lui) certes, qui a choisi qu'il y ait quelque chose plutôt que rien. Dieu n'a pas eu la sagesse de Monsieur Teste qui est de préférer être plutôt qu'apparaître; mi-vanité, mi-ennui, il n'a pas su se refuser le plaisir de créer, et ainsi il a suscité Satan à partir de Néant: l'être qui va profiter de cette défaillance unique pour la répéter indéfiniment, tel un écho, et la perpétuer jusqu'à la fin des temps.

      Que Valéry ait vraiment adhéré à cette cosmogonie, on n'en saurait douter; elle symbolise étroitement avec d'autres parties essentielles de son oeuvre (singulièrement avec les méditations sur Léonard, Mallarmé et tout ce qui concerne Monsieur Teste), et Le Cimetière Marin nous présente les mêmes thèmes, cette fois du point de vue de l'homme: là c'est celui-ci et non plus le Serpent (mais toujours le personnage qui parle et dit « je ») qui se sent comme le résultat de la Faute, la faille au coeur de l'univers, le défaut de son grand diamant, le ver rongeur dont la présence inquiète empêche le monde de s'abîmer derechef dans l'immobilité éléatique d'un Être en tout semblable au Néant. (Jusqu'à l'Être exaltant l'étrange Toute-Puissance du Néant!)

      On ne saurait dire que ces idées soient absolument inédites (La « diminution divine » par exemple correspond exactement au « retrait » des Cabbalistes, et la conception de l'Être initial et parfait d'avant la chute est toute parm énidienne. Et c'est une des hérésies les plus anciennes et les plus tenues que la théorie qui relie à l'homme toute responsabilité dans le Mal pour la rejeter sur Dieu. L'apport propre de Valéry serait plutôt d'avoir uni ces doctrines de provenance » si diverses; au reste il ne s'agit point ici de l'apprécier en tant que philosophe, ce qui serait excès d'honneur ou indignité, mais de considérer certains symptômes, après tout curieux, qu'offre son oeuvre.); elle n'en présentent pas moins certains traits fort remarquables, si on les dépouille des prestiges poétiques. D'abord leur caractère extraordinairement anthropomorphique (au moins singulier chez un écrivain qui n'a cessé de dénoncer chez les autres cette prétention extravagante de l'homme à vouloir tout ramener à lui, et juger toutes choses d'après ses médiocres besoins ou facultés) - qui fait que le ressort métaphysique de la Création est supposé être la vanité ou l'ennui, et que le point d'orgue satanique qui prolonge la Faute est identifié à la délectation de soi - tous mobiles purement psychologiques. Ensuite la subversion des valeurs assez étrange dont elles témoignent, qui semble par ailleurs un trait fort général de l'art de Valéry; celui-ci, très souvent et par un parti-pris devenu quasi mécanique, « peint en noir » tout ce qui serait normalement « blanc » et inversement: le Soleil qui semble nous éclairer nous masque en réalité les choses et devient le suprême fauteur d'illusions; l'apparence sensible dissimule l'essence au lieu de la révéler. « Ce que je vois m'aveugle, ce que j'entends m'assourdit » dira M. Teste en son Log-book; les choses sont puissantes sur nous non par leur présence mais par leur manque « l'homme a inventé le pouvoir des choses absentes, par quoi il s'est rendu puissant et misérable » (Moralités, p. 141.); nous existons non point par ce qui nous est effectivement advenu, mais par ce qu'au contraire nous n'avons pas eu « Nous-mêmes consistons précisément dans le refus ou le regret de ce qui est, dans une certaine distance qui nous sépare et nous distingue de l'instant. Notre vie n'est pas tant l'ensemble des choses qui nous advinrent ou que nous fîmes (qui serait une vie étrangère, énumérable, descriptive, finie) que celle des choses qui nous ont échappé ou qui nous ont déçu » (ibid., p. 20-21.).

      Bref ce n'est pas l'Être qui est premier, comme le sens commun le croit naïvement, mais bien le Néant. Il ne s'agit d'ailleurs nullement d'apprécier la justesse ou la vérité de ces propositions (qui toutes enferment évidemment une part de vérité, sont justes au moins en un sens, dont certaines sont même des lieux communs de l'opinion ou de la philosophie), mais de voir qu'elles procèdent d'une même « rhétorique de la perversité », derrière laquelle (malgré le refus obstiné chez Valéry de toute systématisation) on voit se profiler une commune métaphysique, dualiste certes et même manichéenne, qui n'est sans doute pas outre mesure différente de celle des Précieux de tous les temps. On pourrait l'appeler métaphysique de l'indifférence des contraires, et la résumer dans la phrase célèbre ou Héraclite affirme l'identité des deux Voies: celle qui mène vers le haut, et celle qui mène vers le bas: *** (texte en grec) épigraphe d'ailleurs de ce premier des Quatre Quatuors ou Éliot confondra la fin et le commencement.

      La rhétorique perverse de Valéry, qui peint la lumière avec de l'ombre et fait de l'humaine conscience une « absence divine », n'est pas sans nombreux analogues - ne fût-ce que chez ces poètes « baroques et précieux », derniers surgeons de la Renaissance que Thierry Maulnier et Dominique Aury nous ont récemment remis sous les yeux par leur anthropologie (Poètes baroques et précieux du XVIIè siècles (Éditions Jacques Petit, Angers).). Quand le Contemplateur de Saint-Amand

... écoute à demi-transporté
Le bruit des ailes du Silence
Qui plane dans l'obscurité

nous ne sommes pas très loin de la flèche de Zénon « qui vibre, vole et qui ne vole pas! » ni du « tumulte au silence pareil », ou de Narcisse aux sens aigus qui « entend l'herbe des nuits croître dans l'ombre sainte ».

      On connaît la phrase célèbre de William Blake, dont Gide a tant usé (et peut-être abusé): « La raison pour laquelle Milton écrivait dans la gêne lorsqu'il peignit Dieu et les anges, la raison pour laquelle il écrivit dans la liberté lorsqu'il peignait les démons et l'enfer, c'est qu'il était un vrai poète, et du parti du diable, sans le savoir ». La raison apparaît alors, qui fait que les « vrais » poètes sont tous, plus ou moins, « précieux »: si l'on nomme précieuse toute rhétorique qui s'efforce de résorber en l'exprimant l'ambiguïté foncière de l'univers - grâce par exemple à ce qu'on appelle communément métaphore, aux concetti des renaissants, élisabéthains, marinistes ou gongoristes, voire aux calembours à la manière de Quenau, de Joyce ou d'Héaclite - et si d'autre part on voit dans le Diable avant tout le Calomniateur, qui nous persuade (à tort) de l'indifférence des contraires, de la noirceur du blanc et de la douceur de l'amertume, on comprendra que les poètes soient, au besoin à leur insu et comme malgré eux, par une nécessité quasi professionnelle du « parti du diable », et qu'ils adorent, comme Jodelle, la double (voir triple) Hécate qui luit au firmament et préside aux enfers. Rien d'étrange à ce que ce soit un monde à rebours, un « négatif » de l'existence réelle, qu'ils nous présentent en leurs vers. La fin dernière de la poésie sera de nous proposer le mirage d'un monde enfin réduit à l'unité, et ce grâce à tous les « moyens du bord », de la métaphore au tour de passe-passe, dût-on être acculé (comme Héraclide) à proclamer désespérément et (en apparence) contrairement au sens commun l'identité des contraires, l'équivalence de la vie et de la mort, ou, comme Paul-Ambroise, à affirmer (entre autres choses) dans un sursaut héroïque
« Que l'univers n'est qu'un défaut
Dans la pureté du Non-Être. »

      Le premier tour du Diable est sans doute de nous persuader qu'il n'existe pas, mais le second est sans conteste de nous convaincre que rien n'existe du tout, et que par suite nous pourrions tout aussi bien considérer comme lanternes les vessies, que le noir n'est pas si noir, ni le blanc si blanc...


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II. - Les apories de Satan


      Un poète se meut dans l'univers de la Parole; quelqu'expérience humaine qu'il essaie d'intégrer dans ses vers, c'est le Verbe qui aura toujours le « dernier mot » et le conduira où il veut. C'est au reste la thèse qu'a toujours défendu Valéry, poussant jusqu'à ses conséquences dernières la théorie de Mallarmé sur le poème fait non d'idées mais de mots. Et la fin de La Pythie nous le dit assez clairement nous montrant le langage lui-même, ce dieu anonyme dans la chair égaré, parlant par la bouche de la Sybille et de la manière la plus impersonnelle qui soit:

« Voici parler une Sagesse
Et sonner cette auguste Voix
Qui se connaît quand elle sonne
N'être plus la voix de personne
Tant que des ondes et des bois! »

      L'art où Valéry s'est montré suprême n'est sans doute pas indifférent à ce manichéisme logique qui finit par être sien. Il n'est pas très surprenant qu'une métaphysique issue d'une rhétorique et sans doute tout entière commandée par elle l'ait entraîné dans des difficultés théologiques graves qu'il n'était nullement préparé à résoudre. Il peut être dangereux de considérer la « profondeur » comme un effet littéraire semblable à tous les autres (« La profondeur littéraire est le fruit d'un procédé spécial. C'est un effet comme un autre obtenu par un procédé comme un autre » (Rhumbs).) et évoquer le Malin (fût-ce dans un poème) est toujours une action imprudente pour qui ne s'est pas préalablement (comme le faisaient les magiciens du Moyen Age) purifié par la macération et la prière et fortifié en invoquant l'aide de la Sainte Trinité pour les opérations qu'il va accomplir. Mieux vaut peut-être ne pas parler du Diable si l'on n'y croit qu'à demi... (Au reste, le châtiment de Valéry semble avoir été exactement proportionné à sa faute...)

      C'est chez un romancier, plus maître (malgré les apparences) de son art et moins exposé aux entraînements du langage et de la rhétorique, qu'il faudra chercher à l'époque moderne de la théologie satanique à la fois la plus orthodoxe et la plus convaincante. Chacun pense aussitôt à l'auteur du Soleil de Satan. De ce livre, son premier roman, jusqu'au récent Monsieur Ouine (si injustement méconnu et incompris par la critique même bien pensante) Bernanos développe un ensemble de vues sur le Diable qui vont sans cesse s'approfondissant et s'affermissant par l'expulsion graduelle des germes de manichéisme qui pouvaient s'y trouver au début. Il est significatif en outre que ces vues n'aient trouvé à s'exprimer nulle part mieux que dans un roman (et non, par exemple, dans un essai abstrait et systématique), qu'elles paraissent avec plus d'éclat dans les actes et les pensées des personnages que dans leurs discours, souvent énigmatiques, et que le roman où elles ont le plus de justesse et de vérité soit celui qui est apparu, à première lecture, comme le plus obscur et le plus déconcertant.

      L'homme ne peut guère nier que le Mal n'existe, aussi bien en lui que hors de lui. Rire du Diable comme d'une invention de bonnes femmes, ou bien le considérer, ce que font les rationalistes, comme une « hypothèse gratuite », n'y voir qu'un nom commode et simplificateur pour certains phénomènes auxquels on pourrait peut-être trouver des explications rationnelles, c'est précisément entrer dans son jeu, faire exactement ce qu'il désire, ce qu'il attend de nous. « Satan ou l'hypothèse gratuite, dit Gide, ce doit être son pseudonyme préféré ». Mais d'autre part le reconnaître tout-puissant est une nouvelle façon de céder à la tentation, et risque de nous amener ou bien au désespoir en nous faisant succomber d'avance à la tentation, presque abstraite encore, comme une armée démobilisée qui se rend sans combattre - ou bien à un manichéisme radical dont nous verrons tout à l'heure les conséquences assez cachées mais d'autant plus funestes - ou finalement à un satanisme parfois tout extérieur comme celui qui s'exprime dans certains poèmes de Baudelaire ou dans le Là-bas de Huysmans (mais ici non plus il ne faudrait pas trop se presser de rire, car si conventionnel et mélodramatique qu'il soit, l'appareil des messes noires et des litanies à rebours est le masque d'une rébellion profonde) souvent plus secret, soit qu'il soit abstrait (il y aurait de cette attitude chez Valéry) soit qu'il soit inconscient.

      Il est fait très précisément allusion à Satan (sans, il est vrai, que son nom soit prononcé) dans la dernière demande du Pater, que le catéchisme du Concile de Trente commente ainsi: « Saint Basile le Grand, saint Jean Chrysostome et saint Augustin nous disent que le Mal dont il est question dans cette demande, serait particulièrement le démon », et précise que le démon est ainsi appelé parce que « sans agression de notre part, il nous fait une guerre sans relâche et nous poursuit d'une haine mortelle » ce qui explique qu'il nous faille demander à Dieu son aide pour nous défendre contre lui. Ce que confirme le texte fameux de l'Épître de saint Pierre: « Sobrii estote et vigilate, quia adversarius vester diabolus tamquam leo rugiens circuit, quaerens quem devoret ».

      En ce qui concerne le diable, une certain latitude est donc laissée à la théologie, laquelle s'échelonne entre une position augustinienne, qui accorde au Mal autant de réalité qu'il est possible sans tomber dans l'hérésie manichéenne, et une position thomiste, plus nuancée, plus subtile aussi, qui lui reconnaît de belles qualités de nature. Un romancier comme Graham Greene, dont l'oeuvre est dominée et quasi obsédée par le sens du Mal, qui nous présente des personnages qui sont comme le Raven de Tueur à Gages l'incarnation visible de la haine, comme Pinkie dans le Rocher de Brighton celle de l'orgueil, a une théologie augustinienne. Il est heureusement trop bon romancier pour aller jusqu'au jansénisme; je veux dire par là très précisément que ne jugeant en aucune façon ses personnages il ne se permettrait aucunement de se prononcer sur leur damnation ou leur salut (comme le fait trop souvent Mauriac pour les siens) ni sur leur degré de sainteté. Mais en réfléchissant sur ses héros, auxquels il a toujours su garder une absolue liberté si forte que soit leur prédestination au crime (Raven retranché par son bec-de-lièvre de la communion des hommes, sous ses formes les plus banales; Pinkie durci dans son orgueil et sa solitude par son enfance miséreuse et les complexes sexuels qu'elle lui a laissés) on mesure combien l'augustinisme est une position dangereuse et l'on se dit que l'évêque d'Ypres n'avait pas absolument trot d'intituler son livre l'Augustinus. La question de savoir si les cinq propositions étaient effectivement dans Jansénius a fait assez couler d'encre pour qu'on ne l'embrouille pas encore en insinuant que peut-être elles étaient déjà dans saint Augustin!

      On mesurera le progrès (spirituel, autant qu'esthétique) accompli par Bernanos entre Sous le Soleil de Satan et Monsieur Ouine en remarquant que dans ce dernier livre le Diable n'a plus besoin, pour être présent, d'apparaître en personne comme lorsqu'au revers d'un fossé, il se manifestait au curé de Lumbres sous les espèces d'un charretier flamand un peu pris de boisson. Progrès artistique, certes, car il n'y a plus dans le dernier livre de Bernanos l'élément toujours choquant, discordant qu'apporte dans un roman l'intrusion expresse du surnaturel: les rapports que soutient Monsieur Ouine avec Satan nous sont présentés d'une manière indirecte, entièrement objective, implicite, qui en sauvegarde toute l'ambiguïté. Il serait aussi téméraire d'identifier au Malin l'ancien professeur de langues que de prétendre, sur la foi d'un ou deux détails (une photo jaunie, un même rythme de la respiration) qu'il est le père depuis longtemps disparu de ce jeune Philippe qu'il chérit d'une tendresse parfois bien équivoque; ou d'affirmer avec certitude (malgré les indices accumulés à plaisir par l'auteur) qu'il est l'auteur du crime qui déchaînera le Mal sur la paroisse morte de Fenouille. Satan n'est pas plus Monsieur Ouine qu'il n'est la jument fantastique de Jambe-de-Laine, ou Jambe-de-Laine elle-même, ou le maire Arsène et pourquoi pas la nurse de Philippe, ou le Docteur Malépine, ou le vieux Devandhomme, ou ce village entier, où au lendemain de la mort du vacher, le mal bourdonne « comme une ruche en avril »? il est en eux tous, et plus encore il est dans les abîmes qui béent entre eux tous, dans l'absence de communion qu'il y a entre eux, qui se traduit psychologiquement par leur solitude à tous, leurs incompréhensions mutuelles et que reflète dans la structure du livre le morcellement des différents épisodes, leur discontinuité, les lacunes qui demeurent entre eux, l'obscurité qu'ils gardent si on les considère isolément, chacun d'eux étant jalousement refermé sur soi-même comme une énigme, comme une conscience butée dans son refus de communiquer parce qu'elle se sait habitée par le Mal.

      Il est significatif que souvent l'une des scènes de Monsieur Ouine, à son tour opaque, enferme la clé d'une autre scène qui a eu lieu souvent cent pages plus tôt (Je citerai entre autres la scène où Philippe apprend de sa nurse que, quatre vingt pages plus haut, le vieil Anthelme à son lit de mort ne délirait pas lorsqu'il lui a dit que son père à lui Philippe n'était pas mort comme il le croyait, mais seulement disparu et amnésique.); et que les détails d'abord déconcertants s'éclairent si on les rapporte à l'ensemble, même du simple point de vue de l'intrigue (J'ai tenté cette exégèse dans une chronique consacrée tout entière à Monsieur Ouine (Poésie 47, n° 33). Je me permets d'y renvoyer le lecteur, ne voulant pas, en la reproduisant ici, alourdir un développement qui se fait déjà touffu.) et plus encore bien entendu en référence à la signification du roman, - comme si Bernanos avait voulu que les épisodes de son livre n'aient pas de sens en dehors d'une communion et d'une réversibilité, analogues et allégories de la communion et de la réversibilité qui fondent l'Église. Alain dit quelque part qu'on ne peut jamais prouver qu'ils ont tort à ceux qui ne partagent point notre admiration pour une oeuvre, mais bien souvent leur montrer qu'ils ont mal lu- ou point du tout. J'ajouterai que peut-être on peut leur éclairer quelque passage sublime passé inaperçu simplement en le leur signalant, bref en lisant avec eux et comme par-dessus leur épaule.

      Je ne sais si on a assez remarqué la scène vraiment extraordinaire où Monsieur Ouine tente - il n'y a pas d'autre mot - le curé de Fenouille, sous couleur de lui extorquer quelques paquets de lettres anonymes que l'autre lui donne bien volontiers et dont on ne voit pas trop à quoi elles lui peuvent servir. Tout dans cette scène est chargé de sens, mais si discret, si balbutiant quant aux paroles du curé, si hermétique pour celle de Monsieur Ouine, qu'on risque de n'y point prêter attention.

      La seule façon dont cet amateur d'âmes, ce fin connaisseur qu'est Monsieur Ouine puisse avoir prise sur l'humble, sur le timide curé de campagne, c'est en l'effrayant par la spectacle du Mal et la pensée de sa propre solitude, en lui exagérant la grandeur du péché, bref en le faisant croire trop fortement à la réalité de Satan, de manière à le désespérer en lui montrant sa tâche, comme d'avance impossible. « Le malheur des hommes... dit-il, leur malheur... j'y ai cru aussi. Hélas! Monsieur, la pitié ne saurait pas plus travailler là-dedans qu'un chirurgien dans une nappe de pus. A la première égratignure... (Il lui prit délicatement la main dans la sienne) - A la première égratignure de cette main compatissante, je crains bien que toute cette saleté ne vous remonte jusqu'au coeur... Oh! Oh! La sympathie, la compassion, souffrir avec. Pourrir avec, plutôt. D'ailleurs vous ne seriez pas le dernier... - De quelle égratignure voulez-vous parler? demanda le curé de Fenouille. Car la déception... - Hé! Ce n'est pas de déception qu'il s'agit, protesta Ouine d'une voix rêveuse. Que vous importe d'être déçu? Vous ne serez pas déçu, mais dissous, dévoré! Mon Dieu, que vos maîtres aient pris tant de peine pour vous mettre en garde contre le plaisir et vous laissent ainsi sans défense contre... contre... quelle absurdité prodigieuse! - Je ne crains pas le péché, balbutie le pauvre prêtre - excusez-moi, mais je ne puis traduire ceci en langage profane. - Justement, justement, c'est justement ce que je veux dire, remarqua Monsieur Ouine en souriant... » Il est difficile de dire avec plus de délicatesse, mais aussi plus de précision que le seul péril qui puisse encore menacer un être aussi pur que le curé de Fenouille, inaccessible à la concupiscence comme à la curiosité ou à l'orgueil intellectuels (car il est trop simple de coeur) c'est ce que Bernanos appelle dans Sous le Soleil la « Tentation du Désespoir », épreuve assez ambiguë d'ailleurs, et que le curé de Lumbres connaît précisément à la suite de sa rencontre nocturne avec Satan. La haine de celui-ci s'est réservé les saints; mais elle ne peut guère avoir de prise sur eux qu'en les acculant au dialogue (c'est Monsieur Ouine qui cherche le curé, et entame conversation avec lui), pour les obliger à reconnaître au Mal plus de réalité qu'il n'en a. Ce dont le curé de Fenouille se défend en refusant le débat dans les termes où l'a posé sont interlocuteur. « Je ne crains pas le péché » - le péché, et non Satan - affirme-t-il (en balbutiant, certes, mais comme une profession de foi) - c'est-à-dire: « Je ne crains que ce qu'il est tout de même au pouvoir de l'homme d'éviter », et non pas un adversaire extérieur et irrésistible. - On remarquera également que, à la fin de la scène il suffit pour que Ouine s'enfuie, brusquement et sans raison apparente, que le curé, protégé heureusement par son innocence, ait prononcé ces paroles qu'équivalent presque (la dernière surtout) à un exorcisme: « Mais oui, monsieur, je prends mon parti de la farouche bêtise des hommes. Je ne me révolte pas contre le mal. Dieu ne s'est pas révolté contre lui, monsieur, il l'assume. Je ne maudis pas même le diable... » Et en même temps il ouvre les deux bras, en réalité par découragement et désespoir de se faire comprendre: Monsieur Ouine n'a que le choix entre s'y jeter (et être racheté), ou disparaître. Ce qu'il fait, au grand étonnement du curé, qui ne s'est douté de rien, non sans tirer de son carquois une dernière flèche, qui elle aussi manque son but, mais qui au moins couvre sa retraite et lui permet de se retirer avec dignité et sans défaite apparente (sinon l'aveu de la sienne propre). « La dernière disgrâce de l'homme, fit-il, est que le mal lui-même l'ennuie. » (Car on remarquera aussi que pour Monsieur Ouine comme pour Edmond Teste (« Ce n'est pas vivre, dit M. Teste, que de vivre sans objections. » Voir aussi le passage si plein d'amertume du Log-Book: « Dégoûté d'avoir raison, de faire ce qui réussit, de l'efficacité des procédés, essayer autre chose ».) le mal suprême, auquel rien ne résiste et qu'on trouve au bout de tous les avenues, c'est l'ennui: « D'autant qu'il n'y a pas de malheur des hommes; M. l'abbé, il y a l'ennui. Personne n'a jamais partagé l'ennui de l'homme et néanmoins gardé son âme... » Mais il faut convenir que le mot a dans la bouche de Ouine, et dans ce contexte, une tout autre résonance que sous la plume de Valéry).

      Tout cela est énigme, si l'on veut, mais seulement si l'on n'y prête pas le genre d'attention qu'il faut. Et si Bernanos n'a pas rendu plus explicite sa pensée, ce n'est nullement (comme trop souvent Valéry) par coquetterie, mais pour lui conserver l'indispensable ambiguïté sans laquelle elle serait inexacte. Ce serait fausser métaphysiquement les choses par exemple, que de dire brutalement que la nurse de Philippe est lesbienne: car le mal qui est en elle ce n'est pas d'aimer les femmes ni de commettre avec elles le péché de chair; on l'exprimerait déjà plus exactement en disant que son péché est de haïr les hommes, pour en avoir été trop meurtrie; plus profondément encore qu'elle est une créature de haine et d'égoïsme, prête à tout pour défendre l'univers douillet qu'elle s'est créé et que menace l'existence de Philippe etc... En réalité on ne peut définir le Mal (même celui d'une créature particulière) ni l'enfermer dans une formule. De même la faute de Monsieur Ouine n'est pas dans l'anomalie sexuelle; rien ne vient d'ailleurs indiquer avec certitude avec certitude qu'il ait jamais pratiqué son vice, ni avec Philippe ni avec le petit vacher ni même avec qui que ce soit; et s'il a causé la mort de Monsieur Anthelme ce n'est sûrement pas en l'assassinant; le principe de sa corruption gît infiniment au-delà d'actes précis, particuliers, descriptibles ou nommables. Les scènes cruciales, où se déroulent les événements objectifs, sont aussi soigneusement dérobées à notre connaissance chez Bernanos que chez Faulkner, avec autant de légitimité et pour des raisons qui finalement ne sont pas tellement différentes. Chez les deux auteurs on nous les cache parce qu'elles n'ont pas d'importance en elles-mêmes, et pour éviter qu'elles ne viennent détourner notre attention de l'essentiel. Chez Faulkner c'est pendant le temps qu'ils se déroulent, tant qu'ils sont au présent que les événements n'ont pas d'intérêt; ils n'acquièrent leur poids, leur intérêt, leur signification qu'une fois mis au passé, vus et appréhendés comme passés. Bernanos les escamote parce que les faits matériels, meurtre ou sodomie, ne sont rien en eux-mêmes: ce qui compte c'est ce qu'il y a derrière, la source maléfique dont ils émanent et que le récit direct nous dissimulerait plutôt qu'il ne le révélerait. Peu importe que Ouine enivre Philippe parce que c'est un corrupteur de petits garçons et qu'il espère plus ou moins confusément l'avoir de sa merci pendant son sommeil, ni même qu'il y réussisse: le Mal c'est qu'il ait en face de l'enfance et de sa pureté cette avidité, cette « énorme convoitise » dont l'existence est par elle-même une souillure.

      Si miraculeux est le tact d'une infaillibilité somnanbulique avec lequel Bernanos présente ses personnages, (moins par un art réfléchi que grâce à une sûreté presque inconsciente de vision, comparable à la fermeté admirable avec laquelle le curé de Fenouille repousse l'attaque du Malin sans paraître sans être aperçu), que l'on hésite à commenter davantage: on est tenté de renvoyer le lecteur sans plus à la méditation de ses romans. Il faut pourtant tenter d'exposer un peu plus abstraitement qu'il ne l'a fait ce que son oeuvre nous apprend sur Satan.

      Lorsqu'on lit pour la première fois Monsieur Ouine, on est frappé de voir le livre s'adonner autour de deux thèmes, dont l'interdépendance n'apparaît pas d'abord: le « portrait de Monsieur Ouine » et le thème de la « paroisse morte ». En face du château de Néréis où l'ancien professeur de langues vivantes règne en maître humble, il y a le village de Fenouille dont Dieu semble s'être totalement retiré et où seul le curé continue de monter la garde, vainement, semble-t-il. En réalité les deux thèmes n'en font qu'un, métaphysiquement et littérairement, et leur union profonde est indispensable à l'économie du roman. Car Monsieur Ouine, l'être absolument négatif, que nous ne voyons jamais directement mais seulement par les yeux des autrs ou à travers ses propos, lesquels le dérobent plus sûrement que ne ferait le silence, pourrait ne pas révéler toute sa nocivité si Bernanos n'avait campé en face de lui le village maudit où le Mal éclate de la façon la plus objective, comme répondant au mal intangible, invisible que Ouine porte en lui. Et le meurtre du petit vacher, à la fois point de départ de l'intrigue romanesque et signal donné à l'épiphaneia de Satan dans le monde des hommes, est le lien, mystique plus que causal, entre les deux mondes, le Château et le Village, Monsieur Ouine et Fenouille; par lui se rejoignent le Mal comme puissance et négativité pure et le Mal en acte. Le spectacle du village, où tout est étalé au grand jour nous éclaire la nature profonde de Ouine comme n'aurait pu le faire une analyse psychologique, impuissante par définition à saisir le rien.

