La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres n'ont pas pu s'en rendre maîtres. Jean 1, 5.

Remerciements Je remercie les Frères Carmes pour leur aimable autorisation à recopier et diffuser cet ouvrage sur le site. Merci à l'Abbé B. LUCIEN qui m'a permis de compléter le corpus de textes. Vous pouvez télécharger le livre (zip de 6,1 mo) - Édition complétée le 27-1-2008.


Copyright © 'Satan' © Desclée De Brouwer - 1948 pour la première édition papier de 666 pages
© Etudes Carmélitaines
© www.sosparanormal.com pour la première édition en fichier numérique



SATAN - ÉTUDES CARMÉLITAINES

TABLE DES MATIÈRES

Avertissement

EXISTENCE

A. LEFÈVRE, S. J. Ange où bête?
HENRI-IRÉNÉE MARROU. Un ange déchu, un ange pourtant.
P. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, o. c. d. Du péché de Satan et de la destinée de l'Esprit d'après SAINT THOMAS D'AQUIN.
P. LUCIEN-MARIE DE SAINT-JOSEPH, O. C. D. Le démon dans l'oeuvre de saint Jean de la Croix.
MARCEL LÉPÉE. Sainte Thérèse de Jésus et le démon.

HISTOIRE

P. JOSEPH HENNINGER, S. V. D. L'Adversaire du Dieu bon chez les primitifs.
P. LAURENT KILGER, O. S. B. Le diable et la conversion des païens.
P. DE MENASCE, O. P. Note sur le dualisme Mazdéen.
HENRI-CHARLES PUECH. Le prince des ténèbres en son royaume.
LOUIS MASSIGNON. Les Yezidis du Mont Sindjar « adorateurs d'Iblis ».

ASPECTS

ALBERT FRANK-DUQUESNE. Réflexions sur Satan en marge de la tradition Judéo-Chrétienne.

RÉPRESSION

MGR F. M. CATHERINTET. Les démoniaques dans l'Évangile.
F. X. MAQUART. L'exorciste devant les manifestations diaboliques.
NOTE ADDITIONNELLE par le P. DE TONQUÉDEC.
ÉMILE BROUETTE. La civilisation chrétienne du XVIè siècle devant le problème satanique.
APPENDICE - PROCÈS D'ANNE DE CHANTRAINE (1620-1625)
PIERRE DEBONGNIE, C. SS. R. Les confessions d'une possédée, Jeanne Fery (1584-1585).
P. BRUNE DE J.-M. La confession de Boullan.
SUZANNE BRESARD. Étude graphologique.
DR JEAN VINCHON. Étude psychiatrique.

THÉRAPEUTIQUE

DR FRANÇOISE DOLTO. Le diable chez l'enfant.
MARYSE CHOISY. L'Archétype des trois S. : Satan, Serpent, Scorpion.
DR JOLANDE JACOBI. Les démons du rêve.
DR JEAN VINCHON. Les aspects du diable à travers les divers états de possession.
PROF. JEAN LHERMITTE. Les pseudo-possessions diaboliques.
JOSEPH DE TONQUÉDEC, S. J. Quelques aspects de l'action de Satan en ce monde.

FORMES

GERMAIN BAZIN. Formes démoniaques.
AUGUSTE VALENSIN, S. J. Le diable dans la Divine Comédie.
PIERRE MESSIAEN. Satan dans le Paradis perdu.
ALBERT BÉGUIN. Balzac et la fin de Satan.
PAUL ZUMTHOR. Le Tournant romantique (1850-1870).
JACQUES MADAULE. Le diable chez Gogol et chez Dostoïevski.
CLAUDE-EDMONDE MAGNY. La part du diable dans la littérature contemporaine.
JACQUES MADAULE. La part du diable.

DÉICIDE

PAULUS LENZ-MEDOC. La mort de Dieu.
DOM ALOÏS MAGER. Satan de nos jours.

BIBLIOGRAPHIE

ROLAND VILLENEUVE. Bibliographie démoniaque.


**


GERMAIN BAZIN
ALBERT BÉGUIN
SUZANNE BRESARD
ÉMILE BROUETTE
P. BRUNO DE JÉSUS-MARIE
MGR R. M. CATHERINET
MARYSE CHOISY
P. PIERRE DEBONGNIE
Dr FRANÇOISE DOLTO
ALBERT FRANCK-DUQUESNE
P. JOSEPH HENNINGER
Dr YOLANDE JACOBI
DOM LAURENT KILGER
P. ANDRÉ LEFÈVRE
PAUL LENTZ-MÉDOC
MARCEL LÉPÉE
PROF. JEAN LHERMITTE
P. LUCIEN-MARIE DE SAINT-JOSEPH
JACQUES MADAULE
DOM ALOÏS MAGER
CLAUDE-EDMONDE MAGNY
HENRI-IRENÉE MARROU
LOUIS MASSIGNON
FRANÇOIS-XAVIER MAQUART
P. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, o. c. d.
P. PIERRE DE MÉNASCE
PIERRE MESSIAEN
HENRI-CHARLES PUECH
JOSEPH DE TONQUÉDEC
AUGUSTE VALENSIN
ROLAND VILLENEUVE
Dr JEAN VINCHON
PAUL ZUMTHOR


ont collaboré à cet ouvrage des

ÉTUDES CARMÉLITAINES



Avertissement

      Que Satan existe, la question est résolue de manière affirmative par la foi chrétienne. Que la croyance au démon soit un fait d'histoire, afin de s'en assurer il suffit de jeter un coup d'oeil, même rapide, sur les civilisations. Pour peu que l'on s'enhardisse, par méditation et confrontation, des aspects inattendus apparaissent. Le Malin aide merveilleusement la malice humaine, aussi la répression ne fut-elle pas toujours accomplie à la manière divine de Jésus. Il ne s'agit ici que d'exposer loyalement les faits et les intentions.

      Il est arrivé que, dans le but de faire cesser une épidémie d'offrande de soi à Satan, qui infestait à leur époque la Bretagne et la Normandie, Marie des Vallées et Catherine Daniélou s'offrirent à porter elles-mêmes les souffrances des possédés qui s'étaient ainsi livrés au diable en vue d'exercer la sorcellerie. Ce genre de « répression » pour être plus charitable que d'autres, nous semble périlleux du point de vue psychologique, aussi ne nous arrêterons-nous pas à recommander cet état victimal. Par ailleurs, le Père Surin ne sera traité qu'accidentellement dans ce volume, puisqu'il a fait l'objet de plusieurs études lors de notre Congrès international de Psychologie religieuse de 1938, lesquelles ont paru dans
Nuit mystique et dans Le Risque chrétien.

      Le développement de l'esprit critique et l'avènement de la psychiatrie ont provoqué une indulgence nécessaire. L'homme pervers est-il vraiment coupable de son intensité maléfique? Peut-on toujours se dépasser? Le sacrifice est une nécessité vitale; celui qui s'arrête devient névrosé et la névrose se met à penser pour lui, mais alors de façon diabolique. Et C. G. Jung de conclure: le démon était jadis projeté au dehors; aujourd'hui grâce à son intelligence l'homme n'y croit plus et il le recèle en lui-même. Après la présentation de la
thérapeutique elle-même, une sorte de psychanalyse du diable à travers les formes sera pratiquée. On trouvera au cours de l'ouvrage l'illustration de l'étude de M. G. Bazin. Enfin, la métaphysique étant le domaine angélique par excellence, c'est dans la sphère orgueilleuse de l'esprit que va s'accomplir le déicide. Pourtant celui qui triomphe ainsi par le truchement de l'homme reste un vaincu. « Le démon, dit Ruysbroek, voit comme à travers une cloison de diamant qu'il ne rompra jamais sa beauté d'archange éternellement subsistante dans la pensée divine; l'unité de son être est à jamais brisée et il sait que cette splendeur de lui-même, il ne la rejoindra plus. ».

      Ce vaincu sert aux desseins de Dieu. « Le diable porte pierre ».

« Je suis l'Esprit qui toujours nie...
A cette Force j'appartiens
Qui toujours fait le Mal, mais n'aboutit qu'au Bien ».

(GOETHE, Faust. Prologue).      



1. EXISTENCE

Ange ou bête?

La puissance du mal dans l'Ancien Testament

      Jésus, au désert, tenté par le Satan, était avec les bêtes (Mc. 1, 12). A Jésus, que servent les anges, s'oppose le chef des forces mauvaises, le Satan ou le Diable; l'homme, sauvé ou perdu, est l'enjeu de la lutte. Le prince des démons, prince de ce monde, tient l'empire de la mort; le prince de la vie vient lui ravir la primauté qu'il a usurpée sur les rois de la terre (Mt. 9, 34; Jn 12, 31; Hbr. 2, 14; Act. 3, 15; Apc. 1, 5).

      Il est difficile de croire au Christ Rédempteur sans croire en même temps à son antagoniste, le Diable. Nous cherchons cependant des subterfuges. Ne pourrait-on reléguer parmi les masques de théâtre ce personnage encombrant? La poésie sémitique et l'imagination populaire se plaisent à personnifier les forces de la nature, y compris les forces psychiques; c'est une convention du langage dramatique. Quelle réalité, dira-t-on, se cache sous ces images? Jésus et ses Apôtres ont emprunté à l'Ancien Testament, et même aux apocryphes ou à la gnose, ce bric-à-brac littéraire; ils étaient bien obligés de parler la langue de leurs compatriotes. A nous de transposer aujourd'hui; garder ce langage désuet en s'adressant à des esprits modernes ce serait trahir la pensée du Maître.

      Or Jésus parlait la langue religieuse de son peuple, que nous a conservée la Bible; un rappel des textes de l'Ancien Testament nous fera mieux comprendre la portée de ces images et de ce vocabulaire.

LA BÊTE

      Les bêtes du désert.

      La fière citadelle du péché est réduite en désert:

Babylonne, la perle des royaumes,
      l'orgueilleuse parure des Chalédéens,
      sera comme Sodome et gomorrhe que Dieu ruina.
Elle ne sera plus jamais habitée,
      ni peuplée dans les siècles futurs.
L'Arabe n'y dressera point sa tente;
      les pasteurs n'y parqueront pas leurs troupeaux.
Mais les bêtes sauvages s'y parqueront,
      et les hiboux rempliront ses maisons;
Les autruches y habiteront,
      et les satyres y feront leurs danses.
Les chacals hurleront dans ses palais,
      et les loups dans ses maisons de plaisance.
(Is. 13, 19-22, Condamin).

      Que signifie cette accumulation d'horreurs? Corbeaux et vautours sont bien à leur place sur un champ de carnage. Le chacal et l'autruche, réputés pour la tristesse de leurs gémissements, évoquent une lamentation funèbre (Mi. 1, 8; Job. 30, 29). Bon nombre de ces animaux sont choisis sur la liste des bêtes impures, interdites, abominables à Iahvé (Lev. 11, 14-18; Dt. 14, 13-17). Tristesse et désolation, souillure et péché, tel est le tableau.

      Deux bêtes sont plus étranges: Lilit et les satyres. Lilit est le nom d'un démon femelle bien connu à Babylone. Les satyres (ceïrîm, velus, boucs) sont bonnement traduits démons par la vulgate; nous savons par ailleurs qu'on leur offrait des sacrifices idolâtriques (Lev. 17, 7). Ainsi cette troupe funèbre, abominable, que l'imagination populaire grossit d'éléments plus hideux encore, évoque une sarabande de démons dansant dans les ruines, emplissant la nuit de pleurs et de grincements de dents.

      C'est que le désert est le refuge du péché. Assistant à la purification de Jérusalem restaurée, Zacharie voyait l'impiété emportée à Babylone, où on lui bâtirait un trône. Le rituel lévitique chasse ainsi au désert l'oiseau chargé de l'impureté du lépreux, le bouc qui porte le péché du peuple (Lev. 14, 7; 16, 10. 21s). Les monstres réels ou fabuleux qui peuplent le désert, sont dans la Bible le signe du péché, triste et laid.


      Morsures de la maladie.

      Une autre classe d'êtres démoniaques s'attaque à l'homme dans sa chair. Ici, plus de bêtes visibles, mais leur morsure est sensible, et il faut bien leur prêter un corps.

      Les figurines babyloniennes à destination magique nous apprennent comment l'Orient ancien représentait les maladies: tel Pazouzou, le vent du sud-ouest, qui apporte la malaria. Son corps nu, d'une maigreur extrême, porte une tête monstrueuse, aux cornes de chèvre plaquées sur le front; quatre ailes, des pattes de rapace, soulignent la rapidité avec laquelle il fond sur sa proie, lui enfonçant dans la chair ses doigts armés de griffes. « Je suis Pazouzou, fils de Hanpa, dit l'inscription; le roi des mauvais esprits de l'air qui sort violemment des montagnes en faisant rage, c'est moi. » Crabes et scorpions, lions et panthère, reptiles et rapaces fournissent les éléments du bestiaire démoniaque représenté sur les plaques talismans. (G. CONTENAU, Manuel d'Archéologie orientale, fig. 826, p. 1310ss; voir fig. 152s, p. 1306-1310; fig. 829, p. 1316; fig. 830, p. 1320; fig 1038, p. 1913s.).

      La Bible utilise un langage analogue. l'auteur du Ps. 91 exhorte l'Israélite à mettre sa confiance dans la protection du Très-Haut; ainsi passera-t-il indemne à travers les plus redoutables épidémies:

Tu ne redouteras ni la terreur nocturne,
      ni la flèche qui vole le jour,
Ni la peste qui chemine dans les ténèbres,
      ni l'épidémie qui sévit à midi.
(Ps. 91, 5s, Clès).

'ancienne version latine disait « le démon de midi ». « On peut penser, dit à ce propos le P. Calès, que la peste (débér) qui chemine la nuit et la contagion (qétéb) qui sévit à midi font allusion, par réminiscence, à deux démons, l'un de nuit, l'autre de jour, auxquels la foi populaire d'ancien Orient attribuait la responsabilité de ces êtres malfaisants; protégé par les anges, il foulera aux pieds aspic et basilic, lion et dragon. Nous retrouvons ici les animaux figurés sur les amulettes babyloniennes.

      Mais en Israël la magie n'est pas tolérée. Les fléaux sont dans la main de Dieu; on les voit dans sa garde du corps quand il paraît pour juger la terre (Hab. 3, 5), ce sont les exécuteurs de ses hautes oeuvres:

J'accumulerai sur eux les fléaux,
      contre eux j'épuiserai mes flèches;
Exténués par la faim, dévorés par la fièvre
      et la contagion funeste,
J'enverrai contre eux la dent des bêtes,
      le venin de ceux qui rampent dans la poussière.
(Dt. 32, 23s).

La théologie tardive exalte ces instruments de la justice divine:

Feu et grèle, fléau et peste,
      eux aussi sont créés pour le jugement;
Dent des bêtes, scorpion et aspic
      et l'épée vengeresse qui extermine les impies,
Tous ont été créés pour servir à cette fin,
      ils sont en réserve pour le jour de la visite.
(Ecli. 39, 29s hébreu).

      Ces créatures terribles sont-elles des démons méchants ou de simples personnifications? Réservons la question; notons seulement ici que dans les prières du psautier le malheureux qui crie justice, décrit ses persécuteurs trop réels sous les traits de bêtes démoniaques:

      Ils ont du venin, venin de serpent,
      comme l'aspic qui se bouche les oreilles...,
O Dieu, casse-leur les dents dans la gueule;
      leurs crocs de lion, brise-les, Iahvé.
(Ps. 58, 5. 7).

      Le spectre de la Mort.

Plus terrible que les épidémies aux dards empoisonnés est leur père, le roi des terreurs, la Mort. Le poète de Job décrit l'agonie de l'impie:

De tous côtés des terreurs l'épouvantent
      et poursuivent ses pas;
Le malheur qui le frappe est affamé,
      la calamité se tient à son côté;
Sa peau est dévorée par la maladie;
      le premier-né de la Mort dévore ses membres.
Il est arraché de sa tente où il dévorait en sécurité,
      on le traîne au roi des frayeurs.
(Job. 18,11-14).

      « Ce personnage, note Mgr Weber, rappelle le Dieu des enfers mythologiques... la poésie peut se permettre de ces réminiscences sans aucun danger pour la foi des lecteurs. » Il n'y a rien de plus ici qu'une personnification littéraire, comme dans la lamentation des pleureuses:

La mort est montée par nos fenêtres,
      elle a pénétré dans nos palais.
(Jer. 9, 20).

      Le Cheol (Hadès, Enfer), royaume de la Mort et séjour des morts, est lui aussi personnifié. Une gueule insatiable, c'est tout ce qu'on voit de lui:

Le Cheol a redoublé d'activité,
      il a ouvert sa gueule sans mesure.
(Is. 5, 14, Condamin).

Il avale, il engloutit. C'est lui qui dévore vivants Dantan, Coré et Abiron, lui qui avale l'armée de Pharaon, quand la terre ouvre sa gueule (Nb. 16, 30-34; Ex. 15, 12).

      Monstre non moins avide, l'Abîme (tehom), l'élément liquide qui est sous la terre et tout autour, a bien des traits communs avec le Cheol. Il est lui aussi une puissance de mort. Dans sa détresse le malheureux crie vers Dieu:

Délivre-moi du bourbier, que je ne m'enlise pas.
      Que je sois délivré des eaux profondes.
Que le courant des eaux ne m'entraîne pas;
      que le gouffre ne m'engloutisse pas;
      que le puits béant ne se ferme pas sur moi.
(Ps. 69, 15s, Calès).

      Le gouffre, le puits béant, c'est le Cheol. L'association de l'Abîme avec le Cheol est fréquente:

Les vagues de la Mort m'avaient environné;
      les torrents de Bélial m'avaient épouvanté;
Les chaînes du Cheol m'avaient enveloppé;
      les filets de la Mort m'avaient surpris.
(Ps. 18, 5s, Calès).

Sous terre le Cheol est comme la poche stomacale de cette pieuvre gigantesque dont les courants des eaux seraient les tentacules:

Ils se sont enfoncés comme du plomb dans les eaux profondes...
      ils ont été engloutis par la terre.
(Ex. 15, 10. 12).

      Ces tentacules sont assez puissantes pour entraîner un vaisseau de haut bord de la taille du rocher de Tyr:

L'Abîme montera à l'assaut contre toi,
      les grandes eaux t'envelopperont;
Tu descendras avec ceux qui descendent dans la fosse.
(Ez. 26, 19s).

Bien plus, les eaux de l'Abîme ont pu recouvrir la terre entière, et les ténèbres formaient autour comme une carapace (Gen. 1, 2; Ps. 104, 6).

      Ce monstre vorace, qu'on le nomme Mort, Cheol, Abîme, Abaddon (perdition), Bélial (vaurien, néant) ou de tout autre nom, ce monstre a-t-il quelque rapport avec les êtres démoniaques relevés précédemment?

      Tout naturellement les maladies sont au service de la Mort; le texte de Job cité plus haut montrait le roi des frayeurs lançant sa meute. La peste (débér) et la contagion (qétéb) sont dans Osée les armes de la mort (Os. 13, 14). Ainsi la Mort centralise les puissances mauvaises, elle en fait un empire organisé. On traite avec elle comme avec une personne; les impies font un pacte avec la Mort, avec l'Enfer (Is. 28, 15. 18; Sag. 1, 16); ne sont-ils pas insatiables comme elle pour dévorer les malheureux (Hab. 1, 13; 2, 5; Prov. 1, 12)?

      La puissance infernale acquiert ainsi un caractère moral et religieux: elle s'oppose à Dieu. Contre l'Abîme l'activité créatrice est une lutte. Une parole suffit pour le mettre en déroute; un cri de Iahvé réduit l'adversaire au silence. Le verbe gaar (et son équivalent grec epitimân) est spécialisé comme cri de guerre et de victoire contre les puissances du mal. Ce cri met en fuite l'Abîme, les grandes eaux, aussi bien que les armées ennemies (Is. 17, 13; 50, 2); il refoule Satan en personne: Imperet tibi Dominus (Zac. 3, 2) (Dans le Nouveau Testament, c'est ainsi que Jésus commande à la mer, aux démons, et à saint Pierre, qualifié de Satan (Mc. 1, 25; 4, 39; 8, 33; 9, 25). Sur ce mot: P. JOUON, Biblica 6 (1925), 318-321). Ailleurs la lutte est décrite plus en détail:

De la fumée montait de ses narines,
      et de sa bouche sortait un feu dévorant;
      des charbons de feu y brûlaient.
Il abaissa les cieux et descendit.
      Sous ses pieds était une nuée sombre.
Porté sur un chérub, il volait;
      il planait sur les ailes des vents.
Il se fit des ténèbres un voile;
      autour de lui, formant sa tente,
      des eaux ténébreuses et d'épais nuages.
Devant l'éclat de sa face, les nuages
      s'en allèrent en grêle et en charbons de feu.
Et Iahvé tonna dans les cieux,
      et le Très-Haut fit entendre sa voix.
Il décrocha ses traits et les dispersa,
      lança ses éclairs et les poussa en avant.
Et les lits des océans apparurent,
      et les fondements de la terre furent mis à nu.
Devant ta menace, Iahvé,
      au souffle du vent de ta colère.
(Ps. 18, 9-16, Calès).

On pense spontanément à la lutte de Mardouk contre Tiamat (R. LABAT, Le poème babylonien de la création, Paris, 1935, tablette IV et p. 52-56). En fait Tiamat n'est pas mentionné dans la Bible, et le rapprochement verbal avec tehom ne suffit pas pour affirmer un contact littéraire avec le mythe babylonien. D'autres monstres de l'élément liquide sont désignés nommément, Rahab et Léviathan; leurs noms, retrouvés à Ras-chamra, suggèrent une origine cananéenne ou phénicienne.

      Ces vieux dragons mythiques servent à désigner les grands empires. A propos de la sortie d'Égypte, Isaïe 51 rappelle l'antique victoire de Iahvé contre Rahab. Il peut y avoir allusion à la mer fendue pour livrer passage aux Hébreux; mais la Basse-Égypte, toute en marais et en canaux, était une puissance de la mer: le crocodile du Nil fournira à Job le portrait de Léviathan, et Rahab est un nom poétique de l'Égypte (Ps. 87). Ailleurs le dragon de Bel (G. CONTENEAU, O. C., FIG. 137), qui engloutit le peuple d'Israël, n'est autre que Nabuchodonosor (Jer. 51, 34-44; compt. Jonas 2).

      Ces assimilations sont anciennes. Déjà Isaïe (28, 15. 18) appelait alliance avec la Mort, pacte avec le Cheol, l'alliance que les conseillers d'Ézéchias négociaient avec l'Égypte; et il décrivait l'invasion assyrienne comme un déluge des grandes eaux (Is. 8, 7; 28, 15. 18; comp. Ps. 46).

      La Mort, l'Abîme, le Néant sont les ennemis de Dieu et de son peuple. Ils restent cependant eux aussi dans la main du Créateur: c'est Dieu lui-même qui avait enveloppé la terre dans l'abîme, et il a emmaillotté la mer dans les ténèbres au jour de sa naissance (Job. 38, 8s; Ps. 104, 6); il a créé Léviathan pour en faire le jouet de ses enfants (Ps. 104, 26; Job. 40, 29). Dieu fait descendre qui il veut au ventre du Cheol et il en ramène quand il lui plaît (Jonas 2; Ps. 88; 1 Sam. 2, 6), de même qu'il a fait descendre son peuple d'Égypte et dans les profondeurs de la mer pour l'en tirer au jour du salut.

      Les bêtes démoniaques.

      A quel ordre de réalité appartiennent toutes ces bêtes? Le chacal au hurlement lugubre, le scorpion qui blesse sournoisement, la mer avec ses dangers et ses monstres sont des créatures bien réelles. Cachent-elles aussi sous leurs traits repoussants des êtres invisibles qui seraient démons impurs, démons de la fièvre ou de la mort? Quelle était sur ce point la pensée des auteurs sacrés?

      Lorsque, vers le deuxième siècle, les Juifs traduisirent en grec leurs livres saints, ils appelèrent démoniaques, daimonia, soit les idoles et divinités païennes, soit quelques-uns des animaux fantastiques rappelés plus haut. (Il est remarquable que les LXX aient préféré l'adjectif neutre daimonia, êtres démoniaques, au nom masculin usuel daimôn, démon. Le NT emploie une fois daimones (Mt. 8, 31) en parallèle avec daimonia (Luc. 8, 31ss) et esprits impurs (Mc. 5, 10-13); les démons y ont un caractère personnel plus accentué. Pour l'usage du grec profane, voir les encyclopédies, DARREMBERG-SAGLIO, PAULY-WISSOWA, suppl. III, et G. SOURY, La démonologie de Plutarque, Paris, 1932.)

      Faut-il en conclure que la Mort, la Peste, le Péché, avaient aux yeux des Juifs une sorte d'existence séparée? Sont-ils, sinon des êtres personnels doués d'une volonté mauvaise, du moins des énergies malfaisantes analogues à l'animal poussé par son instinct? Le vivant saisi par ces bêtes de proie tombe dans le péché, la maladie, la mort; mais on peut aussi chasser ces vilaines bêtes loin de la demeure des hommes, au désert ou au Cheol.

      Pour la pensée moderne, le péché, la maladie, la mort, ne sont rien hors d'un pécheur, d'un malade ou d'un mort. L'Orient ancien n'avait pas nos manières de voir. Il n'est pas douteux qu'à Babylone par exemple, Pazouzou, Labartou, les Sept mauvais et autres monstres funestes, avaient une existence réelle; on ne peut comprendre autrement les textes magiques. En est-il de même à Jérusalem?

      La religion populaire était mêlée de pratiques superstitieuses; les Prophètes et la Loi en témoignent. Spontanément les Israélites partageaient la croyance commune aux forces du mal; ils ne devaient d'ailleurs pas avoir sur leur nature des idées bien nettes. Mais la pure religion que reflètent les textes bibliques - et qui est seule porteuse de révélation - pouvait-elle s'en accommoder? La magie était proscrite à l'égal de l'idolâtrie. Le monothéisme refusait l'existence à tout être qui n'aurait pas été créé par Dieu; et toute oeuvre de Dieu était bonne. La Sagesse dira explicitement:

Dieu n'est pas l'auteur de la Mort,
      il ne veut pas la perte des vivants;
Il a tout créé pour être,
      tout ce qu'engendre le monde est salutaire.
(Sag. 1, 13s).

C'est un écho fidèle du premier chapitre de la Genèse.

      Faut-il donc reléguer la Mort avec les maladies ses filles dans le monde de rêve qu'utilise le langage symbolique? Les textes nous imposent un jugement plus nuancé. La Mort n'est qu'une personnification littéraire; la Bible, soucieuse d'éviter le dualisme, s'est gardée de camper en face de Dieu un personnage réel qui eût incarné la puissance du mal. Pour les monstres mythiques, Rahab et Léviathan, on peut déjà hésiter davantage. Le P. Lagrange estimait que « ce sont bien, pour les écrivains sacrés, des êtres réels et redoutables. Ils ont lutté contre Dieu à l'origine; c'est une première esquisse de la lutte des anges réprouvés. » (Rev. Bibl., 1916, p. 598). Quant à la fièvre et autres êtres malfaisants, la religion officielle n'avait pas à réagir contre eux avec la même énergie; ils ne présentaient pas un grand danger, pourvu qu'au lieu de les combattre par la magie, on recourût à Dieu dans la prière en se frappant la poitrine et en criant miséricorde. Pourtant sous leurs peaux de bêtes on aura de plus en plus tendance à découvrir, non une force aveugle instinctive, mais une volonté bonne ou mauvaise, un esprit, un ange.

L'ANGE

      Puissances célestes.

      Passant au monde angélique, nous retrouvons les grandes forces de la nature; mais au lieu des puissances chthoniennes et abyssales ce sont les puissances célestes.

      Au jour de la création, dit le poète de Job:

Les astres du matin chantaient en choeur
      et les fils de Dieu poussaient des cris d'allégresse.
(Job. 38, 7).

      L'armée des cieux combattait pour Israël contre Jéricho (Jos. 5, 14) ou contre Sisara:

Des cieux combattirent les étoiles,
      de leurs chaussées elle combattirent contre Sisara.
(Jug. 5, 20, Dhorme).

      Quand Iahvé paraît en guerrier pour confondre ses ennemis ou sauver ses fidèles, il s'entoure de toutes les armées des cieux (Ps. 18 cité plus haut). Ainsi s'est-il manifesté au Sinaï (Ex. 19, 16-20) et à la sortie d'Égypte (Ps. 77, 18s), ainsi déjà à la création:

Des nuées il fait son chat,
      il descend sur les ailes du vent.
Les vents sont ses anges,
      la flamme vibrante est à son service.
(Ps. 104, 3s).

      Chérubin et flamme tourbillonnante gardent l'entrée du jardin de Dieu (Gen. 3, 24), et les puissances célestes forment dans les palais divins des choeurs de louange (Ps. 148).

      Naturellement bonnes, même quand Dieu s'en sert pour détruire ses ennemis, ces puissances peuvent-elles devenir mauvaises? Certains passages de Job font allusion aux impuretés que Dieu trouve jusque dans les astres, jusque dans ses anges (Job. 4, 18; 15, 15; 25, 5); on n'est pas obligé de reconnaître ici la chute des anges; la formule est générale, il s'agit plutôt de l'imperfection inhérente à toute créature même céleste. Au livre d'Isaïe (14, 12-14) la chute du roi de Babylone est décrite comme la chute d'un astre (Lucifer); un emprunt littéraire à la chute d'Enlil était tout indiqué; c'est par le même procédé que la ruine de la ville est décrite comme l'effondrement de Bel (Mardouk) et Nabou (Is. 46, 1). Il n'y a pas dans l'Ancien Testament de révélation nette sur une chute d'ange. (Les apocryphes se chargeront de combler cette lacune à grand renfort d'imagination).

      Mais les puissances célestes peuvent devenir pour l'homme une cause de chute. Charmés par leur beauté, les hommes ont pris ces créatures pour des dieux (Sag. 13, 3). La tentation est ancienne: Babylone et Canaan adoraient les astres. Les puissances célestes sont ainsi devenues pour les hommes des maîtres durs (Dt. 4, 19; Jer. 16, 11ss); mais il n'y a pas là à proprement parler une perversion des puissances célestes elle-mêmes. Les hommes en font leurs idoles; eux seuls sont coupables et ils en portent la peine. (Saint Paul voit juifs et gentils soumis aux puissances astrales. Associant d'une certaine façon la loi mosaïque aux observances païennes, il étend aux juifs infidèles ce que Dt. disait des nations. Mais Principautés et Puissances ne sont pas pour autant mauvaises, pas plus que la Loi.)

      Les esprits.

      Lorsque Dieu veut tromper Achab, de l'armée des cieux se détache un esprit, qui s'offre à devenir dans la bouche des prophètes esprit de mensonge (1 R. 22, 22). Pour exécuter ses volontés, Dieu utilise ses anges.

      Il envoie des anges exterminateurs contre Sodome (Gen. 19, 13), contre les Égyptiens (Ex. 12, 23; Ps. 78, 49), contre Sennachérib (Is. 37, 36), même contre son peuple (2 Sam. 24, 16s). Plus tard la Sagesse appelle « exterminateur » la plaie qui frappa au désert les Hébreux révoltés (Sag. 18, 25; Cf. NB. 17, 13ss); et le nom d'Asmodée (Tob. 3, 8) pourrait venir de l'araméen achmed, exterminer. Mais une mission vengeresse ne suppose pas nécessairement un agent mauvais lui-même; la Parole de Dieu en personne peut s'en charger. (Sag. 18, 15).

      Plus étonnants sont les esprits tentateurs: esprit de jalousie (Nb. 5, 14), de malveillance (1 Sam. 18, 10), de discorde (Jug. 9, 23), de mensonge (1 R. 22, 22), de fornication (Os. 4, 12; 5, 4). Cependant c'est envoyés de Dieu qu'ils assaillent Saül, Abimélech et les Sichémites, aussi bien que les prophètes d'Achab. Ces faits sont très anciens et, il faut se souvenir qu'alors David n'eût pas été étonné que Iahvé en personne excitât contre lui le mauvais vouloir de Saül (1 Sam. 26, 19); lui-même ne fut-il pas excité par la colère de Iahvé à commettre une faute en ordonnant le dénombrement du peuple (2 Sam. 24, 1)?

      Satan.

      Lorsque, beaucoup plus tard (4è siècle), le Chroniqueur reprit l'histoire du règne de David, à la colère de Iahvé, qui poussait le roi à dénombrer son peuple, il substitua Satan (1 Chr. 21, 1). Est-ce de sa part un scrupule théologique, ou précision nouvelle?

      Que savons-nous de ce personnage? Son nom est significatif. L'étymologie du mot hébreu satan (et de son double satam) est douteuse; mais l'usage est clair. Le verbe doit signifier « faire obstacle », comme l'ange de Iahvé qui barre la route à Balaam et s'oppose à ses maléfices (Nb. 22, 22. 32). Cette hostilité peut se manifester à la guerre; plus souvent c'est au tribunal, où le satan est l'accusateur, le calomniateur, le diabolos (vg. Ps. 109, cf. Apoc. 12, 10-12).

      Il y a des satans humains, comme les princes, l'un édomite, l'autre araméen, que Iahvé suscite contre Salomon, après qu'il s'est laissé séduire par des femmes étrangères (1 R. 11).

      Deux autres fois, la Bible mentionne un satan angélique. Le texte de Zacharie est daté avec précision. Le 24 chavat an 2 de Darius - mi-février 520 - Zacharie eut une vision la nuit. Devant l'ange de Iahvé Jésus le grand-prêtre comparaissait en posture d'accusé, en vêtements de deuil, à sa droite le Satan faisait opposition. Imperet tibi Dominus! le cri de Iahvé retentit à l'adresse du Satan. Jésus est justifié, et l'ange lui fait reprendre les insignes de son sacerdoce (Zac. 3, 1-5). Le Satan est ici l'accusateur qui cherche à perdre celui que Iahvé veut sauver.

      L'autre texte, au prologue de Job (Ch. 1s), est assez connu. La date en est controversée; nous adoptons comme plus probable le 5è siècle. Le conseil de Iahvé avec les fils de Dieu ressemble à celui qu'il tenait avec l'armée des cieux du temps d'Achab. Le Satan s'y présente en accusateur. On voit dès l'abord paraître ses intentions perverses. Sa fonction est d'enquêter. Sans doute est-ce Dieu qui l'a établi dans cette charge; mais le bien l'irrite, il n'y croit pas, il ne voudrait pas y croire. Si Job est fidèle, c'est par intérêt; et le Satan jette à Dieu un défi. Il veut trouver Job en faute, et Dieu aussi par le fait même.

      Iahvé lui donne carte blanche, et on sait ce qu'il en coûte au pauvre Job. D'accusateur malveillant, le Satan est devenu tentateur. Tous les démons du désert et des maladies sont à ses ordres; il arrive à mettre dans son jeu la femme de Job, mais il n'obtient pas le blasphème escompté, qui mettrait Job à sa merci et le livrerait à la mort.

      Le but du Satan, c'est la révolte contre Dieu et la perte de l'homme. Mais sa puissance est limitée. Pour déchaîner les fléaux du désert, il lui faut un ordre de Dieu, et un ordre nouveau pour lancer la meute des maladies. On ne mentionne pas d'ordre divin pour mettre à son service la femme de Job; c'est le mystère de la liberté humaine et de sa faiblesse. Ce mystère a aussi son côté fort; le Satan ne peut triompher d'une liberté qui reste soumise à Dieu, non par intérêt, mais parce que c'est Dieu.