      Cette unité secrète du livre, unité de reflet, de symétrie plus encore que de convergence (Fenouille étant comme le miroir d'où surgit le vrai visage de Monsieur Ouine), Bernanos n'avait pas réussi à la donner à ses romans précédents, qui nous offrent d'une part des personnages qui incarnent le Mal mais demeurent presque toujours caricaturaux (le peu convaincant Antoine de Saint-Marin dans Sous le Soleil de Satan, le médiocre Pernichon de l'Imposture, le psychanalyste de la Joie, même l'abbé Cénabre lorsqu'il est vue du dehors) et d'autre part le Diable en personne qui vient se surajouter à eux, comme si l'auteur se rendait obscurément compte qu'il n'a pas réussi à l'incarner avec assez de force dans les créatures qu'il sait mauvaises, et qu'il lui faut recourir au surnaturel pour communiquer au lecteur sa vision avec la même intensité qu'elle a pour lui. Avec Monsieur Ouine les deux éléments sont enfin fondus, et nous avons avec le héros éponyme du roman un être concret, vivant, réel, qui est en même temps le Mal. Aussi le roman est-il porté tout entier par un rythme unique, qui diffère profondément des alternances violentes, des brusques ruptures, des embardées de Sous le Soleil de Satan: un coup de rame d'un côté (et c'est le prologue, l'histoire de Monchette) un coup de rame de l'autre côté: les débuts du curé de Lumbres; et puis nouvelles séries d'oscillations, de la « tentation du désespoir » au suicide de Mouchette et au quasi-miracle si mystérieux de la fin. Remous véhéments au sein de l'oeuvre même, symptômes d'une théologie qui n'a pas encore trouvé son équilibre et se rattrape à chaque instant sur le point de tomber dans l'abîme manichéen, bien plus que d'une maladresse d'artiste. (Monsieur Ouine non plus n'est pas habile ou « bien composé » A la Recherche du Temps Perdu, Ulysse ou Les Frères Karamazov, oeuvres d'une architecture inédite plus encore que complexe, impossibles à référer à des règles préexistantes et qui apportent avec elles leur canon.)

      On pourrait dire que dans Sous le Soleil Bernanos est tenté (très exactement comme le curé de Fenouille par Monsieur Ouine), que sa tentation passe (avec d'ailleurs toute son ambiguïté intrinsèque, car il n'y cède pas) dans la conscience de son personnage et se reflète dans la texture de son livre, y apparaissant sous la forme de cette tentation spéciale aux artistes qui les incite à faire paraître dans leur oeuvre des éléments surnaturels (à celle-ci il cède, mais on ne peut dire qu'il y succombe, et la victoire comme la défaite restent incertaines: on ne peut dire que le dialogue avec Satan soit une réussite, mais on non pas qu'il soit manqué). Il est tenté, parce que son livre jaillit tout entier d'un sens très fort, dangereusement fort, et presque d'une découverte soudaine de la réalité du Diable, comme être assez fort pour tenir temporairement Dieu en échec, analogue à la brusque illumination que résume en ces termes l'un des personnages: « Longtemps, je n'ai pas compris; je ne voyais que des égarés que Dieu ramasse en passant. Mais il y a quelque chose entre Dieu et l'homme, et non pas un personnage secondaire... Il y a... il y a cet être obscur, incomparablement sublime et tête à qui rien ne saurait être comparé, sinon l'atroce ironie, un cruel rire. A celui-là Dieu s'est livré pour un temps ».

      Mais c'est une illumination de ce genre qui jette le curé de Lumbres, d'abord (presque matériellement) dans les bras de Satan (lors de la scène du colloque), puis le livre à cette mystérieuse tentation du désespoir dont heureusement l'abbé Menou-Segrais vient le tirer. Tentation d'autant plus énigmatique que, si l'on n'a pas prêté attention au titre de cette section du livre (placé par l'auteur sans doute comme un avertissement et presque un garde-fou) on risque fort de se tromper sur la voie que suit l'abbé Donissan. Son entreprise (livrer son âme pour le rachat de toutes les autres) est exactement celle que décrit une parole célèbre attribuée à sainte Thérèse-d'Avila, et l'erreur du lecteur (comme celle du héros) sont presque nécessaires dans ce domaine où l'on est maintenant parvenu, où « il faut monter ou se perdre », et le plus souvent dans l'impossibilité totale de savoir (au moins sur le moment) si on fait l'un ou l'autre. Satan n'a pas de soleil; prince des ténèbres, il les fait régner partout où il s'introduit et jusque dans la conscience des saints. La tentation du curé de Lumbres est l'exemple le plus aigu de cette subversion involontaire, inconsciente des valeurs qu'entraîne le manichéisme, et qui serait symbolisée par le moment où, à la fin de son colloque avec le Diable l'abbé Donissant qui a roulé au bas du talus, ne sait plus où sont le haut ni le bas. Le Mal n'est rien que par notre complicité; y croire c'est déjà le rendre réel, le regarder en face c'est se prêter dangereusement à lui. Sans notre concours il s'évanouit comme un fantôme au chant du coq. Aussi Monsieur Ouine, aux approches de la mort, sent qu'il se dissout et retourne au néant: il redevient ce qu'il est, ce qu'il n'a jamais cessé d'être une fois privé du support charnel qui, (comme le drap dont s'entortillent pour effrayer les humains les fantômes sans corps) lui conférait un semblant d'existence. D'où les étonnantes confidences posthumes qu'il adresse à Philippe, du fond de ce néant où il vient de rentrer et par le secours d'une voix elle aussi redevenue illusoire: « J'ai fait le mal en pensée, jeune homme, je croyais ainsi en exprimer l'essence - oui, j'ai nourri mon âme des vapeurs de l'alambic et elle est devenue enragée à l'heure où je ne puis plus rien pour elle, ni bien ni mal... Oh! Dieu, j'ai cru manier la lime et le burin tandis que je passais sur cette matière un pinceau si tendre qu'il n'aurait pas effacé le pollen d'une fleur... Il n'y a en moi ni bien ni mal, aucune contradiction, la justice ne saurait plus m'atteindre, tel est le véritable sens du mot perdu. Non pas absous ni condamné, oui, perdu, égaré, hors de toute vue, hors de cause... S'il n'y avait rien, je serais quelque chose, bonne ou mauvaise. C'est moi qui ne suis rien... » Inefficace, vaincu, Monsieur Ouine retrouve sa vraie essence, qui est d'un non-être: « Je rentre en moi-même pour toujours, mon enfant ».

      Ainsi le drame que raconte Monsieur Ouine se conclut finalement par quelque chose comme « x = o ». Mais les esprits légers auraient tort d'en conclure que le chemin parcouru par nous sous la conduite de l'auteur l'a été en vain. Monsieur Ouine s'est évanoui en fumée mais le mystère du Mal, dont il n'a été que la temporelle et temporaire incarnation reste entier, dressé devant nous comme la réalité que les structures romanesques du livre n'ont eu d'autre fin que d'ériger et de dévoiler par leur obscurité même.

      On remarquera que le cours même du récit est constitué par une succession d'énigmes, imbriquées les unes dans les autres, par le glissement d'une question à la question suivante, si bien qu'il est impossible à un moment donné d'arrêter la narration pour en dresser la liste exhaustive et prévenir le lecteur, comme le ferait Ellery Queen, comme on doit pouvoir le faire à un instant déterminé dans un roman policier bien construit (ce qui suffirait à montrer, malgré la tentante ingéniosité de rapprochement, à quel point le livre de Bernanos diffère, toto caelo (ou toto inferno) d'un récit de Conan Doyle ou de Dorothy Sayers). On peut essayer, si l'on veut, de griffonner sur un papier, à mesure de la lecture et comme en marge d'elle, quelques-unes des interrogations qu'elle suscite: par exemple: l'histoire que raconte à son lit de mort le vieil Anthelme est-elle vraie? où Monsieur Ouine était-il la nuit du crime? Est-ce à dessein qu'il a enivré Philippe, et si oui, dans quel but? Jambe-de-Laine a-t-elle vraiment voulu tuer Philippe? Et pourquoi? Les Devandomme sont-ils nobles? Et l'histoire du petit marquis à l'habit vert est-elle une erreur, une légende, ou une invention orgueilleuse du vieux Devandomme? Pourquoi la foule lynche-t-elle Jambe-de-Laine, qui n'est évidemment pour rien dans le crime? Quel est le, ou les auteurs des lettres anonymes? Et pourquoi Monsieur Ouine cherche-t-il à les reprendre? Etc... Quelques-unes de ces énigmes reçoivent d'ailleurs, au cours du récit, une solution partielle, qui est généralement psychologique, voire mythique, et ne consiste jamais en l'éclaircissement matériel d'un détail de l'intrigue. La plupart du temps, nous nous en désintéressons, nous cessons d'y penser avant même qu'elles aient été dénouées si elles doivent l'être, ou sans qu'elles l'aient du tout été. Et c'est cela qui est le point capital dans la structure du récit: ce n'est pas chacune d'elle en particulier qui importe, mais bien cet irrésistible glissement qui nous emporte de l'une à l'autre. il faut qu'elles se recouvrent ainsi les unes les autres comme les tuiles d'un toit, comme les vagues de la mer, comme les écailles d'une tortue, afin de protéger un certain mystère essentiel, impossible à formuler (car ce serait le changer en problème, pour reprendre la distinction si juste de Gabriel Marcel), qu'elles ne peuvent manifester que par l'ondulation même de leur mouvement - un mystère qui n'est bien certainement pas de savoir « Qui a tué le petit vacher? Et qu'il s'agit de nous faire pressentir sans pour cela le proposer à notre connaissance et à notre curiosité.

      La mesure de la supériorité, même artistique ou technique, de Monsieur Ouine par rapports aux romans précédents de Bernanos est ainsi donnée par le respect extrême avec lequel nous est présenté ce qui fait le sujet profond de l'oeuvre. Monsieur Ouine nous présente unis ce que les autres livres nous offraient divisés: les divers éléments composants du Mal, d'une part des personnages mauvais, certes, mais si caricaturaux qu'ils ne provoqueraient pas vraiment en nous l'horreur qu'il eût fallu, de l'autre le Malin en personne, dont l'action ne s'insérait pas avec assez d'évidence dans la trame du récit. Dans le dernier roman de Bernanos, au contraire, le héros éponyme est vraiment l'incarnation du Mal; mais c'est en même temps un être concret, vivant, un personnage comme les autres, - comme nous. La seule créature du livre qui puisse être dite (et encore avec réserves) un tant soit peu surnaturelle est sans doute la jument fantastique en compagnie de qui Jambe-de-Laine court la campagne; on sait, depuis Macbeth, à quel point les animaux sont pour Satan des émissaires et des complices d'élection (Voir sur ce point le chapitre que G. Wilson Knight consacre dans son livre The Wheel of Eire aux animaux fantastiques de Macbeth comme manifestations de l'Autre Monde et des puissances maléfiques qui l'habitent, « Macbeth et la métaphysique du Mal ».). Bernanos ne peut plus réserver dans son livre une place isolée au Diable parce que ce serait lui attribuer une réalité qu'il ne possède nullement; il ne pourra nous montrer sa présence « ailleurs que partout » c'est-à-dire répandu dans le monde, incrusté au sein même de l'Être sans lequel il ne serait rien. La tentation du manichéisme, sous quelque forme que ce soit, semble définitivement écartée de lui; en même temps le son de son livre se fait plus authentique, plus convaincant.


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III. - De la conduite à tenir avec le Malin - au moins en littérature


      La légende veut que la figure de Monsieur Oui-Non, apôtre de la suspension de jugement et de l'indéfinie disponibilité, ait été inspirée à Bernanos par l'auteur des Nourritures Terrestres et de Corydon. On peut alléguer, pour confirmer la ressemblance, maint détail concret, depuis l'attitude vraiment équivoque de « l'ancien professeur de langues » à l'égard du jeune Philippe jusqu'à la façon flaireuse qu'il a d'écraser au creux de ses paumes les fleurs trop mûres qu'il n'a pas cueillies lui-même, sans oublier même une allusion perfide au père d'Edmond Teste, que la sage-femme déclare à Philippe avoir été, lui, un homme vraiment supérieur! (« N'empêche que vous trouveriez rien qu'à Montreuil des hommes très supérieurs à celui-ci. M. Valéry par exemple, l'ancien receveur général. Votre maître et lui étaient jadis camarades. »)

      C'est là certes une anecdote, mais elle enferme, semble-t-il, de la part de Bernanos une aperception prophétique qui va bien au-delà, non seulement d'une toujours médiocre querelle d'écrivain, mais de ce qu'il a mis expressément dans son livre. Il n'en reste pas moins que Gide, les rares fois où il est fait dans on oeuvre allusion au Malin (Nommément à la fin du Journal des Faux-Monnayeurs et dans Numquid et tu?) laisse échapper des paroles qui décèlent une grande familiarité - un long commerce, serait-on presque tenté de dire. Nous avons déjà parlé du colloque intime avec le Démon qui devait à l'origine former le centre des Faux-Monnayeurs; au cours de l'écriture de l'oeuvre, ce centre s'est trouvé évidé, comme il advient des pommes de Canada que l'on fait cuire, afin de les produire ensuite dans une société polie où elles pourront être absorbées avec décence et sans difficulté. Lafcadio et le Diable, qui devraient être originellement les piliers de soutènement du livre (Journal des Faux-Monnayeurs, p. 39. (Il s'agit des éventuels personnages) « J'en voudrais un (le diable) qui circulerait incognito à travers tous le livre et dont la réalité s'affirmerait d'autant plus qu'on croirait moins en lui. »), s'en sont trouvés graduellement évincés au profit d'Édouard, Bernard, Olivier et tutti; mais ils n'y sont guère moins présents par cette absence même, ou plutôt cette expulsion. J'ai essayé de conjecturer ailleurs les raisons de cet ostracisme (Pour le Malin, dans une étude sur L'Éthique Secrète d'Andée Gide (Poésie 47, n°36). Pour Lafcadio, dans les chapitres que consacre aux Faux-Monnayeurs une Histoire du Roman Français depuis 1918, à paraître prochainement aux Éditions du Seuil.); il reste l'évidente familiarité, expressément (imprudemment presque) avouée: « La grande erreur, c'est de se faire du Diable une figure romantique. C'est pourquoi j'ai mis si longtemps à le reconnaître... Il s'est fait classique avec moi, quand il l'a fallu pour me prendre, et parce qu'il savait qu'un certain équilibre heureux, je ne l'assimilerais pas volontiers au mal... Par la mesure, je croyais maîtriser le mal; et c'est par cette mesure au contraire que le Malin prenait possession de moi... »

      Un proverbe anglais dit: « Quand on déjeune avec le Diable, il faut prendre une longue cuiller » - sans quoi, si l'on ne triche pas quelque peu, on se trouvera dès le départ handicapé, comme l'est chez Dickens le petit David Copperfield lorsqu'il joue avec le garçon d'auberge à qui mangera le plus vite sa part de pudding. Je ne voudrais pas sembler insinuer ici que le garçon d'auberge en question (personnage épisodique, et fort insignifiant par ailleurs) fût un suppôt (voire une incarnation) de Satan. Mais la morale de l'histoire, comme le sens du proverbe semblent dire: Qui veut jouer au plus fin avec Lui est battu d'avance; « prendre une longue cuiller », donc tricher, c'est déjà pactiser avec lui (en lui empruntant ses moyens) donc se rendre à lui, et lui accorder, sur le fond et sur l'ensemble, la victoire qu'on a cru lui arracher (ou plutôt lui dérober) sur le détail et dans la forme. Le seul salut (ou la seule échappatoire) sera donc de refuser tout tête-à-tête, de ne point vouloir engager le combat. (Ne pas l'avoir osé faire est sans doute chez Dostoïevski). La seule parole qu'on puisse impunément lui adresser est le (bien connu) « Vade retro, Satanas » - ou la moins célèbre incantation qu'on se murmure à mi-voix « Omne spiritus laudat Dominum » (qui elle, ne tient aucun compte de l'Adversaire et cherche à vaincre l'Esprit du Mal seulement par son refus de la reconnaître).

      Pas de colloque avec le Diable, donc (même pas dans un roman) et comme par personnes interposées. Lui opposer seulement le refus, les yeux détournés, la simplicité de coeur de l'être qui marmotte obstinément ses patenôtres dans la crainte, s'il lève tant soi peu le regard, de se laisser si peu que ce soit, séduire (« Almost thou persuadeth me » comme il est dit dans la Version Authorisée de la Bible) et réaffirmer de toutes ses forces l'absolue positivité de l'Être.

      Cette attitude serait sans doute à peu près celle de Claudel qui, dans le Soulier de Satin - entre autres - se borne à proclamer le plus haut qu'il peut que « Dieu se plaît à écrire droit par des lignes torves », que « Le pire n'est pas toujours sûr » (c'est-à-dire que ne se damne pas qui veut et que, en cela comme en toutes choses, il ne suffit pas de vouloir pour réussir) ou même, plus explicitement, par la bouche de l'ange gardien de Prouhèze, que « Qui pleinement voit le bien, celui-là seul pleinement comprend ce qu'est le mal. Eux ne savent ce qu'ils font. » ou par celle du jésuite crucifié, frère de Rodrigue, que « C'est le mal seul à dire vrai qui exige un effort, puisqu'il est contre la réalité. » On pourrait donner comme devise d'ensemble à cette oeuvre si profondément catholique, si préoccupée de ne rien exclure, de ne rien laisser hors d'elle qui n'ait été relié à Dieu par les chaînes d'or de la poésie, l'exorcisme que nous citions quelques lignes plus haut « Omne spiritus laudet Dominum. » Ainsi le Malin se trouve comme vaincu d'avance, quoiqu'il puisse tenter, quelqu'éclatant que puisse sembler un moment son triomphe, par la ferveur même de la foi, et la simplicité d'un coeur où le doute ne trouve pas la moindre faille par où s'insinuer.

      C'est qu'on ne peut penser longuement au Diable, et moins encore l'imaginer, sans par là se trouver amené à lui donner involontairement son assentiment, suivant une dialectique que décrit fort bien L'Imitation de Jésus-Christ: « Nom primo occurrit menti simplex cogitatio; deinde fortis imaginatio; postea delectatio, et motus praevus et assensio. » La simple pensée du Mal, une fois présente à l'esprit, envahit bientôt l'imagination; puis l'âme s'étant délectée à cette pensée se met en chemin vers lui et finit par y consentir. Texte dont Charles Du Bos n'a pas tort de rapprocher, à titre de commentaire concret, le terrible passage de Numquid et Tu: « Si du moins je pouvais raconter ce drame, peindre Satan après qu'il a pris possession d'un être, se servant de lui, agissant par lui sur autrui. Cela semble une vaine image. Moi-même je ne comprends cela que depuis peu: on n'est pas seulement prisonnier; le mal actif exige de vous une activité retournée; il faut combattre à contre-sens... » Même s'étant muni d'une longue cuiller, il ne faut pas accepter de déjeuner avec le Diable, car tout ce qu'Il désire c'est qu'on emprunte ses propres armes. Si hostile que semble d'abord un dialogue, duel plus que conversation, l'état de dialogue tend en effet à ruiner la notion même d'adversaire, à transformer celui-ci d'interlocuteur en partenaire (et le duel en un match), puis il en fait un complice et finalement nous transforme en notre ancien ennemi. Il ne faut pas vouloir ruser avec Satan ni « faire le malin » avec le Malin.

      Ce n'est pas là seulement une crainte superstitieuse, les yeux jetés de côté de qui se signe furtivement. Chez ceux qui ont trop voulu regarder le Mal en face, chez un Dostoïevski, chez un Graham Greene (voir chez un Proust ou un Flaubert) il reste comme une brûlure indélébile (dont le vitriol du Gamin de Brighton Rock serait la métaphore et le symbole tangible) comme une plaie inguérissable. Comme l'a dit très bien Maritain « Pour écrire l'oeuvre d'un Proust comme elle demandait à être écrite, il aurait fallu la lumière intérieure d'un saint Augustin » et Flaubert, pour s'être penché avec trop d'audace ou de complaisance sur le gouffre de la Bêtise s'est senti devenir semblable à ses créatures monstrueuses que sont Bouvard et Pécuchet.

      Il y a, à ce vertige invincible du Mal, à cette insurmontable attraction de ce qui semble pourtant n'être Rien, de bonnes raisons, théologiques ou métaphysiques, comme on le voudra. « Penser à Dieu est une action » selon l'admirable mot de Joubert que reprend Charles du Bos; au contraire « penser au démon est une pente - le long de laquelle on dévale » (Dialogue avec André Gide (Corrèa, p. 292).), puisque précisément c'est penser le rien, former en soi une idée qui n'offre aucune résistance à la pensée, ne requiert de nous aucun effort, est donc aux antipodes de cette tension qu'exige la contemplation véritable. Et la conséquence immédiate de cette première concession faite, fût-ce seulement en esprit, au Mal, est une trahison inconsciente, une sorte de « virement de fonds » puisque involontairement, malgré qu'on en ait, automatiquement presque pourrait-on dire, par la seule direction du regard intérieur, on se trouve enrichir l'ombre, des vertus de la lumière, porter au crédit du Néant, ce qui appartient à l'Être seul.

      Cette implicite trahison n'est possible que si le Diable a déjà rencontré en l'âme une secrète connivence. Dans le cas de Gide, la complicité vient évidemment de ce qu'il y a en lui de passif, d'indéfiniment disponible (pour emprunter son vocabulaire), bref de négatif. A maintes reprises il note dans son Journal (tantôt pour s'en plaindre, tantôt pour s'en féliciter) cette espèce de dépossession de soi, ce manque de résistance intérieure qui lui fait sans cesse se ranger (et souvent avec passion) à l'avis de son interlocuteur, voire de son adversaire. Témoin ce passage (entre autres) extrait du Journal des Faux-Monnayeurs: « Il m'est certainement plus aisé de faire parler un personnage que de m'exprimer en mon nom propre; et ceci, d'autant que le personnage créé diffère de moi davantage. Je n'ai rien écrit de meilleur ni avec plus de facilité que les monologues de Lafcadio, ou que le journal d'Alissa. Ce faisant, j'oublie qui je suis, si tant est que je l'aie jamais su. Je deviens l'autre... Pousser l'abnégation jusqu'à l'oubli de soi total... De même dans la vie, c'est la pensée, l'émotion d'autrui qui m'habite; mon coeur ne bat que par sympathie. C'est ce qui me rend toute discussion si difficile. J'abandonne aussitôt mon point de vue. Je me quitte et ainsi soit-il. » (Page 86-87. Cf. le cri de Saül, dans la pièce de ce nom: « J'encourage tout, contre moi-même ». Cf. aussi la phrase de Si le Grain ne meurt: « Certains soirs, en m'abandonnant au sommeil, il me semblait vraiment que je cédais la place » et ce que dit DU BOS (op. cit., note 1 de la page 301) sur la contemplation chez Gide est toujours à ce point passive qu'il faudrait presque dire qu'il « est en proie à la contemplation ».) On voit tous les avantages qu'un artiste peut retirer de cette attitude, qui si l'on s'en tient aux apparences, ressemble assez à la vertu de « negative capability » dont Keats, dans ses Lettres, fait le don suprême de l'artiste. (Mais celle-ci est obtenue au terme d'une véritable ascèse, tandis que Gide lorsqu'il s'abandonne à la passivité ne fait que suivre sa pente naturelle.) Mais le danger en surgit immédiatement, si l'on songe que l'interlocuteur ou l'adversaire peut être le Malin, rôdant tel un lion dévorant autour de cette citadelle que nul ne songe à défendre - bien plus au sein de laquelle il ne reste plus sans doute le moindre défenseur. Il semble que chaque fois que Gide se retrouve en tête à tête avec soi-même, lorsqu'il creuse en lui et s'approfondit dans la solitude, il ne rencontre qu'une sorte de vide intérieur, si toutefois, il est permis de retenir contre lui le terrible aveu d'Édouard dans les Faux-Monnayeurs, dont Du Bos n'a pas tort de souligner la gravité: « Ce n'est que dans la solitude que parfois le substrat m'apparaît et que j'atteins à une certaine continuité foncière, mais alors il me semble que ma vie s'anéantit, s'arrête et que je vais proprement cesse d'être ». Quasi-syncope, arrêt momentané de la pulsation intime, tel est pour lui le résultat de ce que Montaigne nomme la « récollection »: Valéry, on le sait, a blâmé Pascal (avec quelle éloquence!) de n'entendre que silence éternel à la place de l'harmonie des sphères dont la vibration comblait de bonheur les Anciens; Gide rentrant en lui-même n'y trouve que le néant; c'est un amincissement, un amenuisement de l'être que révèle ou détermine en lui la méditation, au lieu du surcroît de richesse qu'on s'attendrait normalement à trouver, dans une vie intérieure généreusement ouverte de toutes parts sur l'univers spirituel. On s'explique alors cette impression de chose tarie que donne si souvent son oeuvre, en dépit de son abondance objective: elle n'offre au regard que le maigre filet d'eau (d'ailleurs intermittent) du torrent méditerranéen au lieu du jaillissement de source sans cesse réalimentée par la réversibilité des mérites qu'aurait pu lui donner la participation à cette communauté des esprits où l'homme n'est jamais vraiment seul, mais encadré, soutenu et comme ravitaillé par tous ceux qui méditent et qui prient en même temps que soi.

      C'est pourquoi il y a de la part de Gide une extrême confusion, (et même une complaisance envers la Tentation), à identifier le Malin le daimôn, platonicien ou goethéen, qui préside à la création artistique, confusion pour laquelle il s'autorise, non sans sophisme, de Blake. Peut-être est-il vrai que pour la plus grande part, les oeuvres humaines majeures sont consacrées à la peinture du péché plutôt qu'à celle de la vertu; mais cela ne tient-il pas simplement à l'infirmité de notre nature, à cette cécité spirituelle qui découle immédiatement du péché originel? Avec plus de hauteur d'âme, Milton aurait peut-être pu décrire le Paradis aussi bien qu'il a fait l'enfer; sur un plan tout profane, alors que la littérature abonde en amants infortunés on y compterait les descriptions de l'amour comblé: même Balzac, qui croyait fermement au mariage et au couple, se trouve avoir représenté, malgré lui, surtout des monstres, et jusque dans sa propre vie. L'exemple éclatant de l'Angelico est d'ailleurs un démenti formel à la thèse (surtout polémique) de Blake que reprend Gide. Au reste la monotonie du Mal est sans doute égale, au moins, à celle du bonheur et la vertu partage avec son contraire ce triste privilège de n'être point variée, tant que Bernanos a pu reprendre le mot de Baudelaire sur « le spectacle ennuyeux de l'éternel péché ».

      L'identification arbitraire du diabolique et du démoniaque est sans doute un nouvel exemple de ces confusions auxquelles on tombe (par négligence de pensée et en cédant à la séduction des paradoxes dont les anges tombés sont grands fabricateurs - voyez Wilde) pour avoir imprudemment lié conversation avec le Calomniateur, habile à repeindre de couleurs brillantes sa noirceur fondamentale et celle de ses créatures. On finit même par aller contre la simple raison: lorsque Du Bos remarque à propos des contresens que fait Dide sur Dostroïevski et ce qu'il y a en lui d' « élément souterrain », que « de ce que le démon est avant tout souterrain, il ne s'ensuit nullement que tout ce qui est souterrain lui appartienne, relève de lui » il ne fait que dénoncer la faute de logique fort banale qui consiste à substituer sans s'en rendre compte à une proposition sa converse ou, au mieux, à croire qu'une proposition implique sa converse. Et l'identification de l'esprit souterrain avec le royaume de Satan est l'analogue exact de l'assimilation romantique des freudiens pour qui le réservoir de forces spirituelles où puise l'artiste pour sa création se confond finalement avec l'inconscient individuel entendu de la façon la plus basse. On sait tous les contresens que ces vues ont donnés, appliqués à l'oeuvre d'art; il est certain en tout cas que le « démon » dont Gide déclare la collaboration indispensable à l'oeuvre d'art ne se confond pas nécessairement avec le Prince des Ténèbres: cette part qui lui est réservée n'est-elle pas celle-là même que le Traité du Narcisse appelait la « part de Dieu », et que penser (pour user de litote) d'un tel « flottement dans la terminologie »?

      Un autre exemple de cette subversion des valeurs, à quoi s'exposent les « manichéens de fait » (entendez par là ceux qui engagent le colloque avec le Démon) serait fourni par le texte célèbre de Si le Grain ne meurt (« Mais j'en vins alors à douter si Dieu même exigeait de telles contraintes; s'il n'étais pas impie de regimber sans cesse, et si ce n'était pas contre Lui, si, dans cette lutte où je me divisait, je devais raisonnablement donner tout à l'autre ». (III, p. 50). - On ne peut s'empêcher de songer à l'abbé Donissan qui, terrassé dans la nuit au pied de son talus, ne sait plus littéralement où sont « le haut » et « le bas » - où le Ciel et où le royaume de Satan.), preuve d'une véritable « inversion spirituelle » autrement grave que celle qui se limiterait au sexe, où, de son propre aveu, Gide cesse de « donner tort à l'autre », si bien que Du Bos n'a sans doute pas tort d'y voir l'équivalent d'un pacte avec le Diable, c'est-à-dire quelque chose - un acte - de bien plus grave que n'importe quel péché particulier.

      Il y a dans ce texte le principe, la permission, d'une subversion générale des valeurs, ressort métaphysique de toute les dialectiques, si fréquentes dans l'oeuvre de Gide et plus encore dans celle de Jouhandeau, où le Bien nous est présenté comme la suprême tentation, donc celle à laquelle il importe par-dessus tout de savoir résister; inversion dont on aperçoit aisément combien plus grave elle est que le satanisme facile qui consistait à vanter la force attirante du Mal et à célébrer des messes noire. « Le mal actif exige de vous une activité retournée; il faut combattre à contresens... » écrivait Gide dans Numquid et Tu? - c'est-à-dire qu'il faut devenir son allié, son serviteur, et calomnier comme lui. Un exemple de ces « calomnies » du Démon serait fourni par cet autre texte de Si le Grain ne meurt, où Gide se réjouit de la parfaite pureté de son amour pour Emmanuelle, cependant que Satan, vraisemblablement, ricane en silence dans un coin: « Aussi bien, je l'ai dit, mon amour demeurait-il quasi mystique; et si le diable me dupait en me faisant considérer comme une injure l'idée de pouvoir y mêler quoi que ce soit de charnel, c'est ce dont je ne pouvais encore me rendre compte, toujours est-il que j'avais pris le parti de dissocier le plaisir de l'amour; et même il me paraissait que ce divorce était souhaitable, que le plaisir était ainsi plus pur, l'amour plus parfait si le coeur et la chair ne s'entr'engageaient point ». On trouverait difficilement plus bel exemple de la dialectique de « calomnie » - ou, ce qui revient ici au même, de ressentiment - qui consiste à ériger en vertus ses faiblesses, en excellences ses limitations. Et devant cette duperie foncière qui réussit à travestir et à fausser même une chose en soi aussi respectable que l'amour-vertu, à faire de la pureté l'imposture suprême, on se prend à soupçonner même ce qui avait pu sembler d'abord chez Gide le plus authentique: à se demander par exemple s'il n'y a pas dans l'attitude de Numquid et Tu? une affreuse, une blasphématoire incarnation à rebours, définie comme l'effort pour engendrer, à partir de normes purement humaines, un homme-Dieu, au lieu d'accepter que ce soit Dieu qui ait envoyé sur terre Son Fils pour nous racheter.

      Ailleurs que chez Gide on trouverait des exemples d'inversion ressortissant à la même dialectique: ainsi on pourrait sans doute y rattacher l'élévation, chez les nazis, des valeurs vitales (que Scheler place au plus bas degré de sa hiérarchie des valeurs morales) au-dessus de toutes les autres; déplacement qui s'accompagne en même temps d'une mutilation de ces valeurs puisque, comme M. Ruyer l'a fort bien démontré dans un récent essai (Deucalion, n°1.), la position privilégiée qui leur est attribuée l'est à un aspect seulement (l'aspect cruel, destructeur et « masculin » - par opposition aux valeurs « féminines » de protection et de fécondité) de ces valeurs, qui se trouvent ainsi « calomniées », défigurées en même temps que subverties.

      L'oeuvre de Jouhandeau offre, mais poussée à bout, de nombreux exemples de la subversion des valeurs que nous avons vue s'esquisser dans Si le Grain ne meurt, au point qu'on a pu parler à son propos d'une véritable « mystique de l'Enfer ». L' « incarnation à rebours » de Numquid et Tu? est remplacée chez lui par un refus pur et simple de l'incarnation, où M. André Rousseau n'a sans doute pas tort de voir une survivance de l'esprit cathare, si bien décrit par Denis de Rougemont. M. Godeau ne peut prendre son parti de l'imperfection humaine: « Il est, dit-il, bien plus extraordinaire que nous qui sommes imparfaits soyons, qu'il ne l'est que Dieu qui est parfait soit » (on admirera dans cette formule la manière dont se trouve retourné l'argument de saint Anselme). Aussi, dans les Chroniques Maritales, le mari d'Élise entreprendrait-il d'apprendre son métier au Père K., lui faisant remarquer que « chaque homme appartient à la fois au Christ et à Lucifer »; pour finir par faire la leçon à Dieu même: « Jésus-Christ doit renoncer à son humanité. Il a le devoir de rompre avec elle » (ce qui montre, entre autres choses, qu'il est toujours dangereux de commencer à faire la leçon à qui que ce soit).

      La mystique jouhandélienne de l'Enfer culminera dans le mariage de M. Godeau avec cette Élise dont la cuisinière, qui a dit d'abord « Madame est une sainte » serait bien près quelques jours après d'affirmer que « Madame est le Démon en personne »; et M. Godeau d'ajouter « C'est presque la même chose ». l'explication qu'il donne de cette union extravagante rappelle singulièrement le piège de même ordre que tend le Malin à Gide dans Si le Grain ne meurt, et montre bien la confusion des valeurs qui résulte inévitablement du manichéisme: « Il y a que je ne savais pas si je luttais contre le Bien ou contre le Mal, contre un Ange ou contre un Démon, mais que j'avais peur de résister à la Grâce, en croyant lui obéir ». Et le texte suivant montre bien (en des termes qui évoquent ce que nous avons dit du péril où son extrême disponibilité plaçait Gide) comment s'est sa croyance même au Diable qui le précipite dans le Mal: « Il y a une place en nous qui ne doit pas demeurer vide. Si elle l'est, on est à la merci du premier venu, le Diable; et certes mieux faut pour nous qu'un tyran ou un épouvantail nous occupent que d'être exposés à cette licence qui est la lus grande misère et le contraire de l'indépendance intérieure. On est moins grand par ce qu'on refuse que par ce qu'on accueille et soumet ».

      Jouhandeau apparaît ainsi comme un exemple typique des inconvénients auxquels expose une excessive familiarité avec le Malin. Sans doute faudrait-il analyser ici (je laisse ce soin à d'autres) le lien si constant à travers l'histoire entre satanisme et pédérastie, de Gilles de Rais à Monsieurs Godeau, en passant par le divin marquis. On ne peut s'empêcher parfois de penser (avec quelque irrévérence, certes) que l'attitude métaphysique de Jouhandeau est assez exactement symbolisée, par celle (toute spatiale) dont il fait la position favorite et semi-ordinaire de Barberine, l'héroïne d'un de ses plus délicieux récits et qui, fille de la très dévote Madame Pô, a pour charme principal et secret de se mettre à tout propos cul par-dessus tête, au point (si forte est l'habitude) de ne pouvoir mourir autrement qu'ainsi inversée: « ... et c'était là si bien son attitude congénitale, celle qui serait la sienne éternellement dans les Enfers qu'au moment même de mourir, dans un dernier accès de fièvre chaude, en présence de M. le Curé et de tout le quartier assemblé pour l'Extrême-Onction, au pied du Crucifix de Porcelaine, elle ne voulut, quoi qu'on eût pu faire d'ailleurs pour l'en empêcher, que mettre son derrière au-dessus de sa tête et ce n'est que dans cette position qu'il lui fut permis de rendre l'âme ». On serait tenté d'ajouter pieusement: « Ainsi périssent tous ceux qui ont, peu ou prou, pactisé avec Satan! »

      Un châtiment plus terrible, quoi que non moins exactement proportionné à la faute, pourrait peut-être leur être réservé. Nous pouvons en former une idée d'après la grande scène des Frères Karamasov, où Dostoïevski nous montre Ivan en tête-à-tête avec le Diable. Romano Guardini, dans son livre sur L'Univers Religieux de Dostoïevski (Éditions du Seuil) a bien su montrer combien cet extraordinaire colloque est préparé et comme provoqué par l'attitude tout entière d'Ivan; telle qu'elle s'exprime en particulier, au début du roman, dans la « légende du Grand Inquisiteur », où se manifeste à plein la même subversion des valeurs que nous avons décelée chez Gide et chez Jouhandeau. Le Christ nous y est en effet montré, coupé de son rapport au monde et au Père qui l'a créé, invitant les hommes à sortir de cet univers de souffrance et de péché au lieu de l'assumer comme il le fait dans son Évangile. Il est fait en somme à l'image d'Ivan lui-même, comme lui révolté contre un Père en qui s'identifient Dieu et le vieux Karamasov. La figure du Grand Inquisiteur est de même commandée par le drame intérieur d'Ivan: c'est pour compenser son infériorité trop réelle par rapport à Fiodor qu'il se projette complaisamment en la personne d'un être rival de Dieu et placé par-delà le bien et le mal. Tout cela « réactions d'Ivan à l'endroit de Dieu et du monde par lui créé; volonté, derrière un complexe d'infériorité, de s'élever à l'amoral surhumain, par-delà le bien et le mal; rapports avec le démoniaque en Lise Khoklatov et Smerdiakov », va culminer dans la scène de l'hallucination où Ivan se trouve face à face avec Satan en personne - à moins qu'il ne s'agisse de son double, donc qu'il ne soit lui-même le Diable. « C'est moi qui parle, et non pas toi! » hurle-t-il.

      Il se trouve alors enfermé dans un terrible dilemme, instance concrète de cette « aporie de Satan » que nous avons essayé de définir dans la seconde partie de cet essai, et dont l'essence est que le Diable est également redoutable que l'on y pense ou non, aussi dangereux si l'on croit en lui ou si l'on est sceptique. En effet, ou bien c'est vraiment le Malin qui est en personne devant Ivan (hypothèse dont le seul énoncé fait se cabrer les chevaux de l'imagination), et comment alors lui résister? Sa présence n'est-elle pas le signe éclatant de la damnation d'Ivan? - Ou bien il n'existe pas hors de la conscience du héros, mais alors il est l'incarnation de la partie malade de son âme « de ses pensées et de ses sentiments, mais les plus vils et les plus sots » dit sa victime. Dans ce cas Ivan est encore plus sûrement damné que dans la première hypothèse, puisqu'il est le diable en personne, le principe même de la damnation, damnant plus encore que damné. Tout l'art de son interlocuteur est d'ailleurs, au cours de l'entretien, de maintenir le dilemme à l'état de dilemme, et de l'empêcher d'être résolu, toute certitude étant finalement moins torturante pour l'âme que l'indécision - de façon sans doute à acculer Ivan à un suicide, qui serait le péché manifeste, irrémédiable: « Les hésitations, l'inquiétude, le conflit de la foi et du doute constituent parfois une telle souffrance pour un homme scrupuleux comme toi, que mieux vaut se pendre, dit il à sa victime... Je te mène entre la foi et l'incrédulité alternativement, non sans but... » Et c'est Aliocha qui seul aura, par une simplicité de coeur qui n'offre pas prise au doute, la grâce de délivrer l'âme de son frère, un peu par le même moyen dont use le curé de Fenouille pour mettre en déroute Monsieur Ouine: en refusant d'engager le colloque. Tout comme avant la scène de l'hallucination il s'était borné à crier à Ivan que l'assassin du père ce n'est pas lui (donc qu'aucune des questions qui le tourmentent ne se pose, qu'il n'est en rien le Grand Inquisiteur titanique qui essaie d'arracher le monde des mains de Dieu) il arrive cette fois en lui annonçant que Smerdiakov s'est pendu, assumant en quelque sorte le péché qu'Ivan n'a pas osé commettre, et le débarrassant de la partie corrompue, satanique de lui-même.

      Gide n'est certes pas (heureusement pour lui) allé aussi loin, au moins dans on oeuvre publiée. Sans doute a-t-il agi prudemment (avec cette prudence « normande » presque excessive qu'il y a chez lui et qui par exemple lui fait prévenir tous les reproches qu'on pourrait lui adresser) (Ainsi il répond d'avance aux objections qu'on pourrait lui faire touchant les Caves du Vatican en les appelant soties, en donnant le nom de récits à La Symphonie Pastorale, à L'Immoraliste, etc..., en présentant Si le Grain ne meurt non comme une autobiographie, mais comme de simples Mémoires, en plaçant à l'intérieur même des Faux-Monnayeurs une réfutation de la plupart des critiques éventuelles. Il y a chez lui quelque chose de presque trop rusé: la ruse n'est-elle pas l'un des attributs traditionnels du Malin?) en mettant le Malin « à la porte », pour ainsi dire, de son roman, en le reléguant dans cette annexe, dans ce plafond obscur qu'est le Journal des Faux-Monnayeurs. C'est que l'art joue chez lui le rôle d'un véritable « garde-fou », d'une chaîne qu'il s'est volontairement donné pour s'empêcher d'aller courir des aventures spirituelles par trop dangereuses, à tout le moins pour limiter les risques de celles qu'il n'a pu malgré tout, s'empêcher de tenter. Sa plasticité, sa « multiformité » est, nous l'avons vu, le principal endroit par où il risquait de donner prise à Satan; or, comme l'a bien noté Du Bos, il a su réagir contre elle en s'en remettant à son oeuvre du soin de maintenir l'unité de son être: « Tout se passe comme si l'art seul assurait à la personne son identité, et comme si Gide lui-même souhaitait, allons loin, voulait qu'il en fût ainsi, comme s'il répugnait à tenir de quoi que ce soit d'autre que de l'art le sentiment de sa propre identité... par un renversement des données habituelles... les constantes ici sont toujours de l'artiste et les inconstantes - si j'ose risquer le vocable - toujours de l'homme ». Ainsi Gide n'a pas eu tort d'écrire: « Le point de vue esthétique est le seul où il faille se placer pour parler de mon oeuvre sainement » (Journal du 25 avril 1918): peut-être sa conscience d'artiste aura-t-elle, en définitive, préservé son âme...

      Il n'en reste pas moins que son oeuvre acquiert, par la manière même dont elle a d'abord accueilli, puis esquivé, la tentation, une valeur exemplaire. Par l'un de ses aspects, qui n'est pas le moins essentiel, la littérature holocauste: entendons par là qu'elle opère chez le lecteur une « purgation » non pas seulement des passions, mais des dangers de tout ordre que peut courir l'âme. Tout se passe comme si l'écrivain consommait en sa personne un certain sacrifice qu'il épargne ainsi à ceux qui le comprendront; comme s'il était tantôt l'ilote ivre dont la vue nous préservera de certains errements; tantôt (pour éviter le pharisaïsme latent dans cette comparaison, d'ailleurs entachée de moralisme, alors que c'est bien plutôt du caractère sacral de l'oeuvre littéraire qu'il est question) le « bouc émissaire » qui prend sur lui le poids de fautes que nous serons par suite dispensés de commettre. Et Du Bos n'a pas tort, lorsqu'il conclut son « dialogue avec André Gide », de nous rappeler la nécessité corrélative qu'il y a pour nous, au lieu de le « juger », de porter notre part de son fardeau, d'assumer même ce qu'il peut y avoir de blasphématoire dans sa pensée comme un péché dont nous aurions fort bien pu nous aussi nous trouver chargés.

      De ces colloques avec le Malin qu'il sait si habilement interrompre au moment propice (protégé sans doute par cette extraordinaire capacité de rebondissement qui le caractérise, et que lui-même appelle sa buoyancy) il faut pourtant retenir un conseil, le même qu'on donne aux petites filles lorsqu'on les laisse aller seules dans une grande ville: se méfier des étrangers (fussent-ils de bonne apparence) qui vous adressent la parole, même si la première question qu'ils vous posent semble une interrogation anodine concernant le chemin à suivre, et refuser obstinément de lier conversation avec eux. La première phrase que Gide prête au Diable est une question, qui force pour ainsi dire à la réponse; c'est par une interrogation aussi que débute La Jeune Parque et l'on sait quel rôle joue cette tournure dans toute la poésie de Valéry. De tout temps les libertins, les esprits forts qui remettent tout « en question » ont été tenus pour les complices les plus sûrs, les plus manifestes de Satan, et Gide remarque que « les grandes tentations que le Malin nous présente sont, selon Dostoïevsky, des tentations intellectuelles, des questions » (Dostoïevsky, p. 230). De même G. Wilson Knight à propos de Macbeth, la pièce shakespearienne la plus profondément hantée par le Mal: « Il n'y a sans doute aucune pièce de Shakespeare où les questions posées soient si fréquentes ». Bref, s'il me fallait le dessiner, je donnerais volontiers au Diable la forme d'un point d'interrogation.

      On comprend par antiphrase la nécessité des affirmations massives, des affirmations massues d'un Claudel: comme s'il s'agissait de calfeutrer en y fourrant tout ce qui vous tombe sous la main de positif ces brèches ouvertes au flanc de la certitude par l'interrogation, par où le Néant s'engouffrerait vite; de réduire l'Adversaire au silence en dressant sur lui pour l'étouffer une architecture absolument pleine, un monument d'Être sans une seule faille. En dépit des admonitions de Rougemont, le mieux pour résister au Malin est peut-être sinon de n'y point penser, du moins de n'avoir pas trop l'air d'y penser, tout en faisant secrètement vigilance. Aussi faut-il sans doute se féliciter, finalement, que Gide ne lui ait pas fait dans son oeuvre une place plus grande, plus explicite, ce qui risquait presque fatalement de l'amener un jour ou l'autre à prononcer le gouailleur et manichéen blasphème du Gamin de Rocher de Brighton « Credo in unum Satanum... » Baudelaire par exemple n'a peut-être pas entièrement évité ce danger: il est certain qu'à partir du moment où il a prononcé la célèbre et révélatrice parole: « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan » tout son satanisme est déjà donné en puissance - ce satanisme dont la forme la plus authentique et en même temps la plus abstraite est sans doute le vertige de l'abîme, l'aimantation invincible vers ce qui n'est pas, la « fascination » (au sens le plus strict du mot) exercée sur lui par le Néant. On comprend que sur ses portraits il ait à ce point l'air d'un mauvais prêtre.

      D'autant que la Foi seule, coupée des deux autres vertus, ne suffit pas à préserver du Malin. Pinkie, le Gamin, pèche même pourrait-on presque dire par excès de foi; non seulement il croit en Dieu « comme les démons y croient » d'après l'Épître de Jacques, c'est-à-dire uniquement par une crainte devant la Puissance et sans amour, mais encore l'excès de sa conviction rejaillit sur Satan et lui prête un surplus de réalité qui n'aurait dû appartenir qu'à Dieu. Tout se passe comme si l'hypertrophie d'une des vertus théologales entraînait l'atrophie complète des autres, surtout de la troisième et précipitait le Gamin, par orgueil et endurcissement du coeur, dans le désespoir. (On pourrait montrer dans le roman (encore inédit) de Graham Greene, The Heart of the Matter, un nouvel exemple de la même dialectique: là le héros se perd par l'excès d'une charité que n'accompagne pas l'espérance. Et l'on comprend que le curé de Fenouille puisse parler du caractère corrosif de l'Espérance dans un monde qu'ont déserté la Foi et la Charité, qui par suite ne peut plus qu'être détruit et non racheté par elle, comme le malade désormais trop faible pour supporter la piqûre qui quelques jours plus tôt, eût peut-être été salvatrice. Chez Dostoïevsky, la pureté d'Aliocha, l'innocence d'ailleurs ambiguë de Muichkine ne sont peut-être pas étrangères à l'exacerbation du Mal dans la conscience des autres personnages, Ivan ou Rogojine. La sainteté du curé de Lumbres agit sur l'âme de Mouchette comme une brûlure insupportable et la pousse au suicide; de même sans doute les grâces dont est comblée la Chantal de La Joie sont-elles payées par la sécheresse de Cénabre et le dévoiement de Féodor, le chauffeur russe. A vrai dire nous sortons ici du royaume de Satan pour entrer dans un autre mystère: celui de la communion des saints et de celle des pécheurs - dans une autre sphère de la vie spirituelle où règnent des dévoiements, des aberrations qui peut-être échappent à la juridiction du Prince des Ténèbres, car, comme le dit encore le curé de Fenouille « la récolte de l'homme reste un acte mystérieux dont le démon n'a peut-être pas tout le secret ».

      Après cette trop sommaire analyse des diverses apparitions de Satan dans la littérature actuelle, on se sentirait l'envie (et le besoin) d'y recenser les multiples épiphanies de la Grâce.


      Cambridge,

Claude-Edmonde MAGNY.            


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LA PART DU DIABLE

par Denis de Rougemont,
1 vol., Gallimard, 1946.


      Cet ouvrage, publié pendant la guerre aux États-Unis, est certainement, sous un mince volume, le plus considérable qui ait été consacré depuis longtemps au sujet qui nous occupe. M. Denis de Rougemont, Suisse de langue française et calviniste, est lui-même l'un des esprits les plus lucides et les plus pénétrants de notre époque. On n'a certainement pas oublié l'essai capital qu'il intitula L'Amour et l'Occident. Même alors que l'on ne partageait pas entièrement sa façon de voir, on était contraint d'en tenir compte et de reviser à sa suite certaines notions trop facilement acceptées.

      Il en va de même cette fois-ci, avec la différence que je ne vois pas bien sur quoi l'on pourrait être en désaccord avec lui. Il nous dit en commençant que l'une des faiblesses de l'Amérique, où il écrivait son livre, c'est de ne pas croire au diable. A vrai dire, c'est une faiblesse aussi de l'Europe et de toutes les contrées qui se croient civilisées. Il est entendu que le Diable n'existe pas; que c'est un épouvantail à moineaux qui pouvait bien faire frémir des hommes moins éclairés que nous ne le sommes, mais qui nous laisse, quant à nous, impavides. Il n'y a à cela qu'un malheur, c'est que le Diable, à supposer que, malgré tout, il existe, a le plus grand intérêt à nous persuader de son inexistence. Ce qui ne nous empêche pas de le subir, bien au contraire. Certes, l'explication par le Diable des misères humaines est une explication facile, et que les beaux esprits trouveront aisément paresseuse. Mais la culpabilité du Diable n'efface pas la nôtre.

      C'est ce que Denis de Rougemont excelle à montrer. Le Diable, c'est peut-être bien Hitler, à moins que ce ne soit le maréchal Staline. Vous avez le choix, et derrière chacun de vos ennemis, vous pouvez, si cela vous amuse, dessiner la silhouette cornue de l'Ennemi. Mais cela vous empêche de voir que le Diable est aussi, est d'abord en nous-mêmes et que, s'il était véritablement ailleurs, il ne serait pas capable de nous faire autant de mal. Sa nocivité essentielle tient aux complicités que nous lui prêtons. Le Diable peut, par exemple, se déguiser aussi bien en démocrate qu'en dictateur brun ou rouge, et même cet habit bénin du démocrate est un de ceux qui lui ont déjà le mieux servi. Denis de Rougemont s'amuse à nous tracer les portraits successifs du Démon de la Liberté, du Démon de la Police, du Démon de la Sécurité, du Démon de l'Insignifiance, et j'en passe.

Totalitaire ou démocrate, ou ni l'un ni l'autre, le Diable est, en vérité, partout où il y a des hommes. Il se glisse dans l'Église ; il se transforme en théologien ; il devient quand il faut, homme du monde, ou homme d'affaires pressé. Il envahit nos sentiments les plus intimes ; il s'empare de notre Ennui tout aussi bien que de notre « vitalisme » ; il sévit dans le coeur, dans la passion et dans le sexe ; ne serait-il pas l'Éternel féminin ? Tout ceci, ne le savions-nous pas, et d'où vient que, quand nous lisons le brillant Essai de Denis de Rougemont, nous ayons à chaque pas l'impression de faire des découvertes, la découverte, d'ailleurs, d'un certain nombre d'évidences ? Cela ne tient pas uniquement au talent de l'auteur, mais aussi à ce que nous l'avions depuis longtemps oublié. Le Diable est si fort, il est tellement universel que Denis de Rougemont en vient à se demander s'il n'est pas dans son livre lui-même. Comment n'y serait-il pas ? Et s'il y est, à quoi bon écrire un tel livre ?

      Aussi se termine-t-il par quelques indications sur une manière possible de lutter contre le Diable. Il faut d'abord nous dire que nous ne sommes pas seuls et que Dieu est avec nous. Vérité qui n'est pas moins oubliée à notre époque que l'existence même du Diable. Cela posé, nous avons à refaire un ordre triple : l'ordre personnel, l'ordre cosmique et l'ordre social. Nous n'y parviendrons que dans la mesure où nous rétablirons le sens des mots, où nous retrouverons ce que Denis de Rougemont nommait ailleurs une commune mesure, où nous rendrons à la vertu sa gloire. Au diable l'auteur oppose finalement ce qu'il appelle « le bleu du ciel », tout ce qu'il ne peut pas ternir parce qu'il ne peut pas l'atteindre.

      Un très beau livre, je le répète. Mais beaucoup mieux qu'un beau livre ; il y en a tant ! Un acte qui pourrait être décisif.

Jacques MADAULE.      


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7. Déicide


La mort de Dieu


... « Ou est Dieu? Criait-il, je veux vous le
dire! Nous l'avons tué-vous et moi! Nous tous
nous sommes ses meurtrier! Mais comment
avons-nous fait cela? » ...
F. NIETZSCHE, Le gai savoir, § 125.


      Les symptômes de la crise spirituelle qui secoue le monde d'aujourd'hui ont été perçus depuis longtemps. A Leibniz ils paraissaient, au plus tard dès 1703-1704, si menaçants qu'ils concluait à la fatalité d'une révolution européenne. Le philosophe qui, dans les temps modernes, a fait le plus grand cas des doctrines de ses devanciers (Cf. BOUTROUX, E., Introduction à la Monadologie de Leibniz, Paris, Delagrave, p. 28.), a été également celui dont le regard pénétrait le plus profondément dans l'avenir. On crut d'abord qu'il avait prévu la grande révolution française. On parlait de ce qu'on avait vu. C'était prendre une étape pour la fin. Nous savons à présent que la vue portait plus loin et que ses inquiétudes ne se réalisent que de nos jours.

      Le germe de la crise se trouve selon Leibniz dans les idées qui, pouvant influer sur les moeurs et la religion, déterminent le comportement quotidien des hommes. Vraies, elles sont bienfaisantes; fausses, elles sont néfastes. Au nombre de ces idées vraies, il compte particulièrement celle de la « providence d'un Dieu parfaitement sage, bon et juste » et celle de « l'immortalité des âmes ». Il concède qu'il y a des hommes d'un naturel si excellent que leur vie reste digne et exempte de vices, même quand leurs conceptions sont erronées. C'est surtout le cas quand leurs erreurs résultent de la spéculation et sont pour ainsi dire désintéressées. Vivante, l'erreur ne s'arrête pas chez son auteur, elle va toujours augmentant. Le plus souvent, elle devient déjà malfaisante chez les disciples et les imitateurs qui lâchent les brides que leurs maîtres tenaient encore fermement dans la main. Car il est des hommes d'un naturel moins bon qui agissent mal dès qu'ils ont perdu la crainte de Dieu et des conséquences lointaines de leurs actes. Il en est aux passions brutales, d'un naturel dur et ambitieux, que rien n'arrêtera si leur plaisir ou leur avantage leur commande de « mettre le feu aux quatre coins de la terre ». Mais tout s'aggrave dans le monde quand les idées fausses passent des penseurs aux hommes d'action, aux « hommes qui règlent les autres et dont dépendent les affaires », quand les fausses théories se glissent « dans les livres à la mode ». Alors tout contribuera à faire mûrir « la révolution générale dont l'Europe est menacée » (LEIBNIZ, Nouveaux Essais sur l'Entendement humain, Théophile (Leibniz) à Philalèthe (Locke), livre IV, ch. 16.)

      Toute son intelligence des conditions psychologiques et sociologiques propres à la vie de l'esprit n'a pu empêcher le problème du cataclysme européen d'en devenir l'un des principaux artisans et précisément dans le domaine où il s'est donné tout entier pour faire obstacle à ce qu'il voyait approcher.