L'ANGE ET LA BÊTE

      Le Satan de l'Ancien Testament est un personnage énigmatique. C'est une mauvaise tête parmi les fils de Dieu; il est toujours contre. On dirait Judas parmi les Douze. Il ne se révèle pas encore comme le chef des puissances du mal, le dieu de ce monde en face du roi du ciel. mais il a déjà partie liée avec toutes les forces mauvaises, il va les chercher au fond du désert, il sait les trouver au coeur de la femme. Il n'est pas le roi des frayeurs, qui personnifie la mort; mais il est son allié et son pourvoyeur.

      C'est lui qui a introduit la mort dans le monde, dira la Sagesse (2, 24), et la pensée se reporte à la Genèse. Satan n'était pas nommé alors; mais un serpent, créature de Dieu, le type même de l'habileté et de la prudence, se glissait parmi les arbres du Paradis; il fascinait la femme et lui insinuait son venin, précipitant ainsi l'humanité dans la mort. Dieu ne maudit pas l'homme pécheur; mais le serpent est maudit sans recours.

      A travers l'Ancien Testament l'image du serpent restera associée à la tentation, où la femme et le fruit de la vigne servent volontiers d'instrument:

      Ne regarde pas le vin; il est rouge, il fait de l'oeil dans la coupe, il se présente en homme de bien. Mais à la queue c'est un serpent qui mord, une vipère venimeuse; tes regards se porteront sur des étrangères, ton coeur parlera de travers, et tu seras comme couché au creux de la mer, comme couché sur la crête d'une vague. (Prv. 23, 31-34).

      Au contraire le comble de la paix messianique, quand le fils de Jessé fera régner une justice et une sagesse, qui ne s'appuieront pas sur l'estimation des sens, mais uniquement sur l'esprit de Iahvé, le comble de la paix messianique, quand le lion et l'ours mangeront l'herbe en compagnie du mouton et de la vache, c'est que le petit de la femme mettra sa main dans le trou de l'aspic, l'enfant à la mamelle jouera sans danger avec le petit du serpent (Is. 11, 1-8).

      Le serpent est image qu'utilisent Prophètes et Sapientiaux; Satan est une réalité. Serpent venimeux et sournois, il s'efforce de faire régner la mort sur la terre. Il mobilise dans ce but les forces de la nature et aussi les hommes qui se livrent à lui. Dieu l'y autorise dans la mesure jugée convenable par sa Sagesse; il se sert de la méchanceté de Satan comme de celle des hommes.

      Vos desseins contre moi étaient pervers, mais Dieu s'en est servi pour le bien, afin de donner la vie à un peuple immense. (Gen. 50, 20).


PUISSANCE DE NÉANT

      Les traits sous lesquels l'Ancien Testament décrit les puissances du mal, ne diffèrent pas des produits spontanés de l'imagination humaine. Cauchemars des nuits sans sommeil, délire de la fièvre, peur de la mort, représentent sous forme d'animaux hideux les forces occultes contre lesquelles l'homme se sent impuissant. La psychologie et le folklore comparé ont ici droit de regard.

      La Parole de Dieu s'empare du langage humain; c'est pour révéler à l'homme son propre langage. Les puissances de mort sont des bêtes immondes, images de rêve enfiévré; le Créateur lui-même entre en lutte avec ces monstres. Qu'est-ce que cela signifie?

      Notre théologie dit que Dieu a créé du néant, et elle corrige immédiatement ce du. L'Ancien Testament dirait plutôt que Dieu a créé contre le néant, et il n'est pas non plus dupe de ses formules. (On peut rapprocher servatis servandis l'interprétation du poème babylonien de la création par R. LABAT, o. c., p. 67: « Ce n'est pas contre les eaux de la mer que se bat Marduk, mais contre le principe d'anéantissement que Tiamat personnifie dans le monde. » C'est nous qui soulignons.) Mais sa formule est riche d'enseignement. Au néant, à la mort est associé le péché. Le péché replonge la terre au sein de l'abîme, la ramène à l'état de désert, de tohu-bohu (Is. 6, 11s; Jer. 4, 22-26), d'où l'avait tirée l'acte créateur.

      C'est que toute créature est une volonté de Dieu: Dixit et facta sunt; mais la créature libre a reçu le pouvoir de se réaliser elle-même en entrant dans le jeu de la volonté de Dieu sur elle:

Quand Dieu au commencement créa l'homme,
      il le remit aux mains de son ravisseur,
      il le remit aux mains de sa volonté.
Si tu veux garder le commandement,
      si tu as la sagesse de faire son bon plaisir,
      si tu t'appuies sur lui, tu vivras.
On t'offre le feu et l'eau;
      choisis ce que tu veux.
Devant l'homme sont la vie et la mort;
      ce qu'il veut lui sera donné.
(Ecli. 15, 14-17, hébreu).

      Tandis que la volonté divine atteint toujours son effet, la volonté créée peut défaillir en s'écartant du dessein créateur; c'est le péché, qui arrête l'homme dans son développement, l'empêche d'arriver au but: il reste en partie plongé dans le néant, il tombe au pouvoir de la mort. Mais le néant et la mort ne sont rien; ce qui existe, c'est une créature manquée, un vase brisé, un tronc séché, une bâtisse en ruine. Dieu a créé le monde contre le néant; la créature libre doit se créer contre le péché.

      Les bêtes démoniaques ne sont que des images. Mais il existe des hommes enlisés dans le péché, possédés par la malice; l'envie les rend venimeux contre leurs frères qui continuent à monter. Il existe aussi des masses plus monstrueuses que Rahab, marées humaines que des dragons furieux, tels Nabuchodonosor ou Pharaon, lancent à l'assaut du peuple de Dieu. Il existe même des esprits non empêtrés dans notre boue, créés pour la lumière, mais qui l'ont refusée; ils voudraient nous entraîner dans leurs ténèbres. Ce sont là les vraies puissances démoniaques.

      En face de ces puissances du mal, l'Ancien Testament nous laisse au pouvoir de notre libre arbitre, avec l'exemple de Job et, pour nous aider, la prière des psaumes. A vrai dire Satan tient peu de place dans l'Ancien Testament; son empire n'est pas encore révélé. Le Nouveau Testament nous le dévoile comme chef des forces du mal coalisées; en le dévoilant, il révèle sa défaite. (Démasquer Satan, c'est le vaincre: Exercices de saint Ignace, Discernement des esprits, R. 13).

      Judas a pu rester caché parmi les Douze, alors que depuis longtemps il était un satan. En s'attaquant ouvertement à son Maître, il se démasque; il croit un moment gagner, il en crève: crepuit medius; Satan, voilé dans l'Ancien Testament, attaque le Christ du désert à l'Agonie; il pense triompher à la Croix: Si tu es le Fils de Dieu... Puissance de néant il éclate comme une bulle de savon, il se dissipe comme une brume sans consistance au soleil de Pâques.

      La puissance du mal, c'est l'impuissance. Tromperie et illusion, voilà tout ce que peut faire le Diable. Le néant est vaincu par la Création; la mort et le péché sont anéantis par la Croix et la Résurrection. C'est par une grâce de Dieu que Jésus s'est soumis à la mort; par sa mort il réduisait à néant celui qui détenait l'empire de la mort, le Diable, et libérait du même coup ceux que la crainte de la mort tenait toute leur vie dans un véritable esclavage (Héb. 2, 9-14).

      La vie de l'Église se déroule sur le même rythme. Jésus en a averti ses Apôtres; saint Paul et saint Jean sont remplis d'appels au combat et de cris de victoire (Sur le Diable et les démons dans le Nouveau Testament: J. SMIT, De demoniacis in historia evangelica, Rome, 1913, G. KURZE, Der Engels une Teufelsglaube des Apostels Paulus, Fribourg en Br., 1915; dans le Judaïsem: J. BONSIRVEN, Le Judaïsme palestinien, Paris, 1935, t. 1, p. 239-246.):

      Soyez sages en vue du bien, simples à l'égard du mal, et le Dieu de paix écrasera le Satan sous vos pieds sans tarder. (Rom. 16, 19s).

      Enghien

A. LEFÈVRE, S. J.   



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Un ange déchu, un ange pourtant...

      Ce qu'on appelle « examen de conscience » ne s'applique guère, d'ordinaire, qu'à la vie morale; il serait pourtant instructif de voir cet exercice spirituel s'étendre au domaine de la foi: au moyen d'une technique psychologique appropriée, on s'efforcerait d'expliciter et d'amener à la conscience claire les croyances réellement acceptées et vécues, qui seraient l'objet d'un acte de foi positif; le Credo professé non d'une façon théorique et implicite, mais véritablement: celui dont s'alimente la vie spirituelle.

      Une telle pratique, si elle était ou devenait d'un usage général, révèlerait bientôt des faits curieux: cette foi effective n'est pas toujours conforme à la doctrine de l'Église à laquelle le fidèle fait profession, même très sincèrement, d'adhérer: elle n'en est souvent qu'un reflet partiel ou déformé. Mieux encore, un tel effort de prise de conscience découvrirait des phénomènes psychologiques complexes, analogues à ceux que la psychanalyse nous a rendus familiers dans le domaine de la vie affective: sur le plan dogmatique, on observe aussi des inhibitions, des refoulements, dont il devient singulièrement instructif de rechercher les causes.

      Si nous abordons, de ce point de vue,le problème qui nous occupe ici, celui de la croyance au Démon, je suis persuadé qu'une telle « analyse de la croyance » mettrait en évidence une difficulté générale, devant laquelle butent la plupart des consciences religieuses de notre temps. Mis à part, bien entendu, les théologiens de profession, ces professeurs habitués à parcourir d'un pas égal et méthodique l'encyclopédie du dogme, traité par traité et question par question; mises à part également les âmes privilégiées, assez avancées dans la voie de la perfection et la vie de l'esprit, pour en connaître, si je puis dire expérimentalement, tous les aspects, on peut assurer que bien rares sont, parmi les Chrétiens de notre temps, ceux qui croient réellement, effectivement, au Démon, pour qui cet article de la foi est un élément actif de leur vie religieuse.

      Même, j'y insiste, parmi ceux qui se disent, et se pensent et se veulent, fidèles à l'enseignement de l'Église, on en rencontrera beaucoup qui ne font pas difficulté de reconnaître qu'ils n'acceptent pas de croire à l'existence de « Satan ». D'autres ne s'y résolvent qu'à la condition d'interpréter aussitôt cette croyance de façon symbolique, identifiant le Démon au Mal (aux forces mauvaises, au péché, aux tendances perverses de la nature déchue), auquel ils confèrent de la sorte une existence propre, détachée de tout suppôt, de toute être personnel subsistant. Au plus grand nombre, ce thème paraîtra gênant: il n'est que de voir les précautions oratoires que prennent, avant d'en parler, les écrivains les mieux intentionnés. C'est un sujet que minimisent systématiquement, si elles ne le passent pas simplement sous silence, l'apologétique contemporaine et même la catéchèse, devenue si pusillanime, si attentive à ne point trop exiger. Cette impression de gêne et de désagrément que cause l'idée de l'existence du Diable au commun des hommes d'aujourd'hui est facile à observer chez tout lecteur, disons par exemple de la littérature ancienne relative aux Pères du Désert, si familiers avec la présence quotidienne des démons (Ainsi, sous la plume d'Henri Bremond, si sympathique pourtant au vieux récits du Désert d'Égypte: « En vérité, beaucoup d'histoires de diables, moins qu'on ne l'a prétendu, un peu plus cependant que nous ne voudrions, avec cela moins malfaisantes qu'on ne le croirait d'abord, voire presque toute bienfaisantes... » (Introduction à : Jean Bremond, Les Pères du Désert (Coll. Les Moralistes Chrétiens), t. 1, p. XXVII); même André Gide agace souvent son public, par l'insistance avec laquelle il utilise la notion du Démon; ce n'est pourtant chez lui qu'un thème mythologique, mais, même réduit à l'état de mythe, nos contemporains n'aiment pas entendre parler de Satan.

      Il faut s'enquérir avec plus d'attention sur la motivation d'un tel refoulement, car c'est bien d'un refoulement qu'il s'agit: nous touchons là à un point douloureux sur lequel la conscience n'aime guère se voir interroger, résiste souvent à tout effort d'explication, cherche à écarter le problème...

      Je proposerai, pour en rendre compte, une hypothèse, simple application d'ailleurs d'un fait d'observation très général: souvent les difficultés qui s'opposent par une méconnaissance profonde de l'objet réel de cette foi: les objections qu'on lui oppose, parfaitement valables et fondées, s'adressent en réalité non à la vraie foi mais à une image déformée jusqu'à la caricature, à un « fantôme », phantasma, pour reprendre un mot de saint Augustin (Conf. IV, 4 (9); on se souvient du contexte: entre dix-huit ou vingt ans, saint Augustin pleure sur la mort de son ami: « J'interrogeais mon âme... Elle ne savait que me répondre et si je lui disais: « Espère en Dieu », elle n'obéissait pas et elle avait raison, l'homme très cher que j'avais perdu étant plus réel et meilleur que le mirage en qui je lui ordonnais d'espérer », quam phantasma in quod sperare jubebatur (trad. DE Mondadon); cf. encore Conf. VII, 17 (23).)

      Si tant de nos contemporains, je parle des Chrétiens, refusent de croire au Diable, c'est, le plus souvent, parce qu'ils s'en font une idée fausse, et réellement contraire à l'essence de la Foi; si bien qu'il est non seulement normal mais en quelque sorte légitime de voir leur conscience religieuse réagir avec violence et se cabrer contre cette erreur.

      A l'analyse, on se rend compte en effet que l'idée que les modernes se font communément du Démon est moins chrétienne que « manichéenne » (pour parler la langue traditionnelle des hérésiologues; disons, si l'on exige un vocabulaire historiquement plus précis, « gnostique » ou « dualiste »): le Satan auquel nos contemporains ne peuvent se résoudre, ou ne se résolvent que difficilement à croire est une sorte d'Ahriman, un Être personnel en qui s'incarne le Principe du Mal, conçu comme terriblement réel, et qui répond antithétiquement au Principe du Bien actualisé d'autre part en Dieu; si puissant au demeurant qu'il est non seulement un antagoniste mais un rival de Dieu: à la lettre un Contre-Dieu, Antitheos. (J'emprunte le terme à l'apologiste Athénagore (c. 24) qui toutefois ne l'emploie que comme adjectif et dans un contexte qui en limite le rayonnement: « une Puissance opposée-à-Dieu, non que Dieu ait son contraire comme la haine s'oppose à l'amitié selon Empédocle, et la nuit au jour... »).

      On notera, comme symptôme caractéristique de cet état d'esprit, qu'il est le plus souvent moins question des démons que du Démon: cette conception monarchique de la Puissance des Ténèbres est sans doute, pour une part, suggérée par la tradition de l'Église: déjà dans le Nouveau Testament, Satan, le Prince de ce monde, le Prince de la Puissance de l'air, Celui qui a l'empire de la mort, le Diable, s'oppose synthétiquement au Christ (saint Paul, 2 Cor., 4, 4, va jusqu'à risquer l'expression « le dieu de ce siècle »). Ce mode de présentation a été souvent repris, dans un mouvement oratoire, par les Pères, et en particulier les Latins d'Afrique: déjà Tertullien oppose, dans un balancement symétrique, Dieu, tout bon, optimus, et le Diable, tout mauvais, pessimus (de Patientia, 5); saint Augustin plus souvent encore, chez qui, on l'a souvent observé, l'antithèse n'est pas seulement un procédé de style, une recette héritée de Gorgias, mais comme une catégorie fondamentale de pensée: bien souvent chez lui, et de façon par moment abusive, dans son rôle, et sa personne même, le Démon est mis en parallèle avec le Christ. (Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, dans le de Trinitate, au 1, IV, c. 10 (13) - 13 (18).)

      Mais chez les Modernes, ces textes (ou du moins l'écho, combien indirect parfois, de leur enseignement) ne sont (ou n'est) plus compris ainsi qu'il devrait l'être comme un raccourci saisissant, une façon commode, ou émouvante, de présenter les choses, rassemblant toutes les forces infernales autour de leur chef pour mieux opposer leur rôle à celui de notre unique Sauveur, mais sans pour autant nier l'existence d'autres Puissances, d'autres Esprits mauvais. (Il est intéressant par exemple de relire l'Epître aux Ephésiens, 6, 11-18: on y verra alterner le singulier et le pluriel: le Diable... le Malin, s'y opposant aux mentions des Principautés, des Puissances, des Maîtres de ce monde de ténèbres, des Esprits de malice.)

      Tels qu'on les comprend, ou les retiens, ces textes « monarchiques » inclinent dangereusement la réflexion (si l'on peut qualifier ainsi l'embryon de pensée théologique dont se satisfont les hommes d'aujourd'hui) vers un dualisme pur et simple: il y a Dieu d'un côté et de l'autre Satan; la réalité de celui-ci paraît inséparable de la réalité, positive, ontologique et substantielle, du Mal dont il est le véhicule et comme le symbole.

      Or, quoi qu'il en soit du rôle éminent qu'une exacte théologie reconnaîtra, parmi les démons, à Lucifer, à Satan, leur prince, il reste que la pensée moderne (je parle toujours de la pensée réelle, celle qui, quoique souvent implicite, anime la vie spirituelle) ignore profondément la véritable doctrine orthodoxe sur le Diable, la seule qui soit acceptable pour une âme chrétienne, car, seule, elle sauvegarde la toute-puissance, l'unicité de Dieu, ce joyau de notre Foi: le monothéisme.

      A savoir que Satan, comme les autres démons, car il n'est que l'un d'eux, encore que le premier, est un ange. Ange rebelle prévaricateur et déchu, soit; un ange, pourtant, créé par Dieu avec et parmi les autres esprits célestes et à qui sa chute même, la déchéance qu'elle a entraînée, n'ont pu enlever cette nature angélique qui définit son être.

      Pour le théologien, les démons ressortissent au traité de Angelis; (Ainsi: saint Thomas, 1a, qu. 63-64; Salmaticenses, Curs. Theol. VII, disp. 12; Suarez, de Angelis, VII-VIII.) c'est là une doctrine qui appartient à la tradition la plus solidement établie: elle apparaît, nettement exprimée, dès les Apologistes du IIè siècle; (Justin, Apol. II, 5, etc.; Tatien, 7; Athénagore, 24.) l'Église n'a pas cessé de réaffirmer avec force, chaque fois qu'un renouveau du péril dualiste (une des tentations pérennes de l'esprit humain) l'a amenée à préciser sa frontière de ce côté: dès la fin du IIè siècle, contre les Gnostiques avec saint Irénée (Adv. Haer. V, 24, 3), en 563, au concile de Baga contre les infiltrations manichéennes du priscillanisme (Denzinger 17è ed. 237), en 1215, au IVè Concile du Latran, contre les Cathares (Denz., 428).

      Il n'est pas nécessaire d'insister plus longtemps: il s'agit là d'une doctrine bien connue. Le fait dont il faut rendre compte est précisément que ces vérités, banales, répandues dans la conscience de tout fidèle par le catéchisme élémentaire, en un sens toujours présentes, aient aujourd'hui si peu de rayonnement, d'efficacité d'action. Notre analyse de la psychologie dogmatique des modernes doit faire ici un pas de plus: si, autour de nous, on a tant de peine à croire au Démon, c'est qu'en fait on ne pense plus guère aux Anges.

      Une fois réservé, ici encore, le cas des théologiens et des âmes spirituelles, comment ne pas constater l'effacement du rôle des Anges dans la pensée et la vie chrétiennes de notre temps? Seule la dévotion à l'Ange gardien conserve peut-être quelque vitalité mais elle apparaît comme à l'état isolé, coupée dur reste de la théologie des Anges. Qu'on songe à ce qu'a été, par exemple, au moyen âge, le culte de saint Michel, à tous les témoignages qu'en conservent nos monuments, la toponymie, l'onomastique, le folklore! La fête du 29 septembre est toujours cataloguée, par nos liturgistes, « double de 1è classe », mais que signifie-t-elle, en général, pour le Chrétien, surtout instruit, de nos jours? Il y a là, certainement, un effet du « matérialisme » caractéristique du milieu culturel de notre époque. - disons, plus précisément de la valeur trop exclusive donnée à la seule expérience sensible au détriment de tout ce qui relève du monde interne, intelligible, spirituel. Le peuple chrétien chante chaque dimanche le symbole de Nicée et prétend professer sa foi dans un Dieu créateur « de toutes choses, visibles et invisibles », mais en fait, il ne pense pas sérieusement à l'existence, à la réalité, des créatures spirituelles de ce monde invisible. Nous touchons, là aussi, à un aspect de la foi volontiers rejeté dans l'implicite.

      C'est ce sentiment, inavoué mais profond, qui explique la gêne, que nous observions pus haut, ressentie par les lecteurs, même croyants, même sympathisants, de la littérature du Désert. Ils s'étonnent et souvent se scandalisent du caractère si naturel, si normal des rapports que les bons moines d'Égypte, et d'ailleurs, entretenaient avec ces êtres invisibles (ils ne l'étaient plus guère, si j'ose dire, à leurs yeux!). C'est un fait, que l'historien se doit d'abord d'enregistrer: pour les hommes du IVè siècle de notre ère, l'existence des Anges, Bons et Mauvais, relevait non seulement de la conviction la plus ferme et la plus explicite, mais, il faut aller jusque là, de l'expérience la plus concrète, la plus vécue, la plus quotidienne. Il leur paraissait aussi naturel de redire avec le Psalmiste: In conspectu Angelorum psallam Tibi (Ps. 137 (LXX ou Vulg.) 1; bonne occasion de surprendre la foi des modernes en train d'hésiter. On sait que l'hébreu (Ps. 138, 1) parle ici d'elohim: la version Crampon (suivant en cela saint Jérôme et les traductions grecques d'Aquila, Symmaque et « Quinta ») nous propose: « en présence des dieux » (c'est de l'achéologie); Segond interprète, et évacue la difficulté « en la présence de Dieu », le nouveau Psautier latin, pour une fois traditionnel, maintient in conspectu Angelorum.), que d'admirer les héros de l'ascèse qui s'en allaient, au désert (Sur le désert, comme séjour des démons, il faut, avant de se référer au folklore antique se souvenir de l'Écriture: Lév. 16, 10sq; Tob., 8, 3; Is. 13, 21; Matth. 12, 43.) combattre les démons. (Ainsi, saint Athanase, Vit. Anton. 49-53).

      C'est de la façon la plus concrète, la plus réaliste que les Chrétiens de ce temps entendaient l'enseignement de saint Paul: nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les Princes, contre les Puissances, contre les Dominateurs de ce monde de ténèbres, contre les Esprits mauvais répandus dans l'air (Eph. 6, 12): écoutons chez saint Athanase (Id, 21): le grand saint Antoine, le Père des moines, commenter ce verset: « Nombreuse est leur troupe dans l'air qui nous entoure, ils ne sont pas loin de nous... » Ce n'est pas là une opinion isolée: l'abbé Serenus assura de même Jean Cassien que la multitude des esprits mauvais qui s'agitent entre ciel et terre est si nombreuse qu'il faut remercier la Providence de nous les avoir rendus habituellement invisibles (Jean Cassien, Conl, VIII, 12, 1) et l'abbé Isidore, pour rassurer son disciple Moïse de Pétra, lui fait apparaître, d'un côté, à l'Occident, la foule des démons qui s'agitent et se préparent au combat et de l'autre, à l'Orient, l'armée beaucoup plus nombreuse des saints Anges, « glorieuse et plus resplendissante que la lumière du soleil » (Héraclide, Parad. 7). Loin de minimiser, comme nous avons inconsciemment tendance à le faire, l'importance du monde invisible par rapport à celui des sens, les Chrétiens des premiers siècles insistaient sur ce caractère innombrable, anarithmètos (Cf. Saint Cyrille de Jérusalem, Catech. XV, 24, P. G. t. XXXIII, c. 904 B.), des cohortes angéliques: c'est une opinion très fréquente chez les Pères que d'évaluer à 99/1 le rapport du nombre des Anges à celui de l'ensemble de tous les hommes passés, présents et à venir (on appliquerait à ce problème la parabole évangélique de la brebis perdue, l'humanité, et des 99 brebis fidèles, les bons Anges). Et si, dans la même veine de spéculation numérique (On trouvera les textes essentiels sur ces deux points ap. Diction. De Théol. Cath. t. 1, 1, c. 1205-1206 (s. v. Ange d'après les Pères); t. IV, 1, c, 353s. (s. v. Démon d'après les Pères pass.)), en invoquant cette fois le texte de l'Apocalypse, 12, 4 (le dragon faisant tomber du ciel le tiers des étoiles), on calculerait que le nombre des démons devait représenter la moitié seulement de celui des Anges fidèles, combien ce nombre demeurerait disproportionné à celui d'une génération humaine!

      Mais plus que ces approximations incertaines, ce qui nous frappe, en fréquentant les écrits de l'antiquité chrétienne, c'est le profond sentiment de la réalité de ce monde invisible qui s'y exprime: c'est tout naturellement que saint Augustin fait commencer l'histoire parallèle de la Cité de Dieu et, ô paradoxe, de la cité « terrestre » à la chute de Lucifer (Cité de Dieu, XI, 1, p. 462 Dombart-Kalb: de duarum civitatum, terrenae scilicet et caelestis... exortu et excursu et debitia finibus... disputare... adgrediar, primunmque discam quem ad modum exordis durarum istarum civitatum in angelorum diversitate praecesserint.), car les Anges et les hommes, à ses yeux, participent au même Souverain Bien, ne forment qu'une même société, une même Cité (Cité de Dieu, XII, 9, p. 525: habent... inter se sanctam societam, et sunt una civitas Dei.). Il suffit de lire, sans idée préconçue, les témoignages si concrets qui nous restent de la vie des Pères, pour constater dans quelle familiarité nos vieux moines vivaient avec ce double monde des esprits angéliques qui de tant de manières leur paraissait se manifester. On pense aux vers de Fr. Thompson:

O world invisible, we view thee,
O world intangile, we touch the...

      Comme le poète, les récits des anciens Pères paraissent nous dire: vous ne savez plus sentir la présence des Anges, les voir, ni les entendre; mais c'est parce que vous n'osez plus croire en leur réalité: ils sont toujours là pourtant!

The drift of pinions, would we hearken,
Beats at our clay-shutterded doors.
The angels keep their ancient places: -
Turn but a stone, and start a wing!
'Tis ye, 'tis your estranged faces,
That miss the many-splendoured thing.

      Mais pour bien interpréter la valeur de ce témoignage, il faut se souvenir que ce sentiment de réalité n'était pas, pour les Chrétiens des premiers siècles, un article de foi, de leur Foi chrétienne. Ils partageaient cette croyance en un monde d'esprits invisibles, les uns bons, les autres mauvais, avec tous les hommes de leur temps: c'était là un des biens communs à toute la civilisation méditerranéenne d'époque hellénistique ou impériale, qu'elle soit d'expression grecque ou latine, plus ou moins influencée par les infiltrations « orientales ». L'histoire de cette démonologie antique n'a pas encore été élucidée de façon tout à fait satisfaisante (Qu'il me suffise de renvoyer aux articles classiques d'Andres, au Pauly-Winssowa, Suppl. III, s. vv. Angelos, Daimon, et aux données rassemblées soit par F. Cumont, Les religions Orientales dans l'Empire Romain, (4è éd.), p. 278-281, soit par le P. K. Prûmm, Religions-geschichtliches Handbuch für den Raum der altchristlichen Umwelt, p. 386-392); ajouter les travaux les plus récents, comme, de G. Soury, La Démonologie de Plutarque, Paris, 1942). De même, ils fixent volontiers comme séjour aux démons les couches inférieures de l'atmosphère, et citent à ce propos l'autorité de saint Paul (ainsi, Eph, 6, 14); mais en fait, comme déjà sans doute chez saint Paul lui-même, c'est là un écho direct de tout un ensemble des croyances, dont F. Cumont a retracé l'histoire, qui, dans l'antiquité, considéraient l'air en général et parfois plus spécialement l'air ténébreux, le cône d'ombre projeté par la terre dans l'espace du côté opposé au soleil, comme le séjour normal des âmes affranchies, par la nature ou la mort, du corps de chair (Recherches sur le Symbolisme funéraire des Romains, Paris, 1942, p. 104-146, et notamment p. 115, n. 1; 143, n 6-7; et du même F. Cumont, ap. Pisciculi (Mélanges F. Dôlger), p. 70-75.).

      Mais à l'intérieur de ce cadre emprunté au milieu culturel de leur temps, se fait jour, chez les docteurs de l'Église ancienne, un enseignement proprement révélé. Ce n'est point tant dans ce qu'ils affirment que dans ce qu'ils ont été amenés à refuser qu'on a chance de déceler avec sécurité. Dénoncer dans la croyance juive puis chrétienne aux démons un emprunt au dualisme mazdéen est une des thèses favorites de l'histoire-des-religions: je n'ai pas, ici, à discuter de la réalité de cet emprunt ni des cheminements suivis par la Révélation pour se faire jour dans l'histoire: notre analyse se porte sur des observations plus précises que cette analogie d'ensemble. Il importe peu qu'aux yeux du logicien le christianisme apparaisse entaché d'un certain aspect dualiste (puisqu'il fait place, à côté de Dieu, à la créature); historiquement, nous constatons surtout que l'orthodoxie s'est toujours montrée très vigilante à l'égard du péril représenté par les hérésies ou les religions proprement dualistes: c'est, je l'ai signalé en passant, face à ce péril toujours renaissant que la doctrine des démons s'est trouvée amenée à se formuler.

      Depuis ses premières confrontations doctrinales avec le Gnosticisme, l'Église a toujours proclamé avec force que l'origine et l'être même des démons ne pouvaient provenir d'un Principe du Mal, étranger à Dieu; que Satan, et avec lui les autres démons, étaient au même titre que les Anges des créatures de Dieu, du seul Créateur, Dieu, infiniment bon et tout puissant: « Nous savons bien, fait dire saint Athanase à saint Antoine (Vit. Anton. 22.) que les démons n'ont pas été créés démons: Dieu n'a rien fait de mauvais. Eux aussi furent créés bons », - comme les autres Anges - et s'ils sont devenus mauvais, « déchus de la sagesse céleste », c'est par leur propre faute, par la mauvais usage qu'ils ont fait de leur liberté (Cf. déjà Jude, 6). Tertullien s'est plu à le souligner avec son emphase africaine: en toute rigueur il faut dire que Dieu n'a pas créé le Diable; il avait créé un Ange qui en s'éloignant de Dieu, par un acte libre, s'est fait lui-même démon (C. Marcion, II, 10; cf. de même Saint Jérôme, In Eph. 1, 2, v. 5, P. L. t. XXVI, c. 467).

      Il découle de là une conséquence importante: créés bon, les démons ne sont pas devenus tout mauvais: ils sont « déchus », ce qui ne signifie pas que leur être relève désormais d'un autre Principe que celui dont découlent toutes les autres créatures. Ontologiquement, ce sont toujours des anges: ce sentiment qui se manifeste en particulier par l'expression caractéristique de « mauvais anges » (L'expression vient de Ps. 77 (LXX), 49, dont le sens littéral n'est pas net; mais le Nouveau Testament applique couramment le nom d'Anges aux démons: Matth, 25, 41; 2 Cor. 12, 7; cf. 1 Cor. 6, 3; 2 Petr. 2, 4; Jud. 6; Apoc. 12, 9; etc.), se fait jour de façon très explicite chez plusieurs Pères de l'Église. Ainsi, saint Augustin nous explique que si les maligni angeli subsistent et vivent, c'est par Celui qui vivifie toutes choses (De Trinitate, XIII, 12 (16), P. L. t. 42, c. 1626); ils ont conservé non seulement la vie mais avec elle certains attributs de leur premier état, et d'abord la raison, encore qu'elle soit maintenant chez eux dévoyée (Cité de Dieu, XI, 11, p. 477, 1. 25).

      Saint Grégoire le Grand, à son tour, se demande, en commentant le prélude de Job (1, 6) comment Satan a pu se présenter la cour céleste parmi les Anges élus; c'est, nous explique-t-il, parce que, bien qu'il ait perdu la béatitude, il a conservé la nature qu'il possède en commun avec eux, naturam tamen eis similem non amisit. (Moralia, II, 4, P. L. t. LXXV, c. 557; cf. encore IV, I, c. 641, et déjà Gennade de Marseille, de Eccles. Dogmat. 12, P. L. t. LVIII, c. 984).

      Cette doctrine trouve une illustration remarquable dans l'art chrétien antique. Nous sommes trop habitués, depuis l'art roman, à voir les démons figurés sous les traits de monstres affreux. Cette tradition iconographique, qui, plastiquement, trouvera son apogée dans les créations, d'une inspiration quasi-surréaliste, des peintres flamands, peut invoquer l'autorité de textes remontant à la plus authentique tradition du Désert, et déjà de la source première de toute sa littérature, la Vie d'Antoine de saint Athanase: « Les démons, y lisons-nous, s'ils voient des chrétiens et surtout des moines travailler et progresser... cherchent à les effrayer en se métamorphosant et en imitant des femmes, des bêtes, des serpents, de grands corps, des troupes de soldats... afin de pouvoir suborner par ces apparitions monstrueuses ceux qu'ils n'ont pu tromper par les pensées »; (Saint Athanase, Vit. Anton. c. 23) en fait la Vie d'Antoine ( Id. c. 9; 53...) et tous les écrits du même ordre (Ainsi Cassien, Conf. VII, 32; Palladius, Hist. Laus. XVI, 6. En dehors de ces formes bestiales, la littérature du Désert évoque le plus souvent le Démon sous les traits d'un « affreux nègre tout noir ») sont pleins de récits nous décrivant les démons apparaissant sous les aspects de monstres et de bêtes. Mais il faut bien remarquer que, dans tous ces textes, il s'agit d'apparences revêtues momentanément par les diables pour effrayer les solitaires: de telles représentations ne sont donc légitimes dans l'art chrétien que dans la mise en scène de telles tentations et non lorsqu'il s'agit de représenter le Démon lui-même, en dehors de ce rôle, momentané, d'épouvantail.

      L'art du Spätantike nous offre une image beaucoup moins avilie, beaucoup plus noble, de l'Ange déchu. E. Kirchbaum l'a récemment reconnu (L'Angelo rosse e l'angelo turchino ap. Rivista di Archeologia Cristiano, t. XVII (1940) p. 209-227), sur une mosaïque de saint Apollinaire Neuf de Ravenne, datant de 520 environ, sous les traits d'un beau jeune homme nimbé, pourvu de grandes ailes, noblement drapé, que seule sa couleur violet sombre, bleu de nuit, distingue du Bon Ange qui lui répond symétriquement de l'autre côté du Christ représenté dans la scène du Jugement dernier, en train de séparer les brebis d'avec les boucs. A l'ange bleu s'oppose l'ange rouge, couleur de feu (la même teinte, violette ou rouge s'étend au nimbe, aux cheveux, aux chairs, aux ailes, à la tunique et au manteau): c'est là une représentation symbolique fort claire de la doctrine généralement reçue qui attribuait aux Anges un corps de feu (subitl!) (Par référence au Ps. 103, 4, selon les LXX (et la Vulgate) cité par l'Epître aux Hébreux, 1, 7: « Toi qui fais de tes anges des vents et de tes serviteurs un feu ardent ») et aux Démons un corps d'air « obscur » ou « épais »: échanger pour celui-ci leur corps de feu, élément d'une nature supérieure est une des manifestations de leur déchéance, et en un sens un aspect de leur châtiment (Voir par ex. saint Augustin, de Gen. Ad litt. III, 10 (15), P. L. t. XXXIV, c. 285, ou, de Ruspe, de Trinitate, 9, P. L. t. LXV, c. 505).