I. SÉCULARISATION DU CHRISTIANISME


      Leibniz marque un point névralgique dans l'histoire de la pensée allemande. Depuis Luther, personne n'a été de sa taille. Il fait la somme du passé et pose les fondements de ce qui va venir. Penseur religieux, il souffre dans le plus profond de son être, du nouveau schisme et s'efforce, comme nul auparavant et personne après lui, d'unir ce qui est séparé: les chrétiens, les nations et surtout foi et raison, car c'est dans l'esprit et plus spécialement aux confins de la métaphysique et de la religion que tout se décide. Convaincu qu'aucune religion ne peut s'égaler au christianisme, priant Dieu un et trine, cherchant, lui, le luthérien d'Allemagne, à gagner Bossuet à la cause oecuménique, oeuvrant en tout, dans la métaphysique, dans la science, dans la diplomatie, pour la gloire de Dieu et le salut de son âme, il mourra seul, presque oublié. Après sa mort, la pensée se développera à l'encontre de ses intentions tout en suivant le sillage qu'il a lui-même tracé. Il a voulu justifier le christianisme. Il l'a miné. L'intelligence la plus pénétrante, la plus universelle qui soit, a travaillé à mettre en évidence le caractère rationnel des mystères chrétiens. Un siècle de la pensée allemande - et quel siècle! - accepte le principe et il ne reste plus qu'un christianisme raisonnable. Du christianisme, Leibniz retire ce qui lui est essentiellement propre, scandaleux, le **** (lettres grecques) dont parle l'apôtre. Il a voulu introduire les vérités révélées dans le champ de la raison, il a rationalisé, humanisé, naturalisé, il a rendu profane la révélation et ses mystères, il les a effacés. Il a des précurseurs, mais c'est avec lui que commence la nouvelle époque, celle de la sécularisation du christianisme en Allemagne.

      Et d'abord, Leibniz s'oppose absolument à la séparation totale de la religion et de la philosophie telle que l'ont pratiquée la Renaissance, l'Humanisme et les Cartésiens. Il les rapproche l'une de l'autre. mais en les rapprochant, il fait absorber la foi par la raison. Le christianisme comme il le comprend n'est plus la foi, mais un idéalisme religieux, un système métaphysique soumis au seul contrôle de la raison. Il se rappelle parfois qu'on ne peut enlever toute « obscurité » aux mystères, ni les « prouver par des raisons naturelles » (LEIBNIZ, Lettre à Basnage, édit. F. G. Feder, Hannovre, 1805, p. 109.). Il reste néanmoins hanté par « l'ambition... de tout soumettre à la logique » (Jean BARRUZI, Leibniz et l'Organisation Religieuse de la Terre. Paris, 1907, p. 498.). Il fonde la foi sur « un acte d'entendement » (Chr. VON ROMMEL, Leibniz und der Landgraf Ernst von Hessen. Rheinfels, Frankfurt, 1847, p. 277.). Il déclare la raison « lumière suffisante pour guider nos actions ordinaires, et pour nous mener à la connaissance de Dieu et à la pratique des vertus » et finalement: « principe d'une religion universelle et parfaite qu'on peut appeler avec justice la Loi de la nature » (LEIBNIZ, Inédits, cité par Baruzi, p. 487.).

      En relever le seul aspect logique, discursif, rationaliste, c'est risquer, il est vrai, de mal interpréter la pensée de Leibniz (Cf. BARUZI, p. 496 et H. HEIMSOETH, Leibniz' Welanschauung als Ursprung seiner Gedankenwelt, Kantstudien. Berlin, 1917, p. 376.); on ne saurait pourtant surestimer son exaltation de la faculté de raisonnement. C'est par la seule raison « que la voix de Dieu révélée se doit justifier » (LEIBNIZ, Lettre à Morell, 29-9-1698.). La raison élargit son domaine. Elle s'apprête à l'emporter sur tout obstacle en religion et en métaphysique comme elle a triomphé, au XVIIè siècle, sur plus d'une énigme de la physique et des mathématiques. Elle prend des dimension demi-divines. C'est par elle que l'homme peut se comparer à Dieu. L'âme humaine est « comme une petite divinité dans son département » (LEIBNIZ, Monadologie, 1714 § 83). Elle « imite dans son département et dans son petit monde, où il lui est permis de s'exercer, ce que Dieu fait dans le grand » (LEIBNIZ, Principes de la Nature et de la Grâce, 1714, § 14.). Car, résume Émile Boutroux: « C'est un seul et même entendement, une seule et même essence qui, chez Leibniz, constitue l'être de Dieu et l'être des créatures: la différence ne porte que sur le degré du développement » (E. BOUTROUX, p. 118).

      Ce que Leibniz, le sage, du monde des honnêtes gens avait exprimé dans quelques opuscules, quelques articles de revues, quelques lettres, d'autres allèrent le répandre, le systématiser, le scolariser, le banaliser et l'affadir aussi, dans les universités et dans les magazines littéraires; et ce fut la philosophie des lumières en Allemagne, l'AUFKLAERUNG, de son nom propre. Rationaliste, elle l'est en Allemagne aussi bien que dans les nations voisines, avec une différence capitale cependant. Elle a, aux dires de Kant lui-même, « son point central dans les choses religieuses » (KANT, Was ist Aufklärung? (1784).). Elle se trouve, comme Hegel le soulignera, « du côté de la théologie » et non pas, comme par exemple en France, « contre l'Église » (HEGEL, Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, éd. Meiner, Leipzig.). Aucun des penseurs représentatifs du XVIIIè siècle allemand ne songe à « écraser l'infâme ». On ne repousse pas, on englobe. On ne retranche pas, on envahit. On continue l'oeuvre de Leibniz en rationalisant les mystères, en réduisant la religion à la loi naturelle. Aucun sentiment hostile envers Dieu ou la religion n'anime ces auteurs. Ils ne sont ni antireligieux, ni areligieux. Ils se croient à l'intérieur de la religion chrétienne, cependant à l'âge où ils vivent, ils pensent que l'homme devenu majeur ne doit « se servir que de sa propre raison » (KANT, ibid.). Mais chez Leibniz, la raison était au service d'une nature vraiment religieuse, brûlant de participer à Dieu par amour. Rien de l'élan mystique chez Christian Wolff (1679-1754) ni rien du mens divinator d'Horace. Là, où Leibniz ne se résigne qu'à grand regret à ne pouvoir aller plus loin, Wolff détermine abstraitement: « Il suffit pour la religion révélée que la raison n'affirme rien qui lui soit contraire » (WOLFF, Vermünftige Gedanken von Gott. § 381). C'est une longue enjambée qu'il fait au delà de Leibniz. Il ne s'agit plus de pénétrer les vérités révélées par la raison, mais de les mesurer à la raison, de voir si la Révélation divine respecte bien les règles de la nature et - le Praeceptor Germaniae devient pédant - si elle observe les règles de la rhétorique (Cf. HETTNER, Geschichte des Deutschen Literatur im 18 Jhdt. Leibniz, 1928, éd. G. WITKOUSKI, I, p. 136.) L'idéalisme religieux de Leibniz se perd, et ce qui demeure n'est qu'une théologie naturelle et rationaliste.

      Dans les chaires des universités, dans les tracts, dans les livres et les revues, théologiens, philosophes, historiens, philologues et vulgarisateurs reprennent les idées que Leibniz a lancées et que Wolff a traduites en langue allemande. On ne part plus de la Bible, mais de la raison. La langue latine est abandonnée comme instrument de la pensée et remplacée par la langue allemande. En 1687, pour la première fois un cours universitaire est affiché en langue allemande. C'est à Leipzig, ville de Leibniz. L'Allemagne intellectuelle passe le LIMES et se déplace vers l'est. La jeune Allemagne du centre, de l'est et du nord obtient voix au chapitre de la république des lettres et fera la majorité pendant plus d'un siècle. A Maître Eckhart (1270-1328?) et Martin Luther (1483-1546), à Jacob Boehme (1575-1624) et Angelus Silesius (1624-1677) Leibniz fait suite (1646-1716). Après lui surgit une pléiade comme on n'en avait jamais vu en Allemagne. Ils viennent en foule de l'Allemagne romanisée. A nouvelle pensée un nouveau monde. Wolff en est, ainsi que Kopstock (1724-1823) et Kessing (1729-1781), Kant (1724-1804), Hamann (1730-1788), Herder (1744-1803), Fichte (1762-1814) et Schleiermacher (1768-1834), les frères Humboldt, Wilhelm (1767-1835) et Alexandre (1769-1859), les frères Schlegel (Auguste Wilhelm (1767-1845) et Frédéric (1772-1829), Novalis (1772-1802), Tieck (1773-1853), Jean Paul Richter (1763-1825), Schopenhauer (1788-18860). Et les très grands de l'ouest et du sud s'en vont pour les rejoindre à Jean, à Weimar, à Leipzig, à Berlin. Ainsi Goethe (1749-1832), Schiller (1759-1805), Hegel (1770-1831), Schelling (1775-1854), pour quelque temps Hoelderlin (1770-1843) et Clément (1778-1842) et Bettina Brentano (1785-1859). Fait curieux, la plupart sont protestants, beaucoup d'anciens pasteurs et fils de pasteurs; il y a très peu de convertis catholiques, encore moins de catholiques nés, et ceux-ci n'apparaissent qu'avec le romantisme. Ecclesia depopulata peut-on dire, si l'on compte les grands esprits du XVIIIè siècle en Allemange. Hors Schleiermacher, pas un théologien supérieur. Pas de grande controverse théologique conduite par des théologiens. L'Allemagne est devenu le pays des penseurs et des poètes. Car peu à peu le monde des lettres avait été conquis par l'Aufklärung. La raison absorbant la foi, élimine les mystères l'un après l'autre, et, d'abord, celui que les hommes des lumières considèrent comme le plus extra-ordinaire des miracles, la Révélation, l'Écriture Sainte.

      Leibniz lui-même avait déjà pris ses distances vis-à-vis de la Bible qui lui semblait être un fondement fragile de la religion. Où retrouver celle-ci au cas où le livre viendrait à se perdre? « Si la religion dépendait des livres, le livre étant perdu, elle se perdrait aussi, lorsqu'elle n'est point fondée en raison. Car en cas qu'elle y est fondée, elle ne saurait jamais périr entièrement, et quoiqu'elle pourrait être corrompue il y aurait toujours moyen de la ressusciter » (LEIBNIZ, Inédits, cit. Par Baruzzi, p. 487.). Ainsi la raison marque un point de plus. Elle est une base meilleure pour la religion et autrement permanente que l'Écriture Sainte. - A son tour, Wolff enlèvera un privilège à la Révélation, celui d'enseigner la distinction entre le bien et le mal. La raison suffit. C'est elle qui nous enseigne, et avant la Bible, « ce que nous devons faire et omettre » (WOLFF, Vermünftige Gedanden von Gott.) - Hermann Samuel Reimarus (1694-1768) ira plus loin encore. Philologue, orientaliste à Hambourg, il applique les règles de la raison suffisante et de la contradiction, à l'interprétation du texte sacré. Examen audacieux en son temps. La religion devant être bonne et sage, les dépositaires du message divin doivent l'être aussi. Mais qu'on regarde donc les personnages de l'Ancien Testament! Ils provoquent l'indignation de tout homme aimant l'honnêteté et la vertu. L'Ancien Testament ne peut donc pas être divin. Ce n'est qu'une histoire humaine, un livre de Juifs. Et le Nouveau Testament? L'appel évangélique à la conversion est d'une très haute morale. Seulement, le royaume promis aux convertis n'est que le royaume terrestre des Juifs. Aussi est-il clair pour Reimarus que le christianisme entier repose sur de faux préceptes. D'autres notions religieuses se dissolvent dans ses syllogismes. Quel Dieu étrange! Il voit les dangers du péché menaçant l'homme et ne les écarte pas! Et le péché originel? Non-sens! La faute de l'un imputée à tous les autres. Et la rédemption? Non-sans aussi! Le mérite de l'un attribué à d'autres.

      Cependant, fait caractéristique pour ce siècle, cette critique, écrite entre 1744 et 1768, n'a jamais entièrement vu le jour. L'auteur s'est gardé de la rendre publique, jugeant qu'il ne faut pas « répandre ses idées à l'instar des apôtres, avec véhémence et en troublant les décrets des autorités », qu'il faut plutôt garder secrètes de telles pensées, « jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de frayer à la religion raisonnable, un chemin vers la liberté publique et inviolée » (Cité par H. HETTNER, I). Lessing, respectueux lui aussi de son lecteur- car un sage « ne peut pas dire ce qu'il vaut mieux taire » (LESSING, Ernst und Falk, Gespräche für Freimaurer. Trad. Grappin, Collection Bilingue, Aubier, Paris, p. 53.), - croit pourtant l'heure venue d'examiner la Révélation; il publie quelques extraits de l'APOLOGIE de Reimarus, désormais connus sous le nom de « fragments de Wolfenbüttel ». Ce ne sera qu'un siècle plus tard qu'une âme soeur résumera toute la pensée de Reimarus. L'ouvrage porte le titre: « H. S. Reimarus et son Apologie pour les raisonnables adorateurs de Dieu » (David Friedrich STRAUSS, H. S. Reimarus und seine Schutzschrift für die vernünftigen Verehrer Gottes (1862). ). Il paraîtra en 1862 et son auteur signera David Friedrich Strauss.

      Lessing ne se contente pas d'éditer. Il a quelque chose de plus personnel à donner. A lui aussi, la morale de l'Écriture Sainte paraît grossière et ses conceptions scientifiques en contradiction avec les nôtres. Tout son être frémit. Il n'arrive pas à faire le pont entre la raison et l'histoire. « Voici l'horrible et large fossé qu'il m'est impossible de franchir, en dépit des efforts si nombreux et si sérieux que j'ai tentés pour réussir le saut. Quelqu'un peut-il m'y aider? Qu'il le fasse donc; de grâce, je l'en conjure. Dieu lui vaudra la récompense qu'il aura méritée de moi » (LESSING, Ueber den Beweis des Geistes und der Kraft.). Mais puisque l'aide ne vient pas, porter le coup à la divinité de la Révélation est un devoir de conscience. Hegelien avant Hegel, il abolit la Révélation, et tout ensemble la conserve. La vérité révélée est divine, mais seulement pour un temps. Ainsi la révélation de Moïse pour les Juifs, et celle du Christ pour le second âge, qui fit beaucoup avancer l'humanité et la raison. Un troisième âge s'annonce désormais où « la transformation des vérités révélées en vérités de raison est en fin de compte nécessaire, si elle doit servir les intérêts du genre humain » (LESSING, Die Erziehung des Menschengeschlechts, § 76. trad. Grappin.). Leibniz est bien loin. On n'admet plus que les spéculations puissent être une source de mal, car tout sert le progrès et la vérité, même le mal, même l'erreur. « Ou bien est-ce que le genre humain ne doit jamais parvenir à ces suprêmes degrés de lumière et de pureté? Ne jamais y parvenir? - Jamais? Dieu de bonté, garde-moi de ce blasphème! » (LESSING, ibid., §§81-82.).

      Foi et raison fondues en un: la Révélation fondue dans l'histoire du dernier quart du XVIIIè siècle, le bilan du développement des rapports du Christianisme avec la raison. Nous ne nous sommes intéressés qu'au mouvement allant directement de Leibniz à Lessing, et le Christianisme en ressort déjà changé, transformé de fond en comble, relativisé. Il l'est à plus forte raison dans l'Aufklärung des vulgarisateurs.

      A partir de 1781 surtout, Kant essaie de se dresser contre la philosophie de son siècle, contre l'insolente confiance de la raison dans ses spéculations et dans un progrès incessant, contre l'humanisme optimiste qui omet de tenir compte du mal dans le monde. Il veut redonner place à la foi et pour ce faire « supprimer le savoir » (KANT: « Ich musste das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen ». Préface à la 2è éd. de la Critique de la raison pure, 1787.). Il clame que l'homme a un penchant inné au mal. Mais le philosophe le plus critique ne peut se faire comprendre du siècle de la raison. Il vient trop tard et de trop loin. La première édition de la « Critique de la raison pure » n'est guère remarquée. « La religion dans les limites de la simple raison » lui fait des ennemis dans le camp des « lumières » et pas tout à fait les amis cherchés dans les Églises. La part qu'il fait au mal le rapproche des croyants. Son explication d'autres notions chrétiennes, encore, leur semble une arme contre les nouvelles « lumières ». La Révélation retrouve son importance, les rapports de la religion et de la raison sont mieux équilibrés, de même que les relations entre le christianisme et la morale, entre le penchant au mal et le germe du bien dans l'homme. Mais Kant n'arrêtera pas la sécularisation en cours, car lui aussi est enfant de son temps, réduit au rôle historique du Christianisme, évite de prendre position à l'égard de la divinité du Christ, fonde la foi sur la raison et la religion sur la morale.

      Le jugement sommaire de Heine (HEINE, L'Allemagne depuis Luther, Revue des deux Mondes, 15 novembre 1834, p. 408.) fait tort au philosophe de Koenigsberg et lui assigne un rôle de rebelle qui n'est pas le sien, malgré la révolution copernicienne. Kant est néanmoins un de ceux dont l'oeuvre a contribué à achever l'époque, à la fin de laquelle Heine peut s'écrier: « N'entendez-vous pas résonner la clochette? A genoux!... On porte les sacrements à un Dieu qui se meurt » (HEINE, ibid.).

      En rappelant la réalité du mal, (l'histoire démontre à plusieurs reprises que la raison est généralement trop myope pour le voir (Cf. GUARDINI, R. Der Herr, Würzburg, 1940, p. 139, trad. Lorson, Le Seigneur, Colmar, 1947, p. 000 ), la philosophie religieuse de Kant avait provoqué l'opposition d'un groupe, qui, vers 1770, s'était immortalisé par ses violences contre la raison étriquée, contre les règles qui gênaient, contre le bonheur béat et le progrès automatique d'un monde à la pensée paresseuse et au coeur fatigué. Adversaire de la basse Aufklärung, celle des manuels scolaires et des magazines, ce groupe ne s'éloignait pas pour autant de la haute Aufklärung, celle de Leibniz, de Lessing et de Spinoza. D'où venait donc son hostilité à l'égard de Kant, qui, lui-même, se réclamais de l'Aufklärung? De sa conception de l'homme. Chez Leibniz et Lessing, on observe déjà, sous la critique du christianisme, un nouvel humanisme en fermentation, plus exactement la naissance d'un surhomme. Frédéric Jacobi raconte que Lessing lui dit un jour, à demi souriant, qu' « il était peut-être lui-même l'être suprême et à présent en état d'extrême contraction » (Cité par LEISEGANG, H. Lessings Weltanschauung, Leipzig, 1931, p. 175.). Le « peut-être » disparaît de plus en plus chez les jeunes et fait place à une nouvelle prise de conscience de l'homme. Le titanisme, le culte du génie chez Herder, Goethe, Schiller en témoignent. On préfère le brigand au fil-à-papa, la vie dangereuse aux théories desséchées, la plénitude, l'audace, l'explosion de la force à la prudence. La structure de l'homme craque sous cette respiration. Un nouvel homme est né dont Raison et Vie sont les parents. Il sourit à la nature et à la vie dans toutes ses expressions. Il se penche pieusement sur la petite herbe qui pousse au bord du chemin et il ressent en elle le souffle créateur qui anime tout. Son hymne à la joie porte son baiser au monde entier, et celui qu'il reçoit le transporte dans l'élysée. « Érotisme panthéiste », écrira F. Gundolf (GUNDOLF, F. Goethe, Berlin, 1930, 13è édit. p. 119.). Nous applaudissons l'heureuse formule, mais force nous est de faire des réserves quant à l'expression: « sentiment païen du monde ». Jamais païen pré-chrétien n'eut un tel sentiment du cosmos. Seul le païen post-chrétien en est susceptible, car dix-huit siècles de mysticisme chrétien l'ont nourri, au point qu'il se sent toujours enfant de Dieu, fils et non serf; le divin de l'Évangile, il l'éprouve en lui, il l'éprouve même si fortement et si spontanément que le Père est oublié, que l'infini ne lui paraît être que l'extension du splendide fini, l'éternité l'intensification de l'instant, le transcendant, le véritable immanent. Corps, coeur, terre, tout dans ce monde est divin. Divin est ce qui vit dans ce cosmos, divin l'homme participant à tout, jouissant de tout, être qui se suffit, à qui cette surabondance de richesse extérieure et intérieure peut suffire parce qu'il y met de son âme et de son esprit. Jamais homme ne fut aussi sûr de lui-même, ne s'affirma aussi autonome. Il se frappe la poitrine et sous des noms grecs, - l'antiquité lui offre une expression mieux adaptée à ce qu'il éprouve, - il s'adressa à son créateur: Prométhée à Zeus:

... Je ne connais rien de plus misérable
sous le soleil que vous, les Dieux...
Qui donc m'a secouru
contre l'audace des Titans?
Qui m'a sauvé de la mort,
de l'esclavage?
N'est-ce pas toi qui as tout accompli toi-même
coeur brûlant d'une flamme sacrée...!


(Prometheus, trad., J. Fourquet in: Goethe, Poésies lyriques, Sorlot, p. 29.)


      Cet homme nouveau a renversé les bornes de séparation entre l'ici-bas et l'au-delà. Il pouvait dire avec Lessing que chacun a son enfer dans son ciel et son ciel dans son enfer (Cité par Leisegang, p. 000.). Il s'attribuait tout ce que Satan a de princier, de profond et de lumineux; restait Méphisto, l'agaçant gêneur, le symbole du trop humain qui s'accroche à nos trousses pour le plaisir de nuire et de nous voir échouer dans l'élan qui nous porte au-dessus de nous. Cet homme ne pouvait pas ne pas protester contre la « réhabilitation » du mal qu'essayait Kant. Aussi proteste-t-on à Weimar. Même Schiller, le Kantien, n'est pas satisfait. « Diaboliade philosophique » dit Herder du traité de Kant qu'il qualifie de « roman ». Et Goethe, du camp de Marienbronn, écrit à Herder et à sa femme: « Kant après avoir employé une longue vie d'homme à décrasser son manteau philosophique de maints préjugés salissants, l'a ignominieusement cochonné de la tache du mal radical afin que les chrétiens soient appâtés et qu'ils viennent en baiser le rebord » (7 Juni 1793: ... Dagegen hat aber auch Kant seinen philosophischen Mantel, nachdem er ein langes Menschenleben gebraucht hat, ihn vor mancherleil sudelhaften Vorurteilen zu reinigen, freventlich mit dem Schandfleck des radicalent Bösen beschlabbert, damit doch auch Christen herbeigelockt werden, den Saum zu küssen.). Le classicisme allemand - c'est-à-dire les meilleurs et les plus grands auteurs du Sturm und Drang - réalisent une synthèse entre le christianisme tel qu'il leur est parvenu au milieu du XVIIIè siècle, et le monde grec. « Iphigénie » doit à ce mariage des traits plus chrétiens que grecs. Mais, dans l'ensemble, il ne s'agit pas d'assimiler, une fois de plus, l'antiquité aux vérités chrétiennes. Ce que cherche le classicisme allemand est plutôt une expression « humaniste » pour sa nouvelle vision de l'homme et du monde. L'évangile et l'antiquité lui procurent tous deux des moyens de réussir sa tentative, mais l'homme nouveau ne sait plus faire de distinction de valeur. Le monde instruit de l'Allemagne se voit ainsi offrir un syncrétisme religieux, fait pour des hommes cultivés, mais sans foi. Après la philosophie, les belles lettres se sont émancipées du christianisme.

      Nous ne poursuivrons pas ici le même processus chez d'autres esprits allemands de la même époque, aussi intéressants et symptomatiques qu'ils nous paraissent, ni chez Hölderlin qui appellerait de longs développements ni chez Wilhelm von Humboldt qui semble être le plus profondément paganisé, ni chez Fichte et Schleiermacher, ni non plus dans le romantisme. Nous passons d'emblée au nouveau stade.


II. LIQUIDATION DU CHRISTIANISME


      Tous les mystères de la foi chrétienne ont été sondés par la « raison agressive » (P. HAZARD, La Crise de la conscience européenne 1680-1715. paris, p. 121.) du XVIIIè siècle et, nous l'avons vu, en sont sortis défigurés, désacralisés. Un instant de la vie du Christ, un seul, semblait être protégé contre toute interprétation, contre toute comparaison, à cause de son unicité effroyable et littéralement incomparable. Helgel passe outre. Il intègre l'événement du Calvaire, la mort de Dieu incarné, dans sa dialectique. Le Vendredi-Saint historique devient « vendredi-saint-spéculatif ».

      C'est de ce moment que date, non pas le mot, mais, sauf erreur, l'idée de la mort de Dieu. Il a fallu un christianisme réduit à ce qui est raisonnable et, en même temps des hommes métaphysiciens et religieux, pour qu'elle ait pu naître.

      Hegel l'a mis au jour dans son traité « Savoir et Foi » qui a paru, pour la première fois, en 1802. Un temps nouveau a commencé, et la religion du temps repose sur ce sentiment: « Dieu lui-même est mort ». Ce sentiment est « la douleur infinie » de « l'absence de Dieu ». Il est dur de l'éprouver et de se l'avouer, mais cette « cruauté » est nécessaire, car « la souffrance absolue ou le vendredi-saint-spéculatif » (HEGEL, Wissen und Glaube, 1802. Oeuvres, éd. Glockner, t. I, p. 433.) est la condition de la résurrection. Maintenant tout l'être est englouti « dans la mort de Dieu », l'abîme du néant », mais pour ressusciter « à la suprême totalité ».

      La genèse de l'idée hégelienne est simple: au point de départ, l'expression elle-même. Hegel l'a trouvée dans un cantique populaire protestant. Une pensée de Pascal: « la nature est telle qu'elle marque partout un Dieu perdu et dans l'homme et hors de l'homme » (PASCAL, Pensées, éd. Brunschvicg, n° 271; éd. Strowski, n° 256.), lui a fourni la matière de son interprétation (Cf. K. LÖWITH, Nietzsches Philosophie der Ewigen Widerkehr, p. 39.).

      Jamais en parlant de la mort de Dieu, Hegel n'abandonne le ton grave, douloureux (HEGEL, Phänomaologie des Geistes, éd. Glockner, t. II, p. 571 et 595, trad. Hypolite, t. II, p. 270 et 286.). Une allusion au sentiment éprouvé lui suffit. Pas de psychologie, encore moins de littérature. Il reste bref, constate un fait et en tire les conclusions. C'est un moment à l'intérieur de l'évolution dialectique qu'il constate. Un moment seulement, mais « un moment de la plus haute idée ». Christianisme et vérité restent donc unis. Une forme du Christianisme est morte, mais le christianisme, étant « Esprit », restera.

      De Hegel, l'idée de la mort de Dieu passe directement à Henri Heine (1797-1856). Heine, étudiant à Berlin d'octobre 1821 au mois de mai 1823, a suivi certains cours de Hegel (HEINE, Lettre à Moser, 1-12-1823.), a pris connaissance de son oeuvre et en a discuté avec des amis (Cf. Lettres: 1-4-23; mai 1823; 7-4-1823; 30-9-23; 28-11-23; 9-1-1824; 19-3-1824.) dont Édouard Gans (1798-1839), le premier éditeur de la Philosophie de l'histoire de Hegel. Juif, touché au plus vif par le problème que posait sa religion et sa situation de juif, embrassant la religion protestante pour se procurer le certificat de baptême, exigé des juifs, pour qu'ils puissent entrer dans la fonction publique, Heine fait douloureusement l'expérience d'une religion en désagrégation. Extraordinairement doué pour le sarcasme et le persiflage, il en fait dès l'époque de Berlin un emploi fréquent.

      Le 1 avril 1823, il écrit à Wohlwill: les juifs n'ont « plus la force de porter la barbe, ni de jeûner et ni celle d'être tolérants par haine: voilà le motif de notre réforme ». Mais tout de suite, il commence sa critique du Christianisme, dont « le déclin (lui) devient chaque jour plus manifeste. Voici assez longtemps que cette idée pourrie s'est gardée. Il y a de sales familles d'idées... Si on écrase une de ces idées-punaises, elle laisse derrière elle une puanteur que l'on sent durant des millénaires. Le Chr... est une de ces idées. On l'a écrasé, voici déjà dix-huit siècles et il nous empeste toujours l'air, à nous autres pauvres juifs ».