      On pourrait peut-être hésiter encore sur la valeur de cette représentation, tant cette figure hiératique, paisible et calme dans sa frontalité, offre peu d'aspect « démoniaque », mais d'autres monuments sont d'une interprétation parfaitement nette. Il me suffira de renvoyer le lecteur à une magnifique miniature du célèbre manuscrit de saint Grégoire de Nazianze à la Bibliothèque Nationale (Ms. Grec 510, f° 165, 2è registre à partir du haut; voir la bonne reproduction (malheureusement en noir) qu'en donne Omont, Les Miniatures des plus anciens manuscrits grecs de la Bibliothèque Nationale, pl. 35). Il a été exécuté vers 880, mais reflète un archétype beaucoup plus ancien remontant au VIè siècle, sinon plus haut. Nous y voyons représentés, à la suite l'une de l'autre sur le même registre horizontal, les trois scènes de la Tentation du Christ selon saint Matthieu. Par trois fois, à côté du Sauveur, apparaît le personnage de Satan, représenté ici aussi sous les traits d'un adolescent plein de grâces, muni de grandes ailes, noblement drapé, tel un philosophe, dans un manteau court (à la différence de la mosaïque ravennate il ne porte pas de tunique); on le prendrait pour un Ange, n'était la couleur mauve uniformément répandue sur ses chairs, ses cheveux et ses ailes (dont l'empennage est rehaussé de traits bruns), couleur inattendue dont le contraste harmonieux avec l'outremer soutenu du fond et le gris-bleu, très pâle, de la draperie, ne produit certes pas un effet bien « satanique ».

      Cette miniature est aujourd'hui en assez mauvais état; elle n'a pas souffert seulement des injures du temps; il semble bien qu'elle ait été intentionnellement mutilée: sur les trois groupes, le visage du Démon a été gratté (Un examen attentif du manuscrit m'a persuadé du caractère intentionnel de cette triple mutilation; sur le visage du dernier Démon, à droite, on peut constater que ses lèvres, comme celles du Christ, étaient rehaussées de carmin et que sa chevelure, si elle n'était pas, comme à Ravenne, cerclée de nimbe, était bordée ou soulignée de quelques touches d'or (le nimbe crucifère du Christ et les bandes de sa tunique de pourpre sont également revêtues d'or), - précaution apotropaïque, mais aussi, il est permis de le conjecturer, réaction indignée de quelque pieux lecteur byzantin qui ne comprenait plus qu'on pût prêter tant de noblesse, de beauté, à la figure de l'Ennemi...

      Il est toujours difficile de lester une représentation figurée d'un témoignage doctrinal: pourtant, à la lumière des textes de saint Augustin ou de saint Grégoire le Grand qu'on a évoqués plus haut, il paraît bien qu'il y ait là plus qu'un effet de l'horreur hellénistique pour le laid, mais bien l'expression de cette vérité fondamentale: le Démon reste un Ange et dans sa déchéance conserve les privilèges de sa nature, inchangée, où transparaît toujours sa grandeur originelle.

      De tels monuments ramènent, une fois de plus, la réflexion sur le problème, si fondamental pour toute âme religieuse, de la nature du Mal. L'opposition, si constante, si profonde, qui sépare le Christianisme orthodoxe de ses hérésies dualistes, se ramène en définitive à un refus de reconnaître au Mal un caractère positif, d'en faire un principe réel, une substance.

      On fait souvent honneur à saint Augustin de cette doctrine de la non-substantialité du Mal. Mais elle est si essentielle à la pensée chrétienne que la tradition doctrinale de l'Église grecque ne l'a pas ignorée: nous la trouvons nettement, encore que brièvement formulée, hors de tout lien avec la pensée augustinienne, chez saint Basile et saint Grégoire de Nysse. Le premier a consacré un Sermon à établir que Dieu n'est pas l'auteur du Mal; il y dit notamment (P. G. t. XXXI, c. 341B; cf. déjà avant lui saint Athanase, Contra Gentes, 6, P. G. t. XXV, c. 12D) : « Ne va pas t'imaginer que le mal a une subsistance propre, hypostasis: la perversité ne subsiste pas comme si elle était quelque chose de vivant; on ne mettra jamais devant les yeux sa substance, ousia, comme existant vraiment, car le mal est privation du bien ».

      De même Grégoire de Nysse, dans son célèbre Discours Catéchétique, expose que le mal n'a pas Dieu pour auteur, mais prend naissance au dedans de nous, par le libre choix de notre volonté, quand notre âme se retire en quelque sorte hors du bien. De même que la cécité est la privation d'une activité naturelle, la vue, de même la genèse du Mal ne peut se comprendre que comme absence, apousia, du Bien: tant que le Bien est présent dans notre nature, le Mal est, de soi, inexistant, anyparkton, et n'apparaît que par suite du retrait, anachôrèsis du Bien (Catech. 5, 11-12, p. 32 Méridier). Le Bien et le Mal ne s'opposent pas dans l'ordre substantiel, kath'hypostasin, mais comme l'être au non-être: le Mal n'existe pas par lui-même, mais se conçoit comme l'absence du Meilleur (Id. 6, 6, p. 38).

      Sermon, Catéchèse: on aura noté le caractère des discours dont ces textes ont été tirés. C'est donc que cette définition « apophatique » du Mal était considérée, en Cappadoce, dans la deuxième moitié du IVè siècle, comme une doctrine assurée que les évêques estimaient utile de porter à la connaissance du peuple chrétien, et qui faisait partie de l'enseignement officiel de l'Église.

      Ce rappel effectué, il reste vrai de reconnaître que c'est bien saint Augustin qui, au cours de la longue polémique qui l'a opposé à ses anciens coreligionnaires manichéen, a donné son expression la plus profonde et la plus élaborée à cette doctrine classique de la non-substantialité du Mal. Cette doctrine n'était pas pour lui un problème d'école, spéculativement posé: il l'a vécue et douloureusement découverte dans les difficiles débats intérieurs qui l'ont conduit, tardivement, mais dans la pleine maturité de son génie, du dualisme de sa jeunesse à l'acceptation de la Foi orthodoxe. Il n'est pas nécessaire ici d'exposer par le détail cette doctrine de la genèse: l'une et l'autre sont bien connues (Qu'il me suffise de renvoyer, par exemple, au petit livre de R. Jolivet, Le Problème du Mal d'après saint Augustin, Paris, 1936, qui en particulier montre bien comment la doctrine augustinienne se distingue de la théorie de Plotin (Enn. 1, 8: le Mal est la Matière première), encore que la lecture de Plotin ait joué un rôle décisif dans son élaboration: Jolivet, p. 137; Confessions, VII, 11 (17); Ennéades, III, 6, 6). Il suffira à notre propos d'insister sur quelques points.

      Dire que le Mal n'est pas une substance (Conf. VII, 12 (18) ), une réalité, dire qu'il est « un rien » (Solil. 1, 1 (2), P. L. t. XXXII, c. 869) n'est pas pour autant nier son existence. On a quelquefois tendance à considérer cette doctrine comme une échappatoire, une position trop facile, qui ferme les yeux sur l'objet dont il s'agit de rendre compte: une telle accusation n'est pas recevable en ce qui concerne saint Augustin: elle fait bon marché du témoignage de toute une oeuvre, de toute une vie; qui, plus que saint Augustin, ce pécheur repenti, a eu, et parfois jusqu'à l'obsession, le sentiment de la terrible et tragique présence du Mal dans le monde, dans l'homme, dans sa vie?

      Non, dire que le mal n'est pas en soi et par soi-même quelque chose de positif n'est pas, pour autant, affirmer qu'il n'existe pas. Le Mal ne relève pas de l'ordre de l'être: c'est du non-être, ce qui n'est pas la même chose que le néant. Nous avons appris à opérer cette distinction délicate, mais si illuminante, dans le Sophiste de Platon (Platon, Soph. 258B, etc). Cette référence s'impose, pour donner un sens au débat. La doctrine augustinienne perd en effet toute signification si on se place dans une perspective strictement éléatique (l'être est, le non-être n'est pas: propositions fondamentales où se résume la pensée d'un Parménide): l'enseignement de saint Augustin se développe dans l'orbite de ce que M. Et. Gilson a proposé (Le Thomisme (4è éd.) p. 71, sq. Mais ne nous hâtons pas de qualifier trop vite cette position de platonicienne: saint Augustin nous apprend à lire Platon dans la lumière de l'Exode; ainsi Cité de Dieu, VIII, 11, p. 338, 1, 10) d'appeler « la théologie de l'essence » (par opposition à la théologie existentielle).

      Il ne faut pas simplement concevoir d'un côté l'existence et de l'autre le néant. Il y a des degrés dans l'être, et une hiérarchie est êtres. Dieu seul est au sens vrai et plein du mot: vere est, summe est. De tous les autres êtres il faut accepter de se rendre compte qu'en toute rigueur ni ils ne sont ni ils ne sont pas, nec omnio esse, nec omnio non esse (Conf. VII, 11 (17)): tous les êtres créés sont parce qu'ils participent à l'Être de Dieu, et ils sont plus ou moins selon qu'ils s'en rapprochement davantage.

      Dans cette perspective, le Mal apparaît comme une diminution d'être dans l'être créé (et donc muable) où il s'introduit. Le péché, la déchéance qu'il entraîne chez l'ange, comme chez l'homme, le réduit à « moins d'Être qu'il n'en possédait lorsqu'il était étroitement uni à Celui qui (seul) est pleinement », ut minus esset quam erat cum Ei qui summe est inhaerebat (Cité de Dieu, XIV, 13, p. 32, 1. 27 (il s'agit d'Adam)). L'être de l'ange (ou de l'homme) déchu est diminué, mais non complètement, car tout ce qui est, est bon et si le bien de la créature était totalement éliminé, elle serait anéantie (Conf. VII, 12 (18) ).

      On voudrait pouvoir disposer d'une image pour illustrer cette doctrine délicate (nous sommes à la limite du langage humain). Sans doute omne simile claudicat, mais je suis frappé de ce qu'a d'inadéquat la comparaison qu'utilise saint Grégoire de Nysse: le Démon a, par fraude, mêlé le Mal à la libre volonté de l'homme comme lorsqu'on éteint la vive lumière d'une lampe en versant de l'eau dans l'huile qui l'alimente (Discours Catéchétique, 6, 11, p. 43). Image malheureuse, car l'eau est une réalité, au même titre que l'huile.

      Il faudrait décrire la nature corrompue du démon, ou de l'homme après la Faute, comme un mélange d'être et de néant: disons que cette nature présente en quelque sorte une structure fissurée, caverneuse, comme un morceau de dolomie ou de meulière, ou mieux comme une éponge. (L'image de l'éponge se rencontre bien sous la plume de saint Augustin, Conf. VII, 5 (7), mais avec une portée différente: il s'en sert pour représenter comment, au temps de ses erreurs manichéennes, il concevait le monde pénétré et comme imbibé par Dieu (le monde et Dieu étaient alors pour lui des réalités d'ordre « corporel »): c'est qu'il pense à une éponge vivante, plongée dans la mer; je demande au lecteur, d'imaginer une éponge sèche, et d'identifier le tissu solide au réel, l'air au néant.) Le Mal correspond aux trous, aux lacunes: il est le vide, la non-plénitude: si l'éponge existe, c'est par les parties d'elle-même qui sont, par le tissu solide. Le Mal n'est pas de l'être, il est une corruption de l'être, une malfaçon, une affection morbide, un désordre, malus modus, vel mala species, vel malus ordo (De Natura boni, 23; cf. déjà 48q).

      Oui mais, précisons, c'est une maladie qui affecte un être: il est essentiel de se rendre compte que pour que le Mal existe, il lui faut le support d'une nature créée qui, en tant qu'elle subsiste, amoindrie certes par cette immixtion du non-être, éloignée par cette privation d'une perfection plus grande, n'est pas du mal, mais demeure un bien (Conf. VII, 12 (18).). C'est en particulier le cas du Démon: l'Ange de ténèbres ne subsiste que parce qu'il reste tout de même un ange. Écoutons encore saint Augustin: « en condamnant la nature déchue, Dieu ne lui a pas enlevé tout ce qu'Il lui avait donné, car alors elle aurait été anéantie... La nature du Diable lui-même ne subsiste que par l'action de Celui qui étant pleinement l'Être fait être tout ce qui, de quelque façon, est, ut ipsius quoque diaboli natura subsistat, Ille facit qui summe est et facit esse quidquid aliquo modo est (Cité de Dieu, XXII, 24, p. 610, 1. 16).

      A certains, une telle attitude paraît de la spéculation « facile »; pourtant, repensée dans son contexte spirituel, cette doctrine du Mal, conçu comme impureté de l'être, apparaît lestée de valeurs profondément tragiques. Elle n'est pas séparable en effet du drame qui s'est joué au sein de la création. Issu du péché, le Mal se révèle comme la contre-partie négative du don, noble entre tous ceux que le Créateur a remis à ses créatures raisonnables, qui a nom la Liberté: sa possibilité repose, en dernière analyse, sur le mystère même de la création, de ce Retrait, Tsimtusum (pour reprendre le beau concept élaboré par les kabbalistes galiléens du XVIè siècle) (Sur la théorie du Tsimtsum, élaborée dans l'école de Safed par Isaac Louria, voir notamment G. Scholem, Major Trends in Jewish Mysticism, New-York, 1946, p. 260sq.; Mgr. C. Journet avait déjà souligné l'intérêt qu'elle présente pour le théologien chrétien: Connaissance et Inconnaissance de Dieu, Fribourg, 1943, p. 31sq.), de ce Retrait de l'Être qui, bien qu'il soit toute Plénitude, n'a pas voulu tout remplir et dans un acte créateur dont l'originalité insondable se refuse à notre analyse (Que la création soit un mystère particulièrement difficile à pénétrer se mesure à la résistance que lui oppose la pensée philosophique: ainsi chez J. P. Sartre, comme le soulignait récemment M. Beigbeder, L'homme Sartre, p. 28.)a fait place à la créature et à sa liberté.

      Il y a dans cette vision proprement juive et chrétienne du Mal, et du Bien infiniment précieux que sa possibilité conditionne, quelque chose de beaucoup plus troublant que la simple acceptation de sa réalité dont se satisfait le dualisme: le Mal est ce qui aurait pu ne pas exister; il est le résultat d'une Histoire, imprévisible comme tout événement, - et plus tragique que toute histoire, car il révèle dans toute sa profondeur et son ambivalence le mystère de la liberté: Satan est cet être libre, cet Ange, qui, le premier, a choisi de s'éloigner de la source de tout être et de se rapprocher du néant d'où il avait été tiré. (C'est parce qu'elle est tirée du néant que la créature, ange ou homme, peut pécher: saint Augustin, C. Iul, op. Imp. V, 39, P. L. t. XLV, c. 1475-1476, développant le de Nupt. et concup. 11, 28 (48), P. L. t. XLIV, c. 464).


      Paris

Henri-Irénée MARROU.      



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DU PÉCHÉ DE SATAN
ET DE LA DESTINÉE DE L'ESPRIT

D'APRÈS SAINT THOMAS D'AQUIN.


Amour est ce qu'on veut... Qu'avez-vous à blâmer?
J'aime comme il me plaît ce qu'il me plaît d'aimer      
LE NARCISSE(1)
J'en sais trop pour aimer, j'en sais trop pour haïr,
Et je suis excédé d'être une créature.                  
FAUST(2)

(1.Paul VALÉRY, Mélange, Gallimard, 1941, Cantate du Narcisse, p. 223.
2.Paul VALÉRY, « Mon Faust », Gallimard, 1946, Le Solitaire, p. 247.)


      Une controverse, très actuelle, oppose notamment deux théologiens de la Compagnie de Jésus, les RR. PP. De Blic (Se reporter aux MÉLANGES DE SCIENCE RELIGIEUSE, Facultés catholiques de Lille, 1944, fascicule 2, pp. 241-280, Saint Thomas et l'intellectualisme moral à propos de la peccabilité de l'ange, par J. DE BLIC; à la même revue, 1946, cahier I, P. 162, Peccabilité du pur esprit et surnaturel, et cahier II, pp. 359-362, Quelques vieux textes sur la notion d'ordre surnaturel, où l'auteur montre que Banez n'a pas le mérite d'innover en matière de peccabilité angélique. - Voir aussi: MÉLANGES, 1947, cahier I, Bulletin de Morale, pp. 93-113.) et de Lubac (Nous nous référons à Surnaturel, par Henri de LUBAC, Paris, Aubier 1946, 498 pages.), dans l'interprétation qu'ils donnent, eux-mêmes, de la pensée de saint Thomas relative à la destinée de l'esprit créé comme au péché de Satan.

      Situons les positions respectives.

      Pour saint Thomas:

      1. Selon Banez, les Carmes de Salamanque, Jean de Saint-Thomas, Gonet, Billuart, et, couramment, les thomistes des derniers siècles, l'ange a pu pécher effectivement parce qu'il était appelé à la vision béatifique, mais, laissé à l'état de pure nature, l'ange, de fait, n'aurait pas pu pécher (Voir dans Surnaturel: Banez, pp. 279-280; les Carmes de Salamanque et Jean de Saint-Thomas, pp. 286-288; Gonet, p. 289; Billuart, pp. 315-316).

      2. Selon le P. de Lubac, - à l'autre extrême, - l'idée d'un ordre dit naturel est à écarter purement et simplement. Dieu pouvait ne pas créer l'ange, mais, s'il le créait, il l'ordonnait à la vision béatifique, et, dans cet ordre naturel-surnaturel, l'ange n'était pas et ne pouvait pas être impeccable. (« Saint Thomas a cru toute sa vie - c'est la thèse du livre - qu'un esprit ne compte d'autre fin que surnaturelle », écrit le P. de Blic en analysant Surnaturel, pp. 255-257 (in Mélanges, 1946, cahier I, p. 162).
      Le P. de Lubac écrit, en effet, en commentant le de Amina: « Même en en tenant compte, on doit continuer de dire que la notion d'une fin naturelle extra terrestre est absente de l'oeuvre de saint Thomas. Elle ne s'y formule même pas à titre d'hypothèse. » (Surnatuel, p. 459). « L'esprit qui ne parvient point à [...] la vision divine, a manqué sa destinée. » (Ibid. p. 460). « C'est dépasser (la) pensée (de Saint Thomas), ou, pour mieux dire, c'est la transformer profondément, que de la traduire en disant qu'il a restreint « la peccabilité des anges à l'hypothèse surnaturelle », comme si la destinée surnaturelle était pour lui une « hypothèse »... C'est là se mettre hors de ses perspectives; c'est introduire comme principe a priori d'interprétation, une théorie de finalité double, théorie très postérieure, qui ne se trouve exprimée ni dans les passages qu'Il a consacrés à cette question de l'impeccabilité, ni même aucune part ailleurs dans son oeuvre [...] Loin (donc) de restreindre le principe de l'universelle peccabilité, saint Thomas entend l'affermir davantage [...] » (Surnaturel, pp. 257-258).
      En matière de libre-arbitre et d'impeccabilité la pensée de saint Thomas « ne recèle, au moins à ce qu'il nous semble, aucune ambiguïté sérieuse » (Surnaturel, p. 231.) Et à propos du Contra Gentes. III, 108-110: « Il est à peine besoin d'observer qu'aucune allusion n'est faite, en ces trois longs chapitres, à une dualité de fins, comme si le péché de l'ange n'était explicable que par rapport à l'une de ces deux fins, dans une hypothèse et non pas dans l'autre. » (p. 240).)
.

      3. Selon le P. de Blic, saint Thomas en est arrivé à juxtaposer deux thèses antinomiques: a) Thèse de la nature angélique peccable de soi, au titre de nature, et, donc, peccable dans l'état de nature; b) thèse de la peccabilité restreinte à l'élévation effective de l'ange à l'ordre surnaturel (Au début de son érudit et minutieux travail, auquel il convient de rendre hommage, le P. de Blic s'applique à une double tâche: A. - Il apporte de nombreux textes de saint Thomas « en faveur de l'absolue peccabilité de toute créature » (Mélanges, 1944, p. 242), et conclut: « Nous pouvons ajouter, sans crainte de nous tromper, que cet enseignement s'est imposé à l'esprit du saint d'un point de vue proprement théologique. Les philosophes de l'antiquité ne lui offraient rien de pareil. » (Ibid. p. 247). « Pourtant, si attaché que dût être le saint Docteur à une doctrine fondée à ses yeux en raison comme en tradition, nous allons le voir - non pas certes y renoncer, puisque les ouvrages de ses dernières années en font toujours mention en termes catégoriques, - mais y juxtaposer une autre thèse, qu'on eût pu croire malaisément conciliable avec elle. » (Ibidem, p. 247) Et de fait: B. - Le P. de Blic apporte de nombreux textes en faveur de la thèse affirmant « que les esprits mauvais ont péché de fait, à raison de la perspective SURNATURELLE de l'option où ils ont eu à s'engager, mais qu'en principe ils sont impeccables de leur nature. » (Ibid. p. 247)- Telle est l'interprétation des Carmes de Salamanque, de Vacant, Gardeil et Rousselot, (Ibid., p. 241). Tandis que la première conception « se rattache à des considérants et à des autorités théologiques », cette seconde conception « a des racines nettement philosophiques. » (Ibid., p. 248) « Saint Thomas doit à Aristote l'idée qu'un péché n'est possible pour l'ange qu'au delà du plan de la pure nature. A vrai dire, on ne trouve rien de semblable dans les premières oeuvres du saint Docteur. Mais à partir de la Somme théologique la pensée thomiste s'oriente graduellement en ce sens [...] » (Ibid., p. 249). C. - Aussi bien, au terme de son travail, l'auteur n'est-il pas loin de voir une contradiction en saint Thomas lui-même. « Certes, notre raison répugne tant à l'antinomie, dont elle a par ailleurs tant de peine à préserver ses essais d'explication des choses, qu'elle aimerait du moins à en exempter les grandes intelligences, et qu'elle imagine mal un maître penseur donnant malgré tout sur cet écueil. » (Ibid., pp. 276-277). « Nous ne pouvons, pour notre part, nous empêcher de regretter que la théologie thomiste conjoingne à ce point l'autorité des « saints docteurs » et celle d'Aristote. » (Ibid., p. 279). « Ce n'est pas par hasard, semble-t-il, que l'opuscule De substantiis separatis s'interrompt, inachevé, précisément sur l'examen de ce problème. » (Ibid., p. 241.) « Sans fétichisme aucun, écrit à ce sujet le P. de Lubac, il nous semble qu'une contradiction se présentant dans de telles conditions est invraisemblable. Ce que nous montrent les textes, c'est seulement un tiraillement, dans la pensée de saint Thomas, entre une thèse traditionnelle qu'il n'a jamais mise en doute et certaines tendances de la philosophie qu'il adopte sans la transformer assez pleinement pour réaliser une synthèse parfaite. » (Surnaturel, p. 257, note 2). - Nous pensons pourtant qu'il y a synthèse en saint Thomas et qu'elle est parfaitement équilibrée de ce point de vue.).

      4. Selon la thèse que nous présentons, la créature spirituelle est susceptible d'un bonheur ultime soit connaturel (Le terme « connaturel » (cum-natura) signifie: au niveau des capacités et exigences d'une nature, - au titre même de cette nature.), soit surnaturel (La vision béatifique. - Nous ne traiterons pas ex-professo du cas de l'homme pour lui-même, ni donc du péché originel comme tel, mais nous serons inévitablement amenés à en parler, en fonction même des textes de saint Thomas. C'est chose normale. Le problème du bonheur est, ici, relatif à l'esprit créé comme tel, et sa solution essentielle est commune à l'ange et à l'homme.) (contre l'interprétation du P. de Lubac), et il y a possibilité de pécher, même pour l'ange (Le P. de Blic le note très justement: « [...] Saint Thomas se heurte dans le cas de l'ange à une difficulté spécialement grave, du fait que selon sa tendance intellectualiste tout péché suppose pour lui une erreur, et que selon sa doctrine angélologique l'esprit pur ne peut se tromper, du moins dans le domaine des connaissances naturelles... » (Mélanges, 1946, cahier I, p. 162), et le P. de Blic enchaîne immédiatement (Ibid.): « ...en raison de quoi le saint Docteur est conduit à restreindre la peccabilité du pur esprit à l'hypothèse d'une option d'ordre surnaturel: une peccabilité angélique naturelle ne se conçoit plus. » - Nous en discuterons.), en l'une et l'autre vocation (contre l'interprétation des commentateurs cités plus haut), - la pensée du docteur angélique ne présentant aucune antinomie (contre le P. de Blic) (En d'autres termes, dans notre interprétation: a) Avec les commentateurs précités et le P. de Lubac: l'ange ne peut pécher que dans une perspective surnaturelle. Mais: b) Contre les commentateurs précités: cette perspective est inséparable de l'état dit de nature. Un ange impeccable est contradictoire même en cet état dit naturel. c) Contre le P. de Lubac: cette perspective surnaturelle qui, toujours, rend possible le péché de l'ange est indépendante de l'ordination effective de l'ange à la vision béatifique, - cette ordination demeurant le fruit de la libéralité divine et n'étant pas impliquée dans la création même de la nature spirituelle. On le voit, c'est la notion de surnaturel qui est essentiellement en jeu et qu'il importe de préciser.).

      Cette interprétation de saint Thomas nous intéresse d'autant plus, d'ailleurs, qu'elle recouvre très exactement, selon nous, les déductions théologiques qu'il est possible de tirer objectivement en la matière (Les proportions de cet article, relativement très réduit, ne nous permettent pas de reprendre point par point les travaux fort érudits des théologiens que nous critiquons. Nous nous appliquons seulement à dégager le sens général de cette controverse et à discuter, à tout le moins implicitement, les principales objections que nous pensons pouvoir rencontrer.).

      Le problème de la peccabilité angélique étant, de droit et de fait, lié au problème de la destinée psychologique de l'esprit créé, c'est de celui-ci que nous traiterons d'abord dans une première partie. Nous pensons le montrer à l'aide de nombreux textes: saint Thomas affirmait la possibilité d'une double destinée psychologique, - naturelle ou surnaturelle, - pour la créature spirituelle. Sur ce point nous sommes pleinement d'accord avec le P. de Blic, contre le P. de Lubac (« Bien loin de nous apparaître comme tardive et sans attaches dans la tradition antérieure au XVIè siècle, écrit le R. P. DE BLIC, S. J., la notion d'ordre surnaturel aujourd'hui courante - celle d'un ordre de réalité et de valeur auquel l'homme n'accède qu'en vertu d'une pure libéralité divine, sans que rien dans son être spécifique l'y destine nécessairement ou immanquablement - cette notion, disons-nous, se discerne assez dans les textes de saint Thomas et de ses contemporains, pour qu'il n'y ait vraiment aucun doute quant à son explicitation dès le moyen âge. » (Mélanges de Science Religieuse, Lille, 1947, cahier I, Bulletin de Morale, pp. 94-95).).


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PREMIÈRE PARTIE

DE LA DESTINÉE PSYCHOLOGIQUE DE L'ESPRIT CRÉÉ

      La vocation surnaturelle à la vision béatifique n'est pas la seule destinée possible pour la créature spirituelle. Un bonheur connaturel aurait pu être la règle tant pour l'ange que pour l'homme, - témoin le cas humain des limbes, exceptionnel, il est vrai, dans le plan de la rédemption faisant suite à l'état d'innocence.


I - LE « COMPENDIUM THEOLOGIAE »


      Le « Résumé de théologie » dédié au frère Réginald présente l'avantage de nous donner, au cours d'un même contexte, les lignes dominantes d'une belle synthèse dogmatique de saint Thomas d'Aquin. Nous allons y trouver la clef de notre interprétation (Au cours du présent travail, les passages de saint Thomas cités entre guillemets sont des traductions, - les passages cités sans guillemets sont, eux, des résumés. - Chaque fois qu'un texte de saint Thomas est souligné, c'est nous qui soulignons.).

Efficience et finalité


      « Chapitre 100. - Que Dieu conduit tout chose à bonne fin ». (On sait que pour saint Thomas le principe de finalité est une nécessité métaphysique. Une cause efficiente n'agirait pas si elle n'était pas déterminée à ceci ou à cela. - car tout être est déterminé, étant ce qu'il est. La finalité n'est autre chose que la détermination du mouvement d'une nature par son terme. - Le « hasard » est dû à l'interférence de séries finalisées au sein d'un ensemble contingent. Il n'y a pas de « hasard » pour Dieu.)

      « Chapitre 101. - Que la fin dernière de toute chose est la divine bonté. »
      « Il faut que la fin dernière des choses soit la bonté divine. Quand des oeuvres sont réalisées par un sujet libre, la fin dernière en cause est ce qui est voulu d'abord et pour soi-même, par ce sujet libre, de manière universelle. Or le premier objet atteint de cette manière par la volonté divine, c'est sa propre bonté [...] Il est donc nécessaire que toutes les oeuvres de Dieu aient pour fin dernière la bonté divine [...] Les êtres ont tous été faits pour être assimilés à la bonté divine. »

      « Chapitre 103. - Que la bonté divine est non seulement la cause des choses, mais bien encore de leur mouvement et de leur opération. »
      « Le mouvement et l'opération de chaque être semblent bien tendre à quelque chose de parfait. Or ce qui est parfait a raison de bien: la bonté de chaque chose est en effet sa perfection. Tout mouvement, toute action tendent donc au bien. - Or tout bien créé est similitude du Souverain Bien, comme tout être est similitude du Premier Être. Tout mouvement, toute action sont donc orientés vers l'assimilation à la bonté divine [...] De même que la créature raisonnable est plus noble que les autres, de même tend-elle, par son opération, à la divine similitude, de manière supérieure aux autres. »

      « La créature intellectuelle tend donc, par son opération, à ressembler à Dieu, non seulement du point de vue de sa conservation dans l'être, ou du point de vue de la diffusion de son être par communication spirituelle, mais encore du point de vue de sa propre plénitude, en conduisant à leur achèvement toutes les capacités de sa propre nature. La fin que la créature intellectuelle atteint par son opération consiste précisément en la totalité de cette perfection de connaissance, et c'est en cela, par-dessus tout, que nous devenons semblables à Dieu. »

      D'où la très belle formule: « Comme la perfection de l'âme consiste dans sa propre opération, il en découle que son ultime perfection se réalise dans sa plus excellente opération, laquelle visera le plus excellent objet, puisque c'est l'objet qui spécifie l'opération. » (Ultima perfectio, secundum optimam operationem, secundum optimum objectum, - Compendium, 2a Pars, Cap. 9)


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L'ultime béatitude: voir Dieu


      Dans le prolongement des textes précédents nous arrivons maintenant à des affirmations capitales.

      « Chapitre 104. - De la double capacité à laquelle répond un double niveau d'intelligence (duplex intellectus), et quelle est la fin de la créature intellectuelle. »
      Il faut savoir distinguer une double capacité: l'une, naturelle, l'autre extra-naturelle. Il est naturel à l'enfant de devenir un homme, il n'est pas naturel au bois de devenir un banc, ni à l'aveugle de recouvrer la vue.
      Cette distinction joue pour notre esprit. Nous sommes naturellement capables de connaître les objets du monde sensible qui nous sont proportionnés. Mais il est impossible que la fin dernière de l'homme consiste en une telle connaissance. La possession de la fin dernière doit apaiser, en effet, tout désir naturel. Or la connaissance du monde sensible est bien incapable d'atteindre ce but. Tant de choses la dépassent! Déjà les substances angéliques transcendent pour ainsi dire sans proportion les réalités du monde sensible. Et quant au monde sensible lui-même, sur beaucoup de point notre connaissance n'en est pas certaine, et, sur d'autres points, elle est même nulle ou débile. Ainsi gardons-nous toujours le désir naturel d'une connaissance plus parfaite. Or il est impossible qu'un désir naturel soit vain. Nous atteignons donc notre fin dernière grâce au jeu d'une lumière intellecutelle lus haute que notre lumière connaturelle, grâce au jeu d'une lumière qui apaise notre désir naturel de connaissance. « Or ce désir naturel ne peut être apaisé que par la connaissance de la cause première, et non par une connaissance quelconque, mais bien par une connaissance intuitive. La cause première étant Dieu [...], la fin dernière de la créature intellectuelle est donc de connaître Dieu par son essence même. » (« L'âme humaine n'est pas l'objet le plus noble auquel elle puisse tendre. Elle sait qu'il y a une réalité meilleure qu'elle-même. Il est donc impossible que l'ultime béatitude de l'homme consiste dans l'opération qui lui donne de se connaître ou d'atteindre des substances supérieures, quelles qu'elles soient, aussi longtemps qu'il y aura une réalité encore meilleure, à laquelle l'opération de l'âme humaine puisse prétendre. Or l'opération de l'homme tend au bien dans son universalité [...] Aussi quel que soit le degré de perfection d'un bien, l'homme y tend-il en quelque sorte par l'esprit et la volonté. Comme le Bien Souverain est en Dieu qui est bon par essence, et source de toute bonté, l'ultime perfection de l'homme, son bien final, est pour lui dans la possession même de Dieu. » (Compendium, 2a Pars, Cap. 9).
      Dieu est la fin dernière de toute chose. Tout être tend donc à s'unir à Dieu comme à sa fin dernière, d'autant plus qu'il en a plus de possibilité - quanto magis sibi possibile est. (Contra Gentes, III, 25). )


      « Chapitre 105. - Comment la fin dernière de la créature intellectuelle est de voir Dieu face à face, et comment cela se peut. »
      Dieu lui-même deviendra la lumière de notre intelligence, en se joignant à elle non de manière panthéistique, mais au moyen d'une disposition qui, nouvelle, ajoutée, surélève notre capacité de connaissance. On l'appelle lumière de gloire.

      « Chapitre 106. - Comment la vision intuitive de Dieu, en quoi consiste notre béatitude, apaise notre désir naturel de connaître. »
      Il est bien nécessaire qu'il en soit ainsi car l'essence divine est la source de toute bonté, et dès lors plus rien ne reste à désirer. Et bien que nous n'ayons ni ne puissions avoir de Dieu une compréhension exhaustive (apanage de l'intelligence infinie), la vision béatifique représente pour nous le mode le plus parfait possible de l'obtention de la similitude divine.

      « Chapitre 109. - Que Dieu seul est bon par essence; les créatures, par participation. »
      Dieu n'est pas bon de la manière dont les créatures sont bonnes.
      Il faut distinguer en la créature un double point de vue: il y a une perfection ou bonté qui consiste dans son être de nature, il y en a une autre qui consiste à atteindre sa fin, grâce au mouvement, aux opérations. Or, des deux façons, la créature est inférieure à Dieu: la créature est contingente, elle peut ne pas exister, elle est limitée, tandis que Dieu existe par lui-même, en plénitude de perfection; puis, « la créature ne réalise sa bonté parfaite qu'en fonction d'une fin extrinsèque, car la bonté parfaite consiste dans l'obtention de la fin dernière, et donc pour toute créature la fin dernière est en dehors d'elle-même, car c'est la bonté divine qui, elle, n'est ordonnée à aucune autre fin. « Dieu seul réalise en Lui-même la plénitude de toute bonté. »


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Les suites du péché originel


      Si l'on s'en tenait aux textes qui viennent d'être largement cités, on pourrait être tenté de penser, sans autre distinction ni restriction, que saint Thomas n'envisage bel et bien, en tout état de cause, qu'un seul bonheur ultime pour toute créature spirituelle, à savoir la vision béatifique.
      Mais il faut poursuivre la lecture du même traité de théologie pour ne pas fausser ainsi la pensée du docteur angélique. Les choses sont plus complexes qu'elles ne pourraient le paraître de prime-abord.

      « Chapitre 189. - De la séduction d'Ève par le diable. »
      Le diable avait déjà péché. Voyant que l'homme avait été constitué de manière à pouvoir parvenir à la félicité éternelle, dont lui-même était déchu, le diable s'efforça de détourner l'homme de la voie droite de la justice...

      « Chapitre 195. - Comment les tares du péché originel passent à la descendance d'Adam et Ève. »
      Les descendants d'Adam et Ève sont tous privés de la justice originelle et naissent avec les défauts qui sont les conséquences de cette privation. (Il n'y a donc plus, notamment, possibilité d'atteindre effectivement à la vision béatifique.) « ET CELA N'EST PAS CONTRAIRE À L'ORDRE DE LA JUSTICE, comme si Dieu punissait dans les enfants la faute des parents, parce que cette peine n'est pas autre chose que la suppression des valeurs concédées par Dieu au premier homme sur le plan surnaturel (supernaturalier) pour qu'elles découlent de lui aux autres: c'est pourquoi elles n'étaient pas dues aux autres (non debeantur), si ce n'est pour autant qu'elles leur auraient été transmises par leurs premiers parents [...] »

      Aussi bien le péché originel est-il à notre naissance un péché de nature et nullement un péché personnel (Chap. 196 (Voir, sur la théologie du péché originel, Dieu de colère ou Dieu d'Amour, in Études Carmélitaines, avril 1946, AMOUR ET VIOLENCE, pp. 93-105.)).

      « Chapitre 198. - Que le mérite d'Adam n'a pas racheté ses descendants. »
      Si le péché d'Adam a vicié toute la nature humaine, c'est un résultat accidentel, dû au fait que privé de l'état d'innocence, Adam ne pouvait plus transmettre cet état à ses descendants.
      « Bien qu'Adam eût retrouvé la grâce par la pénitence, il ne retrouva pas le premier état d'innocence, car ce don de justice originelle lui avait été divinement concédé. - Il est également manifeste que ce don de justice originelle fût un don spécial de grâce, or la grâce ne s'acquiert pas par le mérite, mais elle est donnée gratuitement par Dieu [...] »

      « Chapitre 199. - De la rédemption de la nature humaine par le Christ. »
      « Il fallait que la nature humaine ainsi souillée par le péché d'Adam, fut réparée par la divine providence, faute de quoi elle ne pouvait pas parvenir à la béatitude PARFAITE: étant le bien parfait, la béatitude ne souffre aucune défectuosité, et est par-dessus tout incompatible avec la tare du péché, qui s'oppose à la vertu, chemin de la béatitude. Et puisque l'homme a été créé pour la béatitude, parce qu'elle est sa fin dernière, sans rédemption il s'ensuivrait que l'oeuvre de Dieu serait frustrée dans une aussi noble créature [...] (L'oeuvre de Dieu eût été frustrée sur le plan historique de la création humaine réalisée de fait en l'état de justice surnaturelle.). »
      « Aussi longtemps que l'homme est sur la terre, il n'est confirmé ni dans le bien, ni dans le mal, de manière immuable. Il appartient donc à la condition de la nature humaine de pouvoir être lavée de la souillure du péché. Il ne fut donc pas convenable que LA DIVINE BONTÉ laissât complètement tomber dans le vide cette capacité à être relevé, ce qui aurait eu lieu si elle n'avait pas procuré de remède réparateur. »
      « Il fut convenable que Dieu se fit homme » (Chap. 200). « C'était le plus convenable des modes de libération du genre humain. » (Chap. 226).


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Conclusion


      Des textes précédents nous sommes à même de dégager des enseignements majeurs:

      1° - L'ultime béatitude de l'homme, apaisant totalement ses capacités intellectuelles ouvertes sur l'infini de l'Être, - et donc sur Dieu, - est située dans la vision béatifique et ne peut pas l'être ailleurs (Chap. 106,).
      C'est à cette vision béatifique que l'ange et l'homme ont été appelés historiquement lors de leur création. (Chap. 105, 189).

      2° - Il n'y aurait eu pourtant aucune injustice à ce que les descendants d'Adam eussent été privés de cette ordination à la vision béatifique, car celle-ci était le fruit d'une intervention surnaturelle. (Chap. 195, 198).
      Voilà donc un premier équilibre à tenir: d'une part, la vision béatifique est dans la ligne même du désir naturel de l'intelligence créée, mais, d'autre part, elle ne saurait être exigée en justice, parce qu'elle dépasse le niveau des exigences connaturelles de l'esprit créé. (Chap. 104, sur le duplex intellectus). Dieu seul exige Dieu. Aussi bien l'Incarnation rédemptrice est-elle une oeuvre de bonté condescendante, c'est-à-dire de miséricorde, visant à maintenir l'humanité en sa vocation surnaturelle historique dont Dieu veut par bonté qu'elle ne soit pas frustrée. (Chap. 199).
      La distinction faite ici par saint Thomas entre justice et miséricorde permet seule de résoudre le problème posé par le bonheur ultime de l'esprit créé.


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II. - LA SOMME THÉOLOGIQUE


      La Somme nous offre un excellent petit traité de la justice et de la miséricorde qui sera là le commentaire le plus adéquat.
      Toute oeuvre divine est fondée d'abord en miséricorde, puis implique justice, et tend alors à s'épanouir de nouveau en miséricorde: rythme ternaire qu'il importe de bien saisir et de mettre en relief.


Miséricorde


      « L'effet de la divine miséricorde est le fondement de toutes les oeuvres divines: rien n'est en effet dû à une créature, si ce n'est en raison de quelque chose qui lui a été donné gratuitement par Dieu (non debitum). » (Ia pars, qu. 25, art. 3, ad 3 m).

      « Dieu ne doit rien à personne, sauf à Lui-même [...] » (Ia pars. qu. 25, art. 5, ad. 2m).

      Ainsi donc la miséricorde a-t-elle le premier pas. Une essence contingente ne peut pas exiger d'être. Par définition, elle mendie jusqu'à son existence, qu'elle reçoit toujours, aussi longtemps qu'elle est, sans jamais se la donner.


Miséricorde et justice


      Mais les natures ont des lois nécessaires, - soit métaphysiques (en fonction des principes d'identité et de raison suffisante), - soit physiques, psychologiques ou morales (selon une part variable de contingence et de souplesse). Or, Dieu se doit en justice de conduire les natures selon leurs lois profondes. Il ne serait pas juste s'Il anéantissait un esprit capable d'immortalité, s'il punissait éternellement une âme en état de grâce, ou s'Il donnait le ciel à une âme morte en état de péché mortel. Ces lois profondes sont un reflet de l'immutabilité divine.

      « C'est pour Dieu affaire de justice d'accorder aux êtres les perfections qui correspondent à leurs exigences connaturelles (proportionem). » (Ia pars, qu. 21, art. 3, c).

      « Dieu doit accomplir dans les choses ce que sa volonté a décidé dans sa sagesse et ce qui manifeste sa bonté. Et, de ce point de vue, la justice de Dieu concerne la convenance en fonction de laquelle Il se rend à Lui-même, ce qu'Il se doit à Lui-même. - Puis il est dû à une créature qu'elle possède ce qui lui est ordonné: ainsi l'homme doit-il avoir des mains, et les autres animaux doivent-ils le servir. Et de ce point de vue aussi Dieu accomplit la justice, en donnant à chaque être ce qui lui est dû en fonction de sa nature et de sa condition. - Mais cette dette (de justice) dépend de la première (rappelée ci-dessus): la raison en est que c'est la divine sagesse qui dispose l'ordre des natures. Eh bien que de cette manière Dieu donne à un être ce qu'Il lui doit, Il n'est cependant pas débiteur, car Il n'est ordonné à rien, mais ce sont les autres êtres qui sont ordonnés à Lui. Et c'est pourquoi la justice peut être appelée soit convenance de la bonté divine, soit rétribution des mérites. » (Ia pars, qu. 21, art. I, ad 3m).

      Ainsi, donc, la miséricorde garde-t-elle toujours le premier rôle. « De même que la grâce dépend de la seule volonté de Dieu, de même aussi la nature de l'ange [...] ordonnée à la grâce », écrit encore saint Thomas (Ia pars, qu. 62, art. 6, ad Im). Mais on doit parler de justice du point de vue des exigences de la nature comme telle, et jamais Dieu ne doit passer outre à cette justice. « Lorsqu'il s'agit de dons gratuits (ex gratia), on est libre de donner à sa guise à qui l'on veut, pourvu qu'on ne retire à personne ce qui lui est dû, au préjudice de la justice. Et c'est ce que dit le père de famille, en Math, XX, 14-15: « Prends ce qui t'appartiens et va-t-en; est-ce que je n'ai pas le droit de faire ce que je veux? » (Ia pars, qu. 23, art. 5, ad 3m).


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Miséricorde, justice et miséricorde


      Si la justice repose sur la miséricorde, elle est aussi dépassée par celle-ci. C'est le dernier temps du rythme qu'il importe de bien saisir: miséricorde, justice, miséricorde.

      « La miséricorde divine ne va pas contre la justice, mais au delà: si je donne deux-cents deniers quand j'en dois cent, je ne suis pas injuste, mais j'agis avec libéralité, avec miséricorde [...] D'où il appert que la miséricorde n'évacue pas la justice, mais qu'elle est un certain achèvement (plenitudo) de la justice. » (Ia pars, qu. 21, art. 3, ad 2-m).

      « Y a-t-il miséricorde et justice dans toutes les oeuvres divines? » Et la réponse est affirmative: « Ce qui suffirait à conserver l'ordre de la justice est au-dessous de ce que la bonté divine accorde en fait car elle dépasse toute exigence (proportionem) de la créature. » (Ia pars, qu. 21, art. 4, c.).

      Or cette affirmation s'applique excellemment à la vocation surnaturelle des créatures intellectuelles et raisonnables, les anges et les hommes.

      On le sait, ce qui caractérise essentiellement une nature, ce sont ses facultés d'opération, lesquelles sont spécifiées par leurs actes, et ceux-ci par leurs objets propres respectifs (Un texte entre cent: « Unicuique potentiae activae correspondes possibile, ut objectum proprium, secundum rationem illius actus in quo fundatur potentia activa » (Ia pars. qu. 25, art. 3, c).). Mais précisément la bonté divine est une fin qui dépasse les créatures sans proportion aucune (improportionabiliter excedens, - Ia pars, qu. 25, art. 5, c.) et, logiquement, il en découle que « la vision de l'essence divine est au-dessus de la nature [...] de toute créature. » (1-2, qu. 5, art. 5, c). Or, ce qui dépasse ainsi les exigences de toute créature, dépasse les frontières de la justice et ressortit bien évidemment à la miséricorde.

      « Dieu peut enlever à l'homme la justice gratuite (C'est-à-dire la justice naturelle, - grâce et dons.) sans manquer à sa Justice, même sans que l'homme ait péché, parce qu'il l'a conférée par libéralité au-dessus du mode d'être de la nature humaine: dans l'hypothèse de cette soustraction de la justice gratuite, l'homme ne deviendrait pas mauvais et resterait bon d'une bonté naturelle. Mais la justice naturelle est une résultante de la nature intellectuelle et raisonnable, dont l'intelligence est naturellement ordonnée au vrai, et la volonté au bien. Aussi bien est-il impossible qu'une telle justice soit soustraite par Dieu à la nature raisonnable, aussi longtemps que la nature demeure. - Dieu peut cependant, de puissance absolue, anéantir la nature raisonnable en cessant de lui donner l'être. » (De Malo, qu. 16, art. 2, ad 17m).


Le bonheur dû à la créature

      Il faut donc s'attendre à ce que saint Thomas nous parle une fois ou l'autre, pour le moins, du bonheur qui constitue (de droit) la destinée connaturelle ultime de la créature spirituelle, - destinée à laquelle elle puisse prétendre en justice comme à son dû.
      La Somme théologique n'est pas muette sur ce point-là.

      Objecte-t-on: « La vie éternelle est la fin dernière de la vie humaine. Or, par sa nature même, toute réalité naturelle peut atteindre sa fin. A bien plus forte raison, l'homme qui est d'une nature plus élevée, pourra-t-il donc par sa nature même parvenir à la vie éternelle, sans le secours d'une grâce. » - Voici la réponse: « Cette objection vaut pour la fin connaturelle à l'homme. Mais du fait de sa plus grande noblesse, la nature humaine peut être conduite à une fin plus haute, au moins avec le secours de la grâce, - fin à laquelle les natures inférieures ne peuvent absolument pas parvenir [...] » (1-2, qu. 109, art. 5, 3a, 3m).

      « La fin à laquelle les créatures sont ordonnées est double. L'une excède la proportion et faculté de la nature créée, et c'est la vie éternelle consistant en la vision béatifique, fin qui est au-dessus de la nature de toute créature. L'autre fin est proportionnée à la nature, et c'est elle que la créature peut atteindre par les forces de la nature... » (Ia pars, qu. 23, art. 1, c.) (Aimer Dieu par-dessus tout est connaturel à l'homme et même à toute créature [...] Dans l'état de nature intègre, l'homme n'avait pas besoin d'un don de grâce surajouté aux biens naturels pour aimer Dieu par-dessus tout d'un amour naturel, bien qu'il eût besoin d'un secours de Dieu le mouvant à cet amour. » (Ia-IIa, qu. 109, art. 3, c).).
      Cette doctrine vaut donc aussi pour les anges (Saint Thomas est ici dans le traité des attributs divins et parle de la créature en général.).

      Saint Thomas illustre très clairement sa thèse à propos des hiérarchies angéliques. L'ordre des anges est-il fondé sur leur nature ou sur leur degré de grâce? Voici sa réponse: « L'ordre se prend en fonction de la fin [...] Or la fin des anges peut être envisagée à un double point de vue. D'une part, sur le plan naturel, pour autant que les anges connaissent et aiment Dieu d'une manière naturelle. Et, de ce point de vue, les ordres des anges sont fondés sur les dons naturels. - D'autre part la fin des anges peut être envisagée d'un point de vue qui dépasse leur faculté naturelle, et leur fin est alors la vision de l'essence divine et la jouissance immuable de la bonté divine. Ils ne peuvent parvenir à cette fin que par la grâce. Et du point de vue de cette fin, les ordres angéliques se distinguent au total en fonction des dons de la grâce, mais de manière dispositive en fonction des dons naturels, car la grâce, chez les anges, est proportionnée à la capacité de leur nature, ce qui n'a pas lieu chez les hommes... » (Pour saint Thomas les anges ont reçu d'autant plus de grâce sanctifiante qu'ils étaient plus élevés dans la hiérarchie des esprits purs, - tandis que, par contre, un homme naturellement plus doué qu'un autre peut être appelé à une vocation surnaturelle moins éclatante que cet autre. Ce sont surtout des dispositions organiques qui commandent pratiquement le jeu plus ou moins bon de l'esprit humain, et il ne convient pas que la grâce soit proportionnée, même indirectement, à la qualité de la matière. - D'où cette appréciation différente, pour l'ange et pour l'homme, des rapports concrets de la valeur intellectuelle et du coefficient de grâce.) (Ia pars, qu. 108, art. 4).
      Le De Veritate le dit très clairement encore: « Il y a pour l'homme un double bien ultime qui meuve par lui-même la volonté comme une fin dernière. L'un est proportionné à la nature humaine, et, pour l'obtenir, les forces naturelles suffisent; c'est la félicité dont les philosophes ont parlé, félicité de type contemplatif ou actif [...] L'autre bien dépasse toute proportion de la nature humaine, les forces de la nature ne suffisent pas à l'obtenir, ni même à le penser ou à le désirer; il n'est promis à l'homme que par la seule libéralité divine [...] » (De Veritate, qu. 14, art. 2).

      Nous sommes dores et déjà fondés à le conclure: il y a une béatitude surnaturelle et une félicité naturelle ultimes, possibles pour l'esprit créé. Seule la béatitude surnaturelle est absolument dernière, exhaustive; la félicité naturelle est, en comparaison, infiniment déficiente. La félicité naturelle (ou connaturelle à la créature spirituelle) est exigible en justice; la destinée surnaturelle est le fruit de la miséricorde, au sens où la miséricorde transcende la justice et la dépasse sans la détruire. La grâce achève la nature.
      D'autres textes vont nous confirmer que telle est bien la pensée de saint Thomas d'Aquin, et nous apporteront, d'ailleurs, d'utiles précisions.


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III. - LE « DE MALO »


      Saint Thomas nous a laissé dans le De Malo de ses questions disputées un magnifique traité des limbes où, marquant un progrès très réel sur la conception des augustiniens, - conception qui d'ailleurs lui survivra (Témoin le traité du cardinal DE NORIS, Vindiciae augustinianae, in P. L., de Migne, t. XLVII, col. 571-838, qui attaque nerveusement saint Thomas et ses disciples. - Lecture dilatante qui fait apprécier l'audace de saint Thomas au XIIIme siècle.), - il faisait une harmonieuse synthèse des exigences de la justice naturelle, d'une part, et de la foi au péché originel, d'autre part, ce qui éclaire singulièrement le problème du double bonheur ultime.
      Que penser des enfants morts sans baptême?

      « D'aucuns ont pensé que ces enfants éprouvent une certaine douleur ou affliction intérieure par suite de la carence de la vision béatifique, bien que cette douleur ne présente pas en eux le caractère d'un remords de conscience, parce qu'ils ne sont pas conscients d'avoir eu le pouvoir d'éviter la faute originelle... D'autres pensent, et mieux, qu'ils n'éprouvent aucune affliction intérieure, mais ils ne sont pas d'accord sur les raisons invoquées.

      « Les uns disent que les âmes de ces enfants sont tellement enténébrées d'ignorance qu'elles ne se savent pas faites pour la béatitude, qu'elles ne pensent pas du tout à cela, et qu'en conséquence elles n'en souffrent pas. Mais cette opinion ne convient pas. - a) Puisque ces enfants n'ont pas commis de péché actuel qui soit proprement personnel, il ne leur est pas dû de souffrir un détriment sur le plan des bien naturels [...] Or il est naturel à l'âme séparée d'être plus vigoureuse dans sa connaissance que ne le sont les âmes incarnées, et c'est pourquoi il n'est pas probable qu'elles souffrent d'une telle ignorance. - b) Sinon, de ce point de vue, les damnés de l'enfer seraient mieux partagés quant à leur faculté la plus noble, à savoir l'intelligence, puisqu'ils seraient dans de moindres ténèbres d'ignorance.

      « Aussi bien, d'autres, ont-ils cherché l'explication de la non-souffrance des âmes aux limbes, du côté de la disposition de leur volonté. Après la mort, en effet, la disposition de la volonté, en l'âme, ne se change plus, ni en bien, ni en mal. Et comme avant l'âge de raison les enfants n'ont eu aucun acte désordonné de volonté, ils n'en auront point non plus après la mort. Or, il y aurait désordre de volonté à se plaindre avec peine de ne pas posséder ce qu'on n'aurait jamais pu obtenir, comme il serait désordonné qu'un manant regrettât de ne pas devenir roi. Puisque ces enfants savent, après leur mort, qu'ils n'ont jamais pu obtenir cette gloire céleste, ils ne sont pas endoloris de l'avoir manquée.

      « Nous pouvons cependant tenir une voie médiane en groupant les deux chefs d'arguments et en affirmant que les âmes de ces enfants ne manquent pas de la connaissance naturelle qui est due à l'âme séparée, selon sa nature, mais qu'ils manquent de la connaissance surnaturelle telle qu'elle est enracinée en nous par la foi, et ceci, parce qu'ils n'ont pas eu la foi de manière actuelle, et parce qu'ils n'ont pas reçu le sacrement de la foi.

      « C'est, en effet, pour l'âme, affaire de connaissance naturelle, de savoir qu'elle est créée pour la béatitude et que la béatitude consiste dans la possession du Bien parfait, mais, de savoir que le Bien parfait pour lequel l'homme est fait, soit la gloire que les saints possèdent, cela est au-dessus de la connaissance naturelle. C'est pourquoi l'apôtre le dit dans le 1re aux Corinthiens, II, 9: « L'oeil n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, le coeur de l'homme n'a pas pressenti ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment », puis il ajoute: « Mais Dieu nous l'a révélé par son Esprit »; cette révélation est affaire de foi (« Les âmes des enfants en mourant en état de péché originel connaissent bien la béatitude dans sa raison commune, de manière générale, mais elles ne la connaissent pas de manière spécifique, et voilà pourquoi sa perte ne les afflige pas. » (De Malo, qu. 5, art. 3, ad 1-m). - Ce caractère « spécifique » n'est autre que la Trinité elle-même.). En conséquence les âmes des enfants des limbes ne savent pas qu'elles sont privées d'un tel bien, mais elles possèdent sans douleur ce qu'elles tiennent par nature » (De Malo, qu. 5, art. 3, c).

      « Les enfants qui meurent avec le péché originel sont, bien sûr, perpétuellement séparés de Dieu, du point de vue de la perte de la vie glorieuse qu'ils ignorent, mais non pas du point de vue de la participation aux biens naturels qu'ils connaissent ». (De Malo, qu. 5, art. 3, ad 4m) (Dans le même sens: « Les enfants des limbes n'auront absolument aucune peine de ne pas avoir la vision divine (nihil omnio dolebunt); bien plus (immo magis) ils se réjouiront d'une large participation à la bonté divine sur le plan des perfections naturelles. » Le fait de ne pas avoir été baptisés « ne causera pas en eux plus de tristesse que n'en cause aux sages le fait de ne pas recevoir nombre de grâces accordées à leurs semblables. » (Supplementum, qu. 70, appendix I, art. 2).).

      Telle est la doctrine éclairante du De Malo. Elle complète harmonieusement le Compendium theologiae. - D'autres précisions notées par saint Thomas sont encore très révélatrices.

      « La gravité d'une peine peut être envisagée à deux points de vue; d'une part, en fonction du bien dont on est privé, et ainsi manquer la divine vision de Dieu constitue la plus grave de toutes les peines; d'autre part, en fonction du sujet qui est puni, et une peine est ainsi d'autant plus grave que le bien soustrait est plus propre et plus connaturel à celui auquel il est soustrait [...] Or, sous cet angle, la seule carence de la vision béatifique est la plus douce de toutes les peines, pour autant que la vision de l'essence divine est un bien totalement surnaturel » (De Malo, qu. 5, art. I, ad 3m). (« La créature raisonnable transcende toute créature en ceci qu'elle est capable du Souverain Bien par la vision et fruition divine, bien que pour l'obtenir, les principes de sa propre nature soient insuffisants: il y faut le secours de la grâce. » (De Malo, qu. 5, art. I, c.).).

      Saint Thomas envisage explicitement, dans une objection, la création de l'homme non ordonné à la vision béatifique. Il n'y répond pas par une fin de non-recevoir, bien au contraire.

      Voici l'objection: « Supposons l'homme constitué dans ses éléments naturels. Même s'il n'avait jamais péché, il lui serait dû de manquer de la vision béatifique, à laquelle il ne peut parvenir sans la grâce. Mais à proprement parler, il n'y a de peine que pour un péché. Donc la carence de la vision divine ne peut pas être appelée la peine du péché originel. »

      Et voici la réponse:

      « L'homme constitué en ses seuls éléments naturels, manquerait sûrement de la vision divine, s'il mourait ainsi, mais cependant il ne faut pas dire qu'il devrait ne pas l'avoir. Autre chose est ne pas devoir avoir, ce qui n'a pas raison de peine, mais bien seulement de limite. Autre chose est devoir ne pas avoir, ce qui a raison de peine. » (De Malo, qu. 5, art. I, ad 15m). (Nous trouvons le même enseignement dans la question précédente: « La carence de la vision divine peut appartenir à un sujet à deux titres (distincts). Premièrement, parce que ce sujet n'a pas en lui-même de quoi pouvoir parvenir à la vision divine, et à ce titre celui qui serait dans son état de nature (in solis naturalibus) manquerait la vision divine mais sans péché. De cette manière la carence de la vision divine n'est pas une peine, mais une défectuosité accompagnant toute nature créée, parce qu'aucune nature créée ne peut par elle-même (ex suis naturalibus) parvenir à la vision divine.
      « Secondairement, au sujet peut manquer la vision divine parce qu'il se trouve ainsi disposé qu'il lui est dû de la manquer, et à ce titre cette carence est la peine du péché originel et actuel. » (De Malo, qu. 4, art. I, ad. 14m.)
      Rappelant les deux textes précédents du de Malo, dans Surnaturel, p. 456, note 2, et p. 455, note 2, le P. de Lubac n'en continue pas moins de penser avec le P. Bouillard qu'il cite en l'approuvant (p. 456): (Saint Thomas) n'envisage pas l'hypothèse d'un homme créé pour une autre fin que la vision béatifique. » - Nous avouons notre surprise. Le P. de Lubac estime que n'en subsiste pas moins « la thèse de l'unique béatitude et de l'unique finalité. » Puis il conclut: « Disons au moins que la doctrine de cet article, confrontée avec la doctrine thomiste de la béatitude, pose un problème, et que ce problème n'est résolu nulle part en termes exprès dans l'oeuvre de saint Thomas. » (p. 457).
      Nous ne le pensons pas, témoins les textes déjà cités ou à citer encore. Pour nous, le « cadre philosophique en partie nouveau » du Docteur angélique est fort bien « adapté » à l'interprétation systématique du « paradoxe même de la nature humaine » (ou plutôt de l'esprit créé) », grâce aux concepts de capacité connaturelle et surnaturelle, d'une part, - de justice et de miséricorde, d'autre part.
      Mais ne serait-ce pas la philosophie du P. de Lubac qui ne serait pas très exactement avec celle de saint Thomas, et qui influerait, à son insu, sur son jugement d'historien? Nous lisons dans le même ouvrage: «  [...] Operatur omnia secundum consilium voluntatis suae. (En note: Eph., I, II. Cf. Saint Thomas, Ia, qu. 25, art. 5, ad 2-m : « Deus non debet aliquid alicui nisi sibi. ») Bien plus, il serait inexact de dire que Dieu s'est engagé, fût-ce envers lui-même; qu'il s'est lié, même en connaissance de cause. S'il y a dans notre nature un désir de voir Dieu, ce ne peut être que parce que Dieu veut pour nous cette fin surnaturelle qui consiste à le voir. C'est parce que, la voulant et ne cessant de la vouloir, il en dépose et ne cesse d'en déposer le désir dans notre nature. En sorte que ce désir n'est autre que son appel. » (Surnaturel, pp. 486-7). Mais pourtant, si nous entendons bien saint Thomas, quand Dieu « sibi debet aliquid », il s'engage envers lui-même, il est lié, encore que ce soit librement sur le plan existentiel.
      Le P. de Lubac écrit encore: «  [...] Voyons comment sans l'hypothèse moderne de la « pure nature » et mieux qu'avec elle, l'intégrité du surnaturel peut être sauvée. » (p. 491). - « Au reste, le propre de l'ordre surnaturel n'est-il pas que tout s'y passe hors des catégories de droit, d'intérêt ou de justice commutative? Ces catégories ou autres analogues, qui jouent un si grand rôle dans les exposés concernant l'état de pure nature (l'auteur renvoie ici, en notre, à CATHEREIN, SESTILI, PALUDANUS), n'ont point d'application dans la créature considérée face à son créateur. » (p. 494, c'est nous qui soulignons). Point d'application? Mais si, certainement, et une application analogique essentielle, tant du point de vue de la pensée de saint Thomas lui-même, que du point de vue de la déduction théologique, à notre sens objective et nécessaire en cette matière.)
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      Ainsi donc, sur le plan philosophique pur, doit-on envisager l'homme non ordonné à la vision béatifique. Mais ce n'est pas bien entendu, le plan historique, tel que l'a conçu la Sagesse divine, et c'est le point de vue historique qu'il faut lire la réponse à la première objection du même article, comme bon nombre de textes analogues, obvies sous la plume d'un théologien, occupé d'abord, par définition, de l'économie du salut réalisée de fait par la Providence.

      L'objection est celle-ci:

      « C'est bien en vain qu'existe l'être qui ne réalise pas sa fin. Mais l'homme est ordonné naturellement à la béatitude comme à sa fin dernière, et cette béatitude consiste dans la vision béatifique. L'homme est donc créé en vain s'il n'y parvient pas. Mais le péché originel n'a pas fait que Dieu arrêtât la génération des hommes. Puisque donc rien n'est vain dans les oeuvres de Dieu, il semble donc que l'homme ne doive pas manquer la vision béatifique par suite du péché d'origine. »

      Et voici la réponse:

      « L'homme aurait été créé tout à fait en vain, s'il ne pouvait pas atteindre la béatitude, comme tout être qui ne peut pas atteindre sa fin dernière. Et c'est pourquoi, afin que l'homme n'eût pas été fait en vain, bien que naissant affecté du péché originel, Dieu s'est proposé, dès la création d'Adam, d'apporter remède à l'homme pour le libérer de cette vanité. Ce remède, c'est le médiateur, Dieu et homme, Jésus-Christ, par la foi auquel l'obstacle du péché originel pourra être enlevé » (De Malo, qu. 5, art. I, ad I).
      Mais, nous le savons, par le Compendium lui-même, ce remède n'était pas dû en justice.

      Le cas des limbes est exceptionnel, par conséquent, dans l'ordre historique de la vocation du genre humain (et du genre angélique) à la vision béatifique, mais si Dieu avait voulu faire de l'exception, la règle, il n'aurait pas été injuste et nous n'aurions aucune exigence à faire valoir. Toutefois notre vocation surnaturelle allait comme de soi, cela est l'évidence même, dans les perspectives de la bonté divine, spontanément miséricordieuse à l'égard de ceux et de celles « qui ne sont pas ». (Ainsi les limbes ne constituent-elles pas du tout « un cas embarrassant », malgré l'expression du P. de Lubac (Surnaturel, p. 446, note I) renvoyant lui-même à un fort beau texte des Sentences qu'il cite en partie: « Participabunt multum de divina bonitate in perfectionibus naturalibus, » mais ils manqueront de la « conjunction quae est per gloriam. » C'est bien cela: ils jouissent aux limbes de la félicité connaturelle à la créature humaine, telle qu'elle peut être exigée en justice, - d'une justice qui implique déjà miséricorde, encore qu'elle ne s'épanouisse pas en miséricorde autant qu'il eût été possible.)


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IV. - LE « DE ANIMA »


      Le De Anima va nous donner, sur le plan abstrait, les principes qui permettent d'expliquer quelque peu la nature de la félicité naturelle dont le De Malo affirme l'existence pour les âmes des limbes.
      Commentant les articles 16-20 de ce traité, le P. de Lubac en vient à écrire: « Jamais notre saint docteur n'a imaginé un bonheur « tel qu'il sied à des âmes séparées » ou « dans un ordre naturel ». Il ne s'agit là que d'une abstraction forgée plus tard par des théologiens qui n'avaient plus les mêmes soucis que lui. » (Surnaturel, p. 459).
      Saint Thomas aborde pourtant explicitement le problème de la félicité naturelle ultime de l'âme tant unie au corps (art. 16) qui séparée du corps (art. 17) dans son De Anima, comme nous voudrions le montrer.

      « La fin à laquelle s'étend la capacité (possibilitas) naturelle de l'âme humaine, est de connaître les substances purement spirituelles... (connaissance analogique avec le concours instrumental des images); elle n'en est donc pas empêchée par son union au corps; et, de même, une telle connaissance de la substance purement spirituelle est l'ultime félicité à laquelle l'homme puisse parvenir par ses moyens naturels. » (De Anima, art. 16 ad 1m). Il s'agit bien seulement, ici, de l'ultime félicité naturelle au cours de cette vie.

      Mais, à l'article 17, saint Thomas va traiter explicitement de l'ultime félicité naturelle après la mort (Utrum anima separata possit intelligere substantias separats. (Libellé de l'article 17).).
      Il explique dans le corps de l'article que l'âme séparée connaît directement par intuition sa propre essence, et que par là elle connaîtra les autres substances spirituelles, en recevant une lumière d'elles ou de Dieu; que cependant sur le plan de la connaissance naturelle, elle ne connaîtra pas les anges aussi parfaitement qu'ils se connaissent eux-même, parce qu'elle est elle-même le dernier des esprits et qu'elle reçoit au minimum le bienfait de l'illumination intellectuelle.

      L'objection troisième est ainsi conçue:

      « L'âme est unie au corps pour progresser en connaissance et en vertu. Or la plus haute perfection de l'âme consiste dans la connaissance des substances spirituelles. Si donc, du seul fait de la séparation d'avec le corps, l'âme connaissait les substances spirituelles, c'est en vain qu'elle aurait été unie au corps. » Et voici la réponse: « L'ultime perfection de l'âme humaine sur le plan de la connaissance naturelle est de pouvoir connaître les substances spirituelles, mais elle peut parvenir plus parfaitement à cette connaissance, du fait de son incarnation, parce qu'elle y est ainsi disposée par l'étude et surtout par le mérite. L'union au corps n'est donc pas vaine » (De anima, art. 17, ad 3m).

      Texte et contexte nous semblent clairs: l'incarnation de l'âme dispose l'âme à réaliser sa perfection dernière, naturelle, de manière plus parfaite après la mort, quand elle reçoit récompense de son mérite. Que telle soit bien d'ailleurs la pensée de saint Thomas, il est aisé de le confirmer par un large commentaire tiré de l'auteur lui-même: du point de vue de la connaissance des substances spirituelles (connaissance qui constitue l'ultime perfection connaturelle à l'âme humaine), il est certain que, pour saint Thomas, l'âme séparée l'emporte sur l'âme incarnée ici-bas, et que la mort puis la résurrection marquent un achèvement.

      L'enseignement de saint Thomas, relatif aux rapports de l'âme et du corps, quant à l'avantage de l'âme, pourrait bien de prime abord paraître contradictoire, mais en réalité il n'en est rien. Exposons-le de manière précise. Il en vaut la peine.

      1° C'est, en un sens, pour son bien que l'âme humaine est unie à un corps.

      Il est constant, en saint Thomas, que l'intelligence humaine a pour objet propre l'être du sensible et est mieux à même de l'atteindre lorsque l'âme est unie au corps que lorsqu'elle en est séparée.
      « Comme ce n'est pas la forme qui est pour la matière, mais bien la matière pour la forme, c'est la forme qui fournira l'explication du choix de la matière, et non inversement. Or selon la hiérarchie naturelle, l'âme humaine occupe la dernière place parmi les substances intellectuelles, pour autant que la connaissance de la vérité n'est pas en elle naturellement infuse, comme en les anges; il faut qu'elle y parvienne par induction au moyen des sens. - Or la nature n'est pas en faute en matière nécessaire. Il fallait donc que l'âme intellectuelle eût non seulement la capacité de comprendre, mais encore la faculté de sentir. - Or l'action du sens requiert un instrument corporel. Il fallait donc que le corps auquel serait unie l'âme intellectuelle pût être un organe convenable d'ordre sensible, etc. » (Ia pars, qu. 76, art. 5, c).

      « L'âme humaine requiert un corps non pas en raison de son opération intellectuelle comme telle, mais à cause de ses facultés sensibles qui ont besoin d'un organisme bien équilibré dans sa complexité. » (Ibid., ad 2m).

      « Il est évident que parmi les substances intellectuelles, selon la hiérarchie naturelle, les âmes humaines sont les plus inférieures. Si donc elles avaient été constituées par Dieu pour exercer leur activité intellectuelle de la manière qui convient aux substances séparées, elles auraient eu une connaissance non pas parfaite, mais seulement confuse et générale. Afin de posséder des choses sensibles, une connaissance parfaite et propre, elles ont été constituées de manière à être naturellement unies à un corps et à recevoir ainsi des réalités sensibles, elles-mêmes, une connaissance propre [...] C'est pour l'amélioration de l'âme qu'elle est unie au corps et exerce son activité intellectuelle par le recours instrumental aux images. - Elle peut pourtant être séparée du corps et avoir un autre mode d'intellection » (Ia pars, qu. 89, art. 1, c).