      Depuis la lettre du 18 juin 1823, des termes irrespectueux non seulement envers le Christianisme, mais envers Dieu, apparaissent dans sa correspondance. Dieu est pour lui le « vieux », « le vieux Baron du Sinaï et le Monarque de Judée », un « vieux Monsieur » dont il craint qu'il n'ait perdu la tête ». Le 26 juin 1823, parlant d'une « aimable jeune fille », il ne peut « pas en vouloir à Dieu le père d'avoir lui aussi trouvé plaisir à une juive ». Après la lecture de Goethe, il déclare n'être « plus un païen aveugle, mais voyant » (à L. Robert, 27-11-23). Quelques semaines plus tard, il jette sur papier ces mots: « Dessèche ma droite, si jamais je t'oublie, Jeroucholayim. Ce sont à peu près les paroles du psalmiste, ce sont aussi toujours les miennes » (à Moser, 9-1-1824), et « je ne suis pas aussi athée qu'on le dit » (à Moser, 21-1-24).

      Signes d'un temps que nous comprenons mieux à travers l'étonnant discours que Jean Paul Richter met dans la bouche « du Christ mort (qui annonce) du haut de l'univers qu'il n'y a pas de Dieu » (C'est dans ce discours que Gérard de Nerval a pris l'exergue « Dieu est mort! Le ciel est vide... Pleurez! Enfants, vous n'avez plus de père! » qu'il a mis en tête de son poème: Le Christ aux Oliviers. Les apôtres y dorment et le Christ s'adresse à eux: ... « Mes amis, savez-vous la nouvelle? J'ai touché de mon front à la voûte éternelle; je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours! Frères, je vous trompais: Abîme! Abîme! Abîme! Le dieu manque à l'autel où je suis la victime... Dieu n'est pas! Dieu n'est plus! »... C'est avec intention que nous négligeons ici tous les courants athées hors d'Allemagne, de même que les influences des uns sur les autres. Chacun de nos lecteurs devine que nous parlons d'un phénomène européen. Le badinage de Voltaire avec Dieu, l'oeuvre des Encyclopédistes, le superbe Misanthrope de Diderot, le terme de décomposition que Beaudelaire applique à Dieu, Saint-Simon , Auguste, Compte, Lautréamont, voilà quelques noms sur la route de l'athéisme en France.). L'athéisme est alors un phénomène du jour, grandissant de plus en plus, étrange à la fois par sa violence et par sa nouveauté.

      Signes d'un homme aussi, d'un génie combinatoire qui lie les extrêmes, d'un maître du verbe frappant, d'un affranchi qui se plait à choquer, d'un malade, d'un hyper-sensible, d'un impudent né qui ne laisse point passer l'occasion d'un succès littéraire.

      C'est en 1834, que Heine reprenant le mot sinistre de la mort de Dieu, le lance au grand jour par la Revue des deux Mondes. Heine y parle de la « Critique de la raison pure » de Kant comme « du glaive qui tua en Allemagne le Dieu des déistes ». Il appelle Kant « ce grand démolisseur dans le domaine de la pensée », il compare cette « démolition du vieux dogmatisme » à « la prise de la bastille », il la qualifie de « révolution », un acte « qui surpasse de beaucoup en terrorisme ceux de Maximilien Robespierre ». Il trouve à l'exécuteur Kant une « probité inexorable, tranchante, incommode, sans poésie, toute triviale ». « Si les bourgeois de Koenigsberg avaient pressenti toute la portée de cette pensée, ils auraient éprouvé devant cet homme un frémissement bien plus horrible qu'à la vue d'un bourreau qui ne tue que des hommes ». Mais « cette nouvelle funèbre aura peut-être encore besoin de quelques siècles pour être universellement répandue - mais nous avons, nous autres pris le deuil depuis longtemps. De profundis ». (HEINE, L'Allemagne depuis Luther, Revue des deux Mondes, 15 décembre 1834).

      La différence entre Hegel et Heine est visible. Le fait est le même, mais la pensée douloureuse de Hegel devient ironie destructive chez Heine.

      L'année suivante, 1835, paraît la Vie de Jésus de David Friedrich Strauss (1808-1874). L'indignation est générale. Comme Heine, Strauss est un élève de Hegel. Il ne voit dans l'Évangile qu'un mythe, expression collective de la croyance d'un groupe dans un temps déterminé.

      1841, c'est l'année de « l'Essence du Christianisme » de Ludwig Feuerbach. Encore un élève de Hegel. Il explique Dieu comme une transposition de prédicats humains. Dès 1844 entre en lice Karl Marx. C'est encore un disciple de Hegel; il se réclame en même temps de Feuerbach. Avec lui, le message de l'athéisme atteint la grande masse et ceci exactement à l'époque de l'industrialisation de l'Allemagne, de la concentration de foules immenses dans les villes et surtout dans les centres industriels. Les plus miséreux apprennent presque en même temps que « l'homme est l'être suprême pour l'homme » et que la religion est « l'opium du peuple ».

      Une génération plus tard, Nietzsche (1844-1900) pourra faire la somme des divers athéismes allemandes et clore ainsi l'époque de la civilisation chrétienne en Occident. Ces proclamations de la mort de Dieu entre Hegel et Nietzsche annoncent définitivement la fin du Moyen Age.

      Nietzsche ouvre sa doctrine de la mort de Dieu avec un passage de la « gaya scienza », « Le Gai Savoir ».

      « Bouddha mort, y écrit-il, on montra encore pendant des siècles son ombre dans une caverne; une ombre énorme et effrayante. Dieu est mort; mais tels sont les hommes qu'il y aura peut-être encore pendant des millénaires des cavernes dans lesquelles on montrera son ombre... En nous..., il faut encore que nous vainquions son ombre. » (NIETZSCHE, Le Gai Savoir, n° 108. trad. A. Vialatte, NRF. p. 95.p)

      Heine avait déjà insisté sur la lenteur des hommes à comprendre un tel événement. Nietzsche la souligne dans le premier passage où il parle de la mort de Dieu. Il revient sur cette idée dans l'article devenu célèbre « l'homme fou ».

      « Où est Dieu, criait-il, je veux vous le dire! Nous l'avons tué - vous et moi! Nous tous nous sommes ses meurtriers! Mais comment avons-nous fait cela? Comment avons-nous pu boire l'Océan? Qui nous a donné l'éponge avec laquelle nous avons effacé tout l'horizon? Qu'avons-nous fait en détachant cette terre de son soleil? Où va-t-elle maintenant? Où allons-nous? Loin de tous les soleils? Ne tombons-nous pas, à présent, d'une chute ininterrompue? En arrière, de côté, en avant, de tous les côtés? Y a-t-il encore un haut et un bas? N'errons-nous pas à travers un néant infini? Ne sentons-nous pas le souffle de l'immensité vide? Ne fait-il plus froid? La nuit ne se fait-elle pas toujours plus noire? Ne faut-il pas allumer des lanternes en plein midi? N'entendez-vous pas déjà le bruit des fossoyeurs qui portent Dieu en terre? Ne sentez-vous pas déjà l'odeur de la pourriture de Dieu? - car les Dieux aussi pourrissent! Dieu est mort! Dieu restera mort! et nous l'avons tué! Comment nous consolerons-nous, nous les meurtriers entre tous les meurtriers? Ce que le monde avait de plus sacré, de plus puissant a saigné sous nos couteaux, - qui lavera de nous la tache de ce sang? Avec quelle eau nous purifierons-nous? Quelles fêtes expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous? Ne devrons-nous pas devenir nous-mêmes des Dieux, ne fût-ce que pour paraître dignes de l'avoir accompli? Jamais il n'y eut si grande action, - et toux ceux qui naîtront après nous appartiendront, de ce fait, à une histoire plus haute que toute l'histoire du passé! » - Alors l'homme fou se tut et regarda de nouveau ses auditeurs: eux aussi se taisaient et dirigeaient vers lui des regards inquiets. Enfin il jeta contre terre sa lanterne qui se brisa en morceaux et s'éteignit: « Je viens trop tôt, dit-il alors, les temps ne sont pas encore révolus. Cet événement formidable est encore en route, il marche, il n'est pas encore parvenu jusqu'aux oreilles des hommes. Il faut du temps à l'éclair et au tonnerre, du temps à la lumière des étoiles, il faut du temps aux actions, même après qu'elles ont été accomplies, pour être vues et entendues. Cette action vous est plus lointaine que les plus lointaines constellations, - et pourtant vous l'avez accomplie! » - On raconte encore que l'homme fou entra le même jour en diverses églises et y entonna son Requiem aeternam Deo » (NIETZSCHE, Le Gai Savoir, n° 215, trad. H. Lichtenberger, La Philosophie de Nietzsche, Paris, 1923, p. 20-21.)

      Le tueur de Dieu, le couteau et le glaive, la grandeur de l'acte, l'impression du malaise après ce nouveau fait, l'incompréhension de la foule à l'égard de cet événement, le De Profundis et le Requiem aeternam Deo, ce sont des termes trop ressemblants pour qu'on ne soit pas forcé de conclure que Nietzsche a été inspiré par Heine et dans sa pensée et dans ses expressions. Si Nietzsche surenchérit ici ou là, il en garde tout l'essentiel, sans manquer cependant d'y apporter des dispositions nouvelles. Les conséquences de la mort de Dieu ont pour Nietzsche une importance plus grande que pour Heine.

      Mort de Dieu: le mot signifie pour Nietzsche une constatation et une volonté, un acte. Constatation qu'une croyance locale, nationale, temporelle en un dieu s'est éteinte. Constatation d'un phénomène sociologique bien connu, quand on parle par exemple de la disparition de la croyance aux dieux des Grecs, des Romains ou des Germains. Il signifie de plus que le Christianisme n'a point de caractère absolu pour Nietzsche puisqu'il dit expressément que « le Dieu chrétien est mort » (NIETZSCHE, Werke, t. XIII, p. 316.).

      Une des raisons de la mort de Dieu est qu'il s'est rendu ridicule par « la parole la plus impie, - la parole: « Il n'y a qu'un seul Dieu! Tu n'auras d'autre Dieu que moi »! (NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, liv. III, chap. 8, trad. Bianquis, Aubier, Paris, 1946, p. 361.). Le christianisme serait donc disparu parce qu'il contredisait la vérité du polythéisme.

      Mais « les dieux quand ils meurent, meurent de diverses morts » (NIETZSCHE, Zarathoustra, liv. IV, chap. 6, trad. Bianquis, p. 505.). Dieu est encore « mort de sa pitié pour les hommes » (Id., liv. II, chap. 3, trad. Bianquis, p. 193 et liv. IV, chap. 6, p. 503.), - thème très connu de la philosophie nietzschienne - et « il étouffa de théologie » (NIETZSCHE, Oeuvres, éd. Kröner, Leipzig, t. XII, p. 72). L'effondrement de la religion chrétienne viendrait donc en deuxième lieu de fausses conceptions religieuses et de la théologie!

      Troisième cause, historique, psychologique et esthétique celle-là. Le temps, notre développement, a fait que Dieu est devenu « tout à fait superflu » (Id., t. X, p. 491.). Il est trop oriental pour nous autres Européens, trop justicier pour être aimé, cruel, jaloux, bref, comme Feuerbach l'a déjà enseigné: « ouvrage d'hommes et folie humaine comme tous les dieux » (NIETZSCHE, Zarathoustra, liv. I, Chap. 3, trad. Bianquis, p. 89.). Grâce au christianisme lui-même, notre goût et notre sens psychologique se sont trop affinés pour supporter encore un tel Dieu. L'homme moderne est devenu trop sensible aux défauts de ce Dieu. Aussi a-t-il fallu qu'il mourût.

      « ... Il a échoué dans trop de ses créations, ce potier novice. Mais se venger sur ses poteries et sur ses créatures de ce qu'elles n'étaient pas réussies, - c'était un péché contre le bon goût.

      En matière de piété aussi, il existe un bon goût; c'est ce bon goût qui a fini par dire: « Assez d'un pareil Dieu! Plutôt n'avoir pas de Dieu, plutôt se tailler à soi-même sa destinée, plutôt être fou, être nous-mêmes dieux. » (NIETZCHE, Zarathoustra, liv. IV, chap. 6, trad. Bianquis, p. 505.)

      L'idée de la mort signifie enfin une volonté! (Cf. H. DE LUBAC, Le drame de l'humanisme athée, Spes, Paris, 1944, le meilleur exposé des problèmes de l'athéisme moderne qui soit.) C'est ici que nous nous trouvons en face de l'originalité de la pensée athée de Nietzsche. Dans l'histoire de la pensée allemande jusqu'à 1881-82, Nietzsche est le premier et le seul à vouloir que Dieu soit mort. Il y a dans son oeuvre un « meurtrier de Dieu » (NIETZSCHE, Zarathoustra, liv. IV, chap. 7, trad. Bianquis, p. 510). La valeur, et par conséquent l'amour, de la vie contredisent la foi en Dieu. « La notion de Dieu » est jusqu'à présent la plus grande objection contre l'existence » (Dasein) (NIETZSCHE, Oeuvres, éd. Kröner, t. VIII, p. 101), plus sûrement encore « Dieu à la croix est une malédiction sur la vie » (Id., t. XVI, p. 392). Aussi Nietzsche se révolte-t-il; il n'admet pas la présence de Dieu, veut qu'on cesse de croire en lui, veut sa mort.

      Arrivé à ce point de l'oeuvre de Nietzsche, où il faut nous demander s'il y a meurtre et meurtrier, qui assassine et comment? Nous devons constater que l'élan prométhéen, destructeur, déicide, se brise brusquement. Le meurtrier ne sera pas Nietzsche, ni non plus le symbole de sa pensée, Zarathoustra. Ce sera un autre. Un autre? Un « quelque chose ». Zarathoustra, s'avançant dans un vallon que les pâtres appellent « la mort des serpents »

      ... « vit assis au bord du chemin quelque chose qui ressemblait à un homme mais n'avait presque pas forme humaine, un être innommable. Et tout à coup Zarathoustra fut étreint par la grande honte d'avoir vu pareille chose; rougissant jusqu'à la racine de ses cheveux blancs, il détourna les yeux et fit un pas pour s'éloigner de ce mauvais passage. Mais alors la morne solitude prit une voix; du sol montait un gargouillement et un râle, comme l'eau qui la nuit gargouille et râle dans les tuyaux obstrués; finalement ce fut une voix humaine et une parole humaine qui s'exprimait ainsi:

      - « Zarathoustra, Zarathoustra, devine mon énigme. Parle, parle: quelle est la vengeance contre le Témoin?

      Recule, je t'en prie, la glace est glissante. Prends garde que ton orgueil ne se casse la jambe.

      Tu te crois sage, orgueilleux Zarathoustra? Devine donc cette énigme, toi qui brises les noix les p lus dures. Devine l'énigme que je suis. Dis moi, qui suis-je? »

      Mais quand Zarathoustra eut entendu ces paroles, que croyez-vous qui se passa dans son âme? La pitié l'assaillit et il tomba comme une masse, tel un chêne qui a longtemps tenu tête à de nombreux bûcherons et qui tombe d'une chute lourde, soudaine, à la terreur de ceux-là même qui voulaient l'abattre. Mais déjà il se relevait et ses traits se durcirent.

      - « Je te reconnais, dit-il d'une voix d'airain, tu es le meurtrier de Dieu. Laisse-moi passer.

      Tu n'as pu supporter qu'il te vît, qu'il t'eût constamment sous les yeux et te perçât à jour, ô le plus hideux des hommes. Tu t'es vengé de ce témoin. »

      Ayant ainsi parlé, Zarathoustra voulut poursuivre sa route, mais l'être innommable le saisit par un pan de son manteau et se remit à gargouiller en cherchant ses mots. « Reste! Dit-il enfin...

      Tu as devin, je le sais, ce que doit éprouver celui qui l'a tué, le meurtrier de Dieu. Reste! Prends place à côté de moi, tu n'y perdras rien... »

      Zarathoustra reste et l'être innommable continue:

      - Qu'elle vienne d'un dieu ou des hommes, la pitié offusque la pudeur. Et le refus de tout secours peut être plus noble que la vertu trop officieuse.

      Or, ce qu'on appelle vertu aujourd'hui chez les petites gens, c'est la piété - on ne respecte pas un grand malheur, une grande laideur, un grand échec...

      Trop longtemps on leur a donné raison, à ces humbles; c'est ainsi qu'on a fini par leur donner aussi le pouvoir. A présent ils enseignent: N'est bien que ce que les humbles trouvent bien.

      Et la vérité, à notre époque c'est ce qu'a dit ce prédicateur issu du milieu d'eux, cet étrange saint, ce porte-parole des humbles, qui disait de lui-même: Je suis la Vérité.

      C'est ce présomptueux qui depuis longtemps gonfle d'orgueil les petites gens, lui dont l'erreur pourtant n'était pas mince, quand il disait: Je suis la vérité.

      Fit-on jamais réponse plus courtoise à un présomptueux? Cependant, toi, ô Zarathoustra, tu l'as dépassé sans t'arrêter en disant: Non, Non, Non, et trois fois non!

      Tu as signalé son erreur, tu as été le premier à signaler le danger de la pitié - non pour tout le monde ni pour personne, mais pour toi et ceux qui sont de ta race.

      Tu ressens la honte d'être le témoin d'une grande douleur. Et en vérité, quand tu dis: « La pitié nous couvre de son lourd nuage; prenez garde, ô hommes! »

      Quand tu enseignes que tous les créateurs sont durs, que tout grand amour triomphe de sa propre pitié - ô Zarathoustra, je pense que tu t'entends bien aux signes des temps.

      Mais toi-même, prends garde à ta propre pitié. Car une foule de gens se sont mis en route pour venir te trouver, tous les souffrants, les douteurs, les désespérés, ceux qui sont en péril, de se noyer ou de mourir congelés.

      Contre moi aussi je te mets en garde. Tu as deviné le meilleur et le pire de cet énigme que je suis. Tu as deviné qui je suis et ce que je fais. Je connais la hache qui peut t'abattre.

      Mais Lui - il a bien fallu qu'il mourût. De ses yeux qui voyaient tout, il voyait le fond et l'arrière-fond de l'homme, toute sa honte et sa hideur cachées.

      Sa pitié était sans pudeur, il s'insinuait dans les replis les plus immondes, ce curieux, cet indiscret, ce maniaque de la pitié; il a bien fallu qu'il mourût.

      Il me regardait sans cesse; j'ai voulu me venger de ce témoin - ou cesser de vivre.

      Le dieu qui voyait tout et même l'homme, il a fallu qu'il mourût. L'homme ne souffre pas de laisser vivre un pareil témoin. »

      Ainsi parla le plus hideux des hommes. Mais Zarathoustra se leva et se prépara à poursuivre sa route; car il se sentait glacé jusqu'aux moelles... (NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, liv. IV, chap. 7, trad. Bianquis, p. 509-515.)



      Voilà donc le meurtrier et les raisons de son meurtre.
      Encore une fois, ce n'est pas Zarathoustra qui se fait meurtrier. Il n'explique pas les raisons. Mais en présentant le plus hideux des hommes comme le meurtrier de Dieu, il a assez dit qu'il faut être hideux pour prendre un tel acte sur soi. Il a cependant sa part à ce meurtre. C'est lui qui a enseigné les principes d'où le meurtrier a tiré sa conclusion. Mais ces principes, en les voyant de plus près ne sont-ils pas au fond une protestation contre une certaine pratique religieuse qui abaisse et Dieu et sa créature? Qui prive Dieu de son inexprimable majesté et sainteté? Nombre de textes nous obligent d'interpréter ainsi la pensée de Nietzsche. Une grand part de son indignation dérive d'une conception très haute de Dieu et de l'homme et d'un sentiment authentiquement religieux. Son acte contre l'existence de Dieu n'est donc pas l'acte satanique qui veut que soit détruit ce qui est grand, ce qui est le plus grand. (L'interprétation détaillée de l'athéisme nietzschien aurait ici son point principal. C'est encore ici que devrait avoir lieu la confrontation de la pensée de Nietzsche avec « l'athéisme postulatoire » tel que l'a défini Max Scheler dans Mensch und Geschichte, Zürich, 1929, p. 55.).

      Déjà le fragment sur « l'homme fou » témoignait de la lucidité de Nietzsche à l'égard de ce qui attend le monde et l'humanité après « la disparition de la foi dans le dieu chrétien ». Le même thème revient à plusieurs reprises sous sa plume, tout particulièrement au cinquième livre du « Gai Savoir ». Il prévoit bien ce qui doit venir. Et il veut pourtant que cela arrive parce qu'alors seulement l'homme sera libre pour une vie nouvelle.

      « Le plus grand des événements récents - la « mort de Dieu », le fait, autrement dit, que la foi dans le dieu chrétien a été dépouillé de sa plausibilité - commence déjà à jeter ses premières ombres sur l'Europe. Peu de gens, il est vrai, ont la vue assez bonne, la méfiance assez avertie pour percevoir un tel spectacle; du moins semble-t-il à ceux-ci qu'un Soleil vient de se coucher, qu'une ancienne et profonde conscience est devenue doute: notre vieux monde leur paraît fatalement tous les jours plus vespéral, plus soupçonneux, plus étranger, plus périmé. Mais d'une façon générale, on peut dire que l'événement est beaucoup trop grand, trop lointain, trop en dehors des conceptions de la foule pour qu'on ait le droit de considérer que la nouvelle de ce fait, - je dis simplement la nouvelle, - soit parvenue jusqu'aux esprits; pour qu'on ait le droit de penser, à plus forte raison, que beaucoup de gens se rendent déjà un compte précis de ce qui a eu lieu et de tout ce qui va s'effondrer maintenant que se trouve minée cette foi qui était la base, l'appui, le sol nourricier de tant de choses: toute la morale européenne entre autres détails.

      Nous devons désormais nous attendre à une longue suite, à une longue abondance de démolitions, de destructions, de ruines et de bouleversements: qui pourrait en deviner assez dès aujourd'hui pour enseigner cette énorme logique, devenir le prophète de ces immenses terreurs, de ces ténèbres, de cette éclipse de soleil que la terre n'a sans doute encore jamais connues... Nous-mêmes, déchiffreurs d'énigmes, nous, devins nés, qui attendons pour ainsi dire en haut des monts, placés entre hier et demain, et contradictoirement attelés entre les deux, nous premiers-nés, prématurés du siècle à venir, qui devrions avoir déjà perçu les ombres dont va bientôt s'envelopper l'Europe, d'où vient-il que nous attendons la montée de cette marée noire sans un intérêt véritable, surtout sans crainte et sans soucis pour nous? Serait-ce que nous serions encore trop dominés par l'influence des premières conséquences de cet événement? Car ces premières conséquences, celles qu'il a eues pour nous n'ont rien de noir ni de déprimant, contrairement à ce qu'on pouvait attendre; elle apparaissent tout au contraire comme une nouvelle espèce, difficile à décrire, de lumière, de bonheur, d'allègement, une façon de sérénité, d'encouragement et d'aurore... De fait, nous autres philosophes, « libres d'esprits », apprenant que « l'ancien Dieu est mort », nous nous sentons illuminés comme par une nouvelle aurore; notre coeur déborde de gratitude, d'étonnement, de pressentiment et d'attente; ... voilà qu'enfin même s'il n'est pas clair, l'horizon, de nouveau, semble libre, voilà qu'enfin nos vaisseaux peuvent repartir, et voguer au devant de tout péril; toute tentative est repermise aux pionniers de la connaissance, la mer, notre mer, de nouveau, nous ouvre ses étendues; peut-être même n'y en eut-il jamais été si « pleine » mer. » (NIETZSCHE, Le Gai Savoir, § 343, trad. Vialatte, p. 173-174.)


      Nietzsche entrevoir l'homme qui peuplera le monde après le rejet de la morale chrétienne, il le voit si bien qu'il n'a d'autre nom pour lu que celui du « dernier homme ». Quel est-il?

      « Voici, je vais vous montrer le Dernier Homme.
      « Qu'est-ce qu'aimer? Qu'est-ce que créer? Qu'est-ce que désirer? Qu'est-ce qu'une étoile? » Ainsi parlera le Dernier Homme, en clignant de l'oeil.

      La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose. Son engeance est aussi indestructible que celle du puceron; le Dernier Homme est celui qui vivra le plus longtemps.

      « Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l'oeil.
      Ils auront abandonné les contrées où la vie est dure; car on a besoin de chaleur. On aimera encore son prochain et l'on se frottera contre lui, car il faut de la chaleur.
      La maladie, la méfiance leur paraîtront autant de péchés; on n'a qu'à prendre garde où l'on marche! Insensé qui trébuche encore sur les pierres ou sur les hommes!
      Un peu de poison de temps à autre; cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison pour finir, afin d'avoir une mort agréable.
      On travaillera encore, car le travail distrait. Mais on aura soin que cette distraction ne devienne jamais fatigante.
      On ne deviendra plus ni riche ni pauvre; c'est trop pénible. Qui donc voudra encore gouverner? Qui donc voudra obéir? L'un et l'autre sont trop pénibles.
      Pas de berger et un seul troupeau! Tous voudront la même chose, tous seront égaux; quiconque sera d'un sentiment différent entrera volontairement à l'asile des fous.
      « Jadis tout le monde était fou », diront les plus malins, en clignant de l'oeil.
      On sera malin, on saura tout ce qui s'est passé jadis; ainsi l'on aura de quoi se gausser sans fin. On se chamaillera encore, mais on se réconciliera bien vite, de peur de se gâter la digestion.
      On aura son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit; mais on révérera la santé.
      « Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l'oeil » (NIETZSCHE, Zarathoustra, Prologue, chap. 5, trad. Bianquis, p. 61-65.)

      Cet « homme » sera celui de l'époque que Nietzsche désigne du nom de « nihilisme ». Ce dernier homme sera légion. Mais aucun danger, aucune indignation, aucun dégoût, ne fera reculer Nietzsche. Sûr que ce nihilisme est une nécessité inéluctable après la fin du christianisme, qu'il sera peut-être de longue durée mais certainement d'un temps limité, Nitezsche l'appelle de ses voeux car à l'horizon brille la promesse d'une nouvelle ère, d'un nouvel homme.


III. HORROR VACUI.


      Le rationalisme s'opposant à la foi, c'était la caractéristique de la première partie du XVIIIè siècle. La seconde est marquée par la violente opposition du Sturm und Drang irrationaliste aux excès de la raison. Dans le vide spirituel qui fut ainsi creusé entrèrent d'abord le classicisme, puis le romantisme. Les deux mouvement ont pu amenuiser les dégâts causés par la raison raisonnante, ils n'ont pu ni expressément voulu ranimer l'esprit chrétien, et le XIXè siècle s'ouvrit tout normalement par la liquidation du christianisme. De ce qui avait été tout d'abord l'affaire de quelques esprits, les masses s'emparent à partir du milieu du XIXè siècle. L'opposition de la raison et de la religion ou de la raison et de la vie fait place, après la mort de Hegel, à une opposition entre les sciences positives, sciences historiques et naturelles. La métaphysique disparue, les sciences prétendent la remplacer. La physique et la biologie imposent leurs vues, se proposent de résoudre les problèmes qui jusque là étaient du domaine métaphysique. Il est difficile de surestimer le ravage que causent des livres comme les « Énigmes de l'univers (1899) » de Ernest Haeckel. L'historicisme n'est guère moins dévastateur que le biologisme, mais il reste surtout la nourriture d'une minorité, tandis que le biologisme s'adresse aux grandes foules.

      Après Nietzsche et, pour une bonne part, sous son influence, le matérialisme scientiste de la période précédente perd du terrain et commence à faire place à un spiritualisme achrétien sinon antichrétien. Nous n'en voulons pour preuve que les deux poètes les plus réputés du premier tiers de ce siècle: Stefan George et Rainer Maria Rilke. Très différents l'un de l'autre, tous deux d'origine catholique mais éloignés depuis longtemps de la foi, ils continuent le travail de transformation des valeurs transcendantales en valeurs immanentes. Ce qu'ils s'efforcent d'obtenir par l'esprit et la volonté, d'autres, comme par exemple Gerhart Hauptmann, essaient de l'obtenir sur le plan naturaliste et par appel au sentiment social.