      Un autre mode d'intellection?
      Oui, certes, mais alors, du point de vue de la connaissance du singulier sensible, l'âme séparée est en infériorité, par rapport à son état d'incarnation terrestre.

      Les idées grâce auxquelles l'âme séparée connaît le singulier ne sont pas les idées acquises au préalable dans l'état d'incarnation, ce sont des idées infuses. (De Anima, art. 20, ad 2m) (Le rôle illuminateur des anges n'est pas, pour saint Thomas, réservé à l'ordre surnaturel. « La connaissance des objets qui leur sont naturellement intelligibles [...] est une perfection que les âmes séparées reçoivent de Dieu par l'intermédiaire des anges; bien que la substance de l'âme soit, en effet, créée par Dieu de manière immédiate, cependant les lumières intellectuelles proviennent de Dieu par l'intermédiaire des anges, - non seulement les lumières naturelles, mais aussi les surnaturelles... » (De anima, art. 18, ad 13-m).). Ces idées n'étant pas abstraites du sensible peuvent atteindre directement le singulier (Ibid., 6m). C'est le manque de vigueur intellectuelle naturelle à l'âme séparée qui l'empêche de connaître de manière propre et spontanée tous les objets sensibles dans leur universalité (ad 3m), universalité qui, d'ailleurs, est, de soi, connaissable, parce qu'elle n'est pas infinie en acte (ad 13m). Mais, en fonction de sa propre disposition, l'âme connaît quelques objets sensibles de manière déterminée (ad 10m), « ceux à l'égard desquels elle a un ordre ou une inclination spéciale, par exemple au titre de la souffrance, d'un certain comportement, ou de la mémoire » (Ibid. c).

      Du point de vue de la connaissance des objets sensibles, l'âme incarnée est donc en meilleure condition que l'âme séparée.


      2° Mais du point de vue de son intellectualité comme telle, c'est pour son bien que l'âme est séparée du corps. (L'intelligence humaine a pour objet propre l'être sensible, en tant qu'intelligence humaine, mais en tant qu'intelligence elle est relative à l'être.).

      La connaissance intellectuelle de l'âme séparée est plus parfaite, ontologiquement, que celle de l'âme unie au corps, avant la mort. Saint Thomas est très net, encore, sur ce point.

      « L'âme unie au corps est, d'une certaine manière, plus parfaite que l'âme séparée, à savoir du point de vue de la nature spécifique; mais pour ce qui est de l'acte intellectuel, lorsqu'elle est séparée du corps, l'âme à une certaine perfection qu'elle ne peut pas avoir lorsqu'elle est incarnée. Il n'y a pas là d'inconvénient, parce que l'opération intellectuelle convient à l'âme pour autant que celle-ci transcende les perspectives corporelles; l'intelligence n'est pas, en effet, l'acte d'un organe corporel » (De anima. Art. 17, ad 1m). (Nous parlons ici de la connaissance naturelle de l'âme séparée, car, en ce qui concerne la connaissance de grâce, l'âme est égale aux anges. Or la connaissance, qui donne à l'âme de connaître les anges de la manière expliquée (sans recourir aux images) lui est naturelle, non purement et simplement, mais pour autant qu'elle est séparée du corps; elle n'en use pas, unie au corps. » (Ibid., ad 2-m).
      « Bien que l'âme séparée soit de même nature que l'âme unie au corps, cependant, à cause de la séparation d'avec le corps, elle est comme ouverte (liberum) à l'égard des substances supérieures pour en recevoir lumière intellectuelle, lui donnant connaissance des êtres singuliers, ce qu'elle ne peut pas faire, unie au corps... » (De Anima, art. 20, ad 15-m).)
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      « L'âme séparée est moins parfaite que l'âme incarnée, si l'on considère sa nature pour autant qu'elle communique (analogiquement) avec la nature des corps, mais cependant, d'un autre point de vue, lorsqu'elle est séparée, elle est plus apte à la vie intellectuelle, dans la mesure même où la lourdeur et les nécessités du corps portent atteinte à la facilité de la vie intellectuelle » (Ia pars. qu. 89, art. 2, ad 1m).
      « L'intelligence a besoin des sens, dans l'état de connaissance imparfaite, pour autant qu'elle recourt au jeu des images, mais non selon le mode plus parfait de connaître qui conviens à l'âme séparée. Ainsi l'homme a-t-il besoin de lait quand il est encore enfant, mais non pas cependant à l'âge viril » (De anima, art. 19, ad 19m).

      Le double point de vue exposé ci-dessus appelle une synthèse supérieure.


      3° La haute convenance de la résurrection du corps.

      Nous avons un certain désir naturel de cette résurrection. Elle est dans la ligne même de notre nature humaine.

      « Comme la nature implique deux éléments, à savoir la forme et la matière (Le lecteur peut remplacer forme par âme et matière par corps. Forme vient de forma, perfection.), quelque chose peut être dit naturel à un double titre: soit au titre de la forme, soit au titre de la matière [...] Et comme la forme réalise davantage la notion de nature que ne le fait la matière, ce qui est naturel au titre de la forme est plus naturel que ce qui l'est au titre de la matière [...] C'est ainsi que quelque chose peut être naturel à l'homme au titre de la forme, comme comprendre, vouloir et autres opérations du même ordre; et d'autres qualités lui sont naturelles au titre de la matière, qui est le corps [...] La mort et la corruption sont naturelles à l'homme en fonction de la nécessité de la matière: en fonction de la forme c'est l'immortalité qui lui conviendrait; toutefois les principes de la nature humaine ne suffisent pas à assurer cette immortalité; mais une certaine aptitude naturelle à l'immortalité convient à l'homme en vertu de son âme; le complément vient d'une vertu surnaturelle [...] Et pour autant que l'immortalité nous est naturelle, la mort, la corruption sont, pour nous, contre nature » (De Malo, qu. 5, art. 5, c). (« Si l'on regarde la nature du corps, la mort est naturelle à l'homme; mais si l'on regarde la nature de l'âme et la disposition surnaturelle (d'immortalité) dont fut doté le corps humain lors de sa constitution première, la mort est accidentelle et contre nature, puisqu'il est naturel à l'âme d'être unie au corps. » (Compendium, Cap. 152).).

      Un texte du Compendium est encore plus fort, en un sens.
      « Pour que l'âme humaine soit, à son terme, parfaite à tout point de vue, il est nécessaire qu'elle soit parfaite dans sa nature: ce qui requiert nécessairement l'union au corps. La nature de l'âme, en effet, c'est d'être une partie de l'homme, comme forme. Or, aucune partie n'est parfaite en sa nature, si elle n'est pas dans sont tout. Il est donc requis à l'ultime béatitude de l'homme que l'âme soit à nouveau unie au corps. » (Chap. 151). Le raisonnement est d'une logique interne impeccable, et se tient sur le plan de la nature.

      Toutefois l'âme n'en sera pas pour autant de nouveau asservie au corps. Après la mort, c'est l'âme qui domine le corps.

      « Les corps des bienheureux ressuscités ne seront pas corruptibles et ne créeront pas d'obstacle à l'âme, comme ici-bas, mais au contraire ils seront incorruptibles et obéiront totalement à l'âme, ne lui résistant en rien » (Compendium, Cap. 167) (On pourrait objecter que saint Thomas appuie là son argumentation sur le fait de la vision béatifique de l'âme. Mais, au chapitre 174 du même traité, nous avons, pour la thèse qui nous importe ici, du point de vue philosophique, un texte décisif à notre sens, à savoir que le corps épousera les conditions de l'âme, et non inversement. Il s'agit de la fixité du damné dans le mal. La résurrection du corps n'amènera en lui aucun changement d'attitude à l'égard de la fin dernière. « Sur terre l'âme est infusée à un corps embryonnaire, c'est pourquoi il est convenable qu'elle épouse la mobilité du corps; mais alors c'est le corps qui est uni à une âme préexistante, et c'est pourquoi il en épousera totalement les conditions. » (Chap. 174).
      C'est l'application d'un principe plus général: « Les moyens sont commandés par l'exigence de leur fin: si la fin varie selon un état de perfection ou d'imperfection, les moyens en subissent la répercussion, pour être adaptés en toute hypothèse: nourriture et vêtement différent pour l'adulte et pour l'enfant. » (Compendium, Cap. 169.)).
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      L'argument de convenance apporté pour la résurrection des corps vaut - logiquement - pour le cas des âmes jouissant aux limbes de leur bonheur ultime connaturel. C'est bien d'ailleurs, la pensée de saint Thomas. Cette résurrection est préternaturelle, elle est miraculeuse, mais elle est dans la ligne même de la nature. (Nous lisons dans la Contra Gentes: « Si le Christ nous délivre de la faute et de la mort qui en est l'effet, ceux-là seuls semblent devoir bénéficie de la résurrection qui auront participé aux mystères du Christ, par lesquels nous sommes délivrés de la faute. Or ce n'est pas le fait de tous les hommes. Il semble donc que les hommes ne ressuscitent pas tous. » (IV, 80). A cette objection saint Thomas répond en affirmant l'universalité de la résurrection et en précisant: « Le Fils de Dieu a assumé la nature humaine pour la réparer. Ce qui est défectuosité de la nature sera donc réparé en tous, et ainsi tous les morts ressusciteront... » (IV, 81) - « Nous renaissons par la grâce du Christ qui nous est donnée, mais nous ressuscitons par la grâce du Christ, en vertu de laquelle il a assumé notre nature, parce que la résurrection nous conforme au Christ sur le plan de la nature. Aussi ceux qui meurent dans le sein maternel ne renaissent-ils pas par la grâce, mais ils ressusciteront cependant, par conformité de nature avec le Christ, du fait qu'ils ont reçu cette nature en arrivant au terme de perfection de l'espèce humaine. » (Supplementum, qu. 75, art. 2, ad 5-m). C'est donc par le Christ que les âmes des limbes jouiront de leur corps (à l'état adulte, d'ailleurs, - qu.81, art. 1). Elles participeront sous cet angle au bienfait de l'incarnation rédemptrice, et c'est au titre d'une quasi-exigence de la nature réparée par le Christ.).

      Il faut distinguer en l'homme la nature et la personne.

      1° La nature humaine: - a) demande l'incarnation de l'âme, - b) répugne à la mort et - c) postule, après la mort, la résurrection du corps.

      2° La personne, en l'homme, - a) se prépare sur terre à son bonheur ultime après la mort; b) - comme substance spirituelle, mieux vaut pour elle être privée de son corps charnel, - c) encore que la résurrection du corps - spiritualisé - soit tout à son avantage.

      Ces vérités sont d'ordre naturel. Les arguments qui les éclairent, font, de soi, abstraction d'une vocation à la vision béatifique, - témoin le cas des limbes.
      L'âme humaine est complexe. On n'en peut juger ni comme d'un esprit dénué de toute faculté sensible, ni comme d'une forme animale, privée de toute intellectualité. Elle est esprit de chair, elle est personne et individu. (Un texte du De Anima.
      « Enfin la connaissance naturelle dont jouit l'âme séparée en plus de la vision béatifique, est inférieure en perfection même à celle de l'âme unie au corps sur la terre, » écrit le P. de Lubac, par manière d'objection contre la thèse de la félicité naturelle ultime après la mort, (Surnaturel, p. 461, 3) et il cite alors en note De Anima, 18, c et ad 14m: « Anima separata habens universalem cognitionem scibilium naturalium, non est perfecte reducta in actum, quia cognoscere aliquid in universali, est cognoscere imperfecte et in potentia. Unde non attingit ad felicitatem etiam naturalem... »

      Voici notre réponse, compte tenu des textes de saint Thomas cités ci-dessus:

      a. La connaissance de l'âme séparée est inférieure à celle de l'âme unie au corps: je distingue. Du point de vue nature sensible spécifique, d'accord (elle ne connaît plus alors de manière déterminée que quelques objets sensibles, le plus grand nombre n'étant plus connus que d'une manière confuse); du point de vue proprement spirituel, non. Et, tout compte fait, l'esprit domine le sensible.

      b. Voici d'ailleurs les textes complets de l'objection et de la réponse du De anima, art. 18, 14a, 14-m. - Objection: « L'ultime perfection de tout être en puissance consiste à passer à l'acte du point de vue de toutes ses capacités. Or l'intelligence humaine n'est naturellement capable (directement) que de la connaissance des objets sensibles. Si donc l'âme séparée les comprend tous, il semble que toute substance spirituelle, du seul fait de sa séparation, ait son ultime perfection qui est sa félicité. S'il en est ainsi, c'est donc en vain que l'âme séparée a recours à des adjuvants pour réaliser sa félicité, ce qui fait difficulté. » Voici la réponse: « L'âme séparée ayant une connaissance (seulement) universelle des objets qu'elle peut connaître naturellement, n'est pas actualisée sur le plan de la connaissance, parce qu'une connaissance universelle est imparfaite et capable d'amélioration: c'est pourquoi cette âme n'atteint même pas la félicité naturelle. Il ne s'en suit pas que soient superflus les secours qui l'aideront à parvenir à cette félicité. » - Saint Thomas ne nie pas le supposé de l'objection, à savoir l'existence d'une félicité naturelle, et il affirme que ne sont pas superflus les secours qui aident à y parvenir. Cette félicité est donc chose possible puisqu'on peut y parvenir.

      Autre texte du De Anima. - Le P. de Lubac poursuit: « Si elle (l'âme séparée) reçoit une certaine perfection, celle-ci ne lui vient que moyennant une grâce, dont les anges sont les distributeurs. » (Surnaturel, p. 461) et l'auteur cite alors en note De Anima, 18, ad. 13m: « Huiusmodi perfectionem recipiunt animae separatae a Deo mediantibus angelis; licet enim substantia animae creetur a Deo immediate, tamen perfectiones intelligibiles proveniunt a Deo mediantibus angelis, non solum naturales, sed etiam quae ad mysteria gratiarum pertinent, ut patet per Dionysium. »
      Remarque: l'illumination de l'âme séparée, par l'ange et Dieu, se situe comme telle sur le plan des vérités naturelles. Ainsi le requiert l'ordo naturae. Selon saint Thomas, les idées infuses de l'âme séparée sont causées par Dieu avec le concours instrumental des anges. Il ne s'agit pas ici « de la connaissance de gloire, du point de vue de laquelle l'âme peut être égale, semblable ou supérieure aux anges », mais de la connaissance naturelle « en fonction de laquelle l'âme est inférieure à l'ange et où il est conforme à l'ordre de la nature (ordo naturae) que, sans participer à une création proprement dite, la créature plus parfaite vienne en aide à la moins parfaite ». (De anima, art. 20, ad. 11m).)
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      Il est donc certain pour nous, selon les textes déjà cités comme selon le contexte général de l'oeuvre de saint Thomas, que celui-ci a pleinement admis la possibilité d'une félicité naturelle ultime, pour l'esprit créé, au niveau de ses exigences connaturelles - indépendamment de la vison béatifique, - Pour l'ange, c'est la contemplation de sa propre substance, pour l'âme humaine c'est la connaissance des anges, - chacun jouissant ainsi de Dieu « selon la participation des biens naturels qu'il connaît ».

      L'ultime félicité naturelle de l'âme, bien sûr, est fort peu de chose, si on la compare non seulement à la vision béatifique, mais même à la connaissance parfaite des substances angéliques, dont l'âme séparée, comme telle, ne jouit qu'imparfaitement (Ia pars, qu. 89, art. 2, ad 3m). Faut-il s'en étonner? L'âme humaine n'est-elle pas le parent pauvre des natures angéliques, - elle aussi, d'ailleurs, à l'infini de Dieu...?

      La nature peut recevoir la grâce; la grâce parfait la nature.
      Faut-il donc aussi s'étonner que saint Thomas soit préoccupé de souligner dans ses oeuvres, avec combien de raison du point de vue apologétique comme du point de vue mystique, le côté « naturel », - il faut qu'il y en ait un, - du prodigieux mystère de notre appel effectif à la vision béatifique?


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NOTE SUR QUELQUES POINTS DE CONTROVERSE

I. - LE QUANDOQUE


      « Aussi faut-il établir selon nous, écrit saint Thomas, que notre intelligence en arrive à parvenir (quadoque perveniat) à la vision de l'essence divine ». (In 4 Sent., d. 49, q. 2, a. 1), et le P. de Lubac ayant cité ce texte le commente ainsi: « Quel sens pourrait bien avoir ce « quandoque », s'il ne s'agissait que d'une possibilité encore abstraite, non de la réelle destination à une obtention réelle? » (Surnaturel, p. 468)

      Nous estimons pourtant qu'ici le terme « quandoque » vise une possibilité essentielle et non destinée existentielle, tout comme, par exemple, dans la Somme théologique, Ia pars. qu. 3, art. 3, c, où nous lisons dans l'exposé de la troisième voie: « Ce qui peut ne pas exister, n'existe pas à un moment donné (quandoque). Si donc il n'y avait que des êtres susceptibles de ne pas exister, il n'y aurait eu rien de réel dans les choses à un moment donné (aliquando). » Or, il est bien certain que pour saint Thomas (personne ne le conteste) un être contingent existant de toute éternité n'est nullement contradictoire. Le « quandoque non est », cité plus haut, vise une possibilité logique, un instant logique de non-existence, et nullement le fait existentiel d'un commencement d'existence. Sous la plume de saint Thomas d'Aquin le « quandoque » peut donc signifier une possibilité logique, et nous pensons qu'il en est ainsi dans l'un et l'autre des textes rapportés ci-dessus, en matières bien différentes; cette interprétation sera confirmée par les remarques suivantes.


II. - UN DÉSIR NATUREL N'EST JAMAIS VAIN


      On objecte encore: « Il ne se peut qu'un désir naturel soit vain... Or, notre désir naturel de savoir ne peut être apaisé avant que nous connaissions Dieu par son essence... Donc notre fin dernière est de connaître Dieu par son essence » (Saint Thomas, Compendium theologiae, cap. 104) Et le P. de Lubac commente: « [...] Le désir serait « vain », s'il ne devait être apaisé par l'obtention de son objet. Ce serait certainement une subtilité excessive que de faire dire à saint Thomas: pour que le désir naturel ne soit pas vain, il suffit qu'il y ait une possibilité abstraite à son apaisement, il suffit que l'hypothèse soit possible d'un autre ordre de choses, ou (comme dit saint Thomas lui-même ailleurs) d'un autre univers, dans lequel cet apaisement pourrait réellement avoir lieu, même avec l'assurance actuelle que, dans le monde tel que Dieu l'a fait, ce désir devra rester toujours inapaisé. Nous ne voyons pas ce qui, historiquement, pourrait autoriser une pareille exégèse. » (Surnaturel, p. 469) - Si, le traité des limbes dans le De Malo justifie pleinement cette exégèse du point de vue historique, mais il y a plus à dire ici. Il est démontrable historiquement que l'axiome si cher à saint Thomas: « Un désir naturel ne saurait être vain, » est, en saint Thomas lui-même, d'une souplesse analogique évidente, - d'une densité ontologique variable. - Nous avons déjà rencontré un cas de souplesse analogique: « Comme la forme réalise davantage la notion de nature que ne le fait la matière, ce qui est naturel au titre de la forme est plus naturel que ce qui l'est au titre de la matière... » (De Malo, qu. 5, art. 5, c) Nous sommes, ici encore, en pleine analogie. C'est ainsi la nécessité du désir naturel joue, par exemple, en trois cas bien différents.

      Premier cas: le désir naturel de l'immortalité de l'âme.
      Après avoir démontré que l'âme était incorruptible, saint Thomas écrit: « Nous pouvons aussi trouver un signe de cette vérité en ce que tout être, naturellement, à sa façon, désire exister. Or le désir suit la connaissance dans les sujets capables de connaître. Le sens n'atteint l'être qu'en fonction des coordonnées de temps et de lieu. Mais l'intelligence connaît l'être dans l'absolu, et sans limite temporelle. Aussi tout sujet doué d'intelligence désire-t-il exister toujours. Or un désir naturel ne peut pas être vain. Toute substance intellectuelle est donc corruptible. » (Ia pars, qu. 75, art. 6, c). Il s'agit ici d'une exigence stricte de nature, qui est pour Dieu affaire de justice, du point de vue de sa puissance ordonnée, car absolument parlant Dieu pourrait anéantir l'âme. (Voir plus haut, p. 55, la citation du De Malo, qu. 16, art. 3, ad. 17-m).

      Deuxième cas: le désir naturel de la résurrection du corps.
      « D'aucuns ont pensé que toute la nature de l'homme résidait en son âme, usant du corps comme d'un instrument, comme la matelot se sert du navire. Logiquement pour eux l'âme étant seule à jouir du bonheur, l'homme ne serait pas pour autant frustré dans son désir naturel de béatitude sans la résurrection du corps qui ne serait donc pas requise. - Mais le Philosophe a suffisamment réfuté cette argumentation, en montrant que l'âme est unie au corps comme une forme à sa matière. A l'évidence, donc, est-il nécessaire d'affirmer la résurrection, si l'homme ne peut pas être heureux en cette vie. » (Supplementum, qu. 75, art. 1, c)
      « La volonté ne peut pas être absolument apaisée, si son désir naturel n'est pas totalement rempli. Or les éléments qui sont aptes à être unis de par leur nature désirent naturellement leur union... L'âme humaine unie naturellement au corps éprouve donc un désir naturel pour l'union au corps. La volonté de l'homme ne peut donc pas être parfaitement apaisée si l'âme n'est pas à nouveau unie au corps par la résurrection de celui-ci. » (Compendium, Cap. 151).
      Nous sommes ici en présence d'un désir qui confine à l'exigence de nature sans y atteindre. Parlant des relations intrinsèques de l'âme et du corps saint Thomas rappelle au sujet de leur union que « la nature ne fait pas défaut en matière nécessaire » (Ia pars, qu. 76, art. 5, c) et pourtant il admet la possibilité de la mort et la non-exigence stricte de la résurrection. L'immortalité du composé corruptible n'est pas exigée au même titre que celle de l'âme métaphysiquement incorruptible: s'il n'est pas miraculeux que l'âme subsiste après la mort, il est miraculeux que le corps ressuscite. - « Bien que la nature soit incapable d'opérer la résurrection, cependant cela n'est pas impossible à la vertu divine. » (Contra Gentes, lib. IV, cap. 81). C'est une action « miraculeuse » (Supplementum, qu. 75, art. 3, c.)
      La notion de nécessité est vraiment analogique.

      Troisième cas: le désir naturel de la vision béatifique.
      Pour saint Thomas, la vision béatifique « est d'une certaine manière au-dessus de la nature de l'âme raisonnable, pour autant que celle-ci ne peut pas y parvenir par ses propres forces; et, d'autre part, elle est dans la ligne de la nature de l'âme (secundum naturam), pour autant que l'âme, faite à l'image de Dieu, est, de par sa nature, capable de cette vision béatifique. » (3a pars, qu. 9, art. 2, ad 3m).
      Or saint Thomas précise que le désir de la résurrection du corps, déjà moins strict que celui de l'immortalité de l'âme, est plus strict pourtant que le désir naturel de la vision béatifique. De ces trois désirs « naturels », ce dernier est donc le moins « nécessaire. »
      « De même qu'il a été accordé surnaturellement à l'homme de pouvoir ne pas mourir, de même il lui est accordé surnaturellement de pouvoir jouir de la vision de Dieu, dit une objection du De Malo. Mais que l'homme soit privé de la vision divine, ce n'est pas contre sa nature. Ce n'est donc pas non plus contre sa nature qu'il soit privé de l'immortalité. La mort n'est donc pas contraire à la nature. » Voici l'intéressante mise au point effectuée dans la réponse. Il n'y a pas parité absolue entre les deux cas: « La vision divine est au-dessus de la nature humaine non seulement au titre de la nature complète, mais bien au titre de la forme (du composé humain); elle dépasse (excedit) la nature de l'intelligence humaine. » (De Malo, qu. 5, art. 5, 5m). Au contraire, on le sait, la résurrection du corps est au-dessus de la nature humaine au titre du composé humain, mais non pas au titre de sa forme substantielle, l'âme.

      Nous lisons aussi dans le Supplementum: « Toutes choses égales d'ailleurs, l'incarnation est pour l'âme une condition plus parfaite que la séparation d'avec le corps, parce que l'âme est la partie d'un tout, le composé... » (qu. 75, art. I, ad 4-m). On en peut dire autant du rapport de l'âme à Dieu dans la vision béatifique sans incliner logiquement au panthéisme.
      A l'appui de son commentaire sur le désir naturel (Surnaturel, pp. 467-471), le P. de Lubac cite un texte, p. 470: « Il appert que toute substance intellectuelle tend, d'un désir naturel, à la vision béatifique; elle n'en sera donc privée que par violence. » (Contra Gentes, lib. III, cap. 58 et 59). Or ce texte est, au vrai, tiré du chapitre 62 intitulé: « Ceux qui voient Dieu le verront toujours, » où est exposée la thèse que voici: la vision béatifique procurant aux élus la plénitude du bonheur, ils n'en pourraient être écartés que par violence. Et la suite du texte cité est celle-ci: « Celui qui fait violence est nécessairement le plus fort. Mais c'est Dieu qui est la cause de la vision divine. Puisqu'aucune force n'est supérieure à Dieu, il est donc impossible que violence soit faite à la vision des élus. Elle durera donc toujours. »


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III. - EXIGENCE ET FINALITÉ


      Appliqué à la vision béatifique le désir naturel dont parle saint Thomas n'équivaut certainement pas à une exigence de nature, à faire valoir en justice, ce qui serait, pourtant, s'il exprimait une nécessité existentielle. « La vie éternelle est un bien qui dépasse les exigences connaturelles (proportionnem) de la nature créée, car elle dépasse sa connaissance et son désir. » (Ia IIae, qu. 114, art. 2). Et le P. de Lubac entend bien d'ailleurs, lui aussi, exclure toute exigence du surnaturel.

      Le P. de Lubac s'en explique à plusieurs reprises. (Lire notamment dans Surnaturel, pp. 481-494, la finale d'une haute élévation). L'auteur repousse toute exigence du surnaturel. « [...] Le surnaturel est l'objet d'un désir absolu quoiqu'inefficace, sans cesser d'être absolument gratuit. » (Surnaturel, p. 438) « [...] Il serait contradictoire d'exprimer un tel désir - désir du don comme don - par le terme d'exigence. Ce serait concevoir à son sujet l'idée d'une requête, d'une revendication [...] Il en est aux antipodes. Il est essentiellement humble - d'une humilité ontologique - plaçant l'esprit dans une attitude d'attente. » Etc. (Surnaturel, p. 484) « S'il y a dans notre nature un désir de voir Dieu, ce ne peut être que parce que Dieu veut pour nous cette fin surnaturelle qui consiste à le voir. C'est parce que la voulant et ne cessant de la vouloir, il en dépose et ne cesse d'en déposer le désir dans notre nature. En sorte que ce désir n'est autre que son appel. Le monstre de l'exigence n'était donc qu'un fantôme. On s'évertuait à résoudre un faux problème. En réalité la question de l'exigence ne se pose pas. » (Surnaturel, pp. 486-87).

      Aussi bien serait-il injuste d'affirmer que le P. de Lubac n'est pas en accord avec les données du magistère ecclésiastique.
      Mais, - et ceci est une interprétation personnelle, faillible donc, - nous ne voyons pas comme le P. de Lubac peut logiquement accorder sa thèse avec le principe de finalité, avec le principe de la spécification par l'objet connaturel, tels que nous les concevons avec l'école thomiste, et, pensons-nous, avec saint Thomas lui-même (Ia pars. qu. 77, art. 3). Nous faisons nôtre cette formule de l'auteur lui-même: « Ce que la nature exigerait en son propre nom et de son propre fait, ne saurait dépasser la nature. » (Surnaturel, p. 490). C'est cela même que nous voulons dire. Nous posons donc le problème de la manière suivante:

      1. OU BIEN une nature n'exige aucune fin, et elle a cessé d'être une nature (source d'activité, de pensée, de volonté),

      2. OU BIEN elle en exige une, et alors:

            a) OU BIEN elle exige la béatitude surnaturelle de la vision béatifique, comme sa seule destinée possible (ceci contredit le magistère et ruine logiquement le concept de nature créée),

            b) OU BIEN, capable de cette béatitude surnaturelle, naturellement désirée et infiniment convenable, elle n'exige à proprement parler que sa félicité connaturelle (la contemplation de lui-même par l'ange, le bonheur des limbes pour l'homme), tout en restant essentiellement ordonnée à la vision béatifique au niveau de sa capacité profonde de nature intellectuelle - capacité qui se doit de nourrir un désir naturel, bien qu'inefficace, lequel n'a rien ni d'un « caprice », ni d'une exigence.

      Le P. de Lubac écrit: « [...] Et à la condition de ne point réduire le désir de l'esprit à un appétit de la nature intellectuelle, on eût pu continuer également d'admettre, avec saint Thomas et toute la tradition dont il demeure l'écho, que le surnaturel est l'objet d'un désir absolu quoiqu'inefficace, sans cesser d'être absolument gratuit. » (Surnaturel, pp. 437-38). - Mais nous pensons précisément que cette ultime affirmation parfaitement juste ne s'explique au contraire qu'en fonction du désir de l'esprit, appétit de la nature intellectuelle contingente.


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IV. - LE DÉSIR NATUREL DE LA VISION BÉATIFIQUE


      Nous sommes d'accord avec le P. de Lubac quand il repousse si judicieusement « Trois exégèses du desiderium naturale » (pp. 475-80). Pour nous, comme pour lui (encore que notre thèse diffère dans sa modalité d'explication), le désir « inexigeant » du surnaturel est bien: 1° enraciné dans la nature, 2° essentiel et non velléitaire, 3° relatif à la vision béatifique. Voici comment, selon nous, du point de vue métaphysique.

      Le désir naturel, nécessaire et efficace de la félicité connaturelle implique de par sa nature même le désir naturel, nécessaire, mais inefficace, de la béatitude surnaturelle.

      1° La dépendance ontologique nécessaire de l'objet de la félicité connaturelle par rapport à Dieu Lui-même fonde la nécessité du désir de la béatitude surnaturelle, en fonction de la loi de la participation. « Propter quod unumquodque tale, et illud magis. »

      2° La distance ontologique nécessaire de l'objet de la félicité connaturelle par rapport à Dieu Lui-même fonde l'inefficacité du désir de la béatitude surnaturelle, en fonction de la loi de la puissance et de l'acte. - Le moins parfait ne peut de soi atteindre efficacement le plus parfait.

      En d'autres termes il est essentiel à l'être constitué d'essence et d'existence (réellement distinctes au titre de principes d'être):

      1° de tendre « essentiellement » à l'être infini dont l'essence est l'existence, - duquel il procède;

      2° de ne pas y tendre efficacement, de soi, « existentiellement », en raison même de la distinction réelle essence-existence, - ce qui donne sur le plan psychologique un désir nécessaire, inefficace (sans exigence aucune).
      Bref, la nécessité est de l'ordre de la nature ou essence. L'inefficacité est de l'ordre de l'existence contingente. La nature n'étant pas son existence, la nécessité n'est pas efficace, tout en demeurant essentielle, et non accidentelle.
      Il est nécessaire que nous puissions être ordonnés à la vision béatifique. Il n'est pas nécessaire que nous y soyons ordonnés. Notre désir naturel inefficace exprime ce mystère ontologique qui est éclairé par les grands principes de la métaphysique thomiste.


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V.- Ia PARS, QU. 62, ART. I


      « Par béatitude on entend l'ultime perfection de la nature raisonnable ou intellectuelle et de là vient qu'elle est naturellement désirée, parce que tout être désire naturellement son ultime perfection. - Or, l'ultime perfection de la nature raisonnable ou intellectuelle est double. Il y a d'une part celle qui peut être obtenue par les forces mêmes de la nature, et elle est dite béatitude ou félicité de manière dérivée (quodam modo). Et c'est pourquoi Aristote dit que l'ultime félicité de l'homme consiste à contempler le plus parfaitement possible en cette vie l'Intelligible le plus noble, qui est Dieu. Mais au-dessus de cette félicité il y a une autre félicité que nous attendons dans le futur, où nous verrons Dieu tel qu'il est. Cette félicité est au-dessus de la nature de toute intelligence créée [...] » (Ia pars, qu. 62 art. I). Pour le P. de Lubac ce texte ne prouve pas en faveur d'une félicité naturelle ultime, réalisable séparément de la vision béatifique (Surnaturel, p. 451, note 5, et pp. 451-52). Mais dans le cadre général de notre interprétation, nous pensons que l'incise d'Aristote « en cette vie » et la conclusion de saint Thomas relative à notre appel effectif à la vision de Dieu, n'atténuent en rien la portée philosophique, absolue, de l'ultima perfectio duplex.

      Quand, au sujet des anges, à la fin du même article, saint Thomas écrit de « l'ultime béatitude qui dépasse la faculté de la nature » qu'elle n'est pas « quelque chose de la nature » (aliquid naturae) mais bien « la fin de la nature » (naturae finis), nous n'y voyons aucune contradiction avec l'affirmation préalable de l'ultima perfectio duplex, qui vise la double félicité ultime connaturelle ou surnaturelle. La pensée de saint Thomas est ici, pour nous, la suivante:

      1° Ce bonheur surnaturel ne peut pas être connaturel à la nature (aliquid naturae).
      2° Ce bonheur ne peut être en relation avec la nature qu'au titre de fin (naturae finis).
      3° Il mérite cependant par excellence le titre de « fin » car il coïncide précisément, - et c'est tout son prix, ce n'est pas par hasard, - avec l'essence même du Souverain Bien, règle suprême de la moralité, fin morale unique de toute créature spirituelle, comme nous le verrons ci-dessous. L'objet de la vision béatifique est tout ensemble Beauté et Bonté, parce qu'Il est Sagesse d'Amour. L'esprit qui voit Dieu face à face ne peut plus pécher: psychologie et moralité se fondent harmonieusement pour lui dans un abîme infini de lumière et de joie.


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      Affirmant, lui aussi, la possibilité d'une double destinée psychologique pour la créature spirituelle, le R. P. BOYER, S. J., écrit dans un article intitulé Nature pure et surnaturel dans le Surnaturel du P. de Lubac: « ...Une fin sans laquelle une nature n'est pas concevable ne peut être dite une fin au-dessus de cette nature; elle lui est naturelle; elle est la fin qui lui est due et que Dieu se doit à Lui-même de lui donner [...] Il ne s'agit pas ici d'aristotélisme. Il s'agit de ce qui s'impose à la raison: une nature ne peut être, avant toute grâce, ordonnée à une fin unique, sans que cette fin entre dans sa notion. Une nature est une essence qui se repose dans le bien qui lui est proportionné ou qui poursuit ce même bien. Il y aurait contradiction à la poser sans mettre à sa portée le seul bien pour qui elle est faite. » (Gregorianum, 1947, vol. XXVIII, 2-3, p. 391) - « Au fond, c'est dans l'impossibilité de distinguer le surnaturel de la nature que gît toute la difficulté du système du P. de Lubac. Et c'est là ce qui justifie la répugnance des théologiens à l'admettre. » (A. MICHEL, L'Ami du Clergé, 20 novembre 1947, p. 804).


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DEUXIÈME PARTIE

DU PÉCHÉ DE SATAN


      Les conclusions auxquelles nous venons d'aboutir sont le point de départ de cette étude relative au péché de l'ange.

      Nous le savons dores et déjà, selon saint Thomas d'Aquin, - il s'agit toujours de l'exposé de sa pensée, - les anges furent de fait appelés, lors de leur création, à la vision béatifique, mais ils auraient pu être créés sans cette vocation transcendant les exigences de leur propre nature.

      Plusieurs d'entre eux ont péché (Une minorité cependant, peut-être le tiers des anges (Ia pars, qu. 63, art. 9 et art. 8).).
      Il ne faut pas s'en étonner, c'est en fonction de leur vocation surnaturelle que leur révolte est effectivement envisagée par saint Thomas. Mais le problème se pose de savoir si l'ange aurait ou non pu pécher en dehors de sa vocation surnaturelle à la vision béatifique, et cette recherche est intéressante pour mieux dégager la nature de son péché.
      Compte tenu des conclusions de notre première partie, la pensée du docteur ne peut faire aucun doute à ce sujet. Elle est tout le moins virtuellement impliquée en des affirmations d'où, semble-t-il, on puisse et doive facilement la déduire. Mais, c'est d'accord, le problème est complexe et peut occasionner diverses exégèses, selon diverses prémisses.
      L'interprétation proposée sera la suivante: qu'il soit ou non appelé à la vision béatifique, l'ange peut effectivement pécher en toute hypothèse (Voir ci-dessus (pp. 44 et 45) le détail des positions respectives).


I. - TOUTE NATURE SPIRITUELLE CONTINGENTE EST EFFECTIVEMENT
PECCABLE AU TITRE MÊME DE SA NATURE


      Ce point de doctrine, virtuellement décisif dans la question qui nous occupe, se rencontre très fréquemment et très explicitement sous la plume de saint Thomas qui enseigne les thèses que voici:

      1. - Les natures corruptibles sons susceptibles de déformations accidentelles sur le plan même de leurs opérations naturelles, mais non pas les natures incorruptibles (tels, les anges) dont l'activité est toujours parfaitement ce qu'elle peut et doit être au niveau même de leur nature (Ainsi Compendium theologiae, Cap. 112: « Comment les créatures peuvent manquer la bonté à laquelle elles doivent parvenir par leurs opérations. »
      « Il faut juger des opérations naturelles comme de la nature qui en est le principe... C'est pourquoi dans les substances incorruptibles... il ne peut y avoir aucune déficience sur le plan de l'activité naturelle. Ainsi dans les anges, les facultés naturelles demeurent toujours capables d'exercer leurs opérations. Il en va autrement dans ce monde inférieur où se rencontre accidentellement la stérilité des plantes, la génération des monstres... »)
.

      2. - Dieu est incapable de pécher par plénitude de perfection (Compendium theologiae, Cap. 110: « Que Dieu ne peut pas perdre sa bonté. » C'est l'évidence, car Dieu est par définition la bonté même.).

      3. - Les natures privées de rationalité ou d'intellectualité sont incapables de pécher moralement, par défaut.

      4. - Les créatures intellectuelles et raisonnables sont, elles, capables de pécher (Un texte du Compendium résume ces quatre points:
      « Bien qu'il soit commun à tous les êtres incorruptibles d'ignorer le mal sur le plan de la nature, c'est le propre de Dieu seul l'être dans l'impossibilité métaphysique de commettre le péché dont les créatures raisonnables sont seules capables. » (Cap. 120).)
.
      Sur le point de la peccabilité de l'esprit créé, au titre même de sa nature, les textes abondent.

      « Le pouvoir de pécher ne fait pas, de soi, partie du libre arbitre, mais c'est une résultante de la liberté dans la nature créée » (De Veritate, qu. 24, art. 7, ad 4m).
      « Aucune créature n'existe ni ne peut exister, dont le libre arbitre soit naturellement confirmé dans le bien, de sorte qu'il lui convienne de ne pas pouvoir pécher, au titre même de sa nature » (Ibid. c).
      « Il est impossible qu'une créature adhère à Dieu d'un vouloir immuable, au titre de sa propre nature; la raison en est que, tirée du néant, elle peut fléchir (pour ou contre Dieu) » (Ibid. art. I, ad 16m).
      « La nature divine est incréée, elle est son existence et sa bonté; et c'est pourquoi en Dieu il ne peut y avoir aucun défaut, ni sur le plan de l'être, ni sur celui de la bonté. Mais les natures humaines et angélique sont créées, étant tirées du néant; aussi, de soi, sont-elles capables de déchoir. Et c'est pourquoi le libre arbitre de Dieu ne peut absolument pas se tourner vers le mal, mais celui de l'homme et de l'ange, considéré au titre même de sa nature, peut se tourner vers le mal » (Ibid. art. 3, c).

      « La grâce incline vers Dieu la créature raisonnable, dit une objection. Si l'ange avait été créé en état de grâce, aucun ange n'aurait donc péché. » - Soit dit en passant, cette difficulté implique la possibilité d'une création sans grâce, et implique encore en cette hypothèse, une possibilité de pécher comme plus vraisemblable qu'en l'hypothèse de l'état de grâce.
      Saint Thomas répond: « Toute perfection incline le sujet qui la reçoit en se conformant à la nature même de ce sujet. Or la nature intellectuelle est ainsi constituée qu'elle se porte librement vers les objets de son vouloir. C'est pourquoi l'inclination de la grâce n'importe aucune nécessité, mais le sujet qui possède la grâce peut pécher en n'en usant pas » (Ia pars, qu. 62, art. 3, ad 2m).
      « L'ange et toute créature raisonnable, considérés au titre de leur nature, peuvent pécher. Et quelle que soit la créature à laquelle il convienne de ne pas pouvoir pécher, ce pouvoir elle le tient d'un don de la grâce, et non pas de la condition de sa nature... En toute volonté créée il peut y avoir péché, selon l'ordre de sa nature » (Ia pars. qu. 63, art. I, c).
      Après avoir mentionné que, probablement, en toute hiérarchie angélique il y eut des esprits déchus, saint Thomas remarque « qu'ainsi même le jeu du libre arbitre est davantage confirmé, puisque la liberté peut s'incliner au mal, en toute créature, quel que soit son degré (de perfection) » (Ia pars, qu. 63, art. 9, ad 3m).

      Une conclusion capitale peut être tirée de la thèse affirmant la peccabilité de toute nature spirituelle créée, au titre même de sa nature, si on la met en parallèle avec la thèse affirmant la possibilité d'une félicité naturelle ultime pour tout esprit contingent.

      Voici comment:

      1° Il est connaturel à la créature spirituelle de pouvoir effectivement pécher.
      2° Il est connaturel à la créature sprituelle de pouvoir effectivement atteindre un bonheur ultime qui lui soit proportionné.
      3° Il ne lui est pas du tout connaturel d'atteindre à la vision béatifique, - sa création n'entraînant pas en justice cette vocation surnaturelle.
      Or il serait contradictoire qu'une propriété connaturelle fût essentiellement conditionnée, dans son exercice, par un apport surnaturel, car la nature serait, alors, en dépendance d'un apport surnaturel, au titre même de nature... Ce serait rigoureusement contradictoire.
      L'ange peut donc pécher en toute hypothèse, qu'il soit ou non appelé à la vision béatifique. - C. q. f. d (C'est la raison pour laquelle nous nous séparons, en cette question, des Carmes de Salamanque et de Jean de Saint-Thomas qui, après avoir affirmé la peccabilité de tout esprit créé d'une manière très nette, en viennent à restreindre son application effective à l'hypothèse de l'élévation à l'ordre surnaturel. - Voir ici la très judicieuse critique du P. de LUBAC contre ces auteurs. « Le lecteur se demande comment se concilie l'intransigeance du principe affiché d'abord avec l'énormité de l'exception ainsi formulée. Nos théologiens trouvent les mots qu'il faut pour les rassurer, leur subtilité fait merveille. Considéré, disent-ils, selon sa finalité naturelle, l'ange est un être impeccable, sans doute; mais ce n'est pas à dire qu'il le soit absolute, simpliciter et ab intrinseco. Il y a en lui, latente, une potentia ad peccandum. Si celle-ci n'entre pas en action, c'est tout simplement que l'occasion extérieure lui manque. Il pourrait en effet pécher, si d'aventure il était élevé à l'ordre surnaturel. Or il y est élevable: cela suffit. » (Surnaturel, p. 288).
      En pensant devoir reconnaître une antinomie marquée en saint Thomas le P. de Blic a mis en relief la difficulté qu'ont rencontré les grands commentateurs, à savoir: une série de textes affirmant la peccabilité au titre de la nature, une autre série l'affirmant en fonction du surnaturel. La distinction apportée entre le pouvoir radical inhérent à la nature et le pouvoir actuel inhérent à al surnature est une solution ingénieuse, mais qui sent trop le subterfuge... et elle ne repose, pensons-nous, sur aucun texte de saint Thomas d'Aquin.
      Nous l'avons vu, au contraire, plus haut: si la grâce n'impose aucune nécessité c'est parce que la nature se porte librement vers les objets de son vouloir. (Ia, qu. 62, art. 3, ad 2-m).
      Le P. de Lubac résout le problème en estimant que la nature ne connaît qu'une seule destinée: la vision béatifique.
      Pour nous demeure encore entier en ce point de notre exposé, le problème posé par les textes de saint Thomas relatifs à la conception de la surnature, mais il faut sérier les questions. (Voir ci-dessous p. 76).)
.
      C'est bien, de fait, dans la perspective surnaturelle de la vision béatifique que l'ange a commis son péché et c'est bien dans cette perspective que ce péché est analysé par saint Thomas, mais le fait n'est pas le droit. Logique avec lui-même, jamais saint Thomas ne met la peccabilité de l'ange en relation nécessaire, en relation de droit, avec son appel effectif à la vision béatifique. Les explications qu'il donne ne peuvent, somme toute, mieux s'entendre que dans la ligne même de notre interprétation. C'est du moins notre conviction.


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II. - LA NATURE SPIRITUELLE CONTINGENTE N'EST PAS FERMÉE SUR
ELLE-MÊME: AU TITRE MÊME DE SA NATURE ELLE DOIT SE SOUMETTRE AVEC AMOUR À L'ORDRE DE LA SAGESSE DIVINE,
ET C'EST AFFAIRE DE LIBERTÉ


(Nous souscrivons pleinement à cette affirmation-ci du P. de Lubac: « Saint Thomas n'imagine certes pas un ordre de choses dans lequel il serait loisible à quelque créature que ce fût de s'enfermer dans son « bien propre » ou sa « perfection propre » sans la rapporter à Dieu! » (Surnaturel, pp. 540-241).)

      Que l'ange soit peccable par nature, que son amour d'élection puisse librement porter sur Dieu, au titre de sa nature même, c'est ce que nous considérons comme acquis. Mais il faut maintenant résoudre deux questions impliquées dans cette thèse, à savoir:

      1. Quelle est alors, pour l'ange, la règle de la moralité?
      2. Quelles sont alors, pour l'ange, les contingences susceptibles d'occasionner son mérite ou son démérite?

1. La règle de moralité


      La sagesse divine, et elle seule, peut avoir raison de fin dernière morale, de règle ultime de moralité. Il s'agit de cette sagesse telle qu'elle se manifeste, de fait, dans la volonté de Dieu.

      Saint Thomas écrit dans la Somme théologique, en la question consacrée ex professo au péché de l'ange: « La volonté divine est la seule qui soit à elle-même la règle de son acte, parce qu'elle n'est pas ordonnée à une fin supérieure. Mais toute volonté de quelque créature que ce soit n'est droite dans son acte que si elle se règle sur la volonté divine, à laquelle convient d'être fin dernière. Toute volonté inférieure doit se régler sur la volonté qui lui est supérieure [...] C'est seulement dans la volonté divine qu'il ne peut y avoir de péché. En toute volonté créée il peut y avoir péché, selon l'ordre de sa nature » (Ia pars, qu. 63, art. 1, c).

      Quel que soit le détail de l'interprétation du péché de l'ange historiquement parlant (Saint Thomas envisage deux modes d'application: « Le démon a désiré être semblable à Dieu de manière indue en désirant comme fin dernière de béatitude ce à quoi il pouvait parvenir par sa nature même, en détournant son désir de la béatitude surnaturelle qui est (le fruit) de la grâce de Dieu. - Ou bien, s'il a désiré comme fin dernière la similitude divine de grâce, il a voulu la posséder par la vertu de sa nature, et non par un secours divin, selon la disposition de Dieu [...] - Et ces deux hypothèses reviennent au même en un certain sens: d'un côté comme de l'autre il a désiré posséder son bonheur ultime par sa vertu à lui, ce qui est le propre de Dieu. » (Ia pars, qu. 63, art. 3, c).), une chose est certaine, le formel de son péché est en ceci « qu'il ne s'est pas référé à la règle de la divine volonté » (Ia pars, qu. 63, art. 1, ad 4m).

      « ... Il peut y avoir du mal dans une volonté du fait qu'elle s'écarte d'une règle supérieure [...] Si elle n'a pas de règle supérieure qui doive la diriger, il est impossible qu'elle soit mauvaise... » (De Malo, qu. 16, art. 2) (On peut méditer ceci dans le même sens: « Les bons anges qui ont une volonté droite [...] ne jugent des valeurs surnaturelles qu'en respectant l'ordonnance divine [...] Les démons, eux, refusent de soumettre leur intelligence à la sagesse divine, à cause de leur volonté perverse... etc. La méchanceté perverse du démon vient de ce qu'il n'est pas soumis à la sagesse divine. » (Ia pars, qu. 58, art. 5, c.)).
      « ... Il est des actions qui sont commandées non par la nature, mais par la volonté, dont l'objet est le bien, - d'abord le bien qui a raison de fin, et secondairement le bien qui a raison de moyen. »
      Or le mal pourra se rencontrer là où la volonté pourra se détourner de sa fin, et là où elle ne le pourra pas, il n'y aura aucune possibilité de mal. « Mais une volonté ne peut pas se détourner du bien qui est sa nature même; tout être désire, en effet, à sa manière, son bien propre comme sa perfection. Seulement à l'égard d'un bien extérieur, un sujet peut se trouver en défaut, s'il se contente du bien qui lui est dévolu par la nature même. Le sujet dont la nature même est la fin dernière de sa propre volonté, ne peut donc connaître aucune déficience sur le plan de l'activité volontaire, mais c'est là le propre de Dieu. La bonté divine, fin dernière de toutes choses, est la propre nature de Dieu. Quant à tous les autres sujets doués de volonté, leur nature n'est pas leur fin dernière et voilà pourquoi il peut y avoir en eux défaut de volonté; et cela arrive si leur volonté se fixe dans leur bien propre, et ne tend pas au-delà vers la Souverain Bien, qui est leur fin dernière. Toutes les substances intellectuelles créées sont donc susceptibles de déficience volontaire. » (Compendium, Cap. 113).

      Le Souverain Bien, la fin dernière morale, c'est la Sagesse divine. Adhérer à cette Sagesse, c'est adhérer à son vouloir effectif. « Celui qui fait ma volonté, tel est celui qui m'aime. »
      Dans les textes qui dégagent ainsi la règle de moralité il n'est pas formellement question de vision béatifique, - encore que cette vision porte sur l'essence même du Souverain Bien. - et il est bien évident qu'il ne peut pas en être question.

      Faisons deux hypothèses à ce sujet.

      Première hypothèse: Qui travaillerait pour la vision béatifique par souci exclusivement égoïste d'une plus grande joie, aurait déjà mérité l'enfer, s'il était vraiment conscient de son mépris de la Justice et de l'Amour divins. Et l'on peut envisager sous cette forme le péché du démon appelé de fait à la vision béatifique (« La volonté de l'ange pécheur tendait bien à ce à quoi sa nature était ordonnée, bien que ce fût un bien excédant le bien de sa nature, mais cependant ce n'était pas d'une manière qui convint à sa nature (de créature). » (De Malo, qu. 16, art. 3, ad 12-m).).

      Deuxième hypothèse: Si, par possible ou par impossible, Dieu nous laissait moralement libres d'atteindre ou non à la vision béatifique, plutôt qu'au bonheur des limbes, il y aurait certes un illogisme ridicule, mais il n'y aurait pas de faute à se contenter du bonheur des limbes.
      Pour juger de la moralité, il est nécessaire et suffisant de regarder les choses sous l'angle de la volonté de Dieu.
      Le devoir et le bien ne s'opposent certes pas au bonheur, mais le bonheur ne constitue pas la règle de la moralité, - ni la félicité connaturelle, ni la béatitude surnaturelle ne peuvent la constituer. L'âme parfaite est abandonnée au bon vouloir divin comme tel.

      Pour que le péché soit possible, la règle de moralité (volonté divine, bonté divine, Souverain Bien) exige bien évidemment d'être saisie par toute créature comme « dans la nuée », comme à distance, bref d'une manière abstractive et analogique, car au sein de la vision intuitive de Dieu, l'esprit, voyant à l'évidence l'identification du Souverain Bien et de l'Objet de connaissance auquel il est miraculeusement adapté, ne peut plus pécher, métaphysiquement parlant, parce qu'il ne peut absolument plus se tromper.
      Quelle que soit sa destinée (félicité naturelle ou béatitude surnaturelle), l'ange ne jouit pas de la vision béatifique au moment de son élection, et c'est précisément l'une des conditions indispensables de cette élection définitive.
      L'erreur possible rend le péché possible (« Cum enim voluntas de se ordinetur in bonum sicut in proprium objectum, quod in malum tendat, non potest contigere nisi ex hoc quod malum apprehenditur sub ratione boni: quod pertinet ad defectum intellectus vel rationis, unde causatur libertas arbitrii. » (De Malo, qu. 16, art. 5, c.).); la mauvaise volonté effective rend, seule, le péché actif. Nul ne commet le péché sans errer lourdement, mais nul ne serait condamné pour une erreur non coupable.


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2. L'occasion du mérite ou du démérite


      Quelles sont les contingences susceptibles d'occasionner, naturellement parlant, l'amour ou la haine de l'ange à l'égard de Dieu, créateur, fin dernière morale? Point n'est besoin pour résoudre ce problème d'un deus ex machina.
      Il ne s'agit, de soi, ni d'une difficulté quelconque jouant sur le plan de la nature angélique, au sein d'elle-même, - ni d'une révélation particulière circonstanciée, - ni, bien entendu, d'un appel à la vision béatifique, - mais c'est plus simple et plus profond, tout ensemble: il s'agit de la dépendance globale et foncière de toute la nature angélique à l'égard de Dieu.       C'est une vérité chère à saint Thomas: l'ange est parfait dans son ordre, épuisant la perfection de son degré de nature spécifique, mais cet ordre tout entier est lui-même contingent et donc limité par rapport à Dieu dont il dépend essentiellement.
      Or, c'est un axiome cher à saint Thomas, l'agir est fonction de l'être.
      Si parfaite soit-elle sur son propre plan - et elle l'est de manière adéquate, par définition - l'activité intellectuelle et morale de l'ange est donc à l'infini de la perfection divine, elle est marquée du sceau de la contingence, et celle-ci se traduit psychologiquement par une liberté de choix à l'égard du Souverain Bien.
      « La perfection de la nature angélique n'empêche pas qu'elle puisse pécher, en se retournant sur elle-même, et en laissant de côté l'ordre de l'être supérieur » (Contra gentes, III, 110).
      L'ange n'est pas, de soi, fixé dans le bien moral, saint Thomas l'a répété à satiété. L'ange doit se fixer dans le bien moral. Il peut choisir l'une des deux solutions de l'alternative, mais le dilemme est inéluctable: acceptation humble et aimante ou refus orgueilleux et haineux de la condition de nature qu'en fait Dieu lui donne et telle qu'Il la lui donne. Pascal disait que l'ordre angélique doit reconnaître avec amour l'Ordre divin (Du fait de son incorruptibilité naturelle l'ange ne peut commettre qu'un péché d'orgueil: il ne saurait y avoir d'autre désordre initial en sa nature que le désordre global de ne pas accepter avec amour de n'être que ce qu'il est, le désordre de ne pas aimer Dieu selon la Volonté divine.
      C'était également la condition d'Adam en l'état d'innocence: son premier péché ne pouvait être qu'un péché d'orgueil, et non de sensualité.
      L'homme peut maintenant commettre p. ex. le péché de la chair qui méconnaît la soumission des sens à la raison, mais on n'y prend pas assez garde: il y a désordre au sein de la nature humaine, parce qu'elle est complexe et corruptible, mais si ce désordre a raison de péché c'est parce que l'homme méconnaît la règle divine de la moralité, -tout comme l'ange dans sa révolte orgueilleuse. C'est de part et d'autre le même critère du Bien moral. La considération de la différence des natures humaine et angélique n'entre pas en ligne de compte de ce point de vue.
      Logiquement si l'ange ne pouvait pas pécher en l'état de nature, faute de règle de moralité, l'homme en l'état de nature pourrait encore bien moins pécher, car le désordre, possible en lui, n'aurait pas raison de péché.
      Bien entendu, ce n'est pas le désordre « matériel » qui constitue la malice même du péché « subjectif » sur lequel nous serons jugés par Dieu. L'ange, c'est vrai, ne peut pas troubler l'ordre interne de sa nature spirituelle, tandis que l'homme peut méconnaître les finalités internes de sa nature spirituelle, tandis que l'homme peut méconnaître les finalités internes de sa nature complexe, - et sous cet angle « objectif », ils diffèrent, - mais l'ange peut autant et plus que l'homme pécher d'intention au plus intime de son vouloir en refusant d'aimer. - Le péché du pur esprit est sans cause excusante ni circonstance atténuante.
      Il n'y a pas de péché « philosophique » - on ne pèche que contre Dieu. Anges et hommes doivent donc choisir pour ou contre Dieu. Et ce choix est inéluctable. Mais le mécanisme psychologique de cette élection les différentie, du fait de leurs natures respectivement incorruptible et corruptible. « La différence est en ceci seulement que les âmes humaines sont confirmées dans le bien ou obstinées dans le mal lorsqu'elles quittent leur corps, tandis que les anges ont été heureux ou malheureux dès l'instant premier où, de volonté délibérée, ils se sont donné pour fin soit Dieu, soit un bien créé [...] Les anges sont fixés de manière immuable dès leur première élection, mais les âmes ne le sont qu'au moment de la séparation de leur corps. » (Compendium, Cap. 184).
      Pour l'ange le problème de l'athéisme ne se pose pas. L'esprit humain, lui, peut, à la limite, douter de Dieu de bonne foi; il n'est pas exclu, à priori, qu'un athée de bonne foi, d'une ignorance non coupable, sauve son âme au service du Bien, donc de Dieu. Car le Bien est encore l'un des noms divins pour autant qu'il est envisagé comme un Absolu auquel on se sacrifierait, s'estimant soi-même essentiellement rétribué du fait même de ce don total accompli dans l'amour de la justice et dans la justice de l'Amour.
      Celui qui ne connaîtrait que l'arithmétique du plaisir serait hors de la moralité (avec culpabilité in causa ou non, d'ailleurs, selon les cas.)
      Personne ne le met en doute: l'homme peut pécher en l'état de nature. A fortiori personne ne devrait mettre en doute que l'ange puisse aussi pécher en l'état de nature.
      Il serait à tout le moins curieux que sans la grâce l'ange ne puisse pas offenser Dieu, et qu'avec la grâce il le puisse, car 1° la grâce suit les conditions naturelles du sujet qui la reçoit, - 2° elle ennoblit et surélève ce sujet dans le sens de sa fin dernière.)
.

      Dans la Cantate du Narcisse, la Nymphe dit au Narcisse:

Par le styx, par le styx, par le styx.
Si Narcisse ne peut, si Narcisse ne veut
Aimer d'amour quelque autre que soi-même
Rien d'humain n'est en lui. Sa beauté le condamne:
Qu'il soit et sa beauté repris par la nature.
Tel est l'ordre divin.

(Paul VALÉRY, Mélange, Gallimard, 1941, Cantate du Narcisse, p. 233.)


      Il n'y a de salut que dans l'Amour. La créature capable d'aimer peut aussi se révolter. « C'est le drame de la liberté d'un amour qui a le devoir de se retrouver par manière d'agressivité contre tout obstacle à son propre élan, comme aussi bien le pouvoir de se détourner de l'objet qu'il devait chérir et finalement de se retourner même contre lui. » (Dieu de colère ou Dieu d'amour? In AMOUR ET VIOLENCE, Études Carmélitaines, mai 1946, p. 94.
      La révolte du pur esprit ne mérite aucune commisération. Il reste éternellement « le Mauvais ». C'est le « mystère d'iniquité » (II, Thess, II, 7). Le P. de Lubac l'écrit très justement en commentant Contra Gentes, III, 110: « Ni erreur donc, à proprement parler - ni ce comble de malice et d'absurdité lucide que constituerait une révolte voulue pour elle-même en pleine lumière (c'est nous qui soulignons), ce qui serait du pur volontarisme. Mais simplement en termes négatifs: non-considération, non ordination; prétérition. » (Surnaturel, p. 238). Saint Thomas écrivait en effet dans le texte ainsi commenté: « Nous ne sommes pas acculés à dire que l'ange a commis une erreur en jugeant bon ce qui n'était pas bon, mais en ne considérant pas le bien supérieur auquel son propre bien devait être rapporté. » Refus d'orgueil, et non, bien sûr, distraction de savant. Si l'ange s'est moralement trompé, c'est en raison de son mauvais vouloir.)
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      C'est bien l'enseignement de saint Thomas dans le De Malo:

      « De même que nous tenons immuablement la connaissance des premiers principes, de même l'intelligence angélique tient immuablement tout ce qu'elle peut connaître au niveau de sa nature. La volonté étant fonction de l'intelligence, la volonté angélique est donc naturellement immuable au même niveau. Mais en vérité les anges sont en puissance du point de vue de leur attitude à l'égard du surnaturel (supernaturalia), - conversion ou aversion, - et c'est pourquoi le seul changement de volonté qui peut se produire en eux est celui-ci: selon le degré de perfection de leur nature s'orienter en fonction de la surnature (in id quod est supra naturam) par manière de conversion ou d'aversion » (De Malo, qu. 16, art. 5, c). - (Voir encore ibid. ad. 1m, ad. 10m).

      Au demeurant, la finale de cette citation nous conduit évidemment à considérer ce même problème sous un angle nouveau, tout à fait capital.


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III. - LA RÈGLE DE MORALITÉ, RÈGLE DIVINE, EST SURNATURELLE
PAR RAPPORT A TOUT ESPRIT CRÉÉ


      Ce point doit être mis en relief. La règle de moralité n'étant autre que le Souverain Bien, c'est-à-dire Dieu lui-même, est, de soi, supérieure à toute créature. C'est la notion même de surnaturel qui entre en jeu. Mais il faudra bien l'entendre.

      « Dans les anges, il y a une connaissance, la connaissance intellectuelle qui doit être dirigée selon la règle de la sagesse divine; et c'est pourquoi la volonté angélique peut commettre le mal, en ne suivant pas l'ordre de sa règle supérieure, à savoir la sagesse divine; c'est ainsi que les démons ont commis le mal moral » (De Malo, qu. 16, art. 2).

      « Les mauvais anges ont voulu réaliser le bien qui leur était convenable, comme en ne reconnaissant pas la règle supérieure qui transcendait leur degré de nature. » (De Malo, qu. 16 art. 2, ad 1m).

      A l'article suivant saint Thomas explique longuement que l'ange ne pouvait pas mettre en doute sa dépendance métaphysique d'avec Dieu et qu'il ne pouvait désirer ni être égal à Dieu sur le plan de l'être, ni en être, sur le même plan, totalement indépendant, ce qui aurait entraîné son anéantissement, puis il ajoute: « Quel que soit l'élément mis en cause, s'il est au niveau de la nature, il ne peut pas rendre raison du péché de l'ange... » (Voici le texte latin: « Et quidquid aliud dici potest quod ad ordinem naturae pertineat, in hoc eius malum consistere non potuit: malum enim invenitur in his quae sunt semper actu, sed solum in his in quibus potentia potest separari ab actu... ») Voilà encore une fois, le principe essentiel clairement posé (Et saint Thomas d'Aquin d'enchaîner immédiatement (parce que, pensons-nous, il se place dans la perspective historique du péché de l'ange): « Or les anges ont tous été constitués de telle sorte qu'ils possèdent dès le début de leur création tout ce qui ressortissait à leur perfection naturelle, mais ils étaient cependant en puissance aux biens surnaturels qu'ils pouvaient acquérir avec la grâce de Dieu. Aussi faut-il en conclure que le péché du diable n'a pas été commis en fonction d'un élément appartenant à l'ordre naturel, mais bien dans une perspective naturelle. Le premier péché du diable a donc consisté en ceci que pour obtenir la béatitude surnaturelle qui est réalisée dans la pleine vision de Dieu, il ne s'est pas tourné vers Dieu comme en désirant réaliser sa perfection au moyen de la grâce, en compagnie des saints anges, mais il a voulu l'obtenir par le moyen de sa nature, non cependant sans que Dieu opère en sa nature et lui confère la grâce... Réaliser sa béatitude finale par le moyen de sa nature, et sans la grâce d'un être supérieur, c'est le propre de Dieu... le diable n'a pas recherché un mal dans son péché, mais un bien, sa béatitude finale, en dehors de l'ordre dû, c'est-à-dire sans la grâce de Dieu » (De Malo, qu. 16, art. 3, c).).

      « Manifestement le mouvement de l'ange se porte d'abord sur le bien qui lui est connaturel, et par là il parvient à ce qui est surnaturel (supra naturam); en conséquence il a fallu qu'au premier instant de sa création l'ange s'orientât vers la connaissance naturelle de soi-même, en fonction de laquelle il n'a pas pu pécher...; il a pu ensuite opérer un mouvement de conversion ou d'aversion, en fonction du surnaturel (supra naturam). » (De Malo, qu. 16, art. 4, c).

      Règle suprême de moralité et contingence occasionnant mérite ou démérite ne peuvent se définir que par référence à la nature divine qui est surnaturelle.


      La Contra Gentes le dit encore très clairement:

      « ... En tout sujet créé doué de volonté, dont il est nécessaire que le bien propre soit subordonné à l'ordre d'un autre bien, il peut arriver que la volonté pèche, au titre de sa propre nature. Bien qu'en tout sujet doué de volonté il y ait une inclination volontaire naturelle à vouloir et à aimer sa propre perfection..., cependant cette inclination ne joue pas naturellement au point d'entraîner de manière inéluctable la subordination de cette perfection (naturelle) à l'autre fin, car cette autre fin, fin supérieure, n'est pas propre à la nature du sujet créé, mais elle est d'une nature supérieure (la nature divine) Il est donc laissé au libre arbitre (de la créature spirituelle), d'ordonner (ou non) sa propre perfection à cette fin supérieure... L'ange a donc pu pécher en n'ordonnant pas son bien et sa perfection propres à leur fin dernière, mais il a adhéré à son bien propre comme à sa fin. Et parce qu'il est nécessaire que la fin règle l'activité, il est nécessaire de disposer logiquement toute chose en fonction du bien dans lequel on a posé sa fin dernière, au point de ne soumettre sa volonté à aucune autre volonté supérieure. Mais ceci est dû à Dieu seul. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le désir du démon de s'égaler à Dieu. Il n'était pas question que son bien fût ontologiquement égal au bien divin. Cela ne pouvait même pas lui venir à l'esprit... Mais vouloir diriger les autres et n'être dirigé par personne... c'est le péché d'orgueil... Il est convenable d'affirmer que le premier péché du démon fut un péché d'orgueil » (Contra Gentes, lib. 3, Cap. 109).

      Dans la Somme théologique, une objection est ainsi formulée: « Comme les anges sont de purs esprits, ils n'ont pas d'être en puissance (ils sont parfaits dans leur ordre), ils ne peuvent donc pas pécher. » Saint Thomas répond: « Ils ne sont pas en puissance sur le plan naturel, mais il y a cependant puissance sur le plan intellectuel, de sorte qu'ils peuvent choisir ceci ou cela, et de ce point de vue ils peuvent commettre la mal. » (Ia pars, qu. 63, art. 1). Et ce texte est commenté par celui-ci, nous précisant qu'en matière de péché le jeu de l'intellectualité de l'ange dépasse le champ connaturel de ses propres capacités: « La cause première transcende le degré de perfection de l'ange et du démon. Aussi n'est-il pas nécessaire qu'en connaissant sa propre essence, l'ange connaisse dans son universalité l'ordre du gouvernement divin » (De Malo, qu. 16, art. 2, ad 10m).

      « La cause première transcende le degré de perfection de l'ange et du démon. » C'est le surnaturel de la Cause Première, comme telle, qui est en jeu.

      Faisons le point. - L'ange peut pécher au titre de sa nature, et le seul objet en fonction duquel il le puisse, est, pour lui, surnaturel. Mais cet objet n'est pas la vision béatifique puisque l'ange peut n'y être pas appelé de manière effective, et que le bonheur n'est pas un critère de moralité. - Quel sera le terme surnaturel visé dans le péché de l'ange? Mais, Dieu Lui-même, tout simplement.

      Reprenons les choses de plus haut.
      Dieu est en Trois Personnes dans la simplicité d'une nature infinie.
      Sans la révélation nous ne connaîtrions pas le mystère de la Trinité, mais la raison nous donne de connaître la nature divine, son infinie transcendance et son caractère de règle suprême de moralité.

      Appelons surnaturel « théologal » tout ce qui est révélé, révélable, concernant le mystère trinitaire et sa participation de grâce.

      Appelons surnaturel « de l'Acte pur » tout ce qui ressortit à la connaissance naturelle, spéculative et morale de la sur-nature divine, infiniment au-dessus de toute nature créée et créable.

      En Dieu, bien sûr, quant à soi, Personnes et Nature s'identifient - encore que les Personnes soient réellement distinctes entre elles (Voir à ce propos une critique très pertinente adressée par le P. DE LUBAC au P. DESCOQS sur le sujet de la « vision naturelle immédiate. » (Surnaturel, pp. 439-447).). Mais si, philosophiquement, nous ne pouvons pas connaître la distinction des Personnes, nous ne pouvons pas ignorer la transcendance de la Nature, et voilà justement la surnature qui est nécessairement en cause, en matière de moralité, pour l'ange comme pour l'homme - appelés ou non à la vie de la grâce et à la vision béatifique.

      Du point de vue de la fin dernière, du point de vue de la règle ultime de moralité, il y a et il n'y a pas d'ordre naturel: il y en a un en ce sens que notre nature spirituelle est ipso facto engagée dans le problème moral en fonction de la nature divine; il n'y en a pas en ce sens que la nature divine qui règle l'ordre moral, le règle précisément au titre de sa transcendance absolue, au titre de sa suréminence, bref au titre de sa surnature.

      Il n'est pas donné d'ordre moral sans le surnaturel «  de l'Acte pur »; il peut, de droit, en être donné un sans le surnaturel « théologal ».

      Telle est, selon nous, la clef de l'interprétation de saint Thomas.
      L'ordre « naturel » est constitué précisément par la participation de la nature divine, au titre de nature. Cela donne les hiérarchies angéliques, humaine, animales, etc...

      L'ordre « surnaturel » est constitué par la participation de la nature divine pour autant qu'elle subsiste en Trois Personnes distinctes. La théologie de la grâce et des vertus théologales est inexistante sans référence à la Personne du Verbe, et par Elle et en Elle aux deux autres Personnes de la Trinité. Le « consortes divinae naturae » de Saint Pierre (2a Petri, I, 4) repose, dans le contexte, sur le Verbe Incarné lui-même: « Vocavit nos... Maxima et pretiosa nobis promissa donavit, ut per haec efficiamini divinae consortes naturae. »

      On a beaucoup trop oublié de centrer le surnaturel théologal sur la notion de Personne; on l'a méconnu en le faisant jouer dans les perspectives de la seule Nature divine comme telle. (L'oeuvre du P. Mersch montre, sur des bases positives, que la grâce nous rend Filii in Filio.
      Sur la plan scolastique, c'est tout le sens de l'article Recherche de la Personne (Études Carmélitaines, avril 1936) que nous voudrions développer très largement, avec quelques retouches de détail, compte tenu de remarques qui nous ont été faites.)