      Pour la première fois depuis longtemps, on observe, depuis la fin du XIXè siècle environ, un renouveau métaphysique. Dès les premières années de ce siècle, on pourrait parler d'un retour de l'homme au Dieu vivant. A cet égard F. W. Foester est un des noms les plus célèbres à l'époque de la première guerre mondiale. La philosophie dans ses meilleurs penseurs abandonne le solipsisme et la stérile critique et découvre l'essence, l'être, l'esprit et le concret, la valeur, la personne et la communauté. Au lendemain de 1918 s'ouvre l'une des époques les plus riches de l'esprit allemand. F. W. Foerster s'est frayé un chemin jusque vers la profession de la divinité du Christ. Max Scheler fonde une nouvelle philosophie de la religion par ses analyses de la nature de l'acte religieux. D. v. Hildebrand, Peter Wust, B. Rosenmöller, le P. Pzywara, Th. Haecker sont plus ou moins influencés par lui. Le P. Lippert, Karl Adam, Karl Eschweiler avant ses erreurs, voilà trois noms brillants dans le renouveau des recherches sur l'essence du catholicisme. Romano Guardini annonçait alors le réveil de l'Église dans les âmes et aidait toute une jeunesse à trouver le sens de la responsabilité devant Dieu et devant la conscience. Le magnifique mouvement liturgique animé par Dom Ildefons Herwegen ouvrait des sources qui semblaient fermées pour toujours. Il faudrait nommer des poètes, des artistes, des revues pour donner une petite idée de la vie spirituelle qui manifestait alors le catholicisme. Et de même dans le protestantisme. Karl Barth, Eric Peterson avant sa conversion, Piper, Gogarten, Dehn, Rudolf Otto font partie de ces théologiens qui ont donné une nouvelle direction à la science sacrée de l'église luthérienne et réformée. Et hors des deux églises une philosophie ouverte à la plénitude de la vie, réaliste, concrète d'où, surgissent encore aujourd'hui les figures de Nicolai Hartmann de Jaspers, de Litt, d'autres encore.

      Ce renouveau fut, tout naturellement après une si longue période de méconnaissance de la valeur religieuse, l'affaire d'une minorité. A côté d'elle roulait l'immense courant des indifférents, et dans les masses bourgeoises et dans les masses prolétarisées. Ce sont ces masses qui ont trouvé dans le national-socialisme une réponse totale au problème de la vie. Une multitude de sectes, de systèmes philosophiques s'était offerte à eux. Rien ne pouvait les unir à la longue ni satisfaire leur besoin de métaphysique irrésistible. Dans un vide insupportable pour leur force, ils se sont ouverts aux mouvements qui mettait tout en question et promettait un nouvel âge, un homme complet. Toute une littérature témoigne de la haine contre l'intellect. L'échafaudage rationaliste s'écroulait sous les coups d'hommes redevenus sauvages. Goering remercia publiquement Hitler de leur « avoir donné une nouvelle foi ». Le chef de millions d'hommes, organisés dans le Front du Travail présenta les membres de la S. A. comme les missionnaires des temps modernes. L'auteur du « Mythe du XXè siècle » avoua que, pour quelque temps, Goethe ne pouvait être un modèle pour la nouvelle Allemagne, car, si la nation voulait retrouver de la cohésion, il était indispensable de se plier à un « type d'homme » que Goethe n'accepterait pas. Un écrivain qui n'était pas sans réputation fit dire à un de ses personnages dramatiques: « Je tire le revolver quand j'entends parler de la culture ».

      La liste des allusions de ce genre serait presque interminable. (Voir surtout: Waldmar GURIAN, Der Kampf und die Kirche im Dritten Reich, Luzern, 1936. R. D'HARCOURT, Catholiques d'Allemagne, Paris, Plon, 1938. - Edm. VERMEIL, Hitler et le Christianisme, Paris, Gallimard, 1939.). Qu'elle suffise pour nous farie comprendre que l'homme était, en grande partie, dérouté, au sens le plus fort du mot.

      Nicolai Hartmann écrit dans un de ses opuscules: « Nous n'avons pas de critère direct de la vérité... toute vérification doit passer par la confrontation bien malaisée avec l'objet » (Nicolaï HARTMANN, Der Philosophische Gedanke und seine Geschichte. Abh. Der Berliner Ak. Der Wiss. 1936, p. 4.). C'est le chemin qu'aucun penseur ne peut refuser. Mais est-ce le chemin de tout-le-monde? Et quelle réalité, quel objet permettra de vérifier les affirmations sur l'homme et sur Dieu ou du moins sur l'homme et son salut? Où va une nation quand ses penseurs pénètrent de plus en plus profondément dans un monde fermé à la grande foule, sans contact avec les soucis de tous les jours? L'histoire récente, du moins, servira-t-elle à vérifier les notions les plus élémentaires sur ce qui est et sur ce qui doit être?


IV.SATANIQUE OU DÉMONIAQUE


      L'existence et la nature de Satan font partie du donné révélé. On le méconnut trop souvent. La conséquence en fut vite une fusion de Satan avec des allégories, par exemple celle de la mythologie germanique, celles des légendes médiévales, celles du Béowulf ango-saxon. On peut même dire que la profanation de la Révélation a commencé lorsque la littérature européenne s'est emparée de la figure et du nom de Satan. Aussi nous semble-t-il absolument nécessaire pour quiconque veut respecter le caractère sacré de la Révélation de laisser à Satan son nom propre et la nature que l'Évangile lui attribue. C'est pour cette raison et pour une raison de méthode que nous préférons nous servir, à l'instar d'autres auteurs (Cf. Paul TILLICH, Das Dämonische. Ein Beitrag zur Sinndeutung der Geschichte. Tübingen, Mohr, 1926. P. P. LIPPERT, Der religiöse Dämon, Stimmen der Zeit, nov. 1924. Josef BERNHART, Das Dämonische in der Geschichte, Die Wandlung, 1945-46, 6è Cahier. Helmut THIELICKE, Die Wirklichkeit des Dämonischen, Universitas, Stuttgart, mars-avril 1946. F. J. VON RINTLEN, Dämonie des Willens. Eine geistersgeschichtlich-philosophische Untersuchung, Mainz, Kirchheim, 1947. H. E. HENGSTENBERG, Michael gegen Luzifer, Münster, Regensberg, 1946.), du terme « démoniaque », admis de préférence dans le langage de la philosophie contemporaine. La désobéissance, la révolte, la haine à l'égard de la suprême valeur, - le Saint des Saints, - telles sont les caractéristiques essentielles du démoniaque dont le sommet est Satan, puissance, dépassant les forces de l'homme et de la nature.

      C'est cette force démoniaque qui semble à l'oeuvre dans l'enchaînement logique des idées athées de la philosophie allemande moderne, dans la constance avec laquelle cette lignée d'idées s'est frayé un chemin de génération en génération, vidant d'abord la Révélation de son caractère surnaturel, diminuant ensuite la notion de Dieu, agrandissant celle de l'individu, pour en finir par ne respecter que ce qui semblait utile au service de la nation. Il nous semble nécessaire d'affirmer un rapport de causalité entre deux siècles de pensée et la dévastation intellectuelle en morale, physique et spirituelle, qui restera longtemps encore sous nos yeux.

      Avec une logique implacable le mal a envahi et l'homme et l'histoire, il s'est servi de l'esprit de l'un pour diriger le cours de l'autre. Raison et Vie semblent être les lieux préférés du démoniaque et l'Écriture Sainte nous confirme dans cette hypothèse quand elle présente le diable offrant à l'homme « la science du bien et du mal » et quand saint Jean parle de « l'orgueil de la vie ». Raison et Vie ont été les deux forces qui ont modelé la pensée moderne allemande, lui ont donné son éclat particulier. Raison et vie sont par excellences les instruments du démoniaque.

      Tout prouve cependant qu'il faut parler du démoniaque comme de Satan avec une extrême prudence et une très grande sobriété. Qui dit démon dit aussi grâce et péché. Le salut de l'homme est ici en question. Cette perspective relève de la théologie et de la métaphysique et non pas des sciences positives comme telles. Un historien politique par exemple qui parlerait avec trop d'assurance de cet abîme recouvert, nous semblerait dépasser sa tâche scientifique. Mais il n'irait certainement pas au bout de ses possibilités, s'il ne laissait entrevoir les forces destructives supérieures à l'homme, agissant par lui mais non point toujours comme il le veut.

      Le chrétien, à la lumière du Christ Rédempteur, Juge de Satan, conclura devant le courant philosophique de l'athéisme à la présence d'une grande pensée objectivement démoniaque et le vieux Goethe, répondant par delà des siècles à Saint Augustin, note en marge de son « Divan »: « Le vrai thème, l'unique et le plus profond de l'histoire du monde et des hommes, à qui tous les autres sont subordonnés, reste le conflit entre incroyance et croyance ».

      Quant à ce qui est de juger de l'intention subjective du penseur, oserait-on le faire après avoir reçu ces paroles du Christ: « L'heure vient où quiconque vous fera mourir, croira faire à Dieu un sacrifice agréable. Et ils agiront ainsi parce qu'ils n'ont connu ni mon Père, ni moi ». (Saint Jean, XVI, 2-3).


Paris

Paulus LENZ-MEDOC.      


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Satan de nos jours


      Ces pages véhémentes ont été écrites par notre grand ami dom Aloïs Mager, O. S. B., doyen de la Faculté de Théologie de Salzbourg, juste avant sa mort arrivée subitement le 26 décembre 1946, à l'âge de soixante-trois ans. Ce collaborateur fidèle des « Études Carmélitaines » à qui revient - après le T. R. P. Agostino Gemelli, président de l'Académie Pontificale des Sciences - la création de nos Congrès Internationaux de Psychologie religieuse, a succombé au travail et à la douleur. Sous un nom d'emprunt, il nous a encore donné en 1939 le Custos quid de nocte? Qui couronne « Le Risque Chrétien ». Dom Mager a intensément souffert de l'opposition du National-Socialisme à l'essor catholique de son pays. Il ne manquait pas de prononcer de sa fenêtre les paroles de l'exorcisme devant l'Obersalzberg. En pleine tragédie hitlérienne, je suis allé avec lui à Dulmen en pèlerinage auprès de celle qui relata, il y a près de cent vingt-cinq ans, la vision suivante dont la vue aurait pu la faire mourir, disait-elle, quand elle se la représentait devant les yeux: « Au milieu de l'enfer était un abîme de ténèbres: Lucifer y fut jeté chargé de chaînes, et de noires vapeurs bouillonnèrent autour de lui. Tout cela se fit d'après certains décrets divins. J'appris que Lucifer doit être déchaîné pour un temps, cinquante ou soixante ans avant l'an 2000 du Christ, si je ne me trompe ». - « Es geschah Alles dieses nach bestimmten Gesetzen, ich hörte dass Luzifer, wo ich nicht irre, 50 oder 60 Jahre vor dem Jahre 2000 nach Christus wieder auf eine Zeitlang solle freigelassen werden ». (Das Bittere Leiden unsers Herrn Jesu Christi nach den Betrachtungen der gottseligen Anna Katharina Emmerich + (9 Refruar 1824) Sulzbach 1833, p. 319. - La douloureuse Passion de N.-S. J.-C. d'après la méditation d'Anne Catherine Emmerich, religieuse augustine du Couvent d'Agnetenberg à Dulmen, morte en 1824. Traduite de l'allemand, deuxième édition belge entièrement conforme à la troisième édition allemande, Louvain chez Van Linthout et Vandezand, 1837, pp. 387-388.)

P. BRUNO DE J.-M.      


      L'époque où nous vivons diffère de la précédente en ce sens que ce dont celle-ci ne prend qu'une connaissance pure, celle-là l'éprouve expérimentalement. C'est l'homme en lui-même qui est le thème de l'évolution spirituelle présente. Il s'agit donc de comprendre l'homme en soi, indépendamment du monde surnaturel. Jusque-là, l'homme se comprit seulement comme un être conscient et connaissant, comme « res cogitans ». Aujourd'hui l'homme descend dans les dernières couches de l'instinct, de la puissance appétitive jusqu'aux racines de l'existence humaine elle-même, jusqu'aux deux forces fondamentales de la conservation de l'individu et de l'espèce.

      C'est, avant tout, ce double instinct de la conservation de l'individu et de l'espèce qui fut sérieusement entaché des suites du péché originel. Si l'homme, par une expérience profondément vécue, scrute ces derniers abîmes de la corruption originelle, alors il se trouve en contact immédiat avec le satanique, auquel il succombe forcément, s'il ne le vainc pas. Ceci, précisément, est caractéristique pour les événements qui se sont déroulés ou se déroulent encore de notre temps. De même que la vraie mystique consiste dans la résistance et dans la victoire contre ce monde souterrain des démons, afin d'en être sauvé, il y a une mystique satanique qui pénètre, elle aussi, dans ce monde souterrain, non pour le vaincre, mais pour le légitimer, le déifier et se mettre comme medium à sa disposition.

      Comme preuve de ce que je viens de dire, je cite deux faits: la littérature moderne et le national-socialisme.

      En littérature, spécialement dans les romans, ce sont surtout les écrivains français et russes qui nous font saisir une nouvelle réalité interne, à savoir le démonisme. Avant eux, il y avait déjà Nietzsche qui avait dévoilé ces profondeurs sataniques. Ce sont cependant les littérateurs, ces maîtres de la psychologie vécue, qui, par un pressentiment extrêmement fin, anticipent sur ce qui, inconsciemment, s'impose comme réalité immédiate au monde contemporain. Les Français comme les Russes furent les révélateurs les plus ingénieux de l'âme humaine. C'est à bon droit qu'on peut parler du démonisme dans la littérature française et russe. Par leurs organes tactiles spirituels infiniment sensibles ces romanciers touchent à ces extrémités où s'opère l'infiltration du satanique. Ils flairent le souffle du démoniaque comme une violente force motrice et, par après, ils essaient de traduire ce démonisme sous forme littéraire par la langue humaine pour attirer l'attention du grand public sur cette réalité nouvellement découverte. Je mentionne les romans de Bernanos: « Sous le Soleil du Satan » et « Le Journal d'un Curé de Campagne ».

      Du Bos (Le « Dialogue avec Andé Gide », Paris 1929) suivit le « Démonisme » chez André Gide et Nietzsche, et s'occupa de Dostojewsk, dont « Le Croquis du Souterrain » manifeste le démonisme dans sa forme nue. Les expositions de Dostojewski sont tellement réalistes que Du Bos admet une coopération directe avec Satan. A bon droit Karl Pfleger remarque: « Les figures démoniaques que Dostojewski met en scène dans ses romans ne sont pas nées sous sa seule imagination, elles sont formées de ce qu'il a lui-même vécu intérieurement: les Raskolnikoff, Swidrigailoff, Kirloff, Werchowenski, Iwan Dimitrii, Smerdjakoff et le père des frères Karamasoff ». Jamais jusqu'ici une plume n'a dépeint d'une façon si réaliste le démonisme dans infra-humain, supra-humain et dans supra-humain infra-humain, que l'a fait Dostojewski. Ces démons à figure humaine pensent irréellement. Ce sont de purs visionnaires. Leur raison analysatrice ou leur volupté de la chair perdent tout contact avec la « vie vivante ». Ils semblent parfois puissants et d'un grand poids. Mais ils ne le sont que dans la destruction. Quoi qu'ils fassent, leurs oeuvres n'aboutissent qu'à la destruction, parce qu'elles proviennent d'hommes qui sont déjà détruits jusqu'au fond de leur âme. (Karl PFLEGER, Die Geister, die um Christus ringen, pp. 208-221). Pfleger pressent bien - quoiqu'il n'en soit pas pleinement conscient - les origines du démonisme en Dostojewski, quand il écrit: « Le monde souterrain n'est rien d'autre que le secret anthropologique de la liberté et l'épreuve dans la liberté. Le monde souterrain n'est pas en soi satanique, mais les démons sortent du souterrain. L'homme destiné dès sa naissance à la liberté devient démon, s'il abuse de la liberté » (pp. 208-209).

      En langage théologique nous dirions: les suites du péché originel ne sont pas en soi démoniaques, elles sont humaines, mais elles sont les portes d'entrée pour les démons. Elles s'ouvrent au moment où l'homme, consciemment et expérimentalement se fait guider par la poussée de la triple suite du péché originel dans sa pensée, sa volonté et son action. C'est ce qui fait l'homme esclave, l'entrave dans l'emploi de sa liberté. L'homme a la possibilité de devenir et de rester alors libre de l'esclavage de la triple concupiscence. Mais il a aussi la possibilité de ne pas devenir ni rester libre de cet esclavage. Celui qui choisit cette possibilité est livré forcément à l'action satanique et devient lui-même, peu à peu, un démon.

      Le démonisme, que les littérateurs pressentirent et expérimentèrent, sans s'y soumettre consciemment, reste une affaire individuelle et, pour ainsi dire, un phénomène littéraire. Mais dans le national-socialisme il se saisit de toute une société avec l'intention bien délibérée de s'assimiler successivement toute la nation et enfin le monde entier. Le démonisme devient ainsi un phénomène général. Non seulement cela. Il devient, pour l'individu et la société, une forme de vie et d'activité. Une nouvelle organisation du monde et de l'humanité doit être basée sur le démonisme. Nous en avons vu le début. Pendant longtemps il sembla que rien ne pourrait arrêter ce mouvement, à première vue gigantesque, dans sa marche triomphale.

      Cependant personne n'oserait contester que le national-socialisme, dans ses forces motrices, découle directement de la triple suite du péché originel. Ce fut l'idéal du national-socialisme de réaliser positivement les appétits des trois concupiscences du péché originel comme les plus hautes valeurs de la culture humaine. Ce fut vraiment pour lui l'idéal le plus éminent, la valeur simplement incomparable. Il vit dans cette réalisation l'originelle noblesse de la race humaine. Celui qui nie cet idéal pèche contre la nation et le genre humain tout entier. De tels individus, il faut les examiner. Jamais dans l'histoire la concupiscence des yeux, la concupiscence de la chair et l'orgueil de la vie n'ont été présentés à l'inverse de ce qu'ils signifient réellement, aussi sciemment et avec tant de conviction que le national-socialisme l'a fait. Pour les nationaux-socialistes tout le bonheur, le salut privé et public consistent uniquement et exclusivement dans les biens terrestres de ce monde. Si la nécessité se fait sentir de conquérir plus de soi-disant espace vital, pour y gagner le maximum de biens terrestres, tout moyen est non seulement permis, mais recommandable, et devient même un devoir qui s'impose absolument. Ce droit est fondé sur l'existence même de la race. C'est l'apothéose de la concupiscence des yeux. Vicié par le péché originel, l'instinct de la conservation, aussi bien de l'individu que de l'espèce, qui réclame passionnément d'être satisfait par n'importe quel moyen, est déclaré comme norme supérieure de la moralité. Une radicale amoralité sexuelle est prônée partout comme idéal dans toutes les écoles, dans les camps de la jeunesse hitlérienne, dans les « Ordensburgen » et dans les casernes de SS. Voici l'apothéose de la concupiscence de la chair. Rien n'est si méprisable, même haïssable au national-socialisme, il ne cherche rien à extirper avec autant de fanatisme que toute sorte d'humanité chrétienne. Elle est, d'après lui, l'avilissement de soi pour l'homme. Elle est faiblesse détestable. Elle est la cause de tous les échecs. De même que la fierté de l'esprit est établie comme le plus haut idéal de l'éducation pour l'individu, ainsi l'unité et l'union de la nation doivent se manifester dans la prise de conscience de ses qualités supérieures, qui l'autorisent à se tenir pour une élite de race, pour un peuple seigneurial, qui, par son existence a non seulement le droit, mais le devoir de s'ériger en ordonnateur et dominateur du monde entier. C'est l'apothéose de l'orgueil de la vie.

      Le médium par lequel Satan tendait à renverser toutes les normes du droit et de la morale qui jusque là, aussi bien par tradition que par nature, et, malgré la déchristianisation progressive, étaient encore généralement reconnues, ce médium était Adolf Hitler. Il n'y a aucune autre définition plus brève, plus précise, plus adaptée à la nature de Hitler que celle si absolument expressive: Médium de Satan. S'il est caractéristique pour touts les médiums sans exception qu'ils soient moralement de moindre valeur, tant du point de vue du caractère que du point de vue de la personnalité, alors cela vaut à fortiori d'un médium du démon. Quiconque ne se laisse pas prendre aux fantasmagories ne peut voir en Hitler une grande personnalité au point de vue de caractère et de la moralité. Le général Jodl disait de lui, au procès de Nuremberg: « C'était un grand homme, mais un grand homme infernal ». (Nous ne pouvons nous étendre sur tous les satanistes ou pseudo-satanistes de nos jours. La presse anglaise du 2 décembre 1947, a annoncé la mort de « Sir » ALEISTER CROWLEY, le personnage « le plus immonde et le plus pervers de Grande-Bretagne » comme le qualifia « Mr Justice ». Interrogé sur son identité, Crowley répondit: « avant que Hitler fût, Je Suis ». il avait fondé à Berlin, en 1920-22, deux revues: Gnosis et Luzifer. Avant de disparaître de ce monde, ce sorcier septuagénaire maudit son médecin qui lui refusait à juste titre de la morphine parce qu'il la distribuait à des jeunes gens: « Puisque je dois mourir sans morphine à cause de vous, vous mourrez aussitôt après moi ». Ce qui advint. Le Daily Express du 2-4-48 annonce que les funérailles du magicien noir Crowley ont provoqué des protestations du Conseil municipal de Brighton. Le Conseiller J. C. Sherrott a dit: « Le rapport affirme que, sur la tombe, fut pratique tout un rituel de magie noire ». Sur la tombe, en effet, des disciples avaient chanté des incantations diaboliques, l' « Hymne à Pan » de Crowley lui-même, l' « Hymne à Satan » de Carducci et les « Collectes pour la Messe gnostique » composées par Crowley pour son temple satanique de Londres.

      Également, la presse anglaise du 30 mars 1948 a consacré des notes nécrologiques importantes au fameux métapsychiste, HARRY PRICE, spécialiste en démonologie. Dans un rapport, entériné par l'Université de Londres, Price a déclaré: « Dans toutes les zones de Londres, des centaines d'hommes et de femmes, d'excellente formation intellectuelle, de condition sociale élevée, adorent le Diable et lui rendent un culte permanent. La magie noire, la sorcellerie, l'évocation diabolique: ces trois formes de « superstition médiévale » sont pratiquées aujourd'hui à Londres sur une échelle et avec une liberté d'allures inconnues au Moyen âge. Price fut le fondateur et le secrétaire perpétuel du Concil for Psychical Investigation de l'Université de Londres.

      A. Frank Duquesne nous signale encore parmi les curiosités « démoniaques » actuelles, le rapport du Prof. Paul Kosok de l'Université de Long-Island, publié dans les annales du Musée Américain d'Histoire Naturelle, concernant une exploration faite en 1946 au Pérou. Les explorateurs ont découvert sur 500 kilomètres carrés de terre sablonneuse et désertique, une double série de dessins, les uns représentant des signes zodiacaux, les autres des oiseaux, des plantes et surtout des serpents polycéphales. Au centre du dessin du Serpent, se trouve une fosse immense contenant des squelettes d'hommes et d'animaux, visiblement sacrifiés. On attribue à l'ensemble 2000 ans d'existence. (N. d. l. R.) )
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      La puissance démoniaque est toujours une puissance fantasmagorique. Dans l'imagination, où le démon travaille, percent les dimensions géantes, alors que pour la froide réflexion, elles se réduisent à une pitoyable caricature.

      C'est comme si Lucifer s'était une fois approché d'Hitler avec la promesse exprimée par saint Luc: « Le diable le transporta sur une haute montagne, d'où il lui montra en un moment tous les royaumes du monde. Et il lui dit: Je vous donnerai toute cette puissance et la gloire de ces royaumes, car elles m'ont été livrées, et je les donne à qui je veux. Si donc vous voulez m'adorer, toutes ces choses seront à vous. (saint Luc, IV, 6-8).

      Il y a un critère infaillible, par lequel nous pouvons déterminer tout ce qui est satanique: le Christ lui-même nous le donna. Dans une discussion avec les Juifs, il leur dit en face: « Vous avez le diable pour père, et vous voulez accomplir les désirs de votre Père. Il a été homicide dès le commencement, et il n'est point demeuré dans la vérité, parce que la vérité n'est pas en lui. Lorsqu'il profère des mensonges, il dit ce qu'il trouve en lui-même; car il est menteur, et père du mensonge » (saint Jean, VIII, 44). Deux signes qui caractérisent le satanique: Mensonge et Meurtre.

      Mensonge et meurtre sont l'expression de l'essence du national-socialisme. Jamais mensonge et meurtre n'ont été faits pour eux-mêmes, en tant que forces motrices de la vie de tout un peuple, avec une froide préméditation, dans une réflexion sans passion, poursuivis avec un fanatisme sans égal, comme dans le national-socialisme. S'il est vrai que Pie XI ait nommé le national-socialisme le mendacium incarnatum, le mensonge incarné, il ne pouvait le désigner de façon plus exacte.

      Toutes les informations de journaux, toutes les annonces de radio respiraient le mensonge. Ce que le national-socialisme dit, écrivit et fit, ne fut que mensonge ou trempé de mensonges. Le parti et l'état du national-socialisme ont été construits sur le mensonge. Dans les derniers jours qui précédèrent l'élection du Reichpraesident, dans de nombreux endroits catholiques, on opposa des affiches ainsi libellées: « Catholiques, votez pour le catholique croyant, Adolphe Hitler ». Hitler annonçait le 21 mars 1933: « Les droits de nos églises restent inchangés. Dans leur positions vis à vis de l'état on ne changera rien... Le gouvernement du Reich voit dans le christianisme une base inébranlable pour son travail de reconstruction. Il cultivera et développera les relations amicales avec le Saint-Siège ». Mais avec les siens il s'exprimait ainsi au sujet des chrétiens: « Je sais comment on doit traiter ces gens pour les réduire. Ils plieront, ou seront brisés, et étant donné qu'ils ne sont pas bêtes, ils plieront. On ne peut combattre l'Église, on ferait seulement des martyrs. Il faut la dessécher. J'avais aussi autrefois cette clôture autour de mon âme, mais je l'ai brisée latte par latte ». Alors vint le dessèchement, l'élimination formelle de l'Église et du christianisme. Il est inutile de rappeler ici le nombre presqu'illimité des mesures les plus infâmes que le national-socialisme prit contre ce qui est, et se nomme chrétien. La « Bayerische Lehrerzeitung » (1935, n° 36 et 37, p. 577) écrit triomphalement: « Le national-socialisme est la plus haute forme de la religion. Jamais, jusqu'à nos jours il n'y eut de plus haute ». De ce temps naquit aussi cette formule: « Dans les siècles à venir, on dira en se rapportant en arrière: le Christ fut beaucoup, Adolphe Hitler fut plus grand » (Münchener Katolische Kirchenzeitung 1946, n° 35, p. 27 s.) (« Ils ne se contentent pas de vouloir faire servir la religion à leurs desseins de domination. C'est la détruire et la remplacer qu'ils veulent. Salut ex Germanis: le porteur de lumière et de salut germanique est appelé à remplacer le Christ ». Ces lignes- et d'autres fort émouvantes- publiées par Robert d'Harcourt dans « Résistances d'Allemagne » (Études, mars 1948) sont de Theodor HAECKER, dont en 1938 nous avons publié des Aphorismes. Je me souviens toujours de la visite que, de passage à Munich, je fis aux tout premiers jours de novembre 1937 à ce grand écrivain d'Allemagne catholique. Il me fit monter dans sa petite cellule de travail, sans me dire mot, au sommet de la maison. Là, il me prit les deux mains et, tandis que des larmes coulaient sur son noble visage, il me déclara: « Nous sommes ici des esclaves ». Il insista pour que je vienne, le 9 novembre, regarder passer la procession wagnérienne du national-socialisme. « Vous devez voir cela, c'est une nouvelle religion ». Je vins et je vis que c'était vrai. (Cf. « Études Carmélitaines », avril 1938: L'Esprit et la Vie, p. 125). P. Bruno DE J.-M.)

      Le mensonge qui constitue le national-socialisme n'est pas purement humain, il est essentiellement satanique. L'esprit humain est créé pour la vérité. Dans son étroitesse et son obscurcissement il peut donner dans des erreurs, défendre même fanatiquement l'erreur. Mais mensonge n'est pas erreur, il est plus. Il est le conscient renversement de la vérité. Si l'esprit humain se livre volontairement au mensonge, c'est alors contre sa nature métaphysique. Seulement des êtres spirituels, comme le sont les démons, peuvent vivre essentiellement dans la perversité du mensonge. Partout, où le mensonge en substance est devenu principe de vie, âme de l'intelligence, de la volonté et de l'action, le satanique opère directement. Dans le national-socialisme c'était le cas. Dans sa nature intime il est satanique.