      Il n'est jamais, il ne peut jamais être question d'une règle de moralité objective ultime qui ne soit pas l'unique fin dernière surnaturelle, le Souverain Bien, la Bonté divine, - qui soit moins que Dieu. Le surnaturel auquel la nature spirituelle contingente se doit d'être amoureusement ordonnée au titre même de sa nature, si elle veut ne pas pécher, est le surnaturel de l'Ordre divin, de la Sagesse divine, qui est Justice d'Amour, - ce n'est pas formellement le surnaturel du mystère de la Trinité comme tel, ni celui de la vision béatifique de l'essence du Verbe divin.


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DISCUSSION


      Sauf erreur de notre part, la raison cruciale qui détermine essentiellement la double exégèse « antinomique » du P. de Blic, comme aussi bien les exégèses de Banez et du P. de Lubac, est celle-ci: ces auteurs n'ont pas vu qu'il est essentiellement connaturel à la créature spirituelle (appelée ou non à la vision béatifique, peu importe) d'être normalement dominée par une fin dernière unique surnaturelle, puisque divine, - et qu'il n'y a rien là que de très conforme à la subordination hiérarchique des natures, sans plus.

1 - LE POINT DE VUE DE LA PECCABILITÉ ANGÉLIQUE


            A. - Logique de Banez

      a) Se plaçant, d'une part, dans l'hypothèse d'une félicité connaturelle ultime, cet auteur peut raisonner ainsi:

            1. La nature angélique est indéfectible dans son ordre.
            2. Elle est, comme nature créée, coupée de toute sur-nature. (Faux).
            3. Elle est donc impeccable.

      b) Se plaçant d'autre part, dans l'hypothèse d'une béatitude ultime surnaturelle, cet auteur peut raisonner ainsi:

            1. La nature angélique est indéfectible dans son ordre.
            2. Elle est ordonnée de fait à un ordre supérieur.
            3. Elle peut donc pécher.

            B. - Logique du P. de Lubac.

      Le P. de Lubac ne voit aucune difficulté à ce que la nature angélique soit peccable au titre de nature, et à ce qu'elle ne puisse pécher qu'en fonction de son appel surnaturel, puisqu'aussi bien, pour lui, cette nature est ordonnée à la vision béatifique sans autre alternative (encore que ce soit sans exigence aucune). Il est logique avec lui-même. Mais nous n'admettons pas ses prémisses sur l'unicité du bonheur ultime. (Nous souscrivons pleinement à telles affirmations du P. de Lubac, qui pense, comme nous, qu'en la matière saint Thomas est substantiellement d'accord avec soi-même. Le P. de Lubac par exemple cite le De Malo, qu. 16, art. 3 et le commente ainsi: « C'est, au fond, à quelques nuances près, la même distinction qu'avait énoncée le troisième livre du Contra Gentes. De part et d'autre, il s'agit de la « perfectio (propria) » de la créature et de son rapport à quelque réalité d'ordre supérieur. Mais, ce que le Contra Gentes appelait en outre « proprium bonum » le De Malo, d'un point de vue un peu différent, l'appelle aussi « Quod pertinet ad ordinem naturae », « ad ordinem naturalem », ou encore « naturalia sua ». Parallèlement, à la place de « finis superior » (qui revient dans la Somme, et qui sera dans le Compendium Theologiae « summum bonum, quod est ultimus finis »), nous avons ici « bona supernaturalia », ou « aliquid supernaturale ». Mais pas davantage il n'est question d'une hypothèse quelconque dans laquelle un esprit créé serait simplement impeccable. Non seulement saint Thomas ne s'y réfère même pas d'une façon implicite, mais elle se trouvait exclue d'avance. En effet, dans la question première du même De Malo, le même principe général qu'avait déjà formulé le Commentaire des Sentences était rappelé une fois de plus... (Suit une belle citation sur Dieu « regula et mensura » de la créature sprituelle). Pas plus que dans les oeuvres antérieures, aucune exception n'est ici prévue pour quelque type de créature spirituelle que ce soit, en quelque « ordre » de Providence que ce soit. Aucune évidemment spirituelle que ce soit, en quelque « ordre » de Providence que ce soit. Aucune évidemment ne peut l'être. Et l'article suivant de la même question 16è, poursuivant les précisions apportées à l'article 3, ne transforme pas davantage ces précisions en restrictions. Se tourner vers les biens surnaturels, c'est se tourner vers Dieu: « Converti in id quod est supra naturam, - conversionem in... Deum ». Or, cette « conversion » est indispensable au salut de la créature, qui ne peut demeurer enfermée dans la contemplation et la jouissance de son bien « connaturel »; mais, à cette conversion, elle est toujours libre de se refuser. Le principe est donc maintenu en son universalité. Pour saint Thomas comme pour tous ses devanciers orthodoxes, - avec lesquels il a conscience d'être là-dessus en pleine communauté de pensée, - tout esprit créé est naturellement peccable. » (Surnaturel. pp. 242-3). Ce texte peut s'entendre aussi très bien dans notre thèse. Seulement pour nous le sur-naturel en jeu n'est pas lié à l'ordre de la vision béatifique.
      Le P. de Blic critique longuement la position précitée du P. de Lubac (Mélanges, 1944, p. 277, note 1) en se reportant à l'étude du P. DE LUBAC, Esprit et liberté, Bulletin de litt. ecc. 1939). Sitôt la parution de Surnaturel, il écrit dans Mélanges, 1946, cahier I, p. 162: « Sans anticiper sur l'appréciation de fond de l'ouvrage pris dans son ensemble, je crois pouvoir dire du moins, qu'en ce qui concerne le point précis du débat ouvert entre nous, l'auteur n'atteint pas son but, faute de discuter les critiques que j'avais opposées à sa première rédaction, reprise ici en substance, et de faire même état de la partie positive de mon travail. Quelques phrases de mes conclusions sont citées (256-57); mais une controverse est-elle efficace, si elle n'en vient à confronter les preuves? »)


      Nous n'accusons certes pas le P. de Blic de prendre à son compte deux conclusions contradictoires, mais nous cherchons à dégager la raison qui peut motiver logiquement son exégèse antinomique. Pour que cette exégèse fût valable, il faudrait démontrer que saint Thomas repousse notre thèse sur le point que voici: il est naturel à l'esprit créé de devoir se soumettre à la surnature divine, en toute hypothèse. Or nous pensons que cette thèse est bien de saint Thomas.


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II. - MORALITÉ ET PECCABILITÉ


      A. - Saint Thomas selon le P. de Blic.

      Tout en reconnaissant les difficultés internes de la pensée qu'il juge être celle de saint Thomas (« Cela est d'autant plus surprenant que la position adoptée ainsi par le saint Docteur n'est pas sans prêter à la critique. » (Mélanges, 1944, p. 255).), le P. de Blic, croyons-nous, établirait ainsi de manière schématique certaines distinctions du Docteur en matière de tendance au Bien dans la nature angélique:


                                                      {surnaturelle (3)                           peccable
                                    {morales   {
TENDANCES              {                {infra-surnaturelle (2)             }
                                    {infra-morale: métaphysique,                    } impeccables
                                                           comme instinctive (1)          }


      La tendance (1) est le premier mouvement foncier de la nature.
      La tendance (3) jouerait dans l'hypothèse de la non-élévation à l'ordre surnaturel. Mais le P. de Lubac et moi-même pensons que saint Thomas n'a jamais envisagé de tendance morale-impeccable, au titre même de la nature (Le P. de Blic souligne lui-même les difficultés de cette conception, selon nous rigoureusement contradictoire.
      « L'amour de charité ou dilection gratuite aura pour objet le Dieu de la béatitude surnaturelle, tandis que l'objet de l'amour naturel - au sens de non-gratuit et de non-méritoire - ne sera que le Souverain Bien ou Être suprême des philosophes. Conception qui revient en somme à conditionner la charité par la foi, tout en reconnaissant, au-dessous de la charité, un amour de Dieu déjà honnête, quoique sans valeur pour le ciel en tant que dû au simple jeu normal de nos facultés.
      « Seulement, dans cette conception, l'amour naturel est dénommé ainsi, non parce qu'il serait quelque chose de spontané et d'infra-volontaire ou infra-moral, mais parce que, tout volontaire et moral qu'il est, il reste cependant infra-surnaturel.
      » C'est un trait que nous devons souligner. Quand il est mis en comparaison avec la charité, et défini alors comme s'adressant au Principium naturalis esse, plutôt qu'à l'Objectum beatitudinis supernaturalis, l'amour naturel de Dieu ne répond plus au concept d'orientation instinctive et indéfectible de l'être créé vers son Créateur, mais à celui d'une attitude morale bien volontairement prise, restant néanmoins au plan de la pure nature, c'est-à-dire non surnaturelle... » (p. 256) - (Cf. 1-63-1, 3-m...) « ... Le point DIFFICILE est cette affirmation impliquée dans notre réponse (1-63, 1, ad 3) qu'à l'égard de Dieu Principe de la nature, l'attitude naturelle et nécessaire du pur esprit, son attitude indéfectible est une attitude d'amour. - Au niveau de l'orientation spontanée et pré-morale de son être, assurément. Au niveau de l'activité personnelle et morale, pourquoi? Serait-il inconcevable qu'à l'égard de Dieu principe de sa nature, la volonté du pur esprit ne ratifiât pas sa tendance profonde? Pourquoi encore? [...]
      « [...] Aimer Dieu d'un amour inférieur à la charité est pour l'ange chose naturelle et INDÉFECTIBLE. » (P. 257)
      « [...] Une erreur n'est possible pour des esprit angéliques que relativement aux objets de l'ordre surnaturel. » « Omnis malus est quadammodo ignorans. » (p.258).)
.


      B. - Saint Thomas selon le P. de Lubac.


                              {morale            surnaturelle (2)                      peccable
                              {                        (vision béatifique)
TENDANCES        {
                              {infra-morale: métaphysique (1)                  impeccable
                              {                        comme instinctive


      L'ange est ordonné à la vision béatifique, en fonction de laquelle il peut pécher (Il est donné un amour naturel en vertu duquel l'ange ne peut pas ne pas se porter vers Dieu, auteur de son être naturel, et cet amour, nous l'avons vu, subsiste même dans le damné. « Ne venant pas de la volonté libre et n'étant pas encore ratifié par elle, il ne saurait le moins du monde être méritoire. » (Surnaturel, p. 248). C'est d'accord. « Le second mouvement, au contraire, est « gratuit ». Il est d'un autre ordre. Il est toujours libre et l'on peut se détourner de Dieu en péchant. » (Ibid.,). C'est d'accord, mais s'il est vrai qu'en fait historiquement cette élection ait été faite en fonction de l'offre de la vision béatifique, elle aurait pu l'être sans cette hypothèse. Il peut y avoir, en droit, pour l'ange comme pour l'homme, un amour « naturel », méritoire et défectible, de Dieu, fin dernière, règle surnaturelle de moralité.

      Le P. de Lubac distingue donc sans moyen terme aucun l'amour naturel-instinctif de l'amour théologal. (Voir par ex. Surnaturel, p. 250: « D'une part, un motus naturalis, nécessaire et inamissible, qui subsiste jusque chez le damné; d'autre part, dépassant la nature, un amor gratuitus, seul méritoire, parce qu'en lui seul s'achève la moralité. »)       Et il poursuit logiquement: « Or chez le sujet pur esprit, qui n'a pas à accorder entre eux les éléments d'une essence mêlée, cette distinction en recouvre exactement une autre, celle-même que développait le Contra Gentes: distinction entre la naturelle spirituelle considérée purement en soi, abstraitement pour ainsi dire et statiquement, et cette même nature concrètement rapportée à sa fin, atteignant ainsi sa béatitude et entrant en possession des biens qui la dépassent, mais pour lesquels elle était faite. » (Surnaturel, pp. 250-251) « [...] D'une part, on a la créature en tant que simplement posée dans l'être par son « Principe », et d'autre part cette même créature en tant que rapportée à sa fin et unie à l' « Objet » de sa béatitude. Si elle ne peut en aucune hypothèse rompre son lien naturel avec son Principe, elle peut, se repliant sur elle-même, refuser ou négliger délibérément de se rapporter à son Objet ou à sa Fin. » (Ibid., p. 251).

      Nous n'admettons pas les prémisses qui conduisent logiquement le P. de Lubac à cette interprétation. C'est d'accord, saint Thomas n'a jamais admis « un amour déjà proprement volontaire, c'est-à-dire vraiment libre, quoique non « gratuit » ni méritoire [...] Cette évolution n'est point encore chose accomplie. » (p. 254). C'est d'accord, saint Thomas n'a jamais envisagé que « la béatitude naturelle qui, dans le cas de l'homme aurait été obtenue grâce à une activité comportant encore le risque du péché aurait dû résulter aussitôt, dans le cas de l'ange, d'une activité infaillible, impeccable » (pp. 254-55), mais nous ne faisons pas nôtre pour autant le jugement suivant relatif aux rapports nature-surnature: « Toute la pointe, si l'on peut dire, de la distinction faite ici par saint Thomas réside (au contraire) dans l'opposition ou le croisement des deux mots principium et objectum. » (p. 255).       C'est vrai, « pour saint Thomas la « béatitude », sans autre détermination, est toujours surnaturelle et ne peut-être que surnaturelle. Elle n'est autre que la vision de Dieu... » (Surnaturel, p. 255), car elle est la béatitude par excellence. C'est vrai, nous sommes de fait orientés vers cette béatitude, devenue le terme effectif de notre nature, par la grâce. Toutefois, selon nous, une nature spirituelle non orientée historiquement à la vision béatifique ne serait pas pour autant une nature statique, non finalisée; elle ne le serait ni du point de vue de son bonheur ultime connaturel, ni du point de vue de la règle surnaturelle de moralité. L'ordre des agents correspond à l'ordre des fins. La distinction principium-objectum ne recouvre pas de soi la distinction nature-surnature. S'il en était ainsi c'en serait fini, pensons-nous, et du principe de la spécification par l'objet, - et d'une distinction irréductible entre nature et surnature, - et du concept même de nature, comme de celui de surnature ou grâce sanctifiante.)
. - Selon nous, l'appel effectif à la vision béatifique n'est pas impliqué de soi dans la moralité.


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IV. - CONCLUSION


      Il est donc donné une seule et unique règle de moralité, une seule et unique fin dernière sur-naturelle, dans l'alternative de deux bonheurs ultimes possibles: ou bien une félicité connaturelle à la créature, et de chef, relative et déviée, - ou bien, avec cette félicité, la béatitude surnaturelle, absolue, parce que divine quant à son objet propre.

      A notre connaissance, saint Thomas ne parle jamais de deux fins dernières, - duplex finis ultimus (Nous lisons sous la plume de Mgr Bruno de Solages, à propos de cette controverse: « Je ne dis pas que saint Thomas n'emploie pas l'expression finis naturalis ultimus, je dis qu'il ne l'emploie pas dans les textes cités. Je serais d'ailleurs très reconnaissant au P. Garrigou-Lagrange de m'indiquer des textes où elle se trouve. » (Bulletin de littérature ecclésisatique, Toulouse, avril-juin 1947, p. 71, note 10.) - Saint Thomas affirme bien dans les Sentences (livre II, d. 41, q. I, a. I): « Finis communis et ultimus est duplex » (cité par le P. DE BLIC, Mélanges, 1947, cahier I, p. 104), mais dans le contexte il ne s'agit nullement d'une double règle ultime de moralité, il s'agit seulement d'un double bonheur possible: « [...] Quia vel excedit facultatem naturae, sicut felicitas futura in patria [...] In finem autem communem proportionatum humanae facultati dirigit ratio, ostendendo, perfecta per habitum sapientiae acquisitae, cuius actus est felicitas contemplativa [...] vel perfecta per habitum prudentiae, cuius actus est felicitas civilis [...] ».), tandis qu'il parle de deux béatitudes dernières, - duplex beatitudo ultima, ou, sans autre qualificatif, de deux fins, - duplex finis (Se reporter à la première partie de cette étude.). Et ce n'est pas par hasard. Cette précision de vocabulaire est très révélatrice. La règle de moralité objective, finis ultimus, est unique.

      Il nous reste à préciser quel est, dans l'élection de l'ange, pour ou contre Dieu, le rôle respectif du bonheur ultime connaturel et du bonheur ultime surnaturel.


La félicité naturelle ultime


      Cette félicité est essentielle à la psychologie du péché de l'ange.
      La créature qui n'exigerait rien en fait de bonheur n'aurait aucun dynamisme et serait impeccable par défaut. Celle qui n'exigerait que la vision béatifique serait impeccable par excès. Ni l'une ni l'autre ne pourrait se révolter. Il faut comme un moyen terme entre ces deux extrêmes.

      Le péché est possible si et dans la mesure où le bonheur est possible au niveau même de la nature, dans un ordre moral humblement et amoureusement accepté. La révolte de l'ange n'aurait aucun sens, elle serait métaphysiquement absurde si l'ange était métaphysiquement incapable, au niveau de sa nature, d'une félicité dernière. Le levier de son orgueil manquerait de point d'appui.

      Comme l'ange se fixe à jamais, en un seul acte d'élection, il ne peut pas ne pas avoir l'évidence d'une félicité ultime naturelle possible en soi pour lui, en accord du moins avec l'unique fin dernière de la moralité (Je dis bien: ultime, naturelle et possible.
      Ultime: il s'agit d'une décision irrévocable.
      Naturelle: il s'agit par hypothèse d'un bien qui n'est pas Dieu Lui-même, et qui correspond aux exigences de l'ange lui-même.
      Possible: réalisable par les propres forces de la nature, qui, incorruptible chez l'ange ne peut pas ne pas être parfaite dans son ordre. L'ange ne miserait pas son éternelle destinée sur une absurdité métaphysique encore que son péché soit une absurdité morale.)
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      « Puisque, sauf Dieu, tout sujet doué de volonté peut pécher, au titre de sa nature, il a été possible qu'un des anges supérieurs, ou même le plus noble de tous, tombât dans le péché. Et c'est même assez probable. L'ange pécheur ne se serait pas reposé dans son bien (propre) comme dans sa fin, si son bien n'avait pas été très parfait » (Contra Gentes, III, 109).

      « Nous ne sommes pas acculés à dire que, dans son péché, l'ange se soit trompé, en jugeant bien ce qui ne l'était pas: il n'a pas pris en considération le bien supérieur auquel il devait subordonner son bien propre. La raison explicative a pu en être la volonté de l'ange tournée intensément vers son bien propre; il est, en effet, loisible à la volonté de se tourner librement plus ou moins, ici ou là. » (Contra Gentes, III, 110). « Le démon s'est donné à lui-même plus qu'il ne devait, il a donné à Dieu moins qu'il ne lui devait, alors que tout doit être soumis à Dieu comme à la règle qui ordonne tout au premier chef. » (Ibid.) (« Le démon n'a désiré qu'un bien, son propre bien. » (Contra Gentes, livre III, chap. 110). « L'ange a péché en se tournant librement vers son bien propre, sans se référer à la règle de la divine volonté. » (Ia pars, qu. 63, art. I, ad. 4-m).).

      Dans la première hypothèse qu'il fait au sujet du péché historique du démon, saint Thomas écrit ces mots révélateurs:

      « Le démon a désiré être semblable à Dieu de manière indue en désirant comme fin dernière de béatitude (ut finem ultimum beatitudinis) ce à quoi il pouvait parvenir par sa nature même, en détournant son désir de la béatitude surnaturelle qui est (le fruit) de la grâce de Dieu. » (Ia pars, qu. 63 art, 3, c.) (« Le démon par son péché n'a pas perdu la liberté de se tourner vers son bien connaturel... (De Malo, qu. 16, art. 5, ad. 15-m).).

      La béatitude naturelle ultime n'est donc pas un mythe, pour saint Thomas, au regard même du pur esprit « qui a naturellement l'intelligence de sa propre substance. » (De Malo, qu. 16, art. 3, c) Et de toute manière, elle a donc joué un rôle indispensable dans la psychologie du péché de l'ange (L'éternelle damnation, punition du crime éternel, ne s'expliquerait pas davantage sans un certain bien de la nature.
      Compendium theologiae, chap. 174. En quoi consiste la misère de l'homme dans la peine du dam.       « ... En quoi consiste l'ultime félicité de l'homme? Du point de vue de l'intelligence, elle consiste dans la pleine vision de Dieu; du point de vue affectif, elle consiste en ce que la volonté de l'homme soit fixée de manière immobile en la Bonté première. L'extrême misère de l'homme consistera donc, pour l'intelligence, dans la privation totale de la lumière divine, et, pour l'affectivité, dans l'aversion obstinée à l'égard de la bonté divine, et c'est la principale misère des damnés qu'on appelle la peine du dam. »
      « Il faut cependant considérer que le mal ne peut pas expulser le bien de manière totale, car le mal se greffe toujours sur un bien. En conséquence, bien qu'elle s'oppose à la félicité qui ne connaît aucun mal, la misère du damné est cependant fondée sur le bien de la nature. Or, le bien de la nature intellectuelle consiste en ce que l'intelligence se tourne vers le vrai et en ce que la volonté tende au bien. Et toute vérité, toute bonté, dérivent du Premier et Souverain Bien qui est Dieu. Il faut donc que dans l'extrême misère de la damnation, l'homme ait une certaine connaissance et un certain amour de Dieu. Dieu est ici envisagé comme le principe des perfections naturelles, ce qui fonde un amour d'ordre naturel et non pas envisagé tel qu'Il est en soi, ni comme principe des vertus, ou grâces, ou bien de toutes sortes, dont la nature intellectuelle peut être enrichie par Dieu, dans les perspectives de la perfection du mérite et de la gloire.
      « ... Quelle que soit la fin dernière en laquelle une âme se trouve s'être fixée d'elle-même au moment de la mort, elle y demeurera fixée pour toujours, en désirant cette fin comme la meilleure pour elle, que ce soit en bien, ou que ce soit en mal, selon le mot de l'Écriture (Eccli. XI, 3): « Que l'arbre tombe au sud ou au nord, quel que soit le lieu de sa chute, il y restera. » Ceux qui sont trouvés au bon moment de la mort, auront pour toujours, après cette vie, leur volonté affermie dans le bien; ceux qui alors seront trouvés mauvais, seront perpétuellement obstinés dans le mal. »)
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Rôle de la béatitude surnaturelle


      Elle ne peut pas entrer dans l'explication de la règle de moralité (Ce point a déjà été expliqué. - On relira utilement dans cette perspective finale les textes du Compendium theologiae cités au début de la première partie de ce travail. On en saisira mieux les nuances et la portée.). Elle n'entre pas nécessairement dans l'explication des contingences qui occasionnent mérite ou démérite, mais elle peut y entrer, et c'est de fait ce qui est arrivé. L'ange s'est tourné contre Dieu « objet de béatitude surnaturelle » (Ia pars, qu. 63, art. I ad 3m).

      La vocation gratuite de l'ange ne fait qu'éclater davantage la malice de celui-ci. La soumission qu'il devait consentir, en toute hypothèse, avec amour, se présentait à lui dans la perspective la plus bienveillante, du point de vue de son Dieu, comme aussi la plus favorable du point de vue de son bonheur. Si mystérieuse soit-elle, son iniquité n'en est que plus évidente.

      Les anges révoltés, consommant sans cesse et librement leur péché d'orgueil (« Comme le démon a une volonté obstinément perverse, il ne regrette pas le mal de sa faute » (Ia pars, qu. 64, art. 3, ad 3-m).), ne sont pas punis dans toute la mesure où la justice l'exigerait, mais en-deçà de cette mesure que, pourtant, ils mériteraient (« ... In damnatione reproborum apparet misericordia, non quidem totaliter relaxans, sed aliqualiter allevians, dum punit citra condignum. » (Ia pars, qu. 21, art. 4, ad 1-m)).

      Quant aux saints anges, ils possèdent la vision de Dieu face à face dans le joie la plus grande qui se puisse concevoir pour une créature, au-delà de toutes ses exigences. « In aeternum exultabunt. »

      Le dernier mot est ainsi, toujours, à la miséricorde.


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      Le P. de Blic et le P. de Lubac, - celui-ci en prenant le contre-pied de commentateurs notoires de l'école thomiste, celui-là en soulignant la complexité de l'enseignement de saint Thomas, - nous ont donné de bénéficier très largement de leur documentation et de leurs réflexions. Nous nous devons en toute justice de souligner tout particulièrement l'intérêt de leurs travaux.

      Surnaturel, études historiques, est un « beau livre, exceptionnel par la richesse de son information et par sa densité [...] De larges avenues ont été tracées par (l'auteur) dans l'épaisseur d'une histoire particulièrement broussailleuse; plusieurs sont définitives; on ne saurait trop lui en savoir gré » (L. MALEVEZ, S. I., L'esprit et le désir de Dieu, in Nouvelle Revue Théologique, Janvier 1947, p. 23. - Le P. Malevez poursuit d'ailleurs immédiatement (Ibid.,) au sujet du P. de Lubac: « Mais le système qu'il esquisse pourrait-il se faire valoir jusqu'au bout? Il rencontre une double difficulté, nous semble-t-il, l'une qui porte sur ses appuis et l'autre sur la consistance intrinsèque de sa formation actuelle. » Le P. Malevez s'en explique pp. 24-31.). C'est exact.

      Il est possible, certes, de discuter certaines positions et appréciations du P. de Lubac, mais il n'est permis de méconnaître le prix d'un tel travail, massif et personnel, érudit et vivant, qui fait grand honneur à la pensée théologique contemporaine. Nous en avons retenu, malgré nos critiques, plus d'une affirmation capitale.


      Collège de Théologie d'Avon-Fontainebleau.

P. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, o. c. d.      


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Satan
dans l'oeuvre de saint Jean de la Croix


St Jean de la CroixLa plupart des ouvrages de Saint Jean de la Croix dont il est question ci-après peuvent être librement téléchargés depuis la Bibliothèque.


« Il n'y a pas de démon qui, pour son
honneur, ne souffre quelque chose. »


      Dieu seul est. Rien ne peut nous donner une idée même lointaine de son infinie Perfection. Dans l'oeuvre de saint Jean de la Croix on glanerait sans peine toute une litanie d'attributs de Dieu et pourtant on n'aboutirait ainsi qu'à une suite morcelée de vues qui en réalité on un unique Objet. Car Dieu, dans on Être simple, est la plénitude dont un jour notre âme sera rassasiée. D'ici là, quelles que soient les heures de joie que nous puissions connaître, aucun objet créé ne peut combler le vide essentiel de notre être. Une insatisfaction demeurera toujours au fond des joies humaines les plus comblantes. Il n'y a là aucun mépris pour la qualité parfois très enrichissante et pure de ces joies. Ni aucun pessimisme comme si toute joie était marquée d'une malédiction. C'est la simple reconnaissance de notre qualité de créature, obligées de mendier la plénitude que nous sentons bien ne pas être en nous. Or, cette plénitude que nulle créature ne peut nous donner de façon absolue, Dieu nous la propose par pure grâce en nous appelant à l'union avec Lui. La joie qui naîtra de la vision face à face et de l'amour enfin comblé, Dieu nous la propose dès ici-bas dans l'obscurité de la foi et dans la réalité d'un amour identique à celui qui fera notre joie éternelle.

      Le démon, privé par sa faute de cette espérance, ne peut supporter sans jalousie que l'homme doué d'une nature si inférieure à la sienne soit comblé par la plénitude de l'Être de Dieu.

      Comme d'autres l'ont déjà fait, (Cf. P. Bruno de J. M., Saint Jean de la Croix (Plon) p. 236: « Il nous est bien permis de confronter l'enseignement et la vie, et de comprendre l'un en l'éclairant de l'autre ».), il faut ici souligner un contraste assez marqué entre les biographies de saint Jean de la Croix et ses oeuvres (Les quelques pages que nous publions ici n'ont nullement la prétention de constituer une étude exhaustive. Quiconque désire une documentation complète se reportera avec fruit à l'article si parfaitement objectif du R. P. NIL DE SAINT-BROCARD, O. C. D., publié dans Sanjuanistica, Rome 1943. L'auteur qui a conçu son étude sous la forme scolastique ne laisse passer aucun texte du Docteur Mystique concernant le démon sans le citer.): les premières abondent en récits circonstanciés et combien imagés où le démon joue le rôle quasi légendaire, récits basés toutefois sur les dépositions des témoins aux Procès de Béatification (Cf. Saint Jean de la Croix, par le R. P. BRUNO DE J. M. pp. 137, 140-141); les secondes ont une conception nette du démon qui repose avant tout sur l'affirmation qu'il est un esprit et que son but est d'empêcher l'âme d'atteindre la pure union avec Celui qui est Esprit. Les biographies abondent en « diableries » et mettent l'accent sur les phénomènes d'apparitions extérieures avec une insistance que n'eût peut-être pas faite sienne saint Jean de la Croix. Les oeuvres, qui n'ignorent pas ces diableries mais leur donnent la place qui leur revient exactement dans l'action du démon, mettent en lumière une conception plus fine de cette action, dans laquelle l'enjeu est bien plus tragique.

      Le démon rivalise avec Dieu auprès de l'âme et, à sa manière, joue le jeu de Dieu. Mais en face de la plénitude de l'Être de Dieu et de sa Réalité infinie, que peut-il proposer? Une seule chose qui revêt des aspects multiples: la simulation, l'apparence de l'Être de Dieu. Il est le ruiné qui se pare des vêtements du riche. Il est le relatif qui joue à l'absolu. Tous les masques lui sont bon qui lui permettent de faire croire à l'âme qu'elle trouvera en lui le rassasiement total dont elle est affamée. Et comme il ne peut, comme Dieu, agir en maître et souverain de l'âme, il se servira de la suggestion comme de son arme préférée; et au service de cette arme tous les moyens, même les plus éloignés de la nature spirituelle, lui sont bons.

      Le plus grand mal que puisse faire le démon n'est pas d'apeurer une âme en lui apparaissant sous une forme hideuse, mais bien de l'empêcher d'adhérer à Dieu. Priver une âme de Dieu, même temporairement; l'arrêter sur la route de l'union sous n'importe quel prétexte; la maintenir dans le relatif alors qu'elle est appelée à l'Absolu; la duper par une apparence même pieuse, afin de la distraire de la Réalité de Dieu: voilà ce que le démon recherche, et ce que l'âme doit craindre de sa part.

      Toutes les tentations du démon visent à détruire deux points essentiels de la forteresse de l'âme: la foi, d'une part, qui est la base de toute vie théologale; l'humilité, de l'autre, qui joue le même rôle fondamental dans le domaine moral. En attendant de montrer la causalité intime et parfois réciproque qui unit la foi et l'humilité, il semble bien que sans aucune systématisation artificielle on découvre un parallélisme essentiel entre ces deux vertus.

      La foi nous livre la réalité même de Dieu. Tout l'effort du démon vise donc à nous faire manquer à la foi et à nous nourrir d'apparences dont notre sensibilité n'est que trop affriandée. L'humilité est la juste appréciation de notre valeur réelle de créatures mendiantes. C'est ici notre propre réalité que le démon nous dérobe, en nous faisant nous complaire dans un masque qui cache notre vrai visage. Ainsi, dans le culte de toute ce qui est autre que Dieu saisi par la foi, comme dans la complaisance en ce qui est autre que nous-mêmes justement appréciés par l'humilité, le démon nous empêche d'adhérer à la réalité, à la vérité, à l'Être, pour nous nourrir d'apparence, de simulation, d'artificiel. Tout peut se résumer en une seule phrase: le point précis de la lutte que le démon entreprend contre l'âme consiste à l'empêcher d'arriver à posséder la plénitude de l'Être de Dieu dans une foi lumineuse et une humilité aimante.


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      La lumière de la foi qui nous livre Dieu dans sa réalité quoique obscurément est plus que des ténèbres pour le démon (Montée du Carmel, II, ch. 1, cf. p. 120, dans les Oeuvres spirituelles du Bienheureux Père Jean de la Croix, édition nouvelle par le P. LUCIEN-MARIE DE SAINT-JOSEPH, Desclée, De Brouwer, 1942.) L'hymne à la foi qui se poursuite dans toute l'oeuvre de saint Jean de la Croix nous montre en elle une vertu qui nous met en contact avec Dieu même, sans aucun intermédiaire créé. Le démon n'entre pas dans ce domaine réservé à Dieu seul. Et l'âme qui vit de foi est pour lui totalement insaisissable (Montée, III, ch. 4, op. cit. p. 321.) . La tunique blanche de la foi éblouit le démon au point qu'il ne peut même pas voir l'âme qui en est parée (N. O., II, ch. 21, op. cit. P. 626).

      Aussi est-ce un un enseignement constant du Docteur mystique - et combien consolant! - que dans sécheresse de la nuit, quand l'âme n'a plus rien d'autre que la foi pour se guider, elle marche parfaitement en sécurité à l'égard des embûches et des ruses du démon (N. O., I, ch. 13, pp. 535. 536). En ces heures douloureuses où le mécanisme psychologique habituel est paralysé, le démon ne sait pas où atteindre l'âme. (N. O., II, ch. 16. p. 600). Dans le silence de la nuit, toutes portes étant closes, Dieu entre en l'âme - mais Lui seul peut le faire. Le démon ne peut même pas savoir ce qui se passe alors en l'âme. (N. O., II, ch. 23. p. 632).

      On comprend l'importance pour le démon de barrer la route à l'âme et de l'empêcher d'arriver à cette vie de foi devant laquelle il sera réduit à l'impuissance. Les deux pages les plus importantes de toute l'oeuvre de saint Jean de la Croix à l'égard du démon sont celles où il le montre, pareil à un détrousseur de grands chemins, se mettant en embuscade au point précis où l'âme, quittant peu à peu une manière de traiter avec Dieu encore trop humaine, accède à ce chemin direct de l'union qui est la contemplation. Ce méchant se met ici fort subtilement en embuscade sur le passage qu'il y a du sens à l'esprit (Vive Flamme, str. III, vers 3, p. 1066, dans Oeuvres spirituelles du Bienheureux Père Jean de la Croix, édition nouvelle par le P. LUCIEN-MARIE DE SAINT-JOSEPH, Desclée, De Brouwer, 1947). L'enjeu est considérable et le démon y attache une importance bien plus grande qu'à faire trébucher bien d'autres âmes dans des tentations grossières. Si l'âme lui échappe au moment où elle commence cette vie de pure foi, il ne pourra plus l'atteindre et elle lui sera, au contraire, redoutable comme Dieu même (Maxime 177. op. cit., p. 1319). Comment ne pas être impressionné par la véhémence des expressions du Saint? L'âme qui se laisse appâter par le démon fait une perte immense et subit - sans même trop le savoir - de très grands dommages. Et c'est chose digne de grande compassion que l'âme, faute de se connaître, afin de manger un petit morceau de connaissance particulière et de douceur, se prive du bonheur qu'elle aurait que Dieu la dévorât toute entière - parce que c'est ce que Dieu fait en cette solitude en laquelle Il la met, l'absorbant toute en Soi par le moyen de ces onctions spirituelles solitaires (V. Fl. str. III, vers 3, p. 1065).