      Par monceaux, des hommes assassinés tracent le chemin que suivit le national-socialisme. Fermement, le jugement de l'histoire se dresse déjà pour l'éternité: un seul est coupable de cette guerre avec ses millions de tués sur les champs de bataille et d'assassinés: Adolphe Hitler avec ses plus proches adeptes. Les « Neue Zürcher Nachrichten » tirent d'un livre « Le chaos européen » les effrayantes statistiques suivantes: 16 millions tombés dans les champs de bataille, 29,6 millions blessés et infirmes, 3 millions de civils tués par les bombes, 5,5 millions tués par le gaz, brûlés ou assassinés, 24,5 millions complètement sinistrés par les bombardements, 15 millions évacués et déportés, 11 millions dans les camps de concentrations. Et ce n'est qu'un bilan provisoire. Il y eut dans l'histoire du monde des révolutions qui coûtèrent beaucoup, énormément de sang. Mais ce bain de sang était causé par un profond soulèvement des passions humaines. Dans le national-socialisme, par contre, le meurtre était un principe, un moyen ordinaire qu'on employait à chaque instant. Le meurtre de « ceux qui ne méritent pas de vivre » le démontre à l'évidence.

      Le meurtre est l'apogée de la manifestation de la puissance du national-socialisme. Avec des mensonges on dupa et séduisit hommes et peuples. Les mensonges lui préparèrent les routes de l'ascension. Les mensonges le conduisirent à ses succès éblouissants en apparence. Si les hommes prenaient conscience de ce que les Nazis trompaient et eux-même étaient trompés, aussitôt commençait une terreur qui ne souffrait pas la moindre opposition. Mensonge et meurtre étaient l'âme et la vie du national-socialisme. Mais les deux signifient destruction et anéantissement. Le mensonge anéantit la vie spirituelle, le meurtre la vie corporelle. Toujours anéantir, ceci est la tactique du satanique. Significatif est le fait qu'aucun mot ne revient aussi souvent et régulièrement dans les discours d'Hitler et des dirigeants Nazis, et dans leur presse, que: destruction, anéantissement. Mais celui-ci qui ne peut que détruire et anéantir, se détruit et s'anéantit lui-même. C'est une puissance factice, parce qu'impuissance. Ceci est exactement le secret du satanique. Parce qu'il est en soi impuissant, le démon est lâche. Pour voiler son impuissance, il stimule la force par la vantardise, les bruits, les grands gestes, les succès factices, par les insultes et les injures. Moi, je sais d'une source absolument authentique, par des témoins oculaires, combien Hitler était lâche dans des moments décisifs. Comme un lâche il a quitté ce monde, pour autant qu'il l'ait quitté, et ne soit pas tapi, comme un parfait lâche, dans un coin perdu de la terre. Nous nous souvenons encore comment il aimait à illusionner le monde sur sa puissance, par la vantardise, les insultes et les injures. Celui qui possède la véritable puissance ne se vante pas, n'insulte pas, n'injurie pas. Seulement le démon et son médium insultent et injurient. C'est le signe infaillible de l'impuissance démoniaque. Nous trouvons ici la même contradiction: puissance qui est impuissance, impuissance qui se donne comme puissance.

      M. Neuhaeusler, chanoine de la cathédrale de Munich, qui fut lui-même des années en camp de concentration, vient de publier un gros livre: Croix et croix gammée. Le combat du national-socialisme contre l'Église catholique, et la résistance de l'Église (Munich, édition « Katolische Kirche Bayerns » 1946). Dans la première partie: « Antéchrist sans chaînes », il résume l'essence et le caractère particulier du national-socialisme:

      « Satan et le national-socialisme sont liés l'un à l'autre.

      Sataniques étaient la haine du national-socialisme contre le christianisme et tout ce qui était saint.

      Sataniques étaient la mentalité et l'orgueil du national-socialisme.

      Sataniques était le mode de combat et de propagande du national-socialisme.

      Sataniques étaient la brutalité et la cruauté du national-socialisme.

      Sataniques furent finalement l'écroulement et la chute du national-socialisme. »

      Le peuple allemand, de même que les autres peuples ne peuvent rien désirer et faire de plus urgent que d'extirper le national-socialisme jusqu'à la dernière racine et d'en rendre le retour impossible. Mais le satanique serait-il ainsi complètement éliminé de notre époque? L'esprit du national-socialisme se glisse partout, même s'il se présente sous d'autres formes et à d'autres degrés que dans l'Hitlérisme. Il est l'esprit du néo-paganisme conscient qui élève les trois suites du péché originel à l'idéal de la vie. Partout où cela se produit, s'ouvrent tout à coup les portes d'accès du satanique. Une seule puissance est capable de bannir le satanique et de le repousser dans le gouffre: la rédemption par le Christ, comme elle s'opère dans le christianisme et l'Église. Jamais le christianisme et l'Église n'ont cessé de prêcher au monde la certitude que le salut est uniquement dans la Croix, c'est-à-dire, dans le triomphe remporté sur la triple suite du péché originel: la concupiscence des yeux, la concupiscence de la chair et l'orgueil de la vie. Alors seulement, la dernière domination de l'enfer sera définitivement anéantie Ecce crucem Domini, fugite partes adversae.


Dom Aloïs MAGER      


Bibliographie démoniaque

établie par ROLAND VILLENEUVE


INTRODUCTION


      La bibliographie que nous publions ici se compose de deux parties que nous avons volontairement séparées, pour plus de clarté; à savoir: d'ouvrages généraux ou spécialisés traitant de la Sorcellerie et, par ailleurs, d'ouvrages se rapportant plus particulièrement à la Possession démoniaque.

      Nous ne nous étions point proposé d'établir une bibliographie complète, mais, à l'inverse d'autres publiées sur le même sujet, la notre comprend des ouvrages en français aussi bien qu'étrangers ou écrits en latin. De plus, c'est une bibliographie sous forme chronologique, ordre rarement employé jusqu'à ce jour et qui manifestement permet mieux de suivre l'évolution des idées démonologiques et les rapports qu'ont pu avoir entre eux les ouvrages qui abordaient ces deux questions intimement liées: la Sorcellerie et la Possession démoniaque.

      Nous avons laissé de côté la magie, qui débordait le cadre de notre sujet, ainsi que toutes les doctrinae minores, pour la plupart issues de la mantikè antique ou byzantine: nécromancie, bibliomancie, chiromancie, arts divinatoires divers qui viennent se greffer sur la Sorcellerie ou qui n'en sont que l'épiphénomène.

      Nous avons fait une part importante aux ouvrages anciens et, en particulier à ceux des XVIè et XVIIè siècles, car nous estimons que les auteurs de ces époques: Agrippe, Wier, Bodin, de Lancre, Boguet... ont vécu dans un « climat » plus fanatique, plus favorable à l'éclosion du satanisme, que bien des auteurs romantiques qui ont fabulé, ou des modernes qui se sont contentés de recopier des textes anciens ou de les plagier. Nous en citerons néanmoins certains qui, tels Kerner, Görres, Baissac, Marx, Wagner, Freud, M » Garçon et surtout le P. de Tonquédec, ont jeté une lueur nouvelle sur les questions de Sorcellerie et de Possession démoniaque, ou qui les ont envisagées d'une manière particulièrement originale.


ANTIQUITÉ ET MOYEN-AGE


Ancien Testament et Nouveau Testament.



Apocalypse de Pierre: Publiée et commentée par Harnack. Leipzig, 1893.

Vision de Saint Paul: Publiée dans la Revue « Romania ». 1895, p. 357.

Le Verger de Soulas. Bibliothèque Nationale, Man. Franç. N° 92220.

LACTANCE (Firmianus Lactantius): Divianae Institutiones. Oeuvres complètes éditées à Rome, 14 vol. in-8°, 1654-1659.

GRÉGOIRE DE NYSSE: Discours catéchétique.

SAINT AUGUSTIN: De Civitate Dei, liber XV, 23; De Doctrina Christina, II, 21-25; De Divinatione Daemonum, VII.

Loi Salique: Article 3 du titre XLVII. (Citée par Cailliet dans son ouvrage: La Prohibition de l'Occulte).

SAINT GRÉGOIRE LE GRAND: Morales, 32, 47; 34, 40; 32, 25; 32,12; 11, 64. Éditions des Oeuvres de Grégoire le Grand, faite par Denis de Sainte-Marthe et Bessin. Paris, 1705. 4 vol. in f°.

GRÉGOIRE DE TOURS: Historia Francorum, traduite par Guizot. I, 4, c. 29; I, c. 34; I. 9, c. 6; I, 10 c. 25; VI, c. 35.

CHARLEMAGNE: Capitulatio de partibus Saxonum, in Monumenta Germaniae hist. Scriptores (« Mansi », XVII bis).

ISIDORE DE SÉVILLE: Étymologiae, L. VII, 9 P. L. 82, col. 310, 314; L. VIII, 9 « De Magis ».

A. WAGNER: Visio Tundgali. Erlangen, 1882. Appunti sulla visione di Tundalo. Vienne, 1871.

Moine RÉGINON, abbé de Prum (829-899): De ecclesiasticis disciplinis (2, 364). Édition des oeuvres complètes par Baluze, à Paris, 1671. Édition en grec-latin par Fronton du Duc. Paris, 1615-1618. 2 vol. in f°.

Histoire de Saint Brendan: traduite par le moine BENOIST et dédiée à Madame la Reine Aelis de Louvain, 1125.

JUBINAL: La légende latine de Saint Brendaines. Paris, 1836.

BÉROT et MARIE DE FRANCE: Le Voyage d'Owen.

PIERRE LOMBARD (1100-1160): Liber Sententiarum. La Chaîne. La Grande Glosse.

HUGUES DE SAINT VICTOR (+ 1140): De Sacramentis. 1, 5, 7, 8. Publication de ses écrits faite à Rouen 1643, 3 vol. in f° et reprise dans la Patrologie latine de l'Abbé Migne en 1854.

MICHEL PSELLOS: Traité par dialogue de l'énergie ou opération des diables, traduit en françois, du grec de M. P. - Paris, G. Chandière. 1511. I vol. in 8° (Cf. P. G. CXXII).

PIERRE COMESTOR (+ 1198): Histoire Scolastique.

BERNARD GUI: Pratica Inquisitionis heretice pravitatis, auctore Bernardo Guidonis. O. F. P. 1re édition publiée par C. Donais. Paris 1886, in-4°. Traduction faite par G. Mollat sous le nom de « Manuel de l'Inquisiteur ». Champion, Paris, 1926.

DANTE: La Divina Comedia 1re édition, 1472. Recueillie in Opera del divino poeta Danthe illustri et éditée par Bernardino Stagnino 1512.

RAIMOND LULLE: Ars Magna, 1275 - Arbor Scientiae.

DENIS LE CHARTREUX: Quatuor Novissima.

SAINT THOMAS: Summa Theologica, 1re édition. Bâle, 1485. Voir supplément à la 3me partie. Quaest. XCVII, art. 2.

ALEXANDRE IV: Bulle: « Quod super nonnullis », 1257. A rechercher dans le « Magnum Bullarium Romanum a beato Leone Magno usque ad S. D. N. Benedictum XIV, opus absolutissimum Laertii Cherubini. Editio novissima. Luxemburgi, H. A. Gosse, 1712 ».

DUNS SCOT: In Senencias. Oeuvres de Duns Scot recueillies par le Franciscain Wadding: « J. Duns Scoti Opera Omnia colecta, recognita, notis, scholiis commentariis illustra a P. P. hibernis collegii nomani S. Isidori professoribus ». 1616.

CAESARIUS D'HEISTERBACH: Dialogues.

Procès des Templiers: documents publiés par Lizerand à l'Ancienne Lib. Champion; et Michelet: Documents pour servir à l'Histoire de France.

JEAN XXII: Bulle « Super illus specula », 1326.

Mystère de Saint Antonin de Viennes, publié par l'abbé GUILLAUME, Paris, 1884.

Manuscrit du duc de Nemours. Bibliothèque Nationale. Manuscr. franç. n° 9186, f° 298 (début XVè).

DEGUILLEVILLE: Pèlerinage de l'Ame.

GERSON: Ars Moriendi. Incunable, publié à Augsburg, 1470-71.

VÉRARD: Art de bien vivre et de bien mourir. Imprimeur de la « Légende Dorée » de Jacques de Voragine et de la « Chronique d'Enguerrand de Monstrelet ».

MONSTRELET: Chronique d'Enguerrand de Monstrelet. Deux livres, 1400-1444. Article sur Gilles de Raiz: I. 2c. 248. Publiée par Buchon. Paris, Verdière, 1826. I vol. in-8°.

Erreurs des Gazariens ou de ceux que l'on prouve chevaucher sur un balai ou un baton. Sans nom d'auteur. 1450.

GILLES DE RAIZ: Voir le Mémoire des héritiers, f° 12 et Archives de la Loire Inférieure (cf. Annales de la Société Académique de Nantes, vol. VI). Copie aux Archives Nationales (U. 787, p. 170). A compléter par Dr CABANÈS: Le légendaire Barbe-bleue in « Légendes et curiosités de l'Histoire; 3è édition, 1re série. Paris, Albin Michel. Voir aussi: « Copie de la procédure intentée contre Gilles de Raiz à la requête de Jean de Malestroit, évêque de Nantes ». Bibl. Nationale. Manuscr. fr. 16.541, f° 1, 308.

ULRICH MOLITOR: Tractatus ad illustrissimum principem Dominum Sigmundum de Lamiis et pythonicis mulieribus. 1re édition. Constance, 10 janvier 1499. traduction à la Librairie Nourry sous le titre « Des Sorcières et des Devineresses ». Paris, 1926.

ULRICUS MOLITORIS: De lamiis et phitonicis mulieribus Teutonice unholden vel hexen [Epistola dat. Ex Constantia 10 jan. 1489]. Cum figuris. Strasburg. Inc. 2513. 8° (4°). O. W. B. Berlin. Existe de même à Inc. 2074. 8°. Bois gravés. O.W. B. berlin. Inc. 2386, 5. 8°. Bois gravés. O. W. B. Berlin. Inc. 2074a. Bois gravés. O. W. B. Berlin.

U. M.: titre identique, mais: Impressum Leypczik per Arnoldum de Colonia. Anno 1495. Inc. 1362. 8°. Bois gravés. O. W. B. Berlin.

U. M.: De Lamiis et phitonicis mulieribus ad illustrissimu principem dominum Sigismundum archiducem austriae tractatus pulcherimus p. Ulricum Molitoris de Constantia. In fine: Impressum Coloniae... per... Cornelius de Zyrickzee. Inc. 1103. 8°. avec bois gravés. O. W. B. Berlin.

U. M.: titre identique, mais: Inc. 1103(9). O. W. B. Berlin.

Tractatus de Lamiis et Pythonicis, auctore Ulrico Molitori Constantiensi ad Sgismundum Archiducum Austriae. Anno 1489. Parisiis, 1561. 8°.

Von Hexen und Unholden: Ein Christlicher, nutzlicher, und zu dien unsern gefärhlichen zeiten notwendiger Bericht... Anfenglich vor 114 Jahren durch Ulricum Molitoris, von Costnitz der Rechten Doctor, Lateinisch in form eines gesprechs gestellet, une jetz newlich auff trenlichst vertentschet, und in gewisse Dialogos abgetheitet. Durch CONRADUM LAUTENBACH, Pfarharrn zu Hunaweyler. Contient des bois gravés. 1575. gedruckt in Strassburg durch Christian Müller, in-4°.

ÉLOY D'AMERVAL: La Grande Diablerie. 1re édit. 1495. et : De la Diablerie par rimes et par personnages. Paris, 1508.

Der Ritter von Turn. Augsburg, 1498.

Le Barathre. Bibliothèque Nationale. Manusc. franç. n° 450 (vers 1500).

CHRISTUS CRUSIUS: Tractatus de indiciis delictorum specialibus.

Traité des Peines de l'Enfer. Bibliothèque Nationale. Manuscr. franç. 20, 107, vers 1475.

JACOBUS DE TERRAMO: Das Buch Belial. Augsburg, 1473.

INNOCENT VIII: Bulle « Summis desiderantes affectibus », 5 décembre 1484.

JACOB SPRENGER: Malleus Maleficarum, Argentorati. J. Prüss, circa 1488.

HENRICUS INSTITORIS et JAC. SPRENGERUS. Malleus Maleficarum. In fine: Malleus Maleficarum a suo editore nuncupatus Impressusque per me Joannem Koelhoff incolo Civitatis sancte Coloniem. 1494. in fol. Inc. 1076. 4°. O. W. B. Berlin.

Malleus Maleficarum. Édition de Ant. Koberber.

1494. die mensis Marcij. 4°. Inc. 1748. 8°. O. W. B. Berlin. Inc. 2034. 4°. O. W. B. Berlin. Malleus Maleficarum. In fine. Anno MCCCCXCVI praesens liber quem editor Malleum Malleficarum intitulavit per Antonium Koberger Nureberg est impressu. Inc. 1759. 8°. O. W. B. Berlin.

Malleus Maleficarum in tres divisus partes... Auctore Jacobo Sprengero... His nunc primum adjecimus M. Bernhardi Basin opusculum de artibus Magicis ac Magorum maleficiis. Item D. Ulrici Molotoris... de Laniis ac Pythonicis mulieribus dial. Item Io. de Murner... libellum de Pythonico contractu. Omnia summo studio illustrata. Francfort am Main apud Nic Bassaeum. 1580. 8°.

Malleorum quorumdam Maleficarum, tam verterum quam recentiorum authorum tomi duo. Quorum primus continet. I. Malleum maleficarum Fr. Iacobi Sprenger et Fr. Henrici Institoris: Inquisitorum. II. Fr. Ioannis Nider, Theologiae Professoris Librum unum Formicarii,... secundus vero tomus continet tractatus VII ibi speciatim nominatos. Omnes de integro nunc demum in ordinem congestos, notis et explicationibus illustratos, atque ab innumeris, quibus ad nauseam usque scalebant mendis in usum communem vindicatos. Cum gratia et Privilegio Caes. Maiest. ad. decennium. Francofurti, 1582, 8°. 2 vol.

Malleus Maleficarum: De Lamiis et Strigibus, et Sagis, aliisque Magis et Daemoniacis, eorumque arte, et potestate, et poena, tractatus aliquot tam veterum quam recentiorum auctorum. In tomos duos distributi. Francfort am Main, impr. ap. Nic. Bassaeum sumpt. Laz. Zetzneri. Bibliop. Argent. 1588. 8°.

Malleus Maleficarum. De Laniis et Strigibus... même titre. Tome I. Frf. am M. ap. Wolfg. Richterum. impensis. Nic. Bassaei, 1600. Tome II. Frf. am M. ex. off. typ. Io. Saurri. sumpt. Nic. Bassaei. 1600.

Malleus Maleficarum. De laniis et Strigibus... même titre. Adhaeret: tom. III. titulo: Fustis daemonum, adjurationes formidabilis... completens. Auctore Hier. Mengo. 1608.

Malleus Maleficarum, Maleficos et earum haeresim framea conterens ex variis auctoribus compilatus, et in quatuor tomos juste distributus... Editio novissima... cuique accessit Fugu Dämonum et Complementum artis exorcisticae.
tome I. Lugduni, Claud. Bourgeat 1669.
      Cont. 1. Jacobi Sprengeri et Henrici Institoris, Malleus Maleficarum.
      Cont. 2. Io. Nideri. Fornicarius.
tome II. Pars. 1, 2. titulo: Mallei Maleficarum tractatus aliquot...
tome III. Titulo: Daemonomastix seu adversus daemones et maleficos, universi operis ad usum praesertim Exorcistarum concinnati.
tome IV. Complementi artis exorcisticae.

Zwei Förderer des Hexenwahns und ihre Ehrenrettung durch die ultramontane Wissenschaft. Von Dr Hjalmar Crohns. Doz. in Helsingfors. Stuttgart. Strecker une Schröder. 1905. 8°.

Malleus Maleficarum. Der Hexenhammer. Verf. Von d. beidem Inquisitoren Jacob Sprenger und Heinrich Institoris. Zun I Male ins Deutsche übertr. u. eigeleitet von J. W. R. Schmidt. 3 Teile. T. 1-3. Berlin: H. Barsdorf. 1906. 3 Bde. 8°.
1° Was sich bei d. Znberei zusammenfindet.
2° Die verschiedenen Arten u. Wikungen. d. Hexerei u. wie Solche wieder behoben werden können.
3° Der Kriminal Kodex... nebst ausführl. Index über alle 3 T.
Il existe une édition identique datée Berlin 1922-1923.

HENRICUS INSTITORIS et JACOBUS SPRENGER: Malleus Maleficarum. Translated with an introduction, bibliography and notes by Montagues Summers. Rodker. 1928. Clay in Bungay. Suffolk in-4°.

JOH. FRNC. PICI MIRANDULAE Domini Concordiaeque Comitis Strix sive de Ludificatione daemonum dialogi tres, nunc primum in Germanis eruti ex bibliotheca M. Martini Weirichii cum ejusdem praefatione... itemque epistola ad... Andream Libavium... Argentorati. 1612. Paulus Ledertz. 8°.

GIO. FRANC. PICO DELLA MIRANDOLA: La Strega overo Degli inganni de demoni. Diagolo... tredotto in lingua Toscana da Furino Furini. Milano 1864.

JACOB SPRENGER et INSTITORIS: Malleus Maleficarum. Cologne, 1489.

GUYOT MARCHAND: Le Calendrier des Bergers. Paris, 1491.

ALEXANDRE VI: Bulle « Cum acceperimus ». Decret. Lib. V, tit. XII, tome VII, à Rome 1494.


AUTEURS DU XVIÈ SIÈCLE


BARTHOLOMBO DI SPINA: In Ponzinibium de Lamiis Apologia.

EBERHARD HAUBER: Bibliotheca Magica (début du XVIè s.).

CORNELIUS AGRIPPA: De incertitudine et vanitate omnium scientiarum, in 12. Cologne. 1527.

HENRICI CORNELII AGRIPPAE ab Nettesheim a Consiliis et Archuis Judiciarii sacrae Caesarae majestatis: De Occulta Philosophia Libri Tres. Coloniae, 1533.

GASPAR PEUCER: Commentarius de praecipuis Divinationum Generibus, in quo a prophetiis divina auctoritate traditis, et physicis praedictionibus, separantur Diabolicae fraudes et superstitiosae observationes, et explicantur fondes ac causae physicarum praedictionum, Diabolicae et superstitiosae confutatae damnantur, ea serie, quam tabula indicis vice praefixa ostendit Auctore Gasparo Peucero. Wittebergae, 1553.

GRILLAND: De Sortilegiis.

BELON: Les observations de plusieurs singularités et choses mémorables. Paris, 1553.

ANANIAS LAURENT D'AMAGNI: De Natura daemonum.

JACQUES ACONA: Les Stratagèmes de Satan. 1565.

J. WIERUS: De praestigiis daemonum et incantationibus ac veneficiis, ex officina oporiana. Bâle, 1568.
      Oeuvres complètes de JEAN WIER recueillies dans 1 vol. in-4° dit: Johannis Wieri illustrissimi Ducis Iuliae Cleviae..., quondam Archiatri, Opera Omnia. Quorum contenta versa pagina exhibet. Editio nova et hactenus desiderata. Accedunt indices rerum et verborum copiossissimi. Amstelodami. Apud Petrum van dem Berge, sub signo Montis Parnassi. Anno. 1640.
      Le De praestigiis daemonum a été repris et traduit dans la « Bibliothèque diabolique » éditée par A. Delahaye et Lecrosnier à Paris. Deux vol. 1887, sous le titre: Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables, des magiciens infâmes, sorcières et empoisonneurs: des ensorcellez, démoniaques et de la guérison d'iceux: item de la punition que méritent les magiciens, les empoisonneurs et les sorcières; le tout compris en six livres, par Jean Wier, médecin du duc de Clèves. Préface du Dr Axenfeld.

THOMAS ERASTUS: Disputatio de Lamiis, seu strigibus. Reprise dans la « Bibliothèque Diabolique » sous le titre: Deux dialogues touchant le pouvoir des sorcières et de la punition qu'elles méritent, par Thomas Erastus, Professeur en médecine à Heidelberg. Paris, A. Delahaye et Lecrosnier. 1885.

GRÉVIN DE CLERMONT: Les cinq livres de l'Imposture et tromperie des diables, des enchantements et sorcellerie. 1569.

Théatrum Diabolicum. Sans nom d'auteur. Trois éditions: 1559, 1565, 1587.

PIERRE DE L'ESTOILE: Mémoires.

LOYS LAVATER, Ministre de l'Église de Zurich: Trois livres des apparitions des Esprits, Fantosmes, prodiges et accidents merveilleux qui précèdent souventes fois la mort de quelque personnage renommé, ou un grand changement ès choses de ce monde, traduit d'Allemand en François: Conferez reveux et augmentez sur le latin. De l'Imprimerie de Fr. Perrin pour Jean Durant. 1 vol. in-12. 1571.
      Le premier traiter de LAVATER est de 1570 sous le titre: De spectris, lemuribus et magnis atque insolitis fragoribus. 1 vol. in-16. Genève. 1570.
      Repris plus tard sous le nom suivant: LUDOVICI LAVATERI: Theologi eximii de spectris, lemuribus, variisque praesagitionibus. Tractatus vere aureus. Lugduni Bataviae, Apud Henricum Verbiest. Anno 1659.

JÉRÔME CARDAN: De la Subtilité. Ex: Hieronymi Cardani: de Rerum Varietate. 1re édition. Bâle, 1571.

PETRUS MAMOR: Flagellum maleficarum a Magistro P. M. editum, cum alio tractatu de eadem materia per Magistrum Henricum de Colonia compilatum. Lyon. Sans date. 1 vol.

LAMBERT DANEAU: De Veneficiis quos olim sortilegos, nunc autem sortiaros vocant. Paris, 1574.

PIERRE BOAISTUAU: Histoires prodigieuses tirées de divers auteurs. 1575. Et: BOAISTUAU, TESSERANT, BELLEFOREST, HOYER: Histoires prodigieuses extraictes de plusieurs auteurs grecs et latins, sacrez et prophanes divisées en cinq livres. 1 vol. in-12. Anvers, 1594.

JEHAN BOULOEZE: Le Manuel de l'admirable victoire du Corps de Dieu. 1 vol. in-16. Paris, 1575.

LAMBERT DANEAU: Deux traitez nouveaux très utiles pour ce temps. Le premier touchant les sorciers, auquel ce qui se dispute aujourd'hui sur cette matière est bien amplement résolu et augmenté de deux procès des greffes pour l'esclaircissement et confirmation de cet argument. Jacques Baumet. 1 vol. in-12. Paris, 1579.

NODÉ: Déclamation contre l'erreur exécrable des Malificiers. Sorciers, Enchanteurs, Magiciens, Devins et semblables observations des superstitions. J. de Carroy. Paris, 1578.

P. MASSE: L'Imposture et la Tromperie des diables, démons et enchanteurs. Lyon, 1579.

VAIR: Trois livres des charmes, sorcelages et enchantements. Paris, 1583.

JEAN SCHENCK: Observations rares. Francfort, 1584-1597.

JEAN BODIN, angevin: La démonomanie des Sorciers, reveuë et corrigée d'une infinité de fautes qui se sont passées de précédentes impressions. 1 vol. in-18. E. Prevosteau. Paris, 1580.
      De la Démonomanie. Lyon, 1587.
      Le Fléau des Démons et des Sorciers. 1616.

PIERRE LE LOYER, Conseiller au Siège présidial d'Angers: IIII Livres des Spectres ou Apparitions et visions d'Esprits, Anges et Démons se monstrant sensiblement aux hommes. Pour Georges Nepveu. Angers, 1586. In-4°, 2 vol.
Édition de Paris: Discours et Histoire des Spectres. Paris, 1605.

CRESPET, prieur des Célestins de Paris: Deux livres de la hayne de Satan et des Malins Esprits contre l'homme et de l'homme contre eux. Guillaume de la Nouë. I vol. in-12. Paris, 1590.

NICOLAS RÉMI: Nicolaï Remigii, sereniss. Ducis Lotharingiae a consiliis interioribus et in ejus ditione lotharingica cognitoris publici Demonolatriae libri tres, ex judiciis capitalibus nongentorum plus minus hominum, qui sortilegii crimen intra annos quindecim in Lotharingia capite luerunt. In-4°. Lyon, 1595. Voir aussi: NICOLAS REMI: Daemonolatreiae libri tres. Éditions de Francfort, 1597.