      Il y a quelque chose de dramatique dans la description que fait saint Jean de la Croix de la tactique du démon. Tandis que l'âme tente de pénétrer toujours plus à l'intérieur d'elle-même, en ce centre où Dieu réside, en passant par les sept demeures, le démon se met en travers de sa route, à chaque passage important, mais surtout au moment où l'âme va entrer dans la vie de pure foi (Montée, II, ch. 11, p. 168).


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      C'est ici seulement que l'on peut comprendre l'importance des tentations qui relèvent de la sensibilité. Le Saint affirme toujours que le démon ne peut avoir d'influence directe sur les facultés spirituelles de l'âme, encore moins pénétrer jusqu'à sa substance, ce qui est le propre de Dieu seul. C'est uniquement par l'intermédiaire des facultés sensibles que le démon peut agir sur l'âme. Là, il est dans son domaine propre. Il ne peut même pas connaître ce qui se passe dans l'âme: seules les réactions de la sensibilité lui permettent de déduire les grâces intérieures dont l'âme est favorisée (N. O., II, ch. 23, p. 632). Le monde de nos facultés sensibles extérieures, et peut être surtout intérieures (imagination, mémoire sensible), voilà son port à lui, la place du marché ( Montée, II, ch. 16, p. 196) où il vient aussi bien vendre qu'acheter. Bien téméraire serait celui qui prétendrait échapper toujours aux habiletés d'un pareil brocanteur! L'Écriture Sainte abonde en récits où l'on voit combien il lui est facile de duper les âmes par l'intermédiaire de tout ce qui est sensible (Montée, II, ch. 16, p. 196).

      Avoir la maîtrise de la sensibilité et tout spécialement posséder un contrôle parfait de la mémoire imaginaire, c'est garder la porte et l'entrée de l'âme (Ibid. et Montée, III, ch. 4, p. 321). Avec une insistance qui doit retenir l'attention: Bref, toutes les plus grandes tromperies du diable, et les plus grands maux qu'il fait à l'âme, entrent par les notices et les discours de la mémoire (Montée, III, ch. 4, p. 321).

      Quand on sait à quel point notre nature est affriandée par les choses sensibles, quand on ajoute la fécondité d'inventions du démon (jamais à court de ruses ni d'embûches), quand on y met le coefficient redoutable de la suggestion avec laquelle si facilement il plante les choses dans l'imagination de façon que les fausses paraissent vraies et les vraies fausses (Ibid), on devine le pourquoi de l'insistance du Saint.

      Mais on devine aussi pourquoi, en un sens, les tentations les plus redoutables de la sensibilité ne sont pas les plus grossières. Il convient ici de reléguer à sa place le cochon de saint Antoine au désert. Certes, saint Jean de la Croix sait que le démon est capable de tenter brutalement les âmes et de les tourmenter par l'esprit de fornication (N. O., I, ch. 14, p. 537) au point que ce tourment leur est plus dur que la mort même. Il a écrit une page étrangement sombre où, parlant sans doute d'expérience, il déclare que les ravages causés par l'amour de tout ce qui est sensible - et même brutalement sensible - sont incalculables et qu'il s'en trouvera fort peu, même des plus saints, qui n'aient été quelque peu charmés et séduits du breuvage de la joie et goût de la beauté et des grâces naturelles (Montée, III, ch. 22, p. 374). Et pourtant ce n'est pas le côté le plus dangereux de l'action du démon. S'en prenant à des âmes généreusement en marche vers Dieu, il sait fort bien qu'elles consentiraient rarement au mal manifeste (Précautions, cf. Opuscules, op. cit. p. 1341). Aussi sa ruse la plus ordinaire (Ibid) consiste-t-elle à les engager dans ses filets sous prétexte de bien. De là le danger d'accepter témérairement les visions extérieures, les imaginations intérieures, les émotions sensibles, dans les rapports avec Dieu. Il est si facile au démon de couler ses erreurs (Montée, II, ch. 27, p. 282) et surtout d'amener ainsi l'âme à s'appuyer sur autre chose que la foi pure. C'est le premier et principal dommage que causent toutes ces visions sensibles (Montée, II, ch. 11, p. 165). Fussent-elles bonnes dans leur objet ou même dans leurs conséquences immédiate, le seul fait de déroger à la foi (Montée, II, ch. 11, p. 169) est déjà un grand dommage. Rien qu'à désirer ces visions et ces impressions sensibles, l'âme devient fort rude (Ibid). L'obstination de certaines âmes devient parfois effrayante, car parallèlement la complaisance en soi et l'orgueil se développent à souhait, au point qu'il devient impossible de les détromper (Montée, II, ch. 21, p. 241). Force nous est déjà de supposer ce que nous allons dire de l'orgueil. Mais comment ne pas être bouleversé par l'affirmation du Saint nous montrant certaines âmes déjà avancées séduites par ce démon des visions extérieures ou des expériences sensibles au point que leur retour au chemin pur de la vertu et du vrai esprit est fort difficile? (N. O., II, ch. 2, p. 545). Certains, partis sincèrement vers Dieu, se sont laissés gloutonnement nourrir d'imaginations intérieures. L'orgueil s'en mêle. Ils deviennent méprisants pour autrui. Il y en a quelques-uns qui deviennent si superbes qu'ils sont pires que le diable (Montée, III, ch. 9, p. 330). Comme nous sommes loin du démon grimaçant et des vacarmes nocturnes, dont pourtant nous retrouvons le sens, quand on les considère comme une manière de barrer la route de la pure foi par crainte, comme d'autres tentations plus dangereuses le font par attrait!


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      Le démon est l'ennemi juré de l'humilité (Précuations, op. cit. p. 1343) et cela se conçoit puisque son péché fut un péché d'orgueil et qu'il demeure fixé dans cette même attitude. Sur le plan du comportement moral de l'âme il met la même obstination à combattre l'humilité qu'il le fait à combattre la foi. Quitte à ce que bientôt nous constations que souvent les deux choses se font en même temps et à propos de la même tentation.

      Le danger est tel que peu d'âmes y échappent. Le moindre manque d'humilité, la moindre complaisance en soi suffisent pour entr'ouvrir la porte au démon. A tout propos saint Jean de la Croix signale la perpétuelle invitation du démon à l'orgueil - surtout à l'occasion de ce qui touche aux rapports avec Dieu. On dirait la pression de l'eau sur un barrage: à la moindre fissure elle fait irruption. Non seulement - c'est chose évidente - il faut craindre de se complaire dans les dons naturels, fussent-ils les plus fragiles, mais encore dans les oeuvres bonnes accomplies pour Dieu. Le démon pareil à certains animaux dangereux, dort à l'ombre des bonnes oeuvres grâce auxquelles on nourrit une secrète admiration pour soi-même (Montée, III, ch. 29, p. 398). Combien il est sage de se faire pauvre d'esprit (Montée, III, ch. 29, p. 399) pour le déjouer! Si Dieu a en telle horreur de voir les âmes enclines aux grandeurs (Montée, II, ch. 30, p. 295), le démon, lui, facilite aux âmes l'accès à tout ce qui doit les mettre en vedette, même et surtout au plan surnaturel. Il est si habile à emmieller et éblouir l'âme (Montée, III, ch. 10, p. 332) que, secrètement en admiration devant elle-même, l'âme est prête à glisser à toutes les absurdités... Une âme humble et justement défiante d'elle-même doit résister aux révélations et aux autres visions avec autant de force et de soin qu'aux plus dangereuses tentations (Montée, II, ch. 27, p. 283). Même et surtout quand une âme est favorisée de dons extraordinaires comme le don de prophétie ou le don des miracles, il faut qu'elle soit très prudente pour éviter de tomber dans la complaisance en ses dons et d'en arriver même à une hardiesse effrontée (Montée, III, ch. 31, p. 405). D'où vient que le Christ dira un jour à beaucoup qui auront en cette façon fait cas de leurs oeuvres, pour lesquelles ils Lui demanderont sa gloire: Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre nom et fait de nombreux miracles? Il leur dira: Retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquité (Montée, III, ch. 30, p. 402). Thérèse de l'Enfant-Jésus nous le rappelle explicitement. Tout ce qui n'est pas bâti sur la foi pure et n'aide pas à mieux aimer peut devenir une richesse d'iniquité qui rend injuste. Et ce n'est pas les seuls débutants dans la vie spirituelle qui sont exposés à un tel danger. En un sens, plus on reçoit plus on risque de succomber à l'orgueil (N. O., II, ch. 2, p. 545).

      D'où vient l'immense bienfait de la direction spirituelle - geste de foi autant que d'humilité - et la sécurité qu'elle donne contre le démon (Montée, II, ch. 22, p. 251). Comment découvrir seul certaines fausses humilités - car c'est là le fin du fin - et certaines ferveurs, fondées sur l'amour-propre il est vrai, mais si émouvantes, voire même des larmes très douces d'humble dévotion?... Qui découvrira seul le fond de complaisance qui se cache là encore? (Montée, II, ch. 29, p. 292).

      Comment ne pas être dupe d'une envie - canonisée aussitôt, cela va de soi - de faire plus et mieux que les autres, et d'une sainte ardeur qui fait mépriser les tentations brutales... et ceux qui y succombent! (N.O., I, ch. 2, p. 487) Étonnant chapitre que celui que le Saint consacre en entier à l'orgueil, et peut-être plus encore à l'humilité (N. O., I, ch. 2, pp. 487-492).


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      Comme souvent, le caractère concret de l'oeuvre de saint Jean de la Croix permet des exposés vivants qu'un traité spéculatif n'aurait pas comporté. Non seulement le démon, maître en illusions, attaque la foi et l'humilité comme étant les deux points essentiels à conquérir, mais les manquements de foi proviennent presque toujours d'un défaut d'humilité. Par ailleurs une vie spirituelle reposant sur autre chose que la foi pure, se repaissant de sentiments savoureux ou de paroles intérieures, augmente l'orgueil et la complaisance de l'âme en elle-même. Le point de départ semble bien être dans le manque d'humilité. Celui-là perd son âme qui l'aime mal. Mais ensuite il y a une causalité réciproque manifeste et Dieu seul sait où peut aboutir ce cycle infernal.

      Très vite (Montée, II, ch. 6, p. 142) le Saint enseigne que c'est l'amour-propre qui trombe très subtilement les âmes et les empêche de s'appuyer uniquement sur les vertus théologales.

      La tactique diabolique est plusieurs fois décrite par le Saint. Presque toujours le démon se glisse dans l'oeuvre de Dieu: paroles intérieures, sentiments savoureux, visions imaginatives. Une secrète opinion favorable de soi-même ne paraît pas d'abord chose si monstrueuse. Mais aussitôt, on désire connaître davantage d'expériences sensibles. Le démon ne manque pas de glisser sa marchandise. Et du même coup il entame la foi (à laquelle on déroge en s'appuyant sur la sensibilité) et l'humilité (fort mise à mal par cette silencieuse adoration de la propre vertu) (Montée, II, ch. 11, p. 163). Le mécanisme est le même à l'égard des âmes beaucoup plus avancées (N. O., II, ch. 2, p. 545). A la racine il y a toujours une confiance en soi, une sûreté téméraire dans sa propre voie, le refus de la soumettre au jugement de qui tient la place de Dieu, ou simplement la douce ivresse d'orgueil de se sentir plus favorisée que d'autres par Dieu. A partir de ce moment tous les déraillements intellectuels sont possibles - et ils ne feront qu'accroître le désordre affectif.

      Que dire alors quand la pauvre âme trouve un obstacle là où elle devrait trouver de l'aide? Certains directeurs spirituels (et le présent confirme parfois éloquemment le passé) ne cachent pas à leurs dirigés l'admiration où les plongent leurs relations avec Dieu. Comment l'âme résisterait-elle à la pensée qu'elle est en effet une âme « d'élite »? Et voilà que le directeur demande à l'âme de questionner Dieu et de lui servir d'intermédiaire... (Montée, II, ch. 18, p. 215) Sans doute une âme foncièrement humble éviterait ce piège. Mais si elle est déjà affectionnée à ce genre de mystérieuses relations avec Dieu, elle succombe à la tentation d'orgueil. Comme l'illusion et le démon - l'un utilisant l'autre - peuvent avoir une bonne part en tout cela, il arrive fatalement que parfois la réponse est erronée. Il n'en faut pas plus pour que certaines âmes en arrivent à perdre la foi, qu'elles avaient identifiées avec ces imprudentes et flatteuses manières de traiter avec Dieu. On peut tout résumer en disant que le rythme du démon s'appelle sensibilité-orgueil, tandis que celui de Dieu se nomme foi-humilité.


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      Saint Jean de la Croix ne sous-estime pas le rôle du démon dans la vie intérieure. Il rappelle que le démon est esprit (Montée, II, ch. 26, p. 276) et à ce titre beaucoup plus doué que nous pour pressentir l'avenir. Il sait que son intelligence est vive (Montée, II, ch. 21, p. 238) et que ses intuitions sont bien plus clairvoyantes que les nôtres. La subtilité de cet esprit mauvais se voit encore renforcée par l'expérience qu'il a, soit de la conduite habituelle de Dieu, soit des réactions ordinaires de l'immense majorité des hommes (Ibid., p. 240). Ce jaloux conteste avec Dieu même comme dans la scène qui ouvre le livre de Job, et que saint Jean de la Croix rappelle plusieurs fois (N. O., II, ch. 23, p. 635, et V. Fl., str. II, vers 5, pp. 1009-1010). Un principe semble dominer toute sa tactique habituelle: POUR MIEUX CONTRARIER L'OEUVRE DE DIEU DANS L'ÂME IL COMMENCE TOUJOURS PAR LA CONTREFAIRE. Car le diable artificieux, en les même moyens que nous employons pour nous remédier et aider, s'y fourre pour nous surprendre au dépourvu (Montée, III, ch. 37, p. 422). Avec insistance le saint revient sur cette affirmation essentielle: Ordinairement il se comporte envers l'âme avec le même vêtement que Dieu, lui proposant des choses si vraisemblables à celles que Dieu lui communique - pour s'ingérer en rôdant comme le loup dans le troupeau sous la peau de brebis - qu'à peine peut-on les discerner (Montée, II, ch. 21, p. 238). Étranges expressions que celles qui nous montrent le démon contestant avec Dieu et répliquant de son droit! (N. O., II, ch. 23, p. 635). Où il faut faire remarquer que c'est la cause pour laquelle à la même mesure et avec les même moyens avec lesquels Dieu conduit l'âme et se comporte avec elle, Il permet au diable de se comporter avec elle de cette même manière (N.O., II, ch. 23, p. 625). De nombreux exemples du livre de l'Exode, illustrent la pensée du Saint.

      Saint Paul nous affirme d'ailleurs que le démon se transfigure en ange de lumière (Montée, II, ch. 11, p. 166), et plusieurs fois le Saint nous rappelle cette déclaration de l'Apôtre (Montée, III, ch. 10, p. 332, et ch. 37, p. 422). Oh! Combien ne devrions-nous pas nous souvenir de l'humble comparaison que voici: pour coudre le cuir, on colle le fil à une soie dure qui sert d'aiguille. Ainsi le diable, pour piper et couler des mensonges, appâte premièrement avec des vérités et des choses vraisemblables, afin de l'assurer et bientôt de la tromper. C'est comme la soie pour coudre la cuir. Parce que premièrement la soie, étant ferme, passe, et incontinent après le fil - lequel, étant faible, ne pourrait entrer si la soie dure ne le conduisait (Montée, II, ch. 27, p. 282).

      Il y a ainsi à certaines heures de bons démons assez bienfaisants pour tranquilliser les âmes trop peu prudentes. Mais il faut toujours veiller car il n'y a pas de démon qui, pour son honneur, ne souffre quelque chose (Cf. Censure et jugement donnés par la Saint, op. cit. p. 1355). La marque du démon est cette perpétuelle collusion d'où résulte un vrai malaise et une impossibilité de voir clair. Il est le père du mensonge et est maître dans l'art de mêler le faux au vrai. Insaisissable, il règne dans le mélange et les compromissions. C'est une vraie miséricorde de Dieu quand on le sent attaquer brutalement. L'histoire de la tentation du Christ au désert se renouvelle chaque jour: le démon tente à coup de textes fort pieux de l'Écriture Sainte. Sur la scène du monde la vie des âmes peut paraître enveloppée de banalité. En réalité cette vie est commandée par une invisible et grandiose altercation entre Dieu et le démon. La confiance domine pourtant car la redoutable manière que le démon adopte, par permission expresse, de singer l'oeuvre de Dieu, n'ira pas jusqu'à atteindre des résultats qui laissent l'âme désarmée ou impuissante. En fin de compte toutes ces tentations et simulations entrent dans un plan tracé et conduit par la Sagesse de Dieu. Dieu ne mortifie jamais que pour vivifier, et n'humilie que pour exalter (N. O., II, ch. 23, p. 637). Dieu sait pourquoi Il permet ces dangereuses tromperies et l'âme, si elle est fidèle, s'en trouvera grandement enrichie en amour. C'est la loi normale (V. Fl., str. II, vers 5, p. 1010 et Opuscules, op. cit. pp. 1341, 1350).

      Car voici que les remèdes que saint Jean de la Croix propose contre le démon viennent confirmer la conception qu'il nous donne de sa nature et de sa tactique. Les trois précautions que le Saint conseille pour éviter les tromperies du démon se résument en trois mots: esprit de foi (c'est la deuxième précaution) (Précautions, op. cit. pp. 1342, 1343). - humilité (Ibid., p. 1344) - et obéissance, qui, en réalité, est une manière concrète de vivre en esprit de foi par humilité (Ibid., p. 1342). Les vrais humbles n'ont aucune difficulté à vivre ainsi en parfait esprit de foi et donc à obéir en tout à ceux qui tiennent la place de Dieu auprès d'eux. Faut-il souligner le caractère purement spirituel de ces remèdes? Oui, Dieu est Esprit et Il cherche des adorateurs en esprit et en vérité (Montée, III, ch. 39, p. 428 et ch. 40, p. 430). C'est par les armes de l'esprit que les enfants de Dieu doivent vaincre l'esprit malin.


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      Comment ne pas être inquiet du silence que garde la spiritualité dite moderne vis-à-vis du démon? Le plus simple est de n'en pas parler. Que si on en parle on se croit fort d'en sourire et de laisser à qui écoute l'impression pénible qu'on ne croit guère au démon que par un conformisme qui n'engage pas l'être profond. Et c'est sans doute le triomphe de ce maître en illusion que de se faire passer pour inexistant en ce monde où avec tant de facilité il mène les âmes comme il l'entend, sans avoir besoin de se montrer: il a tout intérêt à ne pas le faire.

      Saint Jean de la Croix, lui, croit au démon. Il sait qu'il est l'ennemi le plus fort et le plus rusé (N. O., II, ch. 21, p. 626), le plus difficile à découvrir (Précautions, op. cit. p. 1337). Avec habileté ce malin utilise le monde et la chair, comme ses deux acolytes les plus fidèles (Cantique spirituel, str. III, vers 5, op. cit. p. 722). Le Saint ne crains pas de dire que le démon cause la ruine d'une grande multitude de religieux dans le chemin de la perfection (Précautions, p. 1343). Non pas certes, espérons-le qu'il les perd pour toujours, mais qu'il les empêche de réaliser leur idéal de sainteté. Sourira qui voudra: Il n'y a pas de pouvoir humain approchant du sien et ainsi le seul pouvoir divin est capable de le vaincre, et la seule lumière divine capable de découvrir ses menées (Cantique spirituel, str. III, vers 5, p. 722).

      Mais le Docteur Mystique eut pleinement approuvé sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus disant que les petits enfants ne se damnent pas (Novissima verba, p. 58): car ils se savent faibles - et c'est leur force - et ils croient d'un foi totale à leur Père du Ciel si puissant et si bon. Les petits enfants ont raison. Le démon ne peut rien contre eux. Ils vont droit à Dieu et c'est Dieu qui les guide. Et ceux-là seulement ont la Sagesse de Dieu, lesquels comme des enfants et des ignorants déposent leur savoir et marchent avec amour à son service (Montée, I, ch. 4, p. 70).


      Lille

P. LUCIEN-MARIE DE SAINT-JOSEPH, o. c. d.      


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Thérèse d'Avila et le démon



      On peut faire, d'après sainte Thérèse, un portrait du démon.
      Un portrait physique d'abord. Disons tout de suite qu'il n'a rien d'original. Sainte Thérèse n'a pas la fantaisie d'un Jérôme Bosch. Pour imaginer son ennemi, elle ne s'est pas mise en frais et il le lui a rendu dans ses propres apparitions. Il a une « forme hideuse »; sa bouche est « épouvantable », sa voix est « terrible ». De tout son corps sort une « grande flamme entièrement claire, sans mélange d'ombre » (Vida, XXXI, - Trad. Des Carmélites de Paris, I, p. 399). Il prend comme Protée, plus d'une apparence. Un jour, c'est « un affreux petit nègre » (Ibidem, p. 400), qui grince des dents. Un autre jour, « deux démons d'une figure abominable » semblent « entourer de leurs cornes la gorge » (Vida, XXXVIII. - Carm., II, p. 115) d'un malheureux prêtre. Un grand nombre de démons saisissent devant les yeux de la sainte le corps d'un damné, s'en font un jouet, le traînent « de côté et d'autre à l'aide de grands crocs » (Ibidem, p. 117).

      Mais ce monstre à la peau noire, au front cornu, sans doute aussi aux pieds fourchus, qui vomit le feu, qui fait tenailler par ses diablotins les âmes condamnées à l'enfer (Vida, XXXII. - Carm., II, p. 4), n'est qu'un symbole; sainte Thérèse, qui n'a jamais attribué plus de réalité qu'il ne fallait à l'imagerie de ses visions, ne l'ignorait pas. C'est sans image d'ailleurs, en lui imposant seulement le sentiment de sa présence, que le démon se manifestait pour elle d'ordinaire. « Rarement, dit-elle, il s'est présenté à moi sous une forme sensible, mais bien souvent sans qu'il en eût aucune, comme dans ce genre de vision que j'ai déjà rapportée et où, sans percevoir aucune forme, on voit quelqu'un présent (Vida, XXXI. - Carm., I, p. 405). »

      Beaucoup plus intéressant par suite que le portrait physique du démon est son portrait moral. Ce n'est pas, on s'en doute, un portrait flatté. Menteur (Vida, XV. - Carm., I, p. 196: « Es todo mentira ». Cf. Ibidem, XXV, Carm., I, p. 327: « Ami du mensonge et le mensonge même ».), hypocrite (Passim, Fondations, V. - Carm., III, p. 103: « Pone tantos desgustos y dificultades debajo de color de bien ». Cf. Lettre à Simon Ruiz, 19 oct. 1569: « En tout ce qui plaît au Seigneur, le démon veut montrer son pouvoir sous les plus belles apparences », et Cast., Ves Dem., ch. IV), ténébreux (Castillo, Ies Dem., ch. II. - Carm., VI, p. 50: « Es las meamas tinieblas ») cruel envers ceux qu'il a soumis à son empire, le démon, pour achever le plat, est aussi lâche quand on sait lui résister qu'impudent si on lui cède (Chemin de Perfection, XXIII. - Carm., V, p. 179: « Es muy chobarde ». Vida, Passim. Cf. SAINT JEAN DE LA CROIX, Cantique, str. XV: « Teme mucho el demonio al alma que tiene perfeccion »). En somme, c'est un triste individu, un mauvais tyran. Il ne doit rien à la poésie qui a paré de séductions l'ange rebelle et en a fait le type du génie coupable ou simplement malheureux. Malgré certains traits (le mensonge, les ténèbres), il n'a pas été pensé avec des prétentions métaphysiques. Sainte Thérèse voit en lui un être concret, un être réel, aussi réel et concret que vous et moi. Cet être est l'ennemi de Dieu, donc l'ennemi de tout bien, et, spécialement, de ce bien primordial qu'est le salut d'une âme. Elle se le représente avec simplicité, sans détours ni recherche, résumant en lui tout ce qui est foncièrement contraire à la perfection morale et hostile à la volonté de Dieu.

      On pourrait soutenir, partant de là, que dans les apparitions démoniaques, Thérèse, en s'inspirant de la foi et des croyances populaires, n'a fait que personnifier hors d'elle les tendances et les impulsions qui s'opposaient, chez elle comme chez tous, à l'unification loyale de sa vie intérieure et à son élan courageux vers Dieu. Elle veut vivre selon la vérité; si elle se sent attirée vers le mensonge, et surtout vers ce mensonge secret qui se donne des airs de vérité, c'est qu'un menteur veut la séduire: c'est le démon. Elle est ardente, elle est résolue, elle est généreuse: si elle se fatigue, si elle est angoissée, si elle se sent lâche et trop préoccupée de soi, l'image du démon va surgir pour symboliser de si périlleux états d'âme.

      Or il est bien vrai que la sainte a établi un rapport entre le démon et les mouvements indociles et pervers de la vie intérieure. Ces mouvements sont les meilleurs alliés du démon: mieux encore, ils sont issus de ce qu'on pourrait appeler ses points d'appui. Il est tapi au fond de nos erreurs, de nos illusions, de nos faiblesses, de notre orgueil, et met à profit tout ce qui en sort pour avancer ses affaires. Malheur à l'âme qui a trop de confiance dans ses vertus (Chemin, XXXVIII., - Carm. V, p. 276. - Castillo, Ves Dem., ch. III. - Carm., VI, p. 155), qui s'hypnotise sur ses malaises (Ididem, XI. -Carm., v, p. 100), qui entretient lâchement quelque habitude blâmable (Chemin, XIII. - Carm., V, p. 112), qui ne se méfie pas des occasions (Castillo, Ves Dem., ch. IV. - Carm., VI, p. 164), qui, triste et troublée, néglige l'oraison et la pénitence (Avisos, Édition Silverio, VI, p. 53. - Carm., V, p. 482). Malheur à la religieuse qui se laisse aller dans les choses qui, en soi, n'ont que peu d'importance (Conceptos, II. - Carm., V, p. 404). En pareil cas, une offensive se prépare et se déclenche; le démon s'agite, il affleure, et le voilà, avec sa fourche et ses mensonges.

      Mais une réflexion puissante de sainte Thérèse, un de ses mots étonnants que son génie jette sous sa plume, invite à se méfier à son sujet d'une hypothèse naturelle, mais trop simple. Parlant des paroles qui viennent du démon, cette psychologue à qui rien n'échappe, remarque d'abord qu'elle ne produisent que sécheresse et inquiétude. Puis elle ajoute: « C'est une inquiétude dont on n'arrive pas à découvrir la cause: on dirait que l'âme résiste, se trouble, se désole, et cela, sans savoir pourquoi, car ce qui lui est dit n'a rien de mauvais, et semble plutôt bon. Je me demande si ce n'est pas qu'un esprit en sent un autre (Vida, XXV. - Carm., I, p. 318). »

      « Un esprit en sent un autre. » Ne cherchons pas ailleurs, chez Thérèse, l'expérience du démon. Au cours d'une vie qui fut loin d'être rectiligne, où elle a connu bien des tentations, rencontré bien des dangers, heurté du pied bien des obstacles, où, méfiante et d'ailleurs mise en garde, elle a dû soupçonner bien des pièges, elle a fort bien distingué ce qui, venant de nous-mêmes prend en nous sa propre force, et ce qui s'y ajoute, ce qui tend à infléchir même d'excellents mouvements dans un sens funeste et donne à des mouvements pernicieux et dissimulés une étrange puissance, en bref, ce qui vient d'un autre. Son esprit tend vers Dieu, un autre esprit veut le détourner de lui, et l'âme, de même qu'elle frémit tout entière quand retentit l'appel divin, tremble aussi tout entière à ce hideux contact.

      Au fond, dans la mesure où elle peut se démontrer directement, la valeur objective de son expérience du démon se prouve par rapport à la valeur objective de son expérience de Dieu. Quand de pauvres âmes contradictoires, désemparées, désarticulées, dont les morceaux seuls sont vivants, croient subir l'action du Tout-Puissant ou celle de son ennemi, elles attribuent vraisemblablement à autrui ce qui grouille en elles sans qu'elles aient assez d'énergie pour le maîtriser (Sainte Thérèse le sait bien. Elle écrit (Fondations, IV, Carm., III, p. 90): « Il nous fait [le démon] bien moins de mal que notre imagination et nos humeurs mauvaises, surtout s'il y a mélancolie »). Mais Thérèse n'est pas de ces âmes-là. Par une héroïque ascension, elle s'instaure, et Dieu lui-même l'établit, dans l'Absolu, libre, dominatrice du monde, maîtresse d'elle-même. Du haut de cette tour d'où « le regard porte loin » (Vida, XX. - Carm., I, p. 257), son propre domaine spirituel apparaît clairement à ses yeux; elle peut donc en tracer les limites et déceler avec précision la présence des autres esprits (Cf. M. LÉPÉE, Sainte Thérèse d'Avila, IIIè partie, ch. X. (Desclée De Brouwer, 1947) ). Du moment qu'il se dégage franchement de tout ce qui n'est pas lui-même, l'esprit est en droit d'affirmer qu'en certains cas il « sent » un autre esprit.


II


      Entre sainte Thérèse et le démon, même au temps de la tiédeur frivole, il n'y eut jamais cette paix redoutable dont on peut lire les conditions dans les Conceptos (Conceptos, II. - Carm., V, p. 403: Il est une paix que « goûte l'esclave du monde, lorqu'enfoncé dans des péchés graves, il mène une vie si paisible et jouit d'un si grand repos au milieu de ses vices, qu'il n'éprouve aucun remords de conscience. Cette paix, vous l'avez lu sans doute, est un signe que le démon et lui sont amis; aussi le démon se garde bien de lui faire la guerre en cette vie »), paix où l'âme vendue oublie son destin et à la faveur de quoi l'ennemi, feignant d'être ami ou, mieux encore, soigneusement camouflé, attend l'heure de dévorer sa proie. Mais la lutte entre eux a pris des formes diverses; elle a évolué, semble-t-il, en trois temps.

      Quand une âme reçoit de Dieu des grâces dans l'oraison, le démon, pour la perdre, se donne plus de peine que pour en perdre un grand nombre à qui de telles faveurs ne sont pas faites. En entraînant les autres à sa suite, elle peut lui faire bien du mal et d'ailleurs, pour qu'il s'acharne, il lui suffit de voir l'amour que Dieu a pour elle (Castillo, IVes Dem., ch. III. - Carm., VI, p. 123). De fait, c'est du jour où Thérèse résolut de vivre sous le regard de Dieu avec le souci de Dieu seul, que le démon la remarqua. Il se fit d'abord insidieux. Il essaya de la fausse humilité: n'étais-ce pas orgueil que d'avoir d'aussi grands désirs et de vouloir imiter les saints? (Vida, XIII. - Carm., I, p. 165) et quelle dérision que de faire oraison quand on est, comme elle, couvert de fautes? (Vida, VII. - Carm., I, p. 105) Il exagérait ses craintes: toutes ces austérités n'allaient-elles pas ruiner sa santé? Toutes ces larmes, la rendre aveugle? (Vida, XIII. - Carm., I, p. 167-168) Il dressait aussi le piège du désespoir: elle était en cause, par ses péchés, de toutes les calamités du monde (Vida, XXX. - Carm., I, p. 387); le piège de certaines visions où le plaisir n'a pas le caractère d'un amour pur et chaste (Vida, XXVIII. - Carm., I, p. 361); enfin le piège des quiétudes molles ou trop passionnées qui ne laissent ni paix ni véritable amour (M. LEPEE, Sainte Thérèse d'Avila, IIIè partie, ch. VII).

      Thérèse, qui craint tant d'être trompée, connaît de durs moments. Lorsque, après avoir épluché sa confession écrite, des conseillers qui voient partout de l'illuminisme et dont la psychologie est superficielle, l'assurent que le démon est l'auteur de ce qui se passe dans sa vie intérieure, sa frayeur et son affliction sont si « vives » qu'elle ne sait « que devenir ». Elle ne fait « que pleurer » (Vida, XXIII. - Carm., I, p. 299). L'esprit malin cependant ne réussit guère. Thérèse est trop bien défendue par son parti pris héroïque d'être à Dieu (Chemin, XXIII. - Carm., V, p. 179: « Ha gran miedo a ànimas determinadas ».) par la fermeté de sa foi (Vida, XXV. - Carm., I, p. 319), par la pureté de sa conscience (Fondations, IV. - Carm., III, p. 90). Elle l'est par une lucidité avertie, rarement en défaut, et qui, lorsqu'elle doute, se réfugie dans l'obéissance (Fondations, Prologue. - Carm., III, p. 47). Elle l'est enfin et surtout par l'amour et la crainte de Dieu (Chemin, XI. - Carm., V, p. 289) qu'entretiens l'oraison (Passim.).

      Ainsi repoussé par une âme qui voit clairement le sentier et les sommets et n'a d'autre intention que de le suivre, le démon ne l'abandonne pas. Il se démasque, non plus sournois, mais rageur. Il semble que n'ayant rien obtenu par la ruse, il ne puisse désormais que haïr. C'est le temps des apparitions odieuses et des tourments physiques. « Une autre fois, raconte la Vida, il fut cinq heures à me tourmenter par des douleurs si terribles et un trouble intérieur et extérieur si violent, qu'il me semblait ne pouvoir plus les soutenir. » La torture est excessive. Autour d'elle, on s'épouvante. Mais la sainte n'a plus peur. Elle sait que le démon n'a d'action sur l'âme que par le corps et les facultés sensibles (Castillo, Ves Dem., chap. III. Carm., p. 157: « C'est dans l'imagination que le démon joue ses tours.). Au réduit spirituel il ne peut atteindre à moins que l'âme ne s'abandonne. Qu'importent donc après tout les vilains petits nègres et les souffrances du corps! Thérèse se réfugie en Dieu: les démons sont les esclaves du Seigneur; à une servante de Dieu, ils ne peuvent faire aucun mal; ils sont même incapables de bouger sans la permission de Dieu. Alors pour se débarrasser de ces « mouches » importunes, comme elle dit, ou, si l'on préfère, de ces frelons fort désagréables à sa nature hyper-sensible, elle prend l'offensive. Elle saisit une croix: aussitôt les démons s'enfuient. Mais ils reviennent. Cette fois, elle les asperge d'eau bénite. Le moyen est plus efficace encore. Ils ne se contentent pas de fuir: dûment corrigés, on ne les voit plus. Et Thérèse rit (Pour tout ce passage, voir Vida, XXXI. - Carm., I, p. 400). Maintenant c'est par le mépris qu'elle triomphe.

      Et le triomphe est complet. Certes l'épouse de Dieu reste sur ses gardes. Il faut toujours être prudent; il faut toujours veiller, car le démon ne s'endort pas; il s'endort même d'autant moins qu'on est plus parfait (Chemin, VII. - Carm., V, p. 81-82). L'âme ne peut être en assurance que si la divine Majesté la tient dans sa main et que si elle-même ne l'offense pas (Castillo, VIIes Dem., ch. II. - Carm., VI, p. 291). Chez sainte Thérèse, pourtant le corps et l'âme sont tellement spiritualisés et l'esprit est si étroitement uni à Dieu que le démon n'y peut plus rien. Il ne se montre pas dans les dernières années de la vie. Il n'est plus question de lui à l'heure de la mort. Comme le chante saint Jean de la Croix: « Aminadab ne paraît plus »; l'embrassement divin donne tant de force victorieuse que le démon « s'enfuit au loin, saisi d'effroi » (Cantique spirituel, strophe XXXIX ou XL). Thérèse murmure en paix sa dernière oraison: « Il est temps de nous voir, mon bien-Aimé, mon Maître »! (Déposition de Maria de San Francisco pour le procès de béatification. Cité par Silverio, II, p. 242).


      Moulins

Marcel LÉPÉE.      


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