BEAUVOIS DE CHAUVINCOURT, Gentilhomme Angevin: Discours de la Lycanthropie ou de la transmutation des hommes en loups. Jacques Rezé. I vol. in-12. Paris, 1599.

FRANX. DE OSSUNA: Flagellum Diaboli: Oder Dess Teufels Gaissl Darinn... gehandlet wirt: Von der macht und gewalt dess lössen Feindts: Von den effecten... der Zauberer, Unholter un Hexenmaister... Aus d. Span. durch Egidium Albertinum München. Ad. Berg. 1602. in-4°.

HENRI BOGUET: Discours exécrable des sorciers, ensemble leurs procez, faicts depuis deux ans en ça, en divers endroicts de France avec une instruction pour un juge, en faict de sorcellerie. D. Binet, 2è edition, I vol. in-8°. Paris, 1603.
Discours des Sorciers avec six avis en fait de Sorcellerie. Lyon, 1610.

JACQUES 1er D'ANGLETERRE: Daemonologia, hoc est adversus incantationem sive magiam institutio, auctore serenissimo potentissimoque pricipe Dn. Jacobo, Dei gratia Angliae, Scotiae, Hyberniae ac Franciae Rege, fidei defensore. Hanovre, 1604.

R. P. MALDONAT, de la Compagnie de Jésus: Traicté des Anges et Démons du R. P. Jésuite Maldonat, mis en François par Maître François de la Borie, Grand Archidiacre et Chanoine à Périgueux. Fr. Huby. I vol. in-8°. Paris. 1605.

SUAREZ: De Angelis. VII, 16. 8, 11, 10, 14, 17, 20 dans le Recueil de ses oeuvres publiées à Lyon. 23 vol. in f°. 1630. (Suarès a vécu de 1548 à 1617).

D. STROZZI CICOGNA: Magiae omnifariae vel potius universae naturae theatrum in quo, a primis rerum principiis arcessita disputatione, universa Spiritum et Incantationum natura explicatur. Ex italico latinati donatum opera et studio Caspari. Exc. Coloniae, sumptibus Conradi Butgenii. I vol. in-8°. Cologne, 1606.

JUDE GERLIER: Antidémon historical, Lyon, 1609.

J. FONTAINE: Discours des marques des sorciers et de la réelle possession que le diable prend sur le corps des hommes sur le sujet de l'abominable et détestable sorcier Louis Gaufridy. D. Langlois. I vol. in-8°. Paris, 1611.

R. P. MARTIN DEL RIO: Grande édition des oeuvres dans les Disquisitionarum magicarum libri sex. In-4°. Mayence, 1624.
et Disquisitiones magicae. Paris, 1611.

ANDRÉ DUCHESNE: Controverses et recherches magiques, avecques la manière de procéder en justice contre les magiciens et sorciers, accomodée à l'instruction des confesseurs.

PIERRE DE LANCRE, conseiller du Roy au Parlement de Bordeaux: Tableau de l'Inconstance des mauvais Anges et Démons, où il est pleinement traicté des Sorciers et de la Sorcellerie. Livre très utile et nécessaire, non seulement aux Juges, mais à tous ceux qui vivent soubs les loix chrestiennes. Jean Berjon. I vol. in-4°. Paris, 1612.

PIERRE DE LANCRE, conseiller du Roy en son Conseil d'Estat: L'incrédulité et mescréance du sortilège plainement convaincu, où il est amplement et curieusement traicté de la vérité ou Illusion du sortilège, de la Fascination, de l'Attouchement, du Scopelisme, de la Divination, de la Ligature ou Liaison magique, des Apparitions et d'une infinité d'autres rares et nouveaux subjets. I vol. in-4°. chez Nicolas Buon. Paris, 1622.

R. P. F. MICHAELIS: Histoire véritable et mémorable de ce qui s'est passé sous l'exorcisme de trois filles possédées ès païs de Flandre en la descouverte et confession de Marie de Sains, soy disant Princesse de Magie, et Simone Dourlet et autres, où il est aussi traicté de la Police du Sabbat, et secrets de la Synagogue des Magiciens et Magiciennes. De l'Antechrist et de la Fin du Monde. Extraict des Mémoires de Messire Nicolas de Monmorenci comte Destarre, et premier chef des finances des Archiducs, etc. et du R. P. F. Sebastin Michaelis, premier réformateur de l'Ordre des frères Prescheurs en France, et du R. P. F. François Donsieux, Docteur en Théologie, mis en lumière par J. Le Normant, sieur de Cherement etc. 1re partie publiée par Olivier de Varenne. I vol. in-12. Paris, 1623.

      Deuxième partie publiée sous le titre suivant: De la Vocation des Magiciens et Magiciennes par le Ministère des Démons: et particulièrement des Chefs de Magie: a sçavoir de Magdelaine de la Palud, Marie de Sains, Louys Gaufridy, Simone Dourlet etc. Item de la vocation accomplie par l'entreprise de la seule authorité Ecclesiastique, a sçavoir de Didyme, Maberthe, Loyse etc. avec trois petits Traictez. 1° des Merveilles de cet oeuvres, 2° de la conformité avec les Sainctes Escritures et SS Pères, etc..., 3° de al puissance Ecclesiastique sur les Démons.
Discours des Esprits en tant qu'il est besoin pour résoudre la matière difficile des Sorciers.
1 vol. Paris, 1613.

J. DE NYNAULD: De la lycanthropie, transformation et extase des sorciers, où les astuces du diable sont mises tellement en évidence, qu'il est presqu'impossible, voire au plus ignorant de se laisser dorénavant séduire. J. Millot, I vol. in-8°. Paris, 1615.

SIMON GOULARD: Thrésor d'histoires admirables de notre temps. Crespin. 2 vol. Genève, 1620.


AUTEURS DES XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES


Dom FRANCISCO TORREBLANCA: Daemonologia sive de magia naturali, daemoniaca etc. Mayence, 1623.

G. NAUDÉ: Apologie pour tous les grands personnages qui ont esté soupçonnez de Magie. Ie éd. Paris chez F. Targa. I vol. in-4°, 1625.

GUACCIUS: Compendium maleficarum. Milan, 1626.

FREDERIC VON SPEE, S. J. : Cautio criminalis seu de Pocessibus contra Sagas. Liber ad magistratus germaniae hoc tempore necessarius auctore Incerbo theologo Romano. Rinthelii 1631.

GAFFAREL: Curiositez inouyes sur la sculpture talismanique des Persans, horoscope des Patriarches et lecture des étoiles. Paris. I vol. in-8°. 1631. Existe aussi en latin et illustré.

FR. PERREAU: Démonologie ou tracté des démons et des sorciers. 1653.

GROSIUS: Magica de spectris et apparitionibus spiritu., de vaticinis, Divinationibus etc. Lugd. Batavorum. Apud Franciscum Hackium. Anno 1656.

PERREAUD: L'Antidémon de Mascon, ou la relation pure et simple des principales choses qui ont esté faites et dites par un Démon il y a quelques années dans la ville de Mascon en la maison du sieur Perreaud - Ensemble la Démonologie ou discours en général touchant l'existence, puissance et impuissance des Démons et Sorciers, et des vrais exorcismes et remèdes contre iceux. (Éditions 2è à Genève). I vol. in-8°. Pierre Chouet. Genève, 1656.

P. ATHANASE KIRCHER: Athanasii Kircheri Mundus subterraneus, in XII libros digestus. Amstelodami: Apud Janssonium et Weyerstraten. 2 in-f°. 1662.

P. JACQUES D'AUTUN: L'incrédulité scavante et la crédulité ignorante, au sujet des Magiciens et des Sorciers. Avecque la réponse à un livre intitulé Apologie pour tous les grands personnages qui ont esté faussement soupçonnés de magie. I vol. in-8°. Jean Molin. Lyon, 1671.

ABBÉ M. DE VILLARS: Le Comte de Gabalis ou Entretiens sur les Sciences occultes. Paru sans nom d'auteur. Cl. Barbin. I vol. Paris, 1670.

COTTON MATHER: Memorable Providences relating the Witchcraft and possessions. Boston, 1689.

COTTON MATHER: The Wonders of the Invisible World. Boston, 1693.

BALTHASAR BEKKER: Die Bezauberte Welt. Amsterdam 1693. Traduit en français: Balthasar Bekker, pasteur à Amsterdam: Le Monde enchanté ou examen des communs sentiments touchant les Esprits, leur nature, leur pouvoir, leur administration, et leurs opérations. Et touchant les èfets que les hommes sont capables de produire par leur communication et leur vertu. Divisé en quatre parties. Pierre Rotterdam. Amsterdam. 4 vol. in-18. 1694.

ABBÉ BORDELON: L'histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle, causée par la lecture des livres qui traitent de la Magie, du Grimoire, des Démoniaques, Sorciers, Loups-garous, Incubes, Succubes et du Sabbas; des Fées, Ogres, Esprits, Folets, Génies, Phantômes, et autres Revenants; des Songes, de la Pierre Philosophale, de l'Astrologie Judiciaire, des Horoscopes, Talismans, Jours heureux et malheureux, Éclypses, Comètes et Almanachs; enfin de toutes sortes d'Apparitions, de Divinations, de Sortilèges, d'Enchantements et d'autres superstitieuses pratiques. Nicolas Gosslin, 2 vol. in-12. Paris, 1712.

BOISSIER: Recueil de Lettres au sujet des maléfices et du sortilège; servant de réponse aux Lettres du sieur de Saint André, médecin à Coutances sur le même sujet, avec la sçavante Remontrance du Parlement de Rouen faite du Roy Louis XIV, au sujet du Sortilège, du Maléfice, des Sabbats, et autres effets de la Magie, pour la perfection du procez dont ils est parlé dans ces lettres. Chez Henry. I vol. in-12. Paris, 1731.

D'AUGIS: Traité sur la magie, le sortilège, les possessions, obsessions et maléfices, où l'on démontre la vérité et la réalité; avec une Méthode sûre et facile pour les discerner, et les Règlements contre les Devins, Sorciers, Magiciens etc... Ouvrage très utile aux Ecclésiastiques, aux Médecins et aux Juges. Pierre Prault. Paris, 1732. I vol. in-12.

G. P. VERPOORTEN: De Daemonum existentia. Gedani. 1779.

ROMEDIUS KNOLL: Vierzig Kupferstiche für die Katholische Normalschule der Taubstummen. Paru sans date à Augsburg. Fin XVIIIè s.


AUTEURS DU XIXè SIÈCLE


GARDINET: Histoire de la Magie en France. I vol. in-8°. Paris, 1818.

JACOBUS SCHELTEMA: Geschiednis der Hexenprocessen, ene bijdrage tot den roem der Vaderlands, door M. Jacobus Scheltema. Haarlem, in-8°. 1828.

FRINELLAN: Manuel du démonomane. 1830.

Abbé Lhorente: Histoire critique de l'Inquisition d'Espagne. Trad. Française en 3 vol.

FRIDOLIN HOFFMANN: Geschichte der Inquisition.

LUDOVIG MEYER: Die periode der Hexenprocessen.

GOUGENOT DES MOUSSEAUX: La Magie au XIXè siècle. Paris, 1860.

MICHELET: La Sorcière. 1862.

BIZOUARD: Des rapports de l'Homme avec les Démons, 6 vol. 1863.

COLLIN DE PLANCY: Dictionnaire infernal. Plon, Paris, 1863. Le Diable peint par lui-même.

CAYLA: Le Diable, sa grandeur, sa décadence. 1864.

STANISLAS DE GUAITA: Le Serpent de la Genèse et Le temple de Satan. In-8°. Paris, 1891. Channuel, éd.

JULES BAISSAC: Les grands jours de la Sorcellerie. In-8°. Paris, 1890. Histoire de la Diablerie chrétienne.

J.-K. HUYSMANS: Là-Bas. 1891. Préface au livre de JULES BOIS: Satanisme et Magie. 1895.

ÉMILE GEBHART: Moines et Papes. Paris. in-16. 1897. Reprise en partie dans cet ouvrage devenu fameux, des Historia sui temporis libri quinque de Roual Glaber.

ROSKOFF: Geschichte des Teufels. 2 vol. in-8°. Leipzig, 1869.

ISIDORE LISIEUX: De la Démonialité et des animaux incubes et succubes où l'on prouve qu'il existe sur terre des créatures raisonnables autres que l'homme, ayant comme lui un corps et une âme, naissant et mourant comme lui, rachetées par N. S. Jésus-Christ et capables de salut et de damnation par le R. P. Sinistrari d'Ameno, publié d'après le manuscrit original et traduit du latin par Isidore Liseux. Paris, Liseux. 1re édition avec le texte latin. Août 1875. (Cet ouvrage n'est qu'un pastiche dû à la plume de l'érudit libraire I. Liseux).

CONWAY: Démonologie and Devil Lord. 1885.

Abbé EUGÈNE BOSSARD: Gilles de Rais. Thèse doct. Paris, 1886.

Dr PAUL REGNARD: Sorcellerie, Magnétisme, Morphinisme, délire des grandeurs. I vol. Plon. Paris, 1887.


AUTEURS CONTEMPORAINS


Rt YVE-PLESSIS: Essai d'une bibliographie française, méthodique et raisonnée de la Sorcellerie et de la possession démoniaque. 1 vol. in-8° et 1 atlas de planches. Paris. Chacornac. 1900.

LEA: Histoire de l'Inquisition au Moyen Age (trad. de S. Reinach). 3 vol. in-12. Paris, Sté Nouvelle de librairie et d'édition. 1901-1902.

J. HANSEN: Quellen und untersuchungen zur Geschichte der Hexenwalms und der Hexenverfolgung im Mittelalter. Bonn, 1901.

J. HANSEN: Zauberwalm, Inquisition und Hexenprozesse im Mittelalter und die Enbstelung der grossen Hexenverfolgung. Munich, 1911.

N. PAULUS: Hexenwalm und Hexenprozen vornelmlich im XVI Jahrhundert. Fribourg en Brisgau, 1910.

SOLDAN HEPPE: Geschichte der Hexenprozesse, 2è éd. Rev. Par M. Bauer, 2 vol. Munich. 1911.

FOUCAULT: Les procès de Sorcellerie dans l'ancienne France devant les juridictions séculières. Thèse de doctorat en droit. Univ. de Paris. Paris, 1907.

ALBERT CAILLET: Manuel bibliographique des sciences psychiques ou occultes, science des Mages, hermétique, astrologique, kabbale, franc-maçonnerie, médecine ancienne, mesmérisme, sorcellerie, singularités, aberrations de tout ordre, curiosités. 3 vol. in-8°. Paris, L. Dorbon. Paris, 1912.

MARX: L'Inquisition en Dauphiné. Étude sur le développement et la répression de l'hérésie et de la sorcellerie du XIVè siècle au début du règne de François 1er. 1 vol. Paris, Champion. « Bibliothèque de l'École des Hautes-Études », 1914.

TH. DE CAUZONS: La Magie et la Sorcellerie en France, des origines à nos jours. 4 vol. Paris, éd. de 1922.

MAURICE GARÇON et Dr J. VINCHON: Le Diable. Étude historique, critique et médicale. 1 vol. in-16. Paris. Gallimard, 1926.

PAPUS: Traité méthodique de science occulte. Paris, Dorbon, 1928.

GRILLOT DE GIVRY: Le Musée des Sorciers, Mages et Alchimistes. 1 vol. in-4°. Paris, Librairie de France, 1929.

ÉMILE CAILLIET: La Prohibition de l'Occulte. 1 vol. Paris, 1930.

JOSEPH TURMEL: Histoire du Diable. 1 vol. Paris. Rieder. « Collection Christianisme ». 1931.

P. B. RANDOLPH: Magia Sexualis. Paris. Telin, 1931.

R. P. SABAZIUS: Envoûtements et contre-envoûtement (Méthode pratique d'action et de protection selon les traditions kabbalistiques des Sciences magiques juive et arabe). A Memphis 1356 (Paris 1937).

Dr JULES REGNAULT: Sorcellerie. Ses rapports avec les sciences biologiques. 1 vol. Paris, Legrand, 1937.

DOM NEROMAN: Grande Encyclopédie illustrée des sciences occultes. 2 vol. Strasbourg, 1936.

JEAN MARQUÉS-RIVIÈRE: Amulette, talismans et pentacles. 1 vol. Paris. Payot, 1938.

ÉLIPHAS LÉVI: Dogme et rituel de la Haute Magie. Paris, 1938.

ROBERT LÉON WAGNER: « Sorcier et Magicien ». Contribution à l'Histoire du vocabulaire de la Magie. 1 vol. Paris, Droz, 1939.

Dr PHILIPPE ENCAUSSE: Sciences occultes et déséquilibre mental. 2e édit. rev. et augm. Paris, l'ayot, 1944. (1re édit. Paris, 1935).

GABRIEL ROBINET: Le Diable, sa vie, son oeuvre. Lyon, Éditions Lugdunum, 1945. 1 vol.

M. MAURICE GARÇON: La Vie exécrable de Guillemette Babin. 1 vol. Paris, Fayard, 1946.

HUBERT COLLEYE: Histoire du Diable. Bruxelles, Éditions Charles Dessart, 1 vol. 1946.


POSSESSION DÉMONIAQUE



AUTEURS ANCIENS



Nouveau Testament.


SEMLER: Commentatio de daemoniacis quorum in Novo Testamento fit mentio. 4e édition. Halle, 1770.

FLAVIUS PHILOSTRATE: Oeuvres, III, 28. Trad. par Chassang. Paris, 1862.

Acta Sanctorum Augustii. Voir tome IV, pp. 106, 282; tome VI p. 439.

SAINT ATHANASE: Vie de Saint Antoine.

SAINT JÉRÔME: Oeuvres. Voir p. 244. Édition Benoît de Mantouges. Paris, 1867.

CYRILLE DE JÉRUSALEM: Catéchèses. XVI, 5, p. 252. Édition Toutée. Paris, 1720.

JEAN CASSIEN: Collationes patrum. Voir VII, 12.

ZÉNON DE VÉRONE: Les Traités ou discours spirituels. I, 16, 3.

GRÉGOIRE DE TOURS: Historia Francorum. Liv. X.

PERTH: Monumenta Germaniae historiae. Liv. II, p. 26. Voir en particulier: Vita Sancti Galli. Lib. II, p. 24.

ERNALDUS: Vita Bernardi Claravallensis. Cap. III, ch. 13-15 in Migne: Patrologiae cursus completus; vol. 185, p. 276.

B. THOMAS DE CELANO: Vita prima et secunda Sanctii Francisci Assisiensis. Romae, 1880 (cap. III « De daemoniacis » in édition de Rome, 1906, p. 142).


AUTEURS DE LA RENAISSANCE


JEAN DE MARCONVILLE: Recueil mémorable d'aucuns cas merveilleux advenus de nos ans et d'aucunes choses estranges et monstrueuses advenues ès siècles passez. Paris. Édit. par Jean Dallier. 1563-1564.

R. P. HIERONYMUS MENGUS: Flagellorum (sans date); Flagellum daemonum exorcismos terribiles complectens (1582); et Fustis daemonum (ouvrage à l'Index).

CH. BLENDEC: Cinq histoires esquelles est monstré comme a été chassé Béelzebuth hors le corps de quatre personnes. 1582.

LÉON D'ALEXIS: Traité des Énergumènes, suivi d'un discours sur la possession de Marthe Brossier, contre les calomnies d'un médecin de Paris. Troyes, in-8°. 1599.

P. THYRAEUS: Demoniaci, hoc est de obsessis a spiritibus daemoniorum hominibus. Lyon, 1603.

FR. SANSON-BIRETTE: religieux du couvent des Augustins de Barfleur. Réfutation de l'erreur du vulgaire touchant les réponses des diables exorcisez. Rouen. Chez Jacques Besougne. In-12. 1612.

F. SEBASTIAN MICHAELIS: Histoire admirable de la possession et de la conversion d'une pénitente. Paris, 1613.

La Possession de Jeanne Féry, religieuse professe du Couvent des Soeurs Noires de la ville de Mons (1584). Publiée par la Bibliothèque Diabolique. A. Delahaye et Lecrosnier. (Paris, 1886), et copiée du Livre dit: « Histoire admirable et véritable des choses advenues à l'endroit d'une religieuse professe du couvent de Mons en Hainaut, native de Sore sur Sambre, aagée de vingt cinq ans, possédée du maling esprit et depuis délivrée. La dictte histoire, attestée par plusieurs personnages illustres, nommez en la fin d'icelle. » Ouvrage paru à Paris, chez Gilles Blaise, Libraire au Mont St. Hilaire, à l'image de Ste Catherine. 1586.

Procès-verbal, fait pour délivrer une fille possédée par le malin esprit à Louvier (1591). Publié d'après le manuscrit original et inédit de la Bibliothèque Nationale, par ARMAND BINET. Bibliothèque diabolique. A. Delahaye et Lecrosnier. Paris, 1883.

BODINUS: de Magorum daemonomania. Pour la possession: cf. édition de Hamburg de 1698.

TAILLEPIED: Traité de l'Apparition des esprits. 1616.

LUCIEN DINTZER: Discours merveilleux d'un capitaine de la ville de Lyon que le diable a enlevé. Lyon, 1617.

Rituel Romain d'Anvers. 1626. Composé sous Paul IV vers 1610. « Manuale exorcismorum continens instructiones et exorcismos ad ejiciendum e corporibus spiritus malignos et ad quamvis maleficia depellenda et ad quascumque infestationes daemonum reprimendas: R. D. Maximiliani ab Eynatten S. T. L. Canonici et Scholastici ». Antwerpiensis industria collectum. Anvers, 1626.


AUTEURS DES XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES


Autographe du démon Asmodée (Affaire de Loudun). Bibliothèque Nationale. Man. français n° 7618, f° 20. Voir verso.

SOEUR JEANNE DES ANGES, supérieure des Ursulines de Loudun (XVIIe siècle). Autobiographie d'une hystérique possédée, d'après le manuscrit de la Bibliothèque de Tours, annoté et publié par les Docteurs Legué et Gilles de la Tourette; préface du Prof. Charcot. 1886. Paris. Bibliothèque Diabolique. A. Delahaye et Lecrosnier.

P. M. ESE: Traité des marques des possédés et de la preuve véritable de la véritable possession des religieuses de Louvain. Paris, 1644.

Barbe Buvée, en religion, Soeur Sainte Colombe, et la prétendue possession des Ursulines d'Auxonne (1658-1663). Étude historique et critique d'après des manuscrits de la Bibliothèque Nationale et des archives de l'ancienne province de Bourgogne, par le Dr Samuel Garnier. Préface du Dr Bourneville. « Bibliothèque Diabolique ». Paris, Félix Alcan, 1895.

DAVID IRBISH (éditeur): Nucleus continens Benedictiones rerum diversarum, item exorcismos ad varia maléficia expellenda. Fribourg. 1663.

FRANÇOIS BAYLE et HENRI GRAMERON: Relation de l'état de quelques personnes prétendues possédées. Toulouse. 1682.

GASPAR WESTPHALUS: Pathologia daemoniaca. Lipsiae. 1707.

Abbé BORDELON: Histoire des Imaginations extravagantes de Monsieur Oufle. Amsterdam, 1710.

AUBUN: Cruels effets de la vengeance du Cardinal Richelieu ou Histoire des diables de Loudun. Amsterdam, 1716.

ABRAHAM PALINGH: 't Afgerukt Mom-Aansight der Tooverye. Andris van Damme. Amsterdam, 1725.

PHILIPPE HECQUET: La cause des convulsions. Paris, 1733.

AUGUSTE CAMPET: Traité sur les apparitions des esprits. 1751.

Dom CALMET: Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires, ou les revenants de Hongrie, de Moravie, etc. 2 vol. 1751.

M. HARTMANN: S. M. Andrea Harmanns Hauspostill. 1745.


AUTEURS MODERNES


G. DE PABAN: Histoire des fantômes et des démons qui se sont montrés parmi les hommes. 1819.

BERBIGUIER: Les farfadets. 1821.

JUSTINUS KERNER: Geschichten Bessessener neuer Zeit, Beobachtungen aus dem Gebiete
kako-dämonisch-magnetischer Erscheinungen, nebst Reflexionen von C. A. Eschenmayer über Besessensein und Zauber.
Stuttgart. 1834.

JUSTINUS KERNER: Geschichten Besessen neuer Zeit. Stuttgart, 1834.

JUSTINUS KERNER: Die Geschichte des Mädchen von Orlach. Stuttbart, 1834.

JUSTINUS KERNER: Nachricht von dem Vorkommen des Besessenseins eines dämonisch-magnetischen Leidens und Seiner schon in Altertum bekannten Heilung durch magisch magnetisches Einwirken, in einem Handschreiben an den Obermedizinalrat Dr. Schelling in Stuttgart. Stuttgart et Augsburg, 1836.

ULYSSA THRILLAT: Physiologie du diable. Paris, 1842.

JOSEPH VON GÖRRES: Die chrisliche Mystik. Regensburg, 1842. Cf. sur la possession le Livre IV, chap. 1.

ARBOIS DE JUBAINVILLE: Étude sur l'état des abbayes cisterciennes.

BRIÈRE DE BOISMONT: Des hallucinations ou histoire raisonnée des apparitions, des visions, des songes, de l'extase, du magnétisme et du somnambulisme. Paris, Germer-Baillière. 1845.

L. F. CALMEIL: De la folie considérée sous le point de vue pathologique, philosophique, historique et judiciaire, depuis la renaissance des Sciences en Europe jusqu'au 19e siècle, description des grandes épidémies de délire simple ou compliqué qui ont atteint les populations d'autrefois et régné dans les monastères. 2 vol. Paris, 1845.

ETUDES DE MIRVILLE, Des esprits et de leurs manifestations diverses, Paris, 1843, 7 vol. in 8°.

GOUGENOT DES MOUSSEAUX: Les hauts phénomènes de la Magie précédés du spiritisme antique et de quelques lettres adressées à l'auteur. I vol. in-8°. Plon. Paris, 1864.

R. P. LEFEBVRE: De la Folie en matière de religion. 1866.

RIBET: La mystique divine distinguée des contrefaçons diaboliques. Paris, 1879.

PAUL RICHER: Études cliniques sur la grande hystérie ou hystéro-épilepsie. Voir 2e édition. Paris, 1885.

Pasteur BLUMHARDT: Krankheitsgeschichte der G. D. in Mottlingen: abgedruckt bei Theodor Heinrich Mandel. Leipzig, 1896.

Pasteur BLUMHARDT: Der Sieg von Mottlingen in Lichte der Glaubens und der Wissenschaft. Leipzig, 1896.

JULES DELASSUS: Les incubes et les succubes (dans leurs rapports avec la possession). I vol. in-12. in Mercure de France. Paris, 1897.

PIERRE JANET: Névroses et idées fixes. Voir livre I. Paris, 1898.

HENRI CESBRON: Histoire critique de l'hystérie (thèse). I vol. Paris, 1909.

LOUIS LENGLET: Étude médicale d'une possession (thèse). I vol. Paris, 1910.

VAN GENNEP: Un cas de possession (in: Archives de Psychologie. tome X). Paris, 1911. voir pages 82 à 92.

Sir JAMES FRAZER: The Golden Bough. London, 1913.

Sir JAMES FRAZER: The Magic Art. London, 1911.

JULES SAGERET: La Vague mystique. 1920.

T. K. OESTERREICH: Les Possédés; la possession démoniaque chez les primitifs, dans l'Antiquité, au Moyen Age et dans la civilisation moderne. Traduit par René Sudre. Paris, Payot. Octobre 1927.

E. CAILLET: La prohibition de l'occulte. Paris, Alcan, 1930.

P. JOSEPH DE TONQUÉDEC: Les maladies nerveuses ou mentales et les manifestations diaboliques. I vol. Paris, Beauchesne, 1938.

P. JOSEPH DE TONQUÉDEC: Introduction à l'étude du Merveilleux et du Miracle. 3e édition, I vol. Paris, Beauchesne, 1938.

Pr SIGMUND FREUD: Introduction à la Psychanalyse. Payot. Paris, 1946.

GEORGES DUMAS: Le Surnaturel et les Dieux d'après les maladies mentales (Essai de Théogénie pathologique). Presses Universitaires de France, 1946).


